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Quentin Durward
– Vous parlez comme un jeune insensé, beau neveu; et pourtant je crois que lors de mon arrivée ici j'étais aussi simple que vous. Je ne pouvais me représenter un roi que comme un homme assis sous un dais magnifique, faisant bonne chère avec ses grands vassaux et ses paladins, se nourrissant de blanc-manger, avec une grande couronne d'or sur le front, ou chargeant à la tête de ses troupes, comme Charlemagne dans les romans, ou comme Robert Bruce et William Wallace dans notre histoire. Mais un mot à l'oreille, mon garçon. Ce n'est là que l'image de la lune dans un seau: c'est la politique, la politique qui fait tout. Notre roi a trouvé le secret de se battre avec les épées des autres, et de prendre dans leur bourse de quoi payer ses soldats. Ah! jamais prince plus sage n'endossa la pourpre. Et cependant il n'en use guère, car je le vois souvent plus simplement vêtu qu'il ne me conviendrait de l'être.
– Mais vous ne répondez pas à mon objection, bel oncle. Puisqu'il faut que je serve en pays étranger, je voudrais servir quelque part où une action d'éclat, si j'avais le bonheur d'en faire une, pût me faire distinguer.
– Je vous comprends, beau neveu, je vous comprends assez bien; mais vous n'êtes pas mûr pour cette sorte d'affaire. Le duc de Bourgogne est une tête chaude, un homme impétueux, un cœur doublé de fer: il charge à la tête de ses nobles et de ses chevaliers de l'Artois et du Hainault; pensez-vous que, si vous étiez là ou que j'y fusse moi-même, nous irions plus en avant que le duc et toute la brave noblesse de son pays? Si nous ne les suivions pas d'assez près, nous aurions la chance d'être livrés entre les mains du grand prévôt de l'armée comme traîneurs; si nous étions sur le même rang, on dirait que nous ne faisons que notre devoir et gagner notre paie; mais si le hasard voulait que je me trouvasse de la longueur d'une pique en avant des autres, ce qui est difficile et dangereux dans une telle mêlée où chacun fait de son mieux, eh bien! le duc crierait dans son jargon flamand, comme quand il voit porter un bon coup: Ah! gut getroffen! une bonne lance; un bon Écossais, qu'on lui donne un florin pour boire à notre santé: mais ni rang, ni terres, ni argent n'arrivent à l'étranger dans un tel service; tout est pour les enfans du sol.
– Et, au nom du ciel! qui peut y avoir plus de droits, bel oncle?
– Celui qui protège les enfans du sol, répondit le Balafré en se redressant de toute sa hauteur. Voici comme parle le roi Louis:
– «Mon bon paysan, songez à votre charrue, à votre houe, à votre herse, à votre serpette, à tous vos instrumens de culture; voici un brave Écossais qui se battra pour vous, et vous n'aurez que la peine de le payer. Et vous, sérénissime duc, illustre comte, très-puissant marquis, enchaînez votre courage bouillant jusqu'à ce qu'on en ait besoin, car il est sujet à se tromper de chemin et à vous nuire à vous-même; voici mes compagnies franches, mes gardes françaises, voici par-dessus tous mes archers Écossais et mon brave Ludovic-le-Balafré; ils se battront aussi-bien et mieux que vous dont la valeur indisciplinée fit perdre à vos pères les batailles de Crécy et d'Azincourt.»
– Or, ne voyez-vous pas, beau neveu, dans lequel de ces deux états un cavalier de fortune doit tenir le plus haut rang et parvenir au plus haut degré d'honneur?
– Je crois que je vous entends, bel oncle; mais, à mon avis, il ne peut y avoir d'honneur à gagner où il n'y a pas de risque à courir. Je vous demande pardon: mais il me semble que c'est une vie d'indolent et de paresseux, que de monter la garde autour d'un vieillard à qui personne ne songe à nuire, et de passer les jours d'été et les nuits d'hiver sur le haut des murailles, enfermé dans une cage de fer, de peur que vous ne désertiez de votre poste. Mon oncle! mon oncle! c'est rester sur le perchoir comme le faucon qu'on ne mène jamais en chasse.
– Par saint Martin de Tours! le jeune homme a du feu; on reconnaît en lui le sang des Leslys. C'est moi trait pour trait, avec un grain de folie de plus. écoutez-moi, mon neveu: vive le roi de France! à peine se passe-t-il un jour sans qu'il ait à donner à quelqu'un de nous quelque commission qui peut lui rapporter honneur et profit. Ne croyez pas que toutes les actions les plus braves et les plus dangereuses se fassent à la lumière du jour. Je pourrais vous citer quelques faits d'armes, tels que des châteaux pris d'assaut, des prisonniers enlevés, et d'autres semblables, pour lesquels quelqu'un dont je tairai le nom a couru plus de dangers et gagné plus de faveurs qu'aucun des enragés qui suivent l'enragé duc de Bourgogne. Et pendant qu'on est ainsi occupé, s'il plaît à Sa Majesté de se tenir à l'écart et dans le lointain, qu'importe? Il n'en a que plus de liberté d'esprit pour apprécier les aventuriers qu'il emploie, et les récompenser dignement. Il juge mieux leurs dangers et leurs faits d'armes que s'il y avait pris part personnellement. Oh! c'est un monarque politique et plein de sagacité!
Quentin garda le silence quelques instans, et lui dit ensuite en baissant la voix, mais d'un ton expressif: – Le bon père Pierre avait coutume de dire qu'il pouvait y avoir beaucoup de danger dans les actions par lesquelles on n'acquiert que peu de gloire. Je n'ai pas besoin de vous dire, bel oncle, que je suppose toutes ces commissions honorables.
– Pour qui me prenez-vous, beau neveu? s'écria le Balafré d'un ton un peu sévère. Il est vrai que je n'ai pas été élevé dans un cloître, et que je ne sais ni lire ni écrire; mais je suis le frère de votre mère, je suis un loyal Lesly. Pensez-vous que je sois homme à vous engager à faire quelque chose indigne de vous? Le meilleur chevalier de toute la France, Duguesclin lui-même, s'il vivait encore, se ferait honneur de compter mes hauts faits parmi les siens.
– Je ne doute nullement de ce que vous me dites, bel oncle; mon malheureux destin ne m'a laissé que vous dont je puisse recevoir des avis. Mais est-il vrai, comme on le dit, que le roi tient ici, dans son château du Plessis, une cour bien maigre? Point de nobles ni de courtisans à sa suite; point de grands feudataires ni de grands officiers de la couronne près de lui: quelques amusemens presque solitaires, que partagent seulement les officiers de sa maison; des conseils secrets, auxquels n'assistent que des hommes d'une origine basse et obscure; la noblesse et le rang mis à l'écart; des gens sortis de la lie du peuple admis à la faveur royale: tout cela paraît irrégulier, et ne ressemble guère à la conduite de son père, le noble Charles, qui arracha des ongles du lion anglais plus de la moitié du royaume de France.
– Vous parlez comme un enfant sans cervelle; et comme un enfant, vous ne faites que produire toujours les mêmes sons en frappant sur une nouvelle corde. Faites bien attention. Si le roi emploie Olivier le Dain, son barbier, pour ce qu'Olivier peut faire mieux qu'aucun pair du royaume, le royaume n'y gagne-t-il pas? S'il ordonne à son vigoureux grand-prévôt Tristan d'arrêter tel ou tel bourgeois séditieux, de le débarrasser de tel ou tel noble turbulent, l'affaire est faite, et l'on n'y pense plus; au lieu que, s'il confiait cette commission à un duc ou à un pair de France, celui-ci lui enverrait peut-être en réponse un message pour le braver. De même, s'il plaît au roi de confier à Ludovic-le-Balafré, qui n'a pas d'autre titre, une mission qu'il exécutera, au lieu d'en charger le grand connétable qui le trahirait peut-être, n'est-ce pas une preuve de sagesse? Par-dessus tout, un monarque de ce caractère n'est-il pas le prince qu'il faut à des cavaliers de fortune, qui doivent aller où leurs services sont le plus recherchés et le mieux appréciés? Oui, oui, jeune homme, je vous dis que Louis sait choisir ses confidens, connaître leur capacité, et proportionner la charge aux épaules de chacun, comme on dit. Il ne ressemble pas au roi de Castille, qui mourait de soif parce que le grand échanson n'était pas derrière lui pour lui présenter sa coupe. Mais j'entends la cloche de Saint-Martin; il faut que je retourne au château. Adieu, passez le temps joyeusement, et demain à huit heures présentez-vous au pont-levis, et demandez-moi à la sentinelle. Ayez bien soin de ne pas vous écarter du droit chemin, du sentier battu; car il pourrait vous en coûter un membre, et vous le regretteriez sans doute. Vous verrez le roi, et vous apprendrez à le juger par vous-même. Adieu!
À ces mots le Balafré partit à la hâte, oubliant, dans sa précipitation, de payer le vin qu'il avait demandé; défaut de mémoire auquel sont sujets les hommes de son caractère, et que l'aubergiste ne crut pas devoir relever, sans doute à cause du respect que lui inspiraient son panache flottant et sa grande lame à double poignée.
On pourrait supposer que Durward, resté seul, se serait retiré dans sa tourelle, dans l'espoir d'y entendre de nouveau les sons enchanteurs qui lui avaient procuré dans la matinée une rêverie délicieuse: mais cet incident était un chapitre de roman, et la conversation qu'il venait d'avoir avec son oncle lui avait ouvert une page de l'histoire véritable de la vie. Le sujet n'en était pas fort agréable; les réflexions et les souvenirs qu'il faisait naître devaient écarter toute autre idée, et surtout les idées tendres et riantes.
Il prit le parti d'aller faire une promenade solitaire sur les bords du Cher au cours rapide, après avoir eu soin de demander à l'hôte quel chemin il pouvait suivre sans avoir à craindre que des trappes et des pièges apportassent à sa marche une interruption désagréable. Là il s'efforça de rappeler le calme dans son esprit agité, et de réfléchir au parti qu'il devait prendre, son entretien avec son oncle lui ayant encore laissé quelque incertitude à cet égard.
CHAPITRE VI.
Les Bohémiens
«Il cheminait si gaîmant,
«Si vite, si lestement,
«Qu'il se mit enfin en danse
«Sous la potence.»
Ancienne chanson.L'ÉDUCATION qu'avait reçue Quentin Durward n'était pas de nature à faire germer dans le cœur de doux sentimens, ni même à y graver des principes bien purs de morale. On lui avait appris, à lui comme à tous les Durward, que la chasse était le seul amusement qui lui convînt, et la guerre leur unique occupation sérieuse; le grand devoir de toute leur vie était de souffrir avec fermeté, et de chercher à rendre au centuple les maux que pouvaient leur faire leurs ennemis féodaux, qui avaient enfin presque exterminé leur race: et cependant il se mêlait à ces haines héréditaires un esprit de chevalerie grossière, et même de courtoisie, qui en adoucissait la rigueur; de sorte que la vengeance, seule justice qui fût connue, ne s'exerçait pas sans quelque égard pour l'humanité et la générosité. D'une autre part, les leçons du bon vieux moine, que le jeune Durward avait peut-être écoutées, dans l'adversité et pendant une longue maladie, avec plus de profit qu'il ne l'eût fait s'il eût été heureux et bien portant, lui avaient donné des idées plus justes sur les devoirs qu'impose l'humanité: aussi, si l'on fait attention à l'ignorance générale qui régnait alors, aux préjugés qu'on avait conçus en faveur de l'état militaire, et à la manière dont il avait été élevé, le jeune Quentin était à même de comprendre les devoirs moraux qui convenaient à sa situation dans le monde, avec plus de justesse qu'on ne le faisait généralement alors.
Ce fut avec embarras et désappointement qu'il réfléchit sur son entrevue avec son oncle. Il avait conçu de grandes espérances; car quoiqu'il ne fût pas question à cette époque de communications épistolaires, un pèlerin, un commerçant aventureux, ou un soldat estropié, prononçaient quelquefois le nom de Lesly à Glen-Houlakin, et vantaient tous, d'un commun accord, son courage indomptable et les succès qu'il avait obtenus dans diverses expéditions dont son maître l'avait chargé. L'imagination du jeune Quentin avait complété l'esquisse à sa manière: les exploits de son oncle, auxquels la relation ne faisait probablement rien perdre, lui représentaient cet aventurier semblable aux champions et aux chevaliers errans chantés par les ménestrels, gagnant des couronnes et des filles de roi à la pointe de l'épée et de la lance. Il était maintenant forcé de le placer à un degré beaucoup plus bas sur l'échelle de la chevalerie; et cependant, aveuglé par le respect qu'il avait pour ses parens et pour ceux dont l'âge était au-dessus du sien, soutenu par les préventions favorables qu'il avait conçues sur son compte, dépourvu d'expérience, et passionnément attaché à la mémoire de sa mère, il ne voyait pas sous son véritable jour le caractère du seul frère de cette mère chérie, soldat mercenaire comme il y en avait tant, ne valant ni beaucoup plus ni beaucoup moins que la plupart des gens de la même profession, dont la présence ajoutait encore aux maux qui déchiraient la France.
Sans être cruel de gaieté de cœur, le Balafré avait contracté, par habitude, beaucoup d'indifférence pour la vie et les souffrances des hommes. Il était profondément ignorant, avide de butin, peu scrupuleux sur les moyens d'en faire, et en dépensant le produit avec prodigalité pour satisfaire ses passions. L'habitude de donner une attention exclusive à ses besoins et à ses intérêts, avait fait de lui un des êtres les plus égoïstes de l'univers; de sorte qu'il était rarement en état, comme le lecteur peut l'avoir remarqué, d'aller bien loin sur aucun sujet, sans considérer en quoi il pouvait lui être applicable, ou, comme on le dit, sans en faire sa propre cause, mais par un sentiment bien, différent de ceux qu'inspire un désintéressement généreux. Il faut ajouter encore que le cercle étroit de ses devoirs et de ses plaisirs avait circonscrit peu à peu ses pensées, ses désirs et ses espérances, et calmé jusqu'à un certain point cette soif ardente d'honneur, ce désir de se distinguer par les armes, qui l'avaient autrefois animé.
En un mot, le Balafré était un soldat actif, endurci, égoïste, à esprit étroit, infatigable et hardi dans l'exécution de ses devoirs; mais ne connaissant presque rien au-delà, si ce n'est l'observance des pratiques d'une dévotion superstitieuse, à laquelle il faisait diversion de temps en temps en vidant quelques bouteilles avec le frère Boniface son camarade et son confesseur. Si son génie avait eu une portée plus étendue, il aurait probablement obtenu quelque grade important; car le roi, qui connaissait individuellement chaque soldat de sa garde, avait beaucoup de confiance dans le courage et dans la fidélité du Balafré. D'ailleurs, l'Écossais avait eu assez de bon sens ou d'adresse pour pénétrer l'humeur de ce monarque, et pour trouver les moyens, de la flatter; mais ses talens étaient d'un genre trop borné pour qu'il put être appelé à un rang plus élevé; et quoique Louis lui accordât souvent un sourire et quelques faveurs, le Balafré n'en resta pas moins simple archer dans la garde écossaise.
Sans avoir parfaitement défini quel était le caractère de son oncle, Quentin n'en fut pas moins choqué de l'indifférence avec laquelle il avait appris la destruction de toute la famille de son beau-frère, et il fut surpris qu'un si proche parent ne lui eût pas offert l'aide de sa bourse, qu'il aurait été dans la nécessité de lui demander directement, sans la générosité de maître Pierre. Il ne rendait pourtant pas justice à son oncle, en supposant que l'avarice était la cause de ce manque d'attention. N'ayant pas lui-même besoin d'argent en ce moment, il n'était pas venu à l'esprit du Balafré que son neveu put en être dépourvu; autrement, il regardait un si proche parent comme faisant tellement partie de lui-même, qu'il aurait fait pour son neveu vivant ce qu'il avait tâché de faire pour les âmes de sa sœur et de ses autres parens décédés. Mais quel que fut le motif de cette négligence, elle n'était pas plus satisfaisante pour Durward, et il regretta plus d'une fois de ne pas avoir pris du service dans l'armée du duc de Bourgogne, avant sa querelle avec le forestier.
– Quoi que je fusse devenu, pensait-il, j'aurais toujours pu me consoler par la réflexion que j'avais en mon oncle un ami sûr en cas d'événemens fâcheux; mais à présent je l'ai vu, et malheureusement pour lui j'ai trouvé plus de secours dans un marchand étranger que dans le frère de ma propre mère, mon compatriote, et noble cavalier. On croirait que le coup de sabre qui l'a privé de tous les agrémens de la figure lui a fait perdre en même temps tout le sang Écossais qui coulait dans ses veines. Durward fut fâché de n'avoir pas trouvé l'occasion de parler de maître Pierre au Balafré, pour tâcher d'apprendre quelque chose de plus sur ce personnage mystérieux: mais son oncle lui avait fait des questions si rapides et si multipliées, et la cloche de Saint-Martin de Tours avait terminé leur conférence si subitement, qu'il n'avait pas eu le temps d'y songer. Il se rappelait que ce vieillard paraissait revêche et morose, qu'il semblait aimer à lâcher des sarcasmes; mais il était généreux et libéral dans sa conduite, et un tel étranger, pensa-t-il, vaut mieux qu'un parent insensible.
– Que dit notre vieux proverbe Écossais? ajoutait-il encore: Mieux vaut bon étranger que parent étranger. Je découvrirai cet homme: la tâche ne doit pas être bien difficile, s'il est aussi riche que mon hôte le prétend. Au moins, il me donnera de bons avis sur ce que je dois faire; et s'il voyage en pays étranger, comme le font bien des marchands, je ne sais pas si l'on ne peut pas trouver des aventures à son service tout aussi-bien que dans les gardes du roi Louis.
Tandis que cette pensée se présentait à l'esprit de Quentin, une voix secrète, partant du fond du cœur, dans lequel il se passe tant de choses à notre insu, ou du moins sans que nous voulions nous les avouer, lui disait bien bas que peut-être l'habitante de la tourelle, la dame au luth et au voile, serait du voyage auquel il songeait.
En ce moment le jeune Quentin rencontra deux hommes à physionomie grave, probablement habitans de la ville de Tours. ôtant son bonnet avec le respect qu'un jeune homme doit à la vieillesse, il les pria de lui indiquer la maison de maître Pierre.
– La maison de qui, mon fils? dît l'un des passans.
– De maître Pierre, répondit Durward, le riche marchand de soie qui a fait planter tous ces mûriers.
– Jeune homme, dit celui qui était le plus près de lui, vous avez commencé bien jeune un sot métier.
– Et vous devriez savoir mieux adresser vos sornettes, ajouta l'autre. Ce n'est pas ainsi que des bouffons, des vagabonds étrangers, doivent parler au syndic de Tours.
Quentin fut tellement surpris que deux hommes qui avaient l'air décent se trouvassent offensés d'une question si simple, et qu'il leur avait adressée avec la plus grande politesse, qu'il lui fut impossible de se fâcher à son tour du ton de dureté avec lequel ils y avaient répondu. Il resta immobile quelques instans, les regardant pendant qu'ils s'éloignaient en doublant le pas et en tournant de temps en temps la tête de son côté, comme s'ils eussent désiré se mettre le plus tôt possible hors de sa portée.
Il fit la même question à une troupe de vignerons qu'il rencontra ensuite, et ceux-ci, pour toute réponse, lui demandèrent s'il voulait parler de maître Pierre le maître d'école, ou de maître Pierre le charpentier ou de maître Pierre le bedeau, ou de cinq à six autres maîtres Pierre. Les renseignemens qu'il obtint sur tous ces maîtres Pierre ne convenant nullement à celui qu'il cherchait, les paysans l'accusèrent d'être un impertinent qui ne voulait que se moquer d'eux; et ils montraient même quelques dispositions à passer à des voies de fait contre lui pour le payer de ses railleries; mais le plus âgé, qui paraissait avoir quelque influence sur les autres, les engagea à ne se permettre aucun acte de violence.
– Est-ce que vous ne voyez pas à son accent et à son bonnet de fou, que c'est un de ces charlatans étrangers que les uns appellent magiciens ou sorciers, et les autres jongleurs? Et qui sait les tours qu'ils ont à nous jouer? On m'en a cité un qui avait payé un liard à un pauvre homme pour manger tout son saoul du raisin dans son vignoble, et il en a mangé plus de la charge d'une charrette, sans défaire tant seulement un bouton de sa jaquette. Ainsi, laissons-le passer tranquillement; allons-nous en, lui de son côté, et nous du nôtre. Et vous, l'ami, de crainte de pire, passez votre chemin, au nom de Dieu, de Notre-Dame de Marmoutiers et de saint Martin de Tours, et ne nous ennuyez plus de votre maître Pierre, qui, pour ce que nous en savons, peut bien n'être qu'un autre nom pour désigner le diable.
Le jeune Écossais, ne se trouvant pas le plus fort, jugea que ce qu'il avait de mieux à faire était de continuer sa marche sans rien répondre. Mais les paysans, qui s'étaient d'abord éloignés de lui avec une sorte d'horreur que leur inspiraient les talens qu'ils lui supposaient pour la sorcellerie et pour dévorer leurs raisins, reprirent courage quand ils se trouvèrent à une certaine distance; ils s'arrêtèrent, poussèrent de grands cris, le chargèrent de malédictions, et finirent par lancer contre lui une grêle de pierres, quoiqu'ils fussent trop loin pour pouvoir atteindre ou du moins blesser l'objet de leur courroux. Quentin, tout en continuant son chemin, commença à croire à son tour qu'il était sous l'influence d'un charme, ou que les paysans de la Touraine étaient les plus stupides, les plus brutaux et les plus inhospitaliers de toute la France. Ce qui lui arriva quelques instans après tendit à le confirmer dans cette opinion.
Une petite éminence s'élevait sur les rives de la magnifique et rapide rivière dont nous avons déjà parlé plus d'une fois; et précisément en face de son chemin, Durward aperçut deux ou trois grands châtaigniers si heureusement placés, qu'ils formaient un groupe remarquable. À quelques pas, trois ou quatre paysans immobiles levaient les yeux, et semblaient les fixer sur les branches de l'arbre le plus près d'eux. Les méditations de la jeunesse sont rarement assez profondes pour ne pas céder à la plus légère impulsion de la curiosité aussi aisément qu'un caillou, que la main laisse échapper par hasard, rompt la surface d'un étang limpide. Quentin doubla le pas, et arriva sur la colline, assez à temps pour voir l'horrible spectacle qui attirait les regards des paysans. C'était un homme pendu à une des branches de châtaignier, et qui expirait dans les dernières convulsions de l'agonie.
– Que ne coupez-vous la corde? s'écria Durward, dont la main était toujours aussi prête à secourir le malheur des autres qu'à venger son honneur quand il le croyait attaqué.
Un des paysans, pâle comme la cendre, tourna vers lui des yeux qui n'avaient d'autre expression que celle de la crainte, en lui montrant du doigt une marque taillée sur l'écorce de l'arbre, portant la même ressemblance grossière avec une fleur de lis, que certaines entailles talismaniques, bien connues de nos officiers du fisc, ont avec la flèche du roi[34]. Ne sachant pas ce que signifiait ce symbole, et s'en inquiétant peu, Quentin grimpa sur l'arbre avec l'agilité de l'once, tira de sa poche cet instrument compagnon inséparable du montagnard et du chasseur, son fidèle skene dhu[35]; et criant à ceux, qui étaient en bas de recevoir le corps dans leurs bras, il coupa la corde avant qu'une minute se fût passée depuis qu'il avait aperçu cette scène.
Mais son humanité fut mal secondée par les spectateurs. Bien loin d'être d'aucun secours à Durward, ils parurent épouvantés de son audace, et prirent la fuite d'un commun accord, comme s'ils eussent craint que leur présence suffit pour les faire regarder comme complices de sa témérité.
Le corps n'étant soutenu par personne, tomba lourdement sur la terre, et Quentin, descendant précipitamment de l'arbre, eut le désagrément de voir que la dernière étincelle de la vie était déjà éteinte en lui. Il n'abandonna pourtant pas son projet charitable sans faire de nouveaux efforts. Il dénoua le nœud fatal qui serrait le cou du malheureux, déboutonna son pourpoint, lui jeta de l'eau sur le visage, et eut recours à tous les moyens pratiqués ordinairement pour ranimer les fonctions suspendues de la vie.
Tandis qu'il prenait ainsi des soins qui lui étaient inspirés par l'humanité, il entendit autour de lui des clameurs sauvages en une langue qu'il ne comprenait pas; et à peine avait-il eu le temps de remarquer qu'il était environné d'hommes et de femmes d'un air singulier et étranger, qu'il se sentit saisir rudement par les deux bras, et qu'on lui mit un couteau sur la gorge.
– Pâle esclave d'Eblis! s'écria un homme en mauvais français; volez-vous celui que vous avez assassiné? Mais nous vous tenons, et vous allez nous le payer.