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Quentin Durward
Quentin se mordit les lèvres; puis, se versant un coup du vernat qu'on avait refusé, et que l'hôte avait placé sur la table, il dit en lui-même: – Par la messe! voici un pays bien étrange. Des marchands et des ouvriers y ont les manières et la munificence de grands seigneurs, et de petites filles qui tiennent leur cour dans un cabaret, se donnent des airs comme si elles étaient des princesses déguisées! Je reverrai pourtant cette belle aux sourcils noirs, ou les choses iraient bien mal.
Ayant pris cette sage résolution, il demanda à être conduit dans l'appartement qui lui était destiné.
L'aubergiste le fit monter par un escalier tournant qui aboutissait à une galerie sur laquelle donnaient plusieurs portes, comme celles des cellules d'un couvent; cette ressemblance n'excita pas une grande admiration en notre héros, qui se souvenait avec beaucoup d'ennui de l'avant-goût qu'il avait eu de bonne heure de la vie monastique. L'hôte s'arrêta au bout de la galerie, choisit une clef dans le trousseau qu'il portait à sa ceinture, ouvrit une porte et montra à Durward une chambre formant l'intérieur d'une tourelle. Elle était étroite à la vérité, mais fort propre, un peu écartée des autres, garnie d'un fort beau lit, et de meubles fort supérieurs à ceux qu'on trouve ordinairement dans les auberges; elle lui parut, au total, un petit palais.
– J'espère, monsieur, que vous trouverez votre appartement agréable, lui dit l'hôte en se retirant. C'est un devoir pour moi de satisfaire tous les amis de maître Pierre.
– L'heureux plongeon que j'ai fait ce matin! s'écria Quentin, qui en parlant ainsi pirouetta de contentement dans sa chambre, dès que l'hôte fut parti; il n'y eut jamais bonheur si grand, ni homme aussi mouillé. C'est un véritable déluge de bonne fortune.
En parlant ainsi, il s'approcha de la petite fenêtre qui éclairait sa chambre. Comme la tourelle s'avançait considérablement au-delà de la ligne du bâtiment, on découvrait non-seulement le joli jardin assez étendu de l'auberge, mais encore la plantation de mûriers qu'on disait que maître Pierre avait fait faire pour élever des vers à soie. En détournant les yeux de ces objets éloignés, on découvrait directement, le long du mur, une seconde tourelle éclairée par une fenêtre qui faisait face à celle où notre héros se trouvait en ce moment. Or, il serait difficile à un homme qui a vingt ans de plus que n'en avait alors Quentin, de dire pourquoi cette seconde tourelle et cette seconde croisée l'intéressaient plus que le joli jardin et la belle plantation de mûriers, car, hélas! une tourelle dont la croisée n'est que entr'ouverte pour admettre l'air et ne pas laisser pénétrer le soleil ou les regards trop curieux peut-être, n'est vue qu'avec indifférence par des yeux de quarante ans et plus, quand même ils verraient suspendu tout à côté un luth à moitié caché sous un léger voile de soie verte. Mais à l'âge heureux de Durward, de tels accidens, comme un peintre les appellerait, forment une base suffisante pour y fonder cent visions aériennes, dont le souvenir fait sourire et soupirer, soupirer et sourire l'homme d'un âge mûr.
Comme on peut supposer que notre ami Quentin désirait en apprendre un peu plus sur sa belle voisine, la propriétaire du luth et du voile; comme on peut supposer du moins qu'il prenait quelque intérêt à savoir si ce n'était point par hasard cette même jeune personne qu'il avait vue servir maître Pierre avec tant d'humilité, on doit bien présumer qu'il ne se mit point la moitié du corps hors de la fenêtre, la bouche ouverte et les yeux pétillans de curiosité. Durward connaissait mieux l'art de prendre les oiseaux. Se cachant avec soin derrière la muraille, il avança la tête avec précaution, et se contenta de regarder à travers les barreaux d'une jalousie: ce fut à tous ces soins réunis que ses yeux durent le plaisir de voir un joli bras, blanc de lis et fait au tour, prendre l'instrument suspendu; et au bout de quelques momens ses oreilles partagèrent la récompense de son adroite manœuvre.
L'habitante de la petite tourelle, la propriétaire du luth et du voile, chanta précisément un petit air tel que ceux que nous supposons généralement que chantaient les grandes dames du temps de la chevalerie, tandis que les chevaliers et les troubadours les écoutaient en soupirant. Les paroles n'avaient pas assez de sentiment, d'esprit et d'imagination pour détourner l'attention de la musique, et la musique n'était pas assez savante pour empêcher, d'écouter les paroles. Le poète et le musicien semblaient si nécessaires l'un à l'autre, que si l'on avait lu la chanson sans accompagnement, ou qu'on eût joué l'air sur un instrument sans lui prêter le secours de la voix, les vers et les notes auraient perdu tout leur mérite. Peut-être avons-nous tort de conserver ici une chanson qui n'a été faite ni pour être lue ni pour être récitée, mais seulement pour être chantée. Ces lambeaux d'ancienne poésie ont toujours eu des attraits pour nous; et comme l'air est perdu pour toujours, à moins qu'il n'arrive que Bishop[30] en retrouve les notes, ou que quelque rossignol apprenne à Stephens[31] à les gazouiller, nous courons le risque de compromettre notre goût et celui de la dame au luth, en insérant ici des vers dans lesquels on ne trouve qu'une simplicité sans ornement.
Comte Guy, l'heure est arrivée:L'astre du jour a quitté l'horizon.Fleur d'oranger embaume le vallon;Sur l'Océan la brise s'est levée;à chanter son amourL'alouette a passé le jour,Et près de sa compagne en paix attend l'aurore:L'oiseau, le vent, la fleurConnaissent l'instant du bonheur,Pourquoi donc, comte Guy, ne viens-tu pas encore?La villageoise, sous l'ombrage,De son amant écoute la leçon:Le chevalier vient au pied d'un balconChanter sa dame et son doux esclavage.L'étoile du berger,D'amour fidèle messager, éclipse tous les feux dont le ciel se décore:On voit grands et petits à son influence soumis,Pourquoi donc, comte Guy, ne viens-tu pas encore?Quoi que le lecteur puisse penser de cette chanson si simple, elle produisit un effet puissant sur Quentin, lorsqu'il l'entendit chanter par une voix douce et mélodieuse dont les accens se mariaient aux soupirs d'un doux zéphyr qui apportait jusqu'à la fenêtre les parfums des fleurs du jardin. Le visage de celle qui chantait ne pouvait être reconnu qu'imparfaitement; ce qui jetait sur cette scène comme un charme mystérieux.
à la fin du second couplet, Durward ne put s'empêcher de se montrer un peu plus à découvert, en faisant une tentative pour mieux voir la sirène qui l'enchantait. La musique cessa à l'instant; la fenêtre se ferma, un rideau fut tiré, et l'on mit fin par-là aux observations du voisin de la seconde tourelle.
Quentin fut aussi mortifié que surpris des suites de sa précipitation; mais il se consola par l'espoir que la dame au luth n'abandonnerait pas si facilement un instrument dont elle jouait si bien, et qu'elle ne serait pas assez cruelle pour se priver de l'air pur et du plaisir d'ouvrir sa croisée, dans l'intention peu généreuse de jouir seule des doux sons de sa voix: peut-être même qu'un peu de vanité personnelle vint se mêler à ces réflexions consolantes. Si, comme il le soupçonnait, l'habitante de la tourelle voisine était une belle demoiselle à longs cheveux noirs, il ne pouvait s'empêcher de croire qu'un jeune cavalier, beau, bien fait, plein de feu et de vivacité, occupait la seconde; et les romans, ces sages instituteurs de la jeunesse, lui avaient appris que si les demoiselles étaient timides et réservées, elles étaient également assez curieuses de connaître les affaires de leurs voisins, et y prenaient quelquefois intérêt.
Tandis que Quentin faisait ces réflexions, un garçon de l'auberge vint l'informer qu'un cavalier demandait à lui parler.
CHAPITRE V.
L'Homme d'armes
«Barbu comme un chat-pard, jurant comme un démon,
«Et prêt à défier la bouche d'un canon
«Pour cette bulle d'air qu'on appelle la gloire»
SHAKSPEARE. Comme vous voudrez.LE cavalier qui attendait Quentin Durward dans l'appartement où il avait déjeuné, était un de ceux dont Louis XI avait dit depuis long-temps qu'ils tenaient entre leurs mains la fortune de la France, parce que c'était à eux qu'il avait confié la garde de sa personne royale.
Ce corps célèbre, qu'on nommait les archers de la garde écossaise, avait été formé par Charles VI, avec plus de raison qu'on ne peut en alléguer généralement pour entourer le trône d'une troupe de soldats mercenaires. Les dissensions qui avaient arraché à ce monarque plus de la moitié de son royaume, et la fidélité douteuse et chancelante de la noblesse qui défendait encore sa cause, rendaient imprudent et impolitique de confier à ses sujets le soin de sa sûreté personnelle. Les Écossais étaient les ennemis héréditaires de l'Angleterre, les anciens amis, et, à ce qu'il semblait, les alliés naturels de la France. Ils étaient pauvres, courageux et fidèles. La population surabondante de l'écosse, le pays de l'Europe qui voyait partir le plus grand nombre de hardis aventuriers, fournissait toujours de quoi ruter leurs rangs. Leurs prétentions à une antique noblesse leur donnaient en outre le droit d'approcher de la personne d'un monarque de plus près que toute autre troupe, tandis que leur petit nombre empêchait qu'ils ne pussent se mutiner, et s'ériger en maîtres là où ils devaient obéir.
D'une autre part, les monarques français s'étaient fait une politique de se concilier l'affection de ce corps d'élite, en leur accordant des privilèges honorifiques et une paie considérable, que la plupart d'entre eux dépensaient avec une profusion vraiment militaire, pour soutenir leur rang. Chacun d'eux avait le grade et les honneurs de gentilhomme, et leurs fonctions, en les approchant de la personne du roi, leur donnaient de l'importance à leurs propres yeux, comme à ceux de tous les Français. Ils étaient armés, équipés et montés somptueusement, et chacun d'eux avait le droit d'entretenir un écuyer, un page, un varlet, et deux serviteurs dont l'un était nommé le coutelier, d'après le grand couteau qu'il portait pour dépêcher ceux que son maître avait renversés dans la mêlée. Avec cette suite, et un équipage qui y répondait, un archer de la garde écossaise était un homme de qualité et d'importance; et comme les places vacantes étaient ordinairement accordées à ceux qui avaient appris le service en qualité de pages ou de varlets, on envoyait souvent les cadets des meilleures familles d'écosse servir sous quelque ami ou quelque parent, jusqu'à ce qu'il se présentât une chance d'avancement.
Le coutelier et son compagnon n'étant pas nobles, et par conséquent ne pouvant prétendre à cette promotion, se recrutaient parmi des gens de qualité inférieure; mais comme ils avaient une bonne paie, leurs maîtres trouvaient aisément parmi leurs concitoyens errans des hommes aussi braves que pleins de force pour les servir en cette qualité.
Ludovic Lesly, ou, comme nous l'appellerons plus fréquemment, le Balafré, car c'était sous ce nom qu'il était généralement connu en France, était un homme de près de six pieds, robuste; les traits déjà peu gracieux de son visage semblaient encore plus durs par suite d'une énorme cicatrice qui partait du haut du front, passait tout à côté de l'œil droit, traversait la joue, et se terminait au bas de l'oreille. Cette suture profonde, tantôt écarlate, tantôt pourpre, quelquefois presque noire, était toujours hideuse, par le contraste qu'elle formait avec la couleur de son visage agité ou calme, enflammé par un mouvement de passion, ou offrant habituellement la couleur sombre de son teint hâlé par le soleil.
Son costume et ses armes étaient splendides. Il portait la toque écossaise, surmontée d'un panache, avec une Vierge d'argent en guise d'agrafe. Cet ornement avait été donné par le roi à la garde écossaise, parce que dans un de ses accès de piété superstitieuse, il avait consacré les épées de sa garde au service de la sainte Vierge. Il avait même été, suivant quelques historiens, jusqu'à en nommer Notre-Dame le capitaine-général, et à en signer le brevet pour elle. Le hausse-col du Balafré, ses brassards et ses gantelets étaient du plus bel acier damasquiné en argent; et son haubert, ou sa cotte de mailles, brillait comme la gelée d'une matinée d'hiver sur la bruyère. Il portait un surtout flottant, ou casaque de velours blanc, ouvert sur les côtés comme l'habit d'un héraut, et ayant par devant et par derrière une grande croix blanche brodée en argent. Ses cuissards et ses genouillères étaient aussi de mailles, et ses souliers étaient couverts en acier. Un poignard à lame large et bien affilée, qu'on nommait la merci de Dieu, était attaché à son côté droit; un baudrier richement brodé, passé sur son épaule, soutenait un grand sabre; mais, pour plus de commodité, il tenait à la main en ce moment cette arme pesante, que les règles de son service ne lui permettaient jamais de quitter.
Quoique Durward, de même que tous les jeunes Écossais de ce temps, eût été habitué de bonne heure aux armes et à la guerre, il pensa qu'il n'avait jamais vu un homme d'armes d'un air plus martial et plus complètement équipé que celui qui l'embrassa en ce moment; et c'était le frère de sa mère, Ludovic Lesly-le-Balafré. Cependant l'expression d'une physionomie qui n'était rien moins que prévenante pensa presque le faire reculer, tandis que son cher oncle, lui caressant ses deux joues l'une après l'autre avec ses moustaches rudes, félicitait son neveu de son arrivée en France et lui demandait en même temps quelles nouvelles il apportait d'écosse.
– Rien de bon, mon cher oncle, répondit Durward; mais je suis charmé de voir que vous m'ayez reconnu si aisément.
– Je t'aurais reconnu, mon garçon, dit le Balafré, quand je t'aurais rencontré dans les landes de Bordeaux, monté sur des échasses, comme une cigogne. Mais assieds-toi, assieds-toi: et si tu as de mauvaises nouvelles à m'apprendre, nous aurons du vin pour nous aider à les supporter. Holà, hé! Petite Mesure, notre bon hôte! Du vin, du meilleur, et à l'instant.
L'accent Écossais était aussi familier alors dans les tavernes des environs du Plessis, que l'est aujourd'hui l'accent suisse dans les guinguettes modernes de Paris, et dès qu'on l'entendit, on obéit avec une promptitude sans égale et la précipitation de la crainte. Un flacon de vin de Champagne fut bientôt placé entre l'oncle et le neveu. L'oncle s'en versa un grand verre, tandis que le neveu n'en prit que la moitié d'un, pour répondre à la politesse de son parent, en lui faisant observer qu'il avait déjà bu du vin le matin.
– Cette excuse serait bonne dans la bouche de ta sœur, mon neveu, dit le Balafré; il ne faut pas craindre ainsi la bouteille, si tu veux avoir de la barbe au menton et devenir bon soldat. Mais voyons, déboutonnez-vous; que dit le courrier d'écosse? donnez-moi les nouvelles de Glen-Houlakin. Comment se porte ma sœur?
– Elle est morte, mon oncle, répondit Quentin douloureusement.
– Morte! répéta son oncle, d'un ton qui annonçait plus de surprise que d'affliction; comment diable! Elle était de cinq ans plus jeune que moi, et je ne me suis jamais mieux porté. Morte! cela est impossible! je n'ai jamais eu même un mal de tête, si ce n'est après deux ou trois jours de ripaille avec les confrères de la joyeuse science. Ainsi donc ma pauvre sœur est morte! Et votre père, mon neveu, est-il remarié?
Avant que son neveu eût eu le temps de lui répondre, il lut sa réponse dans la surprise que lui causa cette question, et ajouta: – Il ne l'est pas? J'aurais juré qu'Allan Durward n'était pas homme à vivre sans femme. Il aimait à voir sa maison en bon ordre. Il aimait à regarder une jolie femme, et cependant il était austère dans ses principes. Le mariage lui procurait tout cela. Quant à moi, je m'en soucie fort peu, et je puis regarder une jolie femme sans penser au sacrement; je ne suis pas assez saint pour cela.
– Hélas! mon cher oncle, il y avait près d'un an que ma mère était veuve quand elle mourut. Lorsque Glen-Houlakin fut attaqué par les Ogilvies, mon père, mes deux oncles, mes deux frères aînés, sept de nos parens, le ménestrel, l'intendant et six autres de nos gens, furent tués en défendant le château. Il ne reste pas un seul foyer, ni pierre sur pierre dans tout Glen-Houlakin.
– Par la croix de saint André[32]! c'est ce que j'appelle un véritable sac. Oui, ces Ogilvies ont toujours été de fâcheux voisins pour Glen-Houlakin. C'est une mauvaise chance, mais c'est le destin de la guerre. Le destin de la guerre…! Et quand ce désastre arriva-t-il, beau neveu?
En faisant cette question, il avala un grand verre de vin; et il secoua la tête d'un air solennel, quand son neveu lui répondit qu'il y avait eu un an à la Saint-Jude que toute sa famille avait péri.
– Voyez, dit le Balafré, ne vous disais-je pas que c'était la chance de la guerre? C'est ce jour-là même que j'ai emporté d'assaut, avec vingt de mes camarades, le château de Roche-Noire, appartenant à Amaury Bras-de-fer, capitaine des Francs-Lanciers, dont vous avez dû entendre parler. Je le tuai sur le seuil de sa porte; et je gagnai assez d'or dans cette affaire pour en faire cette belle chaîne, qui avait autrefois le double de la longueur que vous lui voyez. Et cela me fait penser qu'il faut que j'en consacre une partie à une destination religieuse, – André! holà! André.
André entra sur-le-champ. C'était le coutelier du Balafré. Il était, en général, équipé de même que son maître, si ce n'est qu'il n'avait d'autre armure défensive qu'une cuirasse plus grossièrement fabriquée, que sa toque était sans panache, et surtout d'un drap commun au lieu d'être de velours. ôtant de son cou sa chaîne d'or, le Balafré en arracha avec les dents environ la longueur de quatre pouces à l'un des bouts, et remit ce fragment à André.
– Portez ceci de ma part, lui dit-il, à mon joyeux compère le père Boniface, moine de Saint-Martin. Saluez-le de ma part en lui rappelant qu'il ne pouvait pas dire Dieu vous aide, la dernière fois que nous nous quittâmes à minuit. Dites-lui que mon frère, ma sœur et plusieurs autres de mes parens sont morts et partis pour l'autre monde, et que je le prie de dire des messes pour le salut de leurs âmes autant qu'il en pourra dire pour ce bout de chaîne d'or; et s'il faut quelque chose de plus pour les tirer du purgatoire, qu'il le fasse à crédit. Et écoutez-moi; comme c'étaient des gens vivant bien, et n'étant souillés par aucune hérésie, il peut se faire qu'ils aient déjà un pied hors du purgatoire; et en ce cas, voyez-vous, je désire qu'il emploie cet or en malédictions contre une race appelée les Ogilvies, et en malédictions des meilleures qu'ait l'église pour les atteindre. Vous me comprenez bien?
André répondit par un signe de tête affirmatif.
– Mais prends bien garde, continua le Balafré, qu'aucun de ces chaînons ne trouve le chemin d'un cabaret avant que le moine y ait touché; car si cela t'arrive j'userai sur ton dos tant de sangles et de courroies qu'il ne te restera pas plus de peau qu'à saint Barthélémy. Attends, je vois que tu couves des yeux ce flacon de vin, eh bien! tu ne partiras pas sans y avoir goûté.
À ces mots il lui en versa une rasade, et le coutelier, après avoir bu, partit pour exécuter ses ordres.
– Et maintenant, mon neveu; dites-moi ce que vous devîntes dans cette fâcheuse affaire.
– Je combattis avec ceux qui étaient plus âgés et plus vigoureux que moi, jusqu'à ce qu'ils eussent tous succombé, et je reçus une cruelle blessure.
– Pas pire que celle que je reçus il y a dix ans, à ce qu'il me semble. Regardez cette cicatrice. Jamais la lame d'un Ogilvie n'a creusé un sillon si profond.
– Ceux qu'ils creusèrent en cette occasion ne l'étaient que trop, répondît Durward douloureusement; mais ils finirent par se lasser du carnage, et quand on remarqua qu'il me restait un souffle de vie, ma mère obtint, à force de prières, qu'on ne me le ravirait pas. Un savant moine d'Aberbrothock[33] qui était par hasard au château lors de l'attaque, et qui pensa périr lui-même dans la mêlée, obtint la permission de bander ma blessure, et de me faire transporter en lieu de sûreté; mais ce ne fut que sur la parole que ma mère et lui donnèrent que je me ferais moine.
– Moine! s'écria son oncle, par saint André! c'est ce qui ne m'est jamais arrivé. Personne, depuis mon enfance jusqu'à ce jour, n'a seulement rêvé de me faire moine. Et cependant j'en suis surpris quand j'y pense; car excepté la lecture et l'écriture, que je n'ai jamais pu apprendre; la psalmodie, qui m'a toujours été insupportable; le costume, qui rend les bons pères semblables à des fous et à des mendians, Notre-Dame me pardonne! (ici il fit un signe de croix) et leurs jeûnes, qui ne conviennent pas à mon appétit, je ne vois pas ce qui m'aurait manqué pour faire un aussi bon moine que mon petit compère de Saint-Martin. Mais, je ne sais pas pourquoi, personne ne me l'a jamais proposé. Ainsi donc, beau neveu, vous deviez être moine! Et pourquoi, s'il vous plaît?
– Pour que la maison de mon père s'éteignît dans le cloître ou dans la tombe.
– Je vois, je comprends; rusés coquins! oui, très-rusés! Ils auraient pu se tromper dans leurs calculs pourtant; car, voyez-vous, beau neveu, je me souviens du chanoine Robersart, qui avait prononcé ses vœux, et qui sortit ensuite du cloître et devint capitaine de troupes franches. Il avait une maîtresse, la plus jolie fille que j'aie jamais vue, et trois enfans charmans. Il ne faut pas se fier aux moines, beau neveu; il ne faut pas s'y fier. Ils peuvent devenir soldats et pères quand vous vous y attendez le moins. Mais continuez votre histoire.
– J'ai peu de choses à y ajouter, si ce n'est que, regardant ma pauvre mère comme en quelque sorte responsable pour moi, je pris l'habit de novice, je me soumis aux règles du cloître, et j'appris même à lire et à écrire.
– À lire et à écrire! s'écria-t-il; je ne puis le croire; – jamais un Durward, que je sache, ne put écrire son nom, et un Lesly pas davantage. C'est du moins ce que je puis garantir pour un de ces derniers; je ne suis pas plus en état d'écrire que de voler dans les airs. Mais au nom de saint Louis, comment vous ont-ils appris tout cela?
– Ce qui me paraissait d'abord difficile, est devenu plus aisé avec le temps. Ma blessure et la grande perte de sang qui en avait été la suite m'avaient affaibli; je désirais faire plaisir à mon libérateur, le père Pierre, de sorte que je m'appliquai de bon cœur à ma tâche; mais après avoir langui plusieurs mois, ma bonne mère mourut; et comme ma santé était alors parfaitement rétablie, je communiquai à mon bienfaiteur, qui était le sous-prieur du couvent, ma répugnance à prononcer les vœux, il fut alors décidé entre nous que, puisque ma vocation ne m'appelait pas au cloître, j'irais chercher fortune dans le monde; mais que, pour mettre le sous-prieur à l'abri du courroux des Ogilvies, mon départ aurait l'air d'une fuite: pour y donner plus de vraisemblance, j'emportai avec moi un faucon de l'abbé; mais je reçus une permission régulière de départ, écrite et signée par lui, comme je puis en justifier.
– Voilà qui est bien! parfaitement bien. Notre roi s'inquiétera fort peu que tu aies volé un faucon; mais il a en horreur tout ce qui ressemble à un moine qui a jeté le froc aux orties. Et je présume que le trésor que tu portes avec toi ne te gêne pas pour marcher?
– Seulement quelques pièces d'argent, bel oncle; car je dois être franc avec vous.
– Diable! c'est là le pire! Mais, quoique je ne fasse jamais de grandes épargnes sur ma paie, parce que, dans ces temps dangereux, ce serait être mal avisé de garder beaucoup d'argent sur soi, j'ai toujours quelque bijou en or que je porte pour l'ornement de ma personne, une chaîne, par exemple, parce qu'au besoin on peut en détacher quelques chaînons. Mais vous me demanderez, beau neveu, comment je puis me procurer des babioles de cette espèce, ajouta le Balafré en secouant sa chaîne d'un air de triomphe; on ne les trouve pas suspendues à tous les buissons; elles ne croissent pas dans les champs comme ces graines de narcisse avec lesquelles les enfans font des colliers; mais vous pouvez en gagner de semblables de la même manière que j'ai gagné celle-ci, au service du bon roi de France, où il y a toujours une fortune à trouver, pourvu qu'on ait l'esprit de la chercher. Il ne s'agit pour cela que de risquer sa vie ou ses membres.
– J'ai entendu dire, répondit Quentin, qui voulait éviter de prendre une détermination avant d'être mieux instruit, que le duc de Bourgogne tient un plus grand état de maison que le roi de France, et qu'il y a plus d'honneur à gagner sous ses bannières; qu'on y frappe d'estoc et de taille, et qu'on y voit de hauts faits d'armes; tandis que le roi très-chrétien n'emploie pour gagner ses victoires que la langue de ses ambassadeurs.