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Nanon
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Nanon

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– Mes parents sont très riches; mais nous sommes trois enfants, et, comme ils ne veulent pas diviser leur fortune, ils la gardent pour le fils aîné. Ma soeur et moi, nous n'aurons qu'une part une fois faite, pour entrer chacun dans un couvent.

– Quel âge est-ce qu'elle a, votre soeur?

– Onze ans: et toi?

– Je n'ai pas encore treize ans faits.

– Alors, tu es grande, ma soeur est plus petite que toi de toute la tête.

– Sans doute que vous l'aimez, votre petite soeur?

– Je n'aimais qu'elle.

– Ah bah! et vos père et mère?

– Je ne les connais presque pas.

– Et votre frère?

– Je le connais encore moins.

– Comment ça se fait-il?

– Nos parents nous ont fait élever à la campagne, ma soeur et moi, et ils n'y viennent pas souvent, ils vivent avec le fils aîné à Paris. Mais tu n'as jamais entendu parler de Paris, puisque tu ne connais pas seulement Franqueville.

– Paris où il y a le roi?

– Justement.

– Et vos parents demeurent chez le roi!

– Oui, ils servent dans sa maison.

– Ils sont les domestiques du roi?

– Ils sont officiers; mais tu ne comprends rien à tout cela et cela ne peut t'intéresser. Parle de ton mouton. Est-ce qu'il t'obéit quand tu l'appelles?

– Pas trop, quand il est affamé comme aujourd'hui.

– Alors, quand je voudrai te le ramener, il ne m'obéira pas?

– Ça se peut bien. J'aime mieux attendre, puisque vous le souffrez un peu chez vous.

– Chez moi? Je n'ai pas de chez moi, ma petite, et je n'en aurai jamais. On m'a élevé dans cette idée-là que rien ne devait m'appartenir, et toi qui as un mouton, tu es plus riche que moi.

– Et ça vous fait de la peine de ne rien avoir?

– Non, pas du tout; je suis content de n'avoir pas à me donner de mal pour des biens périssables.

– Périssables? Ah! oui, mon mouton peut périr!

– Et vivant, il te donne du souci?

– Sans doute, mais je l'aime et ne regrette pas mon soin. Vous n'aimez donc rien, vous?

– J'aime tout le monde.

– Mais pas les moutons?

– Je ne les aime ni ne les hais.

– C'est pourtant des bêtes bien douces. Est-ce que vous aimez les chiens?

– J'en ai eu un que j'aimais. On n'a pas voulu qu'il me suive au couvent.

– Alors vous avez du chagrin d'être comme ça tout seul de chez vous, en pénitence chez les autres?

Il me regarda d'un air étonné, comme s'il n'avait pas encore pensé à ce que je lui disais, et puis, il répondit:

– Je ne dois me faire de peine à propos de rien. On m'a toujours dit: «Ne vous mêlez de rien, ne vous attachez à rien, apprenez à ne vous affecter de rien. C'est votre devoir et vous n'aurez de bonheur qu'en faisant votre devoir.»

– C'est drôle, ça! mon grand-oncle me dit tout à fait la même chose; mais il dit que mon devoir est de m'occuper de tout, d'être bonne à tout dans la maison et d'avoir du coeur pour toute sorte d'ouvrages. Sans doute qu'on dit ça aux enfants des pauvres et qu'on dit autrement aux enfants riches.

– Non! on dit cela aux enfants qui doivent entrer dans les couvents. Mais voilà l'heure de me rendre aux offices de la vêprée. Tu rappelleras ton mouton quand tu voudras, et, si tu veux le ramener demain…

– Oh! je n'oserais!

– Tu peux le ramener, je parlerai à l'économe.

– Il fera votre volonté?

– Il est très bon, il ne me refusera pas.

Le jeune homme me quitta et je le vis qui rentrait par les jardins, au son de la cloche. Je laissai encore un peu pâturer Rosette, et puis je la rappelai et la ramenai à la maison. Depuis ce jour-là, je me suis très bien souvenue de tout ce qui est survenu dans ma vie. Je ne fis d'abord pas de grandes réflexions sur mon entretien avec ce jeune moine. J'étais toute à l'idée riante que peut-être il m'obtiendrait un permis de pâturage de temps en temps pour Rosette. Je me serais contentée de peu. J'étais comme portée naturellement à la discrétion, mon oncle m'ayant donné en tout des exemples de politesse et de sobriété.

Je n'étais pas grande conteuse, mes cousins, très moqueurs, ne m'y encourageaient point; mais, le permis de pâturage me trottant par la tête, je racontai ce soir-là à souper tout ce que je viens de raconter, et je le fis même assez exactement pour attirer l'attention de mon grand-oncle.

– Ah! oui-dà! fit-il, ce jeune monsieur qu'ils ont amené au couvent lundi soir et que personne n'avait encore vu, c'est le petit Franqueville! un cadet de grande maison, c'est comme cela qu'on dit. – Vous connaissez bien Franqueville, mes gars? un beau manoir, da!

– J'y ai passé une fois, dit le plus jeune. C'est loin, loin du côté de Saint-Léonard en Limousin.

– Bah! douze lieues, dit Jacques, en riant, ça n'est pas si loin! j'y ai été une fois aussi, la fois que le supérieur de Valcreux m'a donné une lettre à porter et qu'il m'a prêté la bourrique du moutier pour gagner du temps. Sans doute que c'était affaire pressante, car il ne la prête pas volontiers, la grand'bourrique!

– Ignorant! reprit mon grand-oncle, ce que tu appelles bourrique c'est une mule.

– Ça ne fait rien, grand-père! j'ai bien vu la cuisine du château et j'ai parlé à l'homme d'affaires, qui s'appelle M. Prémel. J'ai bien vu aussi le jeune monsieur, et à présent je comprends que la lettre, c'était pour manigancer son entrée au couvent.

– C'était une affaire manigancée depuis qu'il est au monde, reprit le père Jean. On n'attendait que l'âge, et moi, qui vous parle, j'ai eu ma défunte nièce, la mère à la petite que voilà, vachère dans le château en question. Je peux très bien dire ce qui en est de la famille. C'est des gens qui ont pour deux cent mille bons écus de terre au soleil, et des terres bien en rapport. Ça n'est pas négligé et pillé comme celles du moutier d'ici. L'homme d'affaires, l'intendant, comme ils l'appellent, est un homme entendu et très dur; mais c'est comme ça qu'il faut être quand on est chargé d'une grosse régie.

Pierre observa que ce n'était pas la peine d'être si riche, quand on mettait de côté deux enfants sur trois. Il blâma, au point de vue des idées nouvelles qui commençaient à pénétrer jusque dans nos chaumières, le parti que prenaient encore certains nobles à l'égard de leurs cadets.

Mon oncle était un paysan de la vieille roche; il défendit le droit d'aînesse, disant que, sans cela, tous les grands biens seraient gaspillés.

On se querella un peu. Pierre, qui avait la tête vive, parla haut à son grand-père et finit par lui dire:

– C'est bien heureux que les pauvres n'aient rien à se partager, car voilà mon frère aîné que j'aime beaucoup et que je serais forcé de détester si je savais qu'il y a chez nous quelque chose dont je n'aurai rien.

– Vous ne savez pas ce que vous dites, répondit le vieux; c'est des idées de gueux que vous avez là. Dans la noblesse, on pense plus haut, on ne regarde qu'à la conservation de la grandeur, et les plus jeunes se font l'honneur de se sacrifier pour conserver les biens et les titres dans la famille.

Je demandai ce que cela voulait dire se sacrifier.

– Tu es trop petite pour savoir ça, répondit le père Jean.

Et il alla se coucher en marmottant tout bas sa prière.

Comme je répétais entre mes dents _sacrifier, _qui était un mot tout nouveau pour moi, Pierre qui aimait à faire l'entendu, me dit:

– Je sais, moi, ce que veut dire le grand-père. Il a beau défendre les moines, et les moines ont beau avoir des biens et le plaisir de ne rien faire, on sait qu'il n'y a pas de gens plus malheureux.

– Pourquoi sont-ils malheureux?

– Parce qu'on les méprise, répondit Jacques en haussant les épaules.

Et il alla se coucher aussi.

Je restai un petit moment après avoir rangé le souper tout doucement pour ne point éveiller le père Jean, qui ronflait déjà, et, comme Pierre couvrait le feu qui était notre seule clarté dans la chambre, je m'approchai de lui pour causer tout bas. J'étais tourmentée de savoir pourquoi les moines étaient méprisés et malheureux.

– Tu vois bien, me dit-il, que c'est des hommes qui n'ont ni femmes ni enfants. On ne sait pas seulement s'ils ont père et mère, frères ou soeurs. Sitôt qu'ils sont _encagés, _leur famille les oublie ou les abandonne. Ils perdent jusqu'à leur nom, c'est comme s'ils étaient tombés de la lune. Ils deviennent tous gras et laids, et sales dans leurs grandes robes, encore qu'ils aient le moyen de se tenir propres. Et puis ça s'ennuie à marmotter des prières à toute heure. Il est bon de prier Dieu, mais j'ai dans mon idée qu'il n'en demande pas tant, et que ces moines lui cassent la tête avec leurs cloches et leur latin. Enfin, c'est du monde qui ne sert à rien. On devrait les renvoyer chez eux, et donner leurs terres à ceux qui sauraient les travailler.

Ce n'était pas la première fois que j'entendais faire cette réflexion, mais elle me paraissait oiseuse. J'avais appris le respect de la propriété. Il me semblait impossible d'y rien changer et inutile de le désirer,

– Tu dis des bêtises, répondis-je au petit Pierre. On ne peut pas empêcher les riches d'être riches; mais qu'est-ce que tu penses de ce jeune apprenti moine qui m'a permis de faire manger Rosette dans le pré du moutier? Est-ce que tu crois qu'on l'écoutera?

– On ne l'écoutera pas, dit Pierre; c'est un poulain qui ne sait pas encore tirer la charrue. Les vieux qui connaissent leur métier te prendront ton ouaille s'ils la voient chez eux, et le novice ira en punition pour avoir désobéi.

– Oh! alors, je n'y retournerai plus. Je ne veux pas le faire punir, lui qui est si bon et si honnête!

– Tu peux y retourner pendant les offices du matin. Le père Fructueux ne quitte pas l'église à ces heures-là.

– Non, non! m'écriai-je, je ne veux pas m'apprendre à voler!

Je m'endormis toute préoccupée. Je ne songeais plus tant à Rosette qu'à ce garçon de si bon coeur qui était condamné à être malheureux, méprisé, _sacrifié, _comme disait mon grand-oncle. Il vint, dans la nuit, un gros orage avec des éclairs à tout embraser et des roulements de tonnerre à faire dresser les cheveux. Du moins, voilà ce que le grand-oncle nous dit au matin, car il était le seul de la maison qui eût entendu le bruit: la jeunesse dort si bien, même dans une masure mal close! mais quand j'ouvris le contrevent qui servait de fenêtre, – nous ne connaissions pas l'usage des vitres, – je vis la terre toute trempée et l'eau qui ruisselait encore autour du rocher par mille petits sillons qu'elle s'était creusés dans le sable. Je courus voir si le vent n'avait pas emporté ma bergerie. Elle avait tenu bon, et je fus joyeuse, car la pluie, c'était de l'herbe avant peu de jours.

Sur le midi, le soleil se montra et je partis avec Rosette pour un petit endroit bien abrité dans les grosses roches, où il y avait toujours quelque peu de verdure et où les autres pâtours n'allaient guère, la descente étant mal commode et non sans danger. Je m'y trouvai seule et je m'assis au bord de l'eau troublée et toute écumeuse du torrent. J'y étais depuis un bout de temps quand je m'entendis appeler par mon nom, et bientôt je vis le jeune moine qui descendait le ravin et venait à moi. Il était très propre dans sa robe neuve; il avait l'air content, il sautait hardiment de pierre en pierre. Il me parut le plus joli du monde.

Et pourtant il n'était pas beau, mon pauvre cher Franqueville; mais son air était si bon, il avait des yeux si clairs et un visage si doux, que jamais sa figure n'a fait déplaisir ou répugnance à personne.

J'étais bien surprise:

– Comment donc, lui dis-je, avez-vous fait pour me trouver, et qui est-ce qui vous a dit mon nom?

– Je te dirai cela tout à l'heure, répondit-il. Déjeunons, j'ai grand'faim.

Et il tira de sa robe un petit panier où il y avait du pâté et une bouteille contenant deux choses auxquelles je n'avais jamais goûté, de la viande et du vin! Je me fis beaucoup prier pour manger de la viande. Moitié discrétion, moitié méfiance, je n'avais que du dégoût pour cet aliment nouveau, que je trouvai pourtant bon; mais le vin me sembla détestable et ma grimace fit beaucoup rire mon nouvel ami.

Tout en mangeant il m'apprit ce qui suit:

Il ne fallait plus l'appeler ni Monsieur, ni Franqueville; il était désormais frère Émilien, Émilien étant son nom de baptême. Il avait demandé à l'économe la permission de pâturage pour Rosette et, à sa grande surprise, il ne l'avait point obtenue. Le père Fructueux lui avait donné toute sorte de raisons qu'il n'avait pas comprises; mais, le voyant fâché, il lui avait permis de me donner à manger quand il voudrait, et, sans se le faire dire deux fois, frère Émilien avait mis son dîner dans un panier et s'était rendu à la maison que je lui avais montrée la veille. Il n'y avait trouvé personne, mais une vieille femme qu'il rencontra, qu'il me décrivit et en qui je reconnus la Mariotte, lui avait à peu près indiqué l'endroit où je devais être, en lui disant que je m'appelais Nanette Surgeon. Il s'était bien dirigé et paraissait être habitué à courir la montagne. En somme, c'était, comme je l'ai bien vu par la suite, un paysan plus qu'un monsieur. On ne lui avait rien appris, il s'était enseigné lui-même. On ne lui avait point permis de suivre les chasses des autres gentilshommes, il s'était fait braconnier sur ses propres terres et il tuait bien adroitement des perdrix et des lièvres; mais, comme cela lui était défendu, il les donnait aux paysans qui lui enseignaient les remises et lui gardaient le secret. Il avait appris avec eux à nager, à se tenir à cheval, à grimper aux arbres et même à travailler comme eux, car il était fort, quoique d'apparence assez chétive.

On peut croire que tout ce que je vais dire de lui pour faire connaître son caractère et sa situation ne me fut pas dit ce jour- là et dans cet endroit-là; je n'en eusse pas compris le quart, il m'a fallu des années pour me rendre compte de ce que je résume ici.

Émilien de Franqueville était né intelligent et résolu. Pour l'empêcher de prétendre au premier rang dans la famille, on avait travaillé à tuer son âme et son esprit. Son frère n'était pas, à ce qu'il paraît, aussi bien doué que lui, mais il était l'aîné, et, dans cette famille de Franqueville, tous les cadets avaient été dans les ordres. C'était une loi à laquelle on n'avait jamais manqué et qui se transmettait de père en fils. Le marquis père d'Émilien trouvait cela fort bien vu; c'était une mesure d'ordre qui renchérissait sur la loi de l'État. Il disait que cela simplifiait les affaires d'héritage où les procureurs, en mettant le nez et en suscitant des procès, trouvaient toujours moyen de démanteler la propriété. Un garçon doté pour le cloître n'avait plus rien à prétendre. Il n'avait pas de descendance, partant il ne laissait pas d'éléments de chicane pour l'avenir. Enfin c'était réglé, et le petit Émilien sut à peine connaître sa main droite de sa main gauche, qu'on lui enseigna la chose sans lui permettre de la discuter.

On peut penser qu'il y eut en lui quelques révoltes. Elles furent si vite et si bien étouffées, qu'il entra dans la vie déjà mort à bien des choses et aussi naïf à seize ans qu'un autre à huit. On lui avait donné pour précepteur une espèce d'idiot qui eut pour tout esprit celui de comprendre qu'il fallait tâcher de rendre son élève idiot comme lui. N'en venant pas à bout, car Émilien avait naturellement de l'esprit et du bon sens, il fit semblant de l'instruire et de le surveiller, tout en le laissant complètement à lui-même. Aussi l'enfant savait-il à peine lire et écrire quand il vint au couvent; mais il avait beaucoup réfléchi et beaucoup raisonné à sa guise, et il s'était refait une âme à lui seul.

Il avait donné son coeur à Dieu, comme sont portés à le faire ceux qui n'ont que lui pour ami et pour soutien; mais, plus son précepteur voulait lui expliquer Dieu à sa manière, plus l'élève le comprenait à la sienne. Il ne regimbait point contre l'Église. Il se contentait de la regarder comme une chose de ce monde qu'il ne faut point placer trop haut et qu'on peut blâmer et critiquer quand elle ne marche pas dans le vrai chemin du Ciel. Ce qu'il m'avait dit dès le premier jour, il le pensa toute sa vie. L'Église, selon lui, ne devait servir qu'à faire aimer Dieu, à consoler les peines et à secourir le malheur. Pour tout le reste, il ne s'en souciait guère, ne querellait point, laissait dire et agissait selon sa conscience. Enfin, à force d'être négligé et abandonné à lui-même, en même temps qu'on le plaçait en dehors de tout, il s'était fait un monde à part selon ses rêves et il avait pris un goût d'indépendance sauvage. Il ne résistait à personne et cédait même à tout par complaisance ou par ennui; mais il ne se laissait convaincre de rien et se dépêchait d'échapper à toute contrainte aussitôt qu'on ne faisait plus attention à lui. À force d'être privé de tout ce que l'on envie, il méprisait tout ce qui lui était refusé.

III

Quand nous eûmes déjeuné, il fit un somme sur le rocher que le soleil chauffait. Il me demanda en s'éveillant à quoi je pensais en tricotant et en surveillant mon ouaille.

À l'ordinaire, lui dis-je, je pense à cinquante choses dont je ne me souviens pas après; mais, aujourd'hui, je n'ai pensé qu'à m'étonner de vous. Vous faites donc tout ce que vous voulez avec les moines, que vous passez comme ça la journée où vous voulez et comme il vous plaît?

– Je ne sais pas si les moines me tourmenteront pour cela, répondit-il. Je ne le crois pas, je leur apporte une jolie petite somme si je prononce mes voeux, et ils n'ont point envie de me dégoûter de leur compagnie avant de tenir mon argent; j'ai déjà vu cela. Quant à m'instruire, ils ne doivent pas y tenir beaucoup.

– Pourquoi donc?

– Pour une raison bien simple, c'est qu'ils n'en savent guère plus long que moi, et que, s'ils ne faisaient pas durer ce qu'ils ont à m'apprendre, ils seraient trop vite au bout.

– Vous les méprisez donc aussi, vous, vos moines?

– Je ne les méprise pas, je ne méprise personne. Ils me paraissent très doux et je ne leur ferai pas plus de peine qu'ils ne m'en feront.

– Alors, vous viendrez quelquefois me voir aux champs?

– Je ne demande pas mieux, je t'apporterai à manger tant que tu voudras.

Je devins rouge de dépit.

– Je n'ai pas besoin que vous me fassiez manger, lui dis-je: j'ai tout ce qu'il faut chez nous et j'aime mieux nos châtaignes que vos pâtés.

– Alors, c'est pour le plaisir de me voir que tu me dis de revenir.

– C'était pour ça; mais, si vous croyez…

– Je ne crois que ce que tu dis: tu es une bonne petite fille, et puis tu me rappelles ma soeur; j'aurai du plaisir à te revoir.

Depuis ce jour, nous nous vîmes très souvent. Il avait très bien jugé comment les moines de Valcreux agiraient avec lui; ils le laissèrent libre d'employer son temps comme il l'entendait et ne lui demandèrent que d'assister à certains offices, ce à quoi il se soumit. Il eut bientôt fait connaissance avec mes deux cousins, et il nous fit rire un jour en nous racontant que le prieur l'avait mandé pour lui dire qu'après avoir réfléchi à son jeune âge, il avait cru devoir prendre le parti de le dispenser des offices de matines.

– Croirez-vous, ajouta Émilien, que j'ai eu la simplicité de le remercier et de lui dire qu'ayant l'habitude de me lever avec le jour, il ne me fâchait point d'assister aux matines? il a insisté, et moi j'insistais aussi pour lui marquer ma soumission. C'était une bonne scène. Enfin, le frère Pamphile m'a poussé le coude, et je l'ai suivi dans le préau où il m'a dit: «Mon garçon, si vous voulez absolument aller à matines, vous irez seul, car il y a plus de dix ans qu'aucun de nous n'y a été, et le père prieur serait bien embarrassé pour nous y contraindre, lui qui nous a invité à supprimer cette mortification inutile.» Je lui ai demandé alors pourquoi on sonnait cet office. Il m'a répondu qu'il fallait bien laisser le sonneur gagner sa vie, parce que c'est un pauvre homme de la paroisse qui ne sait rien faire autre chose.

Jacques prétendit qu'il y avait une meilleure raison.

– Les moines, dit-il, sont des cafards; ils veulent laisser croire aux paroissiens qu'ils disent leurs prières, tandis qu'ils dorment la grasse matinée sur leurs gros lits de plume.

Jacques ne perdait pas l'occasion d'abîmer les religieux et il ne se gênait pas pour dire à Émilien qu'il avait tort de s'engager dans ce régiment de fainéants. Quand mon grand-oncle l'entendait, il le faisait taire, mais le petit frère – c'est comme cela que nous appelions Émilien – répondait au père Jean:

– Laissez dire; les moines ont le devoir d'être jugés comme les autres hommes. Je les connais, je dois m'arranger pour vivre avec eux. Je ne les accuse pas, mais je ne me crois pas obligé de les défendre. Si leur métier paraît inutile, c'est leur faute.

Quand nous étions entre nous dans la famille, nous parlions presque toujours du _petit frère. _Notre pauvre vie n'était pas assez variée pour que les fréquentes visites d'un nouveau venu et les heures qu'il passait quelquefois avec nous ne nous semblassent point de gros événements. Petit Pierre l'aimait à plein coeur et le défendait contre Jacques, qui le considérait fort peu. En cela, il se trouvait assez d'accord avec mon grand-oncle, qui reprochait à Émilien de ne pas savoir tenir son rang, d'oublier qu'il était un Franqueville, enfin de n'être pas aussi recueilli qu'un futur religieux devait l'être.

– C'est une tête légère, disait-il, et ça ne fera jamais ni un bon noble ni un bon moine. Ça n'est pas méchant, ça n'est même que trop bon; ça paraît honnête, ça ne songe pas encore aux filles, mais ça ne se tourmente ni de ce monde ni de l'autre, et pourtant quand on n'est pas bon pour l'épée, il faudrait être bon pour l'autel.

– Qu'est-ce qui vous dit qu'il n'aurait pas été bon pour l'épée? s'écriait Pierre tout ému. Il n'a peur de rien, et ça n'est pas sa faute si on n'en a pas fait un bon soldat au lieu d'en faire un cheti'moine.

J'écoutais tous ces jugements sans bien savoir lequel croire. J'avais d'abord rêvé une grande amitié avec le petit frère; mais il ne faisait pas à moi l'attention que je faisais à lui. Toujours bon, prêt à obliger, à passer son temps au hasard avec le premier venu, il ne pensait à moi que quand il me voyait. Je m'étais imaginé lui remplacer sa petite soeur et le consoler de ses peines à confier mais il n'avait plus de peines à confier. Il disait sa position à tout le monde sans faire de réflexions, et racontait les malheurs de son enfance sans paraître les avoir sentis; cela tenait peut-être à une espèce de sourire continuel qui paraissait augmenter quand il disait des choses tristes et qu'il lui donnait un air de niaiserie indifférente. Enfin il n'était pas l'enfant _sacrifié _dont je m'étais fait je ne sais quelle idée, et je me remis à lui préférer Rosette, qui avait besoin de moi, tandis que lui n'avait besoin de personne.

L'hiver, un rude hiver, celui de_ _88 se passa ainsi, de même que le printemps de 89. On s'occupait bien peu de politique à Valcreux. Nous ne savions pas lire, nous étions encore pour la plupart, sinon en droit, du moins en fait, serfs mainmortables de l'abbaye. Les moines ne nous foulaient pas trop pour les corvées, mais ils ne nous passaient rien sur les dîmes, et, comme on regimbait toujours, ils causaient avec nous le moins possible. S'ils savaient des nouvelles du dehors, ils ne nous en disaient rien. Notre province était des plus tranquilles et les personnes des environs qui avaient affaire au moutier ne s'arrêtaient guère à nous parler. Un paysan de ce temps-là était si peu de chose!

La révolution était donc commencée et nous ne le savions pas. Pourtant le bruit de la prise de la Bastille se répandit un jour de marché, et comme cela causait quelque émotion dans la paroisse, je fus envieuse de savoir ce que cela pouvait être: la Bastille!

Les explications de mon grand-oncle ne me satisfaisaient pas, parce qu'elles étaient toujours contredites par mes cousins; quelquefois devant lui, ce qui le fâchait beaucoup. Je guettai donc le petit frère pour le questionner, et, quand j'eus réussi à le joindre au milieu de son école buissonnière, je le priai, lui qui devait connaître plus de choses que nous, de me dire pourquoi les uns se réjouissaient, et pourquoi les autres s'inquiétaient de la Bastille. Dans mon idée, c'était une personne qu'on avait mise en prison.

– C'est-à-dire, me répondit-il, que la Bastille était une prison affreuse que les gens de Paris ont jetée à bas.

Et il m'expliqua dans un sens très révolutionnaire la chose et l'événement. En réponse à d'autres questions, il m'apprit que les moines de Valcreux regardaient la victoire des Parisiens comme un très grand malheur. Ils disaient que tout était perdu et parlaient de faire réparer les brèches du couvent pour se défendre contre les brigands.

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