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Nanon
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Nanon

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Nouvelles questions de ma part. Émilien fut embarrassé de me répondre. Il n'en savait guère plus que moi.

Nous étions à la fin de juillet, et je connaissais déjà le petit frère depuis près d'un an. J'avais mon franc parler avec lui comme avec tout le monde de l'endroit, et je m'impatientai de le voir aussi peu au fait que nous autres.

– C'est drôle, lui dis-je, que vous ne soyez pas mieux instruit! Vous dites que chez vous on ne vous apprenait rien; mais, depuis le temps que vous êtes au couvent pour apprendre, vous devriez à tout le moins savoir lire, et Jacques dit que vous ne savez guère.

– Puisque Jacques ne sait pas du tout, il ne peut pas en juger.

Il dit qu'il avait apporté de la ville un papier que vous avez si mal lu qu'il n'y a rien compris.

– C'est peut-être sa faute; mais je ne veux point mentir. Je lis très mal et j'écris comme un chat.

– Savez-vous au moins compter?

– Oh! ça non, et je ne le saurai jamais. À quoi cela me servirait- il? je ne dois jamais rien avoir!

– Vous pourriez, quand vous serez vieux, devenir l'économe du couvent, quand le père Fructueux sera mort.

– Dieu m'en préserve! J'aime donner, je déteste refuser.

– Mon grand-oncle dit qu'à cause de votre grande noblesse, vous pourriez même devenir le supérieur du moutier.

– Eh bien, j'espère que je n'en serai jamais capable.

– Enfin pourquoi êtes-vous comme ça? C'est une honte que de rester simple quand on peut devenir savant. Moi, si j'avais le moyen, je voudrais apprendre tout.

– _Tout! _rien que ça? Et pourquoi donc voudrais-tu être si savante?

– Je ne peux pas vous dire, je ne sais pas, mais c'est mon idée; quand je vois quelque chose d'écrit, ça m'enrage de n'y rien connaître.

– Veux-tu que je t'apprenne à lire?

– Puisque vous ne savez pas?

– Je sais un peu, j'apprendrai tout à fait en l'enseignant.

– Vous dites ça, mais vous n'y songerez plus demain. Vous avez la tête si folle!

– Ah ça, tu me grondes bien fort aujourd'hui, petite Nanon. Nous ne sommes donc plus amis?

– Si fait; mais pourtant je me demande souvent si on peut faire amitié avec un quelqu'un qui ne se soucie ni de lui ni des autres.

Il me regarda avec son sourire insouciant; mais il ne sut rien trouver à me répondre, et je le vis qui s'en allait la tête droite, sans regarder tout le long de la haie comme il avait coutume de faire pour chercher des nids; peut-être bien qu'il pensait à ce que je venais de lui dire.

Deux ou trois jours après, comme j'étais au pâturage avec d'autres enfants de mon âge, la Mariotte et cinq ou six autres femmes vinrent tout _épeurées, _nous dire de rentrer.

– Qu'est-ce qu'il y a donc?

– Rentrez, rentrez! ramenez vos bêtes, dépêchez-vous, il n'est que temps.

La peur nous prit. Chacun rassembla son petit troupeau et je ramenai vivement Rosette, qui n'était pas trop contente car ce n'était pas son heure de quitter l'herbage.

Je trouvai mon grand-oncle très inquiet de moi. Il me prit le bras et me poussa avec Rosette dans la maison, puis il dit à mes cousins de bien fermer et barricader toutes les _huisseries. _Ils n'étaient pas bien rassurés, tout en disant que le danger ne pressait point tant.

– Le danger y est, répondit mon oncle quand nous fûmes bien enfermés. À présent que nous voilà tous les quatre, il s'agit de s'entendre sur ce que l'on va faire. Et voilà ce que je conseille. Tant qu'il fera jour, il n'y a rien à essayer; c'est à la grâce de Dieu; mais, quand la nuit sera venue, on ira se réfugier dans le moutier, et chacun y portera ce qu'il a, meubles et provisions.

– Et vous croyez, dit Jacques, que les moines vont recevoir comme ça toute la paroisse?

– Ils y sont obligés! Nous sommes leurs sujets, nous leur devons la dîme et l'obéissance, mais ils nous doivent l'asile et la protection.

Pierre, qui était plus effrayé que son frère aîné, fut, cette fois, de l'avis du grand-père. Le moutier était fortifié; avec quelques bons gars, on pouvait défendre les endroits faibles. Jacques, tout en assurant que ce serait peine inutile, se mit à démonter nos pauvres grabats; je rassemblai mes ustensiles de cuisine, quatre écuelles et deux pots de terre.

Le linge ne fit pas un gros paquet, les vêtements non plus.

Pourvu, me disais-je, que les moines consentent à recevoir Rosette!

En attendant, ne sachant rien et n'osant questionner, j'obéis machinalement aux ordres qui m'étaient donnés. Enfin, je compris que les _brigands _allaient arriver, qu'ils tuaient tout le monde et brûlaient toutes les maisons. Alors je me mis à pleurer, non pas tant par peur de perdre la vie, je ne me faisais encore aucune idée de la mort, que pour le chagrin d'abandonner aux flammes notre pauvre chaumière qui m'était aussi chère et aussi précieuse que si elle nous eût appartenu. En cela, je n'étais guère plus simple que le père Jean et ses petits-fils. Ils se lamentaient sur la perte de leur misérable avoir, bien plus qu'ils ne songeaient à leurs dangers personnels.

La journée s'écoula dans l'obscurité de cette maison fermée et on ne soupa point. Pour faire cuire nos raves, il eût fallu allumer du feu, et le père Jean s'y opposa, disant que la fumée du toit nous trahirait. Si les brigands venaient, ils croiraient le pays abandonné et les maisons vides. Ils ne s'y arrêteraient point et courraient au moutier.

La nuit venue, Jacques et lui se décidèrent à descendre le ravin et à aller frapper à la porte du couvent; mais elle avait été fermée tout le jour, elle l'était encore et il fut impossible de se la faire ouvrir. Personne même ne vint parlementer à travers le guichet. On eût dit que le moutier était désert.

– Vous voyez bien, disait Jacques en revenant, qu'ils ne veulent recevoir personne. Ils savent qu'on ne les aime point. Ils ont autant peur de leurs paroissiens que des brigands.

– M'est avis, disait mon oncle, qu'ils se sont cachés dans les souterrains et que, de là, ils ne peuvent rien entendre.

– Je m'étonne, dit Pierre, que le petit frère se soit caché comme ça avec eux. Il n'est pas craintif, lui, et j'aurais cru qu'il viendrait nous défendre, ou qu'il nous ferait entrer avec lui dans le moutier.

– Ton petit frère est aussi capon qu'eux, dit Jacques, sans songer à se rendre cette justice qu'il avait tout aussi peur que qui que ce soit.

Mon grand-oncle eut alors l'idée de s'informer si, dans les environs, on avait quelques nouvelles et si on avait pris quelques dispositions contre le danger commun. Il repartit avec Jacques, tous deux pieds nus, et suivant l'ombre des buissons comme s'ils eussent été eux-mêmes des brigands méditant quelque mauvais coup.

Nous restions seuls, Pierre et moi, avec l'injonction de nous tenir sur le pas de la porte, l'oreille au guet, prêts à fuir, si nous entendions quelque mauvais bruit.

Il faisait un temps magnifique. Le ciel était plein de belles étoiles, l'air sentait bon, et nous avions beau écouter, on n'entendait pas le moindre bruit de bon ou de mauvais augure. Dans toutes les maisons éparses le long du ravin et presque toutes isolées, on avait fait comme nous; on avait fermé les portes, éteint les feux, et on s'y parlait à_ _voix basse. Il n'était que neuf heures et tout était muet comme en pleine nuit. Cependant personne ne dormait cette nuit-là, on était comme hébété par la crainte, on n'osait pas respirer. Le souvenir de cette panique est resté dans nos campagnes comme ce qui a le plus marqué pour nous dans la révolution. On l'appelle encore l'année de la grand'peur.

Rien ne remuait dans les grands châtaigniers qui nous enveloppaient de leur ombre_. _Cette tranquillité du dehors passa en nous, et, à demi-voix, nous nous mîmes à babiller. Nous ne songions pas à avoir faim, mais le sommeil nous gagnait. Pierre s'étendit par terre, devisa quelque peu sur les étoiles, m'apprit qu'elles n'étaient pas à la même place aux mêmes heures durant le cours de l'année et finit par s'endormir profondément.

Je me fis conscience de le réveiller. Je comptais bien faire le guet toute seule, mais je ne pense pas en être venue à bout plus d'un moment.

Je fus réveillée par un pied qui me heurtait dans l'ombre, et, ouvrant les yeux, je vis comme un fantôme gris qui se penchait sur moi. Je n'eus guère le temps d'avoir peur, la voix du fantôme me rassura, c'était celle du petit frère.

– Que fais-tu donc là, Nanon? me disait-il; pourquoi dors-tu dehors, sur la terre nue? J'ai été au moment de marcher sur toi.

– Est-ce que les brigands arrivent? lui dis-je en me relevant.

– Les brigands! il n'y a pas de brigands, ma pauvre Nanette! Toi aussi tu y as cru?

– Mais oui. Comment savez-vous qu'il n'y en a pas?

– Parce que les moines en rient et disent qu'on a bien fait d'inventer ça pour dégoûter les paysans de la révolution.

– Alors c'est une attrape! Oh bien, en ce cas, je vais ranger Rosette et faire le souper pour quand mon grand-oncle rentrera.

– Il est donc dehors?

– Eh oui, il a été voir si le monde a décidé de se cacher ou de se défendre.

– Il ne trouvera pas une porte ouverte et personne ne voudra lui ouvrir. C'est ce qui m'est arrivé aussi. Dès que j'ai compris qu'il n'y avait rien à craindre, je suis sorti du couvent par une brèche pour aller rassurer les amis de la paroisse; mais je n'ai trouvé encore à parler qu'à toi. Est-ce que tu es toute seule?

– Non, voilà Pierre qui dort comme dans son lit. Ne le voyez-vous point?

– Ah! si fait. Je le vois à présent. Eh bien, puisqu'il est si tranquille, laissons-le. Je vas t'aider à rentrer ton mouton et à rallumer ton feu, Il m'aida en effet, et, tout en agissant, nous causions.

Je lui demandai à quelles maisons il avait frappé avant de venir chez nous. Il m'en désigna une demi-douzaine.

– Et nous, lui dis-je, vous n'avez songé à nous qu'en dernier? Si quelqu'un vous eût ouvert ailleurs, vous y seriez resté à causer?

– Non, j'aurais été avertir tout le monde. Mais tu me fais une mauvaise querelle, Nanon. Je comptais bien venir ici, et je songe à toi plus que tu ne crois. J'y ai beaucoup songé depuis l'autre jour où tu m'as dit des choses dures.

– Ça vous a fâché contre moi?

– Non, c'est contre moi que j'ai été fâché. Je vois bien que je mérite ce qu'on pense de moi, et j'ai fait promesse à moi-même d'apprendre tout ce que les moines pourront m'enseigner.

– À la bonne heure, et alors vous m'enseignerez aussi?

– C'est convenu.

Comme le feu flambait et éclairait la chambre, il vit nos bois de lit et nos paillasses en tas, dans le milieu:

– Où donc coucherez-vous? me dit-il.

– Oh! moi, répondis-je, j'irai dormir avec Rosette, puisque je ne crains plus rien. Mes cousins se moquent d'une nuit à la _franche étoile; _il n'y a que mon pauvre vieux oncle qui en sera fatigué. Je voudrais avoir la force de lui dresser son lit, car il dormira de bon coeur quand il saura que les brigands ne viennent point.

– Si tu n'as pas la force, je l'ai, moi!

Et il se mit à la besogne. En un tour de main il releva et remmancha le lit du père Jean et ma petite couchette. Je remis la vaisselle en place sur la table et la soupe aux raves fumait dans les écuelles quand mon oncle rentra avec Jacques. Ils n'avaient pu se faire entendre de personne et ils revenaient toujours courant, car ils avaient vu la fumée de mon feu et ils croyaient que la maison brûlait. Ils s'attendaient à nous trouver morts, Pierre, Rosette et moi.

Ils furent contents de souper et de pouvoir dormir sans crainte, et, dans le premier moment, ils ne savaient comment remercier le petit frère. Mais, tout en mangeant, le grand-père redevenait soucieux. Le petit frère partit, il observa que c'était un enfant, qu'il avait bien pu ne pas comprendre ce que disaient les moines, et que, puisque tout le monde avait _la grand'peur, _il fallait bien qu'il y eût un grand danger. Il refusa de se coucher, et, pendant que nous dormions, il veilla, assis sur le banc de pierre de la cheminée.

Le lendemain tout le monde fut étonné de se trouver sain et sauf. Les gars de la paroisse montèrent sur les plus grands arbres au faîte du ravin, et ils virent au loin des troupes de monde qui marchaient en ordre dans le brouillard du matin. Vitement chacun rentra chez soi et tout le monde parla d'abandonner ce qu'on avait et d'aller se cacher dans les bois et dans les creux de rochers. Mais il nous arriva bientôt des messagers qui eurent peine à se faire entendre, car, au premier moment, on les prenait pour des ennemis et on voulait les attaquer à coups de pierres. C'était pourtant des gens des environs, et, quand on les eût reconnus, on se pressa autour d'eux. Ils nous apprirent qu'à la nouvelle de l'approche des brigands, dont personne ne doutait dans le pays et dans tous les autres pays, on avait fait accord pour se défendre. On s'était armé comme on avait pu et on s'était mis en bandes pour battre la campagne et arrêter les mauvaises gens. On comptait que nous allions nous armer aussi et nous joindre aux autres paroisses.

Personne de chez nous ne s'en souciait. On disait qu'on n'avait point d'armes et que, d'ailleurs, les moines ne croyaient point aux brigands, car le petit frère était là qui, sans trahir l'opinion des moines, tâchait de faire entendre la vérité. Mais le grand Repoussat de la Foudrasse et le borgne de Bajadoux, qui étaient des hommes très hardis, se moquèrent de nous et même nous firent honte d'être si patients.

– On voit bien, disaient-ils, que vous êtes des enfants de moines, et que la peur vous tient en même temps que la malice. Vos cafards de maîtres veulent livrer le pays aux brigands et ils vous empêchent de le défendre; mais, si vous aviez un peu de coeur, vous seriez déjà armés. Il y a dans le moutier plus qu'il ne faut pour vous et pour les voisins. Il y a aussi des provisions en cas de siège. Or çà, nous allons rejoindre nos camarades et leur dire votre couardise; et alors, nous viendrons tous en bataille nous emparer du couvent et des armes, puisque vous n'en voulez point et ne sauriez vous en servir.

Ces paroles-là mirent le feu dans la paille. On se prit à craindre les gens d'alentour plus que les brigands, et on décida en grand tumulte qu'on voulait être maître chez soi et faire ses affaires entre paroissiens. On s'appela les uns les autres, on se réunit devant la place du moutier, qui était une grosse pente de gazon toute bossuée, avec une fontaine aux miracles dans le milieu. Le grand Repoussat, qui prétendait à l'honneur d'avoir réveillé nos courages, commença par dire qu'il fallait d'abord _épeurer _les moines, en cassant la Bonne Dame de la fontaine. Mon grand-oncle, qui se trouvait là, se fâcha beaucoup. Il était bien toujours d'avis qu'il fallait réclamer la protection du couvent et s'y mettre en sûreté; mais il ne voulait point souffrir de profanation, et il parla, tout vieux qu'il était, de fendre la tête avec sa bêche au premier qui ferait des sottises. On l'écouta, parce qu'il était le plus ancien de la paroisse et très estimé.

Pendant ce temps, le petit frère, s'étant bien mis au courant de ce qui se passait, rentra au moutier par les brèches qu'il connaissait mieux que pas un. Il trouva les moines très effrayés et ne songeant qu'à se barricader. Il leur fit comprendre que leurs paysans ne leur voulaient pas tant de mal que ceux des autres endroits, et que le plus sage était de se confier à eux.

IV

Alors les portes du moutier furent ouvertes à une douzaine des plus raisonnables, et on leur fit parcourir toutes les salles pour leur montrer qu'on n'avait ni canons, ni sabres, ni fusils; mais le petit Anguilloux, qui avait servi les maçons à la réparation d'un caveau, dit qu'il avait vu beaucoup d'armes dans cet endroit- là, et, en effet, on y trouva quantité de vieilles arquebuses hors de service, des fusils à rouet du temps des guerres de religion et beaucoup de pertuisanes rouillées privées de leurs manches. On s'empara du tout, et on l'apporta sur la place, où chacun prit ce qu'il voulut ou ce qu'il put; les arquebuses et fusils n'étaient bons à rien, mais les fers de piques étaient entiers, et on s'occupa de les fourbir et de leur tailler de bons manches dans le taillis du couvent. Ce fut le seul dégât commis. Les moines promirent l'asile en cas d'attaque et désignèrent à chaque famille l'abri qu'on pourrait lui donner. Les deux étrangers furent renvoyés; on ne se souciait point de partager avec eux la protection du couvent. Quand ils furent partis, on se remit en bon accord avec les religieux, mais on garda les armes en ricanant et en se disant les uns aux autres que, s'ils étaient en conspiration pour effrayer le paysan, ils avaient mal joué la partie et armé le paysan contre eux en cas de besoin.

Trois jours et trois nuits durant, on fut sur pied, montant des gardes, faisant des rondes, veillant à tour de rôle, et de temps en temps se mettant d'accord avec les bandes que l'on rencontrait. Cette grande peur, qui n'était qu'une invention on ne sait de qui, je crois qu'on ne l'a jamais su, ne tourna pas en risée, comme on aurait pu s'y attendre. Les paysans de chez nous en devinrent plus vieux en trois jours que si ces jours eussent été des années. Forcés de sortir de chez eux, de s'entendre entre eux, d'aller aux nouvelles et d'apprendre ce qui se disait au delà du ravin et jusque dans les villes, ils commencèrent à comprendre ce que c'était que la Bastille, la guerre, la famine, le roi et l'Assemblée nationale. J'appris cela aussi en gros comme les autres, et il me sembla que mon petit esprit élevé en cage prenait sa volée du côté de l'horizon. Nous avions eu peur, cela nous avait rendu braves. Pourtant, le troisième jour, comme on commençait à se rassurer, il y eut encore une alerte. Des courriers avaient passé à galop de cheval dans les villes voisines, en criant: «Aux armes!» et en annonçant que les brigands rasaient les récoltes et tuaient les habitants. Cette fois, mon grand-oncle prit sa faux emmanchée à l'envers et s'en alla avec ses deux gars au-devant de l'ennemi, en me confiant à la Mariotte avec ces paroles suprêmes:

– Nous allons nous battre; si nous avons le dessous, ne nous attendez point à revenir avec l'ennemi aux talons. Ne vous embarrassez point des bêtes, prenez les enfants et sauvez-vous, les brigands ne font merci à personne.

La Mariotte cria, pleura et se mit à chercher une cache pour ses effets; quant à moi, si je croyais encore aux brigands, je ne les craignais plus, j'avais la tête montée; je me disais que, si mon oncle et mes cousins étaient tués, je n'avais que faire de vivre, et, laissant la Mariotte à ses préoccupations, je pris Rosette et la menai aux champs. Fallait-il la laisser mourir de faim pour la sauver du pillage?

L'envie de savoir me mena très loin sur le grand plateau semé de bois, mais je ne pus rien voir, parce que les paysans, réunis en troupes, guettaient ou se glissaient avec précaution dans les genêts et les ravines. Tout en regardant au loin à travers les arbres, je me trouvai empêchée tout d'un coup par quelqu'un qui se levait du milieu des buissons: c'était le petit frère qui chassait tranquillement et guettait les renards, sans souci de la guerre aux brigands.

– J'aurais cru, lui dis-je, que vous iriez avec les autres, voir au moins s'il y a du danger pour eux.

– Je sais, répondit-il, qu'il n'y en a pour personne autre que les nobles et le haut clergé, tous gens qui ne me veulent point avec eux; je suis donc en ce monde pour moi tout seul.

– Vous me fâchez de parler comme ça! je ne sais pas si je dois vous mépriser ou vous plaindre.

– Ni l'un ni l'autre, ma petite amie. Qu'on me donne un devoir et je le remplirai; mais je ne vois pas le devoir d'un moine, à moins que ce n'en soit un d'engraisser. Les moines, vois-tu, ça a pu servir dans les temps anciens; mais, du jour où ils ont été riches et tranquilles, ils n'ont plus compté pour rien devant Dieu et devant les hommes.

– Alors, ne soyez pas moine?

– C'est facile à dire; qui me recevra, qui me nourrira, puisque ma famille doit me chasser et me renier si je lui résiste?

– Dame! vous travaillerez! c'est dur, mais Pierre et Jacques vont en journée, et ils sont plus heureux que vous.

– Ce n'est pas sûr. Ils ne pensent à_ _rien, et moi, j'ai du plaisir à raisonner tout seul. Je sais que j'ai beaucoup à apprendre pour bien raisonner, j'apprendrai. Tu m'as dit mon fait, c'est lâche d'être paresseux. Tiens, vois! à présent, je me promène avec un livre et j'y regarde souvent.

– Et m'apprendre, à moi? vous n'y songez plus!

– Si fait. Veux-tu commencer tout de suite?

– Commençons.

Il me donna ma première leçon, assis sur la fougère auprès de moi, sous ce grand ciel qui m'éblouissait un peu, car j'étais plus habituée au petit ruban qu'on en voyait du ravin de Valcreux. Je fis tant d'attention, que j'en eus mal à la tête, mais je n'en dis rien par amour-propre; j'étais fière de sentir que je pouvais apprendre, car le petit frère s'étonnait de me voir aller si bien. Il disait que j'apprenais dans une heure plus que lui dans une semaine.

– C'est peut-être, lui dis-je, que vous avez été mal enseigné?

– C'est peut-être, répondit-il, qu'on tâchait de m'empêcher d'apprendre.

Il fit un tour de chasse, tua un lièvre et me l'apporta.

– Ce sera, dit-il, pour le souper de ton oncle, et tu ne peux pas refuser.

– Mais c'est le gibier des moines?

– En ce cas, c'est le mien et j'ai le droit d'en disposer.

– Je vous remercie; mais je voudrais quelque chose pour moi qui ne suis pas gourmande.

– Quoi donc?

– Je voudrais savoir toutes mes lettres aujourd'hui. Me voilà reposée, vous n'êtes pas bien las…

– Allons, je veux bien, dit-il. Et il me fit lire encore.

Le soleil baissait, j'avais mieux mon esprit. Je connus tout mon alphabet ce jour-là, et j'étais contente, en rentrant, d'entendre chanter les grives et gronder la rivière. Rosette marchait bien sage devant nous et le petit frère me tenait par la main. Le soleil se couchait sur notre droite, les bois de châtaigniers et de hêtres étaient comme en feu. Les prés en étaient rouges, et, quand nous découvrîmes la vue de la rivière, elle paraissait tout en or. C'était la première fois que je faisais attention à ces choses, et je dis au petit frère que tout me paraissait drôle.

– Qu'est-ce que tu veux dire?

– Je veux dire que le soleil est comme un feu gai, et l'eau comme la vierge reluisante du moutier; ça n'était pas comme ça les autres fois.

– C'est comme cela toutes les fois que le soleil se couche par un beau temps.

– Pourtant le père Jean dit que, quand le ciel est rouge, c'est signe de guerre.

– Il y a bien d'autres signes de guerre, ma pauvre Nanon!

Je ne lui demandai pas lesquels, j'étais pensive; mes yeux éblouis voyaient des lettres rouges et bleues dans les rayons du couchant.

– Y a-t-il dans le ciel, pensais-je, un signe qui me dira si je saurai lire?

La grive chantait toujours et semblait nous suivre dans les buissons. Je m'imaginai qu'elle me parlait de la part du bon Dieu et me faisait des promesses. Je demandai à mon compagnon s'il comprenait ce que les oiseaux chantaient.

– Oui, répondit-il, je le comprends très bien.

– Eh bien! la grive, qu'est-ce qu'elle dit?

– Elle dit qu'elle a des ailes, qu'elle est heureuse, et que Dieu est bon pour les oiseaux!

C'est ainsi que nous devisions en descendant le ravin, pendant que toute la France était en armes et cherchait la bataille.

À la nuit, mon monde rentra, et je servis le lièvre, qui fut trouvé bon. On n'avait point vu de brigands et on commençait à dire qu'il n'y en avait point, ou qu'ils ne s'aviseraient pas de venir chez nous. Le lendemain, on se tint encore en défense, mais ensuite on se remit au travail. Les femmes qui avaient caché leurs enfants reparurent avec eux; on déterra le linge et le peu d'argent qu'on avait enfouis, tout redevint tranquille comme auparavant. On fut content du petit frère qui, en parlant à propos aux moines, avait empêché les paroissiens de se brouiller avec eux; on pensait qu'ils étaient pour durer encore longtemps et on n'eût pas voulu encourir leur colère. Ils n'en montrèrent pas. On prétendit que le petit frère les avait bien raisonnés. On remarqua qu'il avait toujours nié l'arrivée des brigands et on commença à le considérer plus qu'on n'avait fait jusque-là.

Tous les jours, je le trouvai sur mon chemin, et c'est à travers champs qu'il m'apprit à_ _lire si vite et si bien, que tout le monde s'en étonnait et qu'on parlait de moi dans la paroisse comme d'une petite merveille. J'en étais fière pour moi, mais non pas vaine par rapport aux autres. J'appris un peu au petit Pierre, qui avait bon vouloir, mais la tête bien dure. J'enseignai aussi à quelques-unes de mes petites camarades, qui voulurent me faire des cadeaux en remercîment, et mon grand-oncle me prédit que je deviendrais maîtresse d'école de la paroisse, du ton dont il m'eût prédit que je deviendrais une grande reine.

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