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Le Vicaire de Wakefield
Le Vicaire de Wakefield

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Le Vicaire de Wakefield

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Je vois que vous me demandez de vous fournir à la fois l’argument et l’entendement. Non, monsieur, je déclare ici que vous êtes trop fort pour moi.» Ceci eut un succès de rire aux dépens du pauvre Moïse, qui resta la seule figure sombre dans ce groupe de joyeux visages, et il ne prononça plus une seule syllabe pendant toute la durée du repas.

Tout cela ne me causait aucun plaisir; mais l’effet en était très différent sur Olivia, qui prenait pour de l’esprit ce qui n’était qu’un pur acte de mémoire. Aussi trouvait-elle le squire un gentilhomme très distingué; et si l’on considère quels puissants ingrédients sont un bel air, de beaux habits et de la fortune dans la composition d’un personnage ainsi qualifié, on lui pardonnera facilement. M. Thornhill, malgré son ignorance réelle, causait avec aisance et savait s’étendre abondamment sur les lieux communs de la conversation. Il n’est pas surprenant que de tels talents dussent gagner le cœur d’une jeune fille à qui son éducation avait appris à connaître la valeur des apparences chez elle-même, et, par conséquent, à y attacher aussi de la valeur chez les autres.

Après le départ de notre jeune seigneur, nous nous remîmes à discuter ses mérites. Comme il adressait ses regards et ses discours à Olivia, on ne doutait plus qu’elle ne fût l’objet qui l’attirait chez nous. Et elle ne paraissait pas trop mécontente des innocentes railleries de son frère et de sa sœur à ce propos. Déborah elle-même semblait partager la gloire de la journée; elle triomphait dans la victoire de sa fille comme si c’eût été la sienne. «Et maintenant, mon ami, me dit-elle, je peux bien avouer que c’est moi qui ai conseillé à mes filles d’encourager les attentions de notre seigneur. J’ai toujours eu quelque ambition, et vous voyez maintenant que j’avais raison; car qui sait comment ceci peut bien finir? – Oui, en effet, qui le sait? répondis-je avec un grand soupir. Pour ma part, je n’en suis pas fort charmé; j’aurais beaucoup mieux aimé quelqu’un qui eût été pauvre et honnête, que ce beau gentilhomme avec sa fortune et son impiété; car, comptez-y, s’il est ce que je le soupçonne d’être, jamais libre penseur n’aura un de mes enfants.

– Assurément, père, s’écria Moïse, vous êtes ici trop rigoureux; car le ciel ne le jugera pas sur ce qu’il pense, mais sur ce qu’il fait. Tout homme a en lui mille pensées coupables qui s’élèvent en dehors de son contrôle. Il se peut que penser librement sur la religion soit involontaire chez ce gentleman; de sorte que, tout en admettant que ses sentiments soient erronés, comme il est purement passif en les subissant, il n’est pas plus à blâmer pour ses erreurs que le gouverneur d’une ville sans murailles pour l’abri qu’il est obligé de fournir à l’ennemi qui l’envahit.

– C’est vrai, mon fils, m’écriai-je. Mais si le gouverneur y attire l’ennemi, il est bel et bien coupable. Et tel est toujours le cas de ceux qui embrassent l’erreur. La faute n’est pas de donner son assentiment aux preuves que l’on voit, mais de fermer les yeux devant un grand nombre de preuves qui se présentent. De sorte que, bien que nos opinions erronées soient involontaires une fois formées, comme nous avons été volontairement corrompus ou très négligents en les formant, nous n’en méritons pas moins un châtiment pour notre faute, ou du mépris pour notre folie.»

Ma femme reprit alors la conversation, mais non le raisonnement. Elle fit remarquer que plusieurs très honnêtes gens de notre connaissance étaient des libres penseurs et faisaient de très bons maris; elle connaissait même certaines jeunes filles de sens qui auraient assez d’habileté pour faire de leurs époux des convertis. «Et qui sait, mon ami, continua-t-elle, ce qu’Olivia peut être capable d’accomplir? L’enfant n’est jamais à court sur aucun sujet, et, à ma connaissance, elle est très forte en controverse.

– Eh! ma chère, que peut-elle avoir lu en fait de controverse? m’écriai-je. Il ne me souvient pas que j’aie jamais mis des livres de ce genre entre ses mains. Certainement vous exagérez ses mérites. – En vérité non, papa, répondit Olivia. J’ai lu une grande quantité de controverse. J’ai lu les discussions entre Thwackum et Square3; la controverse entre Robinson Crusoe et Vendredi, le sauvage, et je m’occupe en ce moment à lire la controverse qui se trouve dans la Cour dévote4. – Très bien! m’écriai-je. Voilà une bonne fille. Je vous trouve toutes les qualités requises pour faire des convertis; donc, allez aider votre mère à confectionner la tarte aux groseilles.»

CHAPITRE VIII

Un amour qui ne promet guère de fortune peut cependant en amener beaucoup

LE lendemain matin; nous eûmes de nouveau la visite de M. Burchell. Je commençais, pour certaines raisons, à trouver déplaisante la fréquence de ses retours; mais je ne pouvais lui refuser ma compagnie ni mon foyer. Il est vrai que son travail payait plus que son entretien; car il s’employait vigoureusement parmi nous, et, soit dans la prairie, soit à la meule, il se mettait au premier rang. En outre, il avait toujours quelque chose d’amusant à dire, qui allégeait notre labeur, et il était à la fois si bizarre et si sensé que je l’aimais, riais de lui et le prenais en pitié tout ensemble. Mon seul grief venait de l’attachement qu’il montrait pour ma fille: il l’appelait, en manière de plaisanterie, sa petite maîtresse, et quand il achetait pour chacune d’elles une parure de rubans, celle de Sophia était la plus jolie. Je ne savais comment, mais chaque jour il semblait devenir plus aimable; son esprit paraissait augmenter, et sa simplicité prendre l’air supérieur de la sagesse.

Nous dînâmes en famille, dans le champ, assis, ou plutôt couchés, autour d’un modeste repas, la nappe étendue sur le foin. M. Burchell donnait au festin de la gaieté. Pour surcroît de satisfaction, deux merles se répondaient de deux haies opposées, le rouge-gorge familier venait picorer les miettes dans nos mains, et il n’était pas un bruit qui ne parût un écho de la tranquillité. «Je ne me trouve jamais assise ainsi, dit Sophia, sans penser aux deux amants si suavement décrits par M. Gay, et que la mort frappa dans les bras l’un de l’autre. Il y a, dans cette description quelque chose de si pathétique, que je l’ai lue cent fois avec un nouveau ravissement. – A mon avis, s’écria mon fils, les plus beaux traits de cette description sont bien au-dessous de ceux que l’on trouve dans Acis et Galatée, d’Ovide. Le poète romain entend mieux l’emploi de l’antithèse, et c’est de cette figure habilement mise en œuvre que dépend toute la force du pathétique. – Il est remarquable, s’écria M. Burchell, que les deux poètes que vous citez aient également contribué à introduire un goût faux dans leurs pays respectifs, en chargeant tous leurs vers d’épithètes. Des hommes d’un médiocre génie trouvèrent que c’était dans leurs défauts qu’on les pouvait le plus aisément imiter, et la poésie anglaise, comme celle des derniers temps de l’empire de Rome, n’est plus rien aujourd’hui qu’une combinaison d’images luxuriantes, sans plan et sans lien, qu’un chapelet d’épithètes qui embellissent le son sans exprimer de sens. Mais peut-être, madame, tandis que je reprends ainsi les autres, trouverez-vous juste que je leur donne l’occasion de se venger; et précisément je n’ai fait cette remarque que pour avoir l’occasion moi-même de présenter à la société une ballade qui, quels que soient ses autres défauts, est du moins exempte, je le crois, de ceux que j’ai indiqués.»

BALLADE«Viens à moi, bon Ermite du vallon,Et guide ma route solitaireLà-bas, où cette lumière égaye le valD’un hospitalier rayon.«Car ici, abandonné, perdu, je chemineA pas languissants et lents,Au milieu de déserts qui s’étendent, incommensurables.Semblant s’allonger à mesure que je vais.– Garde-toi, mon fils, s’écrie l’Ermite,De tenter les dangereuses ténèbres;Car ce fantôme perfide fuit là-basPour t’attirer à ta perte.«Ici, à l’enfant du besoin sans abriMa porte toujours est ouverte;Et quoique ma part soit bien petite,Je la donne de bonne volonté.«Arrête-toi donc ce soir, et librement partageTout ce qu’offre ma cellule,Ma couche de joncs et ma chère frugale,Mon bonheur et mon repos.«Les troupeaux qui parcourent en liberté la vallée.Je ne les condamne pas à l’abattoir;Instruit par ce Pouvoir qui a pitié de moi,J’apprends à avoir pitié d’eux.«Mais du flanc herbeux de la montagneJ’emporte un innocent festin:Une besace garnie d’herbes et de fruits,Avec de l’eau de la source.«Donc, pèlerin, arrête; oublie tes soucis:Tous les soucis de la terre sont faux;L’homme n’a besoin que de peu ici-bas,Et il n’en a besoin que peu de temps.»Doucement, comme la rosée descend du ciel,Tombaient ses tranquilles accents.L’étranger modeste s’incline basEt le suit dans la cellule.Au loin, dans l’étendue obscure et désolée,Se trouvait la demeure solitaire,Refuge pour le pauvre du voisinageEt pour l’étranger égaré.Nulles richesses sous son humble chaumeN’exigeaient la garde d’un maître.La petite porte s’ouvrant au loquetReçut le couple inoffensif.Et, alors que les foules affairées se retirentPour prendre leur repos du soir,L’Ermite attisait son petit feuEt fêtait son hôte pensif.Il étalait ses provisions rustiques,Le pressait gaiement et souriait;Et, versé dans la connaissance des légendes,Il trompait les heures tardives.Autour de lui, dans une gaieté sympathique,Le petit chat essayait ses tours,Le grillon gazouillait dans l’âtre,Le fagot pétillant se répandait en flammes.Mais rien ne versait un charme assez puissantPour calmer la douleur de l’étranger,Car la peine était lourde en son cœur,Et ses larmes se mirent à couler.L’Ermite épiait cette émotion naissante,Oppressé d’un sentiment pareil:«Et d’où viennent, malheureux jeune homme, cria-t-il,Les chagrins de ton cœur?«Chassé de demeures plus heureuses,Es-tu donc errant malgré toi?T’affliges-tu pour une amitié sans retour,Ou pour un amour dédaigné?«Hélas! les joies que la fortune apporteSont frivoles et caduques;Et ceux qui prisent ces pauvretés,Plus frivoles qu’elles encore.«Et l’amitié qu’est-elle, qu’un nom,Un charme qui berce et endort,Une ombre qui suit la richesse ou la renommée,Mais qui laisse le misérable à ses pleurs?«Et l’amour est encore un son plus vide,Le jouet de nos beautés du jour,Invisible sur terre, ou ne s’y trouvantQue pour réchauffer le nid de la tourterelle.«Fi! tendre jeune homme, fais taire ta douleur,Et méprise ce sexe», dit-il.Mais tandis qu’il parle, une rougeur montanteA trahi son hôte éperdu d’amour.Surpris, il voit de nouvelles beautés naître,Parure soudaine qui s’étale aux yeux,Semblable aux couleurs du ciel au matin,Non moins brillante, non moins passagère aussi.Le regard timide, le sein qui se soulèveTour à tour éveillent ses alarmes:L’aimable étranger est, de son aveu même, reconnuPour une jeune fille dans tous ses charmes.«Ah! oui; pardonnez à l’étrangère indiscrète,A la misérable abandonnée, s’écria-t-elle,A l’importune, dont les pieds impies pénètrent ainsiLà où le ciel demeure avec vous.«Mais laisse une part de ta pitié à une jeune filleQue l’amour a faite errante,Qui cherche le repos, et qui trouve le désespoirPour compagnon de sa route.«Mon père vivait sur le bord de la Tyne;C’était un opulent seigneur,Et toute son opulence était marquée d’avance comme mienne:Il n’avait d’enfant que moi.«Pour m’enlever à ses tendres bras,Des prétendants sans nombre vinrent,Qui me louaient de charmes supposés,Et ressentaient ou feignaient la passion.«A toute heure une foule mercenaireRivalisait d’offres les plus riches;Parmi les autres, le jeune Edwin s’inclinait.Mais jamais ne parlait d’amour.«Vêtu d’habits modestes et des plus simples,Il n’avait ni richesses ni pouvoir;Sagesse et mérite, voilà tout ce qu’il avait;Mais c’était aussi tout pour moi.«Et lorsqu’à mes côtés, dans le val,Il chantait des lais d’amour,Son haleine prêtait des parfums à la briseEt de la musique aux bois.«La fleur s’ouvrant au jour,Les rosées distillées du ciel,Ne pouvaient montrer rien d’assez purPour rivaliser avec son cœur.«La rosée, la fleur sur l’arbreBrillent de charmes inconstants:Leurs charmes, il les avait; mais, malheur à moi!Moi, j’avais leur constance.«Sans cesse j’essayais tous les artifices de la coquetterieImportune et vaine;Et lorsque sa passion touchait mon cœur,Je triomphais dans ses peines.«Enfin, tout accablé de mes mépris,Il me laissa à mon orgueil,Et, secrètement, chercha une solitudeAbandonnée, où il mourut.«Mais mienne est la douleur, et mienne la faute,Et ma vie doit bien la payer;Je chercherai la solitude qu’il a cherchée,Et m’étendrai là où il gît.«Oui, là, abandonnée, désespérée, cachée,Je veux me coucher et mourir;C’est ce que pour moi Edwin a fait,Et c’est ce que je ferai pour lui.»«Empêche cela, Ciel!» cria l’Ermite;Et il la pressait contre son sein.Étonnée, la belle se retourne en courroux:C’était Edwin lui-même qui l’embrassait.«Regarde, Angelina toujours chère,Mon enchanteresse, regarde et voisIci ton Edwin, ton Edwin longtemps perdu,Rendu à l’amour et à toi.«Laisse-moi te tenir ainsi sur mon cœur,Et quitter tout souci.Ne devons-nous donc plus nous séparer jamais, jamais,O ma vie, ô seul bien qui soit à moi?«Non, jamais! à partir de cette heure,Nous vivrons et nous nous aimerons, fidèles;Le dernier soupir qui déchirera ton cœur constantBrisera aussi celui de ton Edwin.»

Pendant la lecture de cette ballade, Sophia semblait mêler un air de tendresse à son approbation. Mais notre tranquillité fut bientôt troublée par le bruit d’un coup de fusil tout près de nous, et, immédiatement après, un homme apparut, traversant violemment la haie pour ramasser le gibier qu’il venait de tuer. Ce chasseur était le chapelain du squire, et il avait abattu un des merles qui nous récréaient si agréablement. Un bruit tellement fort et rapproché avait fait tressaillir mes filles, et je pus remarquer que Sophia, dans son effroi, s’était jetée dans les bras de M. Burchell pour y chercher protection. Le gentleman s’avança et demanda pardon de nous avoir dérangés, affirmant qu’il ignorait que nous fussions si près. Il prit place auprès de ma fille cadette, et, en vrai sportsman, il lui offrit ce qu’il avait tué dans la matinée. Elle allait refuser, mais un coup d’œil discret de sa mère lui fit promptement corriger sa bévue et accepter le présent, non sans quelque répugnance toutefois. Ma femme laissa percer, comme à l’ordinaire, son orgueil, en faisant tout bas la remarque que Sophia avait fait la conquête du chapelain, de même que sa sœur avait fait celle du squire. Je soupçonnais toutefois, et avec plus de probabilité, qu’elle avait placé ses affections sur un autre objet. Le chapelain avait pour commission de nous informer que M. Thornhill avait fait venir de la musique et des rafraîchissements et comptait donner, le soir même, à ces demoiselles un bal au clair de lune, sur la pelouse devant notre porte. «Et je ne puis nier, continua-t-il, que je n’aie intérêt à être le premier à transmettre ce message, car j’espère, pour ma récompense, que miss Sophia me fera l’honneur de m’accepter pour cavalier.» A ceci la jeune fille répliqua qu’elle le ferait volontiers si elle le pouvait honnêtement.

«Mais, poursuivit-elle en regardant M. Burchell, voici un gentleman qui a été mon compagnon dans le travail de la journée, et il convient qu’il en partage les amusements.» M. Burchell la remercia poliment de son intention, mais il céda ses droits au chapelain et ajouta qu’il avait cinq milles à faire dans la soirée, étant invité à un souper de moisson. Son refus me parut un peu extraordinaire; et, d’un autre côté, je ne parvenais pas à concevoir comment une jeune personne aussi sensée que ma fille cadette pouvait ainsi préférer un homme ruiné à quelqu’un dont les espérances étaient beaucoup plus hautes. Mais, de même que les hommes sont les plus capables de distinguer le mérite chez les femmes, de même les dames forment souvent de nous les jugements les plus exacts. Les deux sexes semblent être placés comme en observation vis-à-vis l’un de l’autre et sont doués de capacités différentes appropriées à cet examen mutuel.

CHAPITRE IX

Présentation de deux dames très distinguées. – Il semble toujours que la supériorité de la toilette donne la supériorité de l’éducation

A PEINE M. Burchell avait-il pris congé et Sophia consenti à danser avec le chapelain, que les petits arrivèrent en courant nous dire que le squire était là, avec une grande compagnie. Nous retournâmes à la maison et trouvâmes notre seigneur accompagné de deux gentilshommes de moindre qualité et de deux jeunes personnes richement habillées, qu’il nous présenta comme des femmes d’une très grande distinction et très à la mode, venues de Londres. Il se trouva que nous n’avions pas assez de chaises pour tout le monde, et aussitôt M. Thornhill proposa que chaque gentleman s’assît sur les genoux d’une dame. Je m’y opposai catégoriquement, malgré un regard improbateur de ma femme. On envoya donc Moïse emprunter une couple de chaises, et comme nous manquions de dames pour compléter une contredanse, les deux messieurs partirent avec lui, en quête d’une couple de danseuses. Chaises et danseuses furent vite trouvées. Les messieurs revinrent avec les roses filles de mon voisin Flamborough, superbes sous leurs coiffures de nœuds de ruban rouge. Mais on n’avait pas prévu une circonstance malencontreuse: les demoiselles Flamborough avaient, à vrai dire, la réputation d’être les meilleures danseuses de la paroisse et entendaient la gigue et la ronde à la perfection; mais elles n’en étaient pas moins totalement étrangères à la contredanse. Ceci nous déconcerta tout d’abord; cependant, après s’être fait un peu pousser et tirer, elles finirent par aller gaiement. Notre musique se composait de deux violons, d’une flûte et d’un tambourin. La lune brillait, claire. M. Thornhill et ma fille aînée menaient le bal, au grand plaisir des spectateurs: les voisins, en effet, ayant appris ce qui se passait, arrivèrent en troupes autour de nous. Ma fille avait les mouvements si gracieux et si vifs que ma femme ne put s’empêcher de découvrir la vanité de son cœur en m’assurant que, si la fillette s’en acquittait si habilement, c’est qu’elle lui avait emprunté tous ses pas. Les dames de la ville s’évertuaient péniblement à montrer la même aisance, mais sans succès. Elles tournoyaient, s’agitaient, languissaient, se démenaient; rien n’y faisait. Les spectateurs, il est vrai, déclaraient que c’était fort bien; mais le voisin Flamborough fit remarquer que les pieds de miss Livy semblaient tomber avec la musique aussi juste qu’un écho. La danse durait depuis une heure lorsque les deux dames, qui craignaient d’attraper un rhume, proposèrent de cesser le bal. L’une d’elles, à ce qu’il me sembla, exprima ses sentiments à cette occasion d’une façon fort grossière, lorsqu’elle déclara que par le bon Dieu vivant, la sueur lui dégouttait partout.

En rentrant à la maison, nous trouvâmes un très élégant souper froid que M. Thornhill avait fait apporter avec lui. Cette fois-ci, la conversation fut plus réservée qu’auparavant. Les deux dames rejetèrent tout à fait mes filles dans l’ombre, car elles ne voulurent parler de rien que de la haute vie et des gens qui la mènent, ou d’autres sujets à la mode, tels que tableaux, bon goût, Shakespeare et harmonica. Il est vrai que deux ou trois fois elles nous mortifièrent sensiblement en laissant échapper un juron; mais cela me parut être la marque la plus certaine de leur distinction (j’ai pourtant appris depuis que jurer n’est nullement à la mode). Quoi qu’il en soit, leurs toilettes jetaient comme un voile sur les grossièretés de leur conversation. Mes filles semblaient regarder avec envie leurs talents supérieurs, et l’on attribuait ce qui apparaissait de défectueux en elles à l’excellence même de leur éducation. Mais la condescendance de ces dames était encore plus grande que leurs autres mérites. L’une d’elles déclara que si miss Olivia avait vu un peu plus de monde, cela lui ferait beaucoup de bien. A quoi l’autre ajouta qu’un seul hiver passé à la ville ferait de la petite Sophia une tout autre personne. Ma femme les approuva chaudement l’une et l’autre, ajoutant qu’il n’y avait rien qu’elle désirât plus ardemment que de donner à ses filles l’avantage de se perfectionner à Londres pendant un seul hiver. Je ne pus me retenir de dire là-dessus que leur éducation était déjà plus haute que leur fortune, et qu’un plus grand raffinement de manières ne ferait que rendre leur pauvreté ridicule et leur donner du goût pour des plaisirs qu’elles n’avaient pas le droit de prendre.

«Et quels plaisirs, s’écria M. Thornhill, ne méritent-elles pas de prendre, celles qui ont en leur pouvoir d’en accorder tant? Pour ma part, ma fortune est assez considérable; amour, liberté et plaisir, voilà mes maximes; mais, Dieu me maudisse! si le don de la moitié de mes biens pouvait faire plaisir à ma charmante Olivia, ce serait à elle; et la seule faveur que je lui demanderais en retour serait d’ajouter ma propre personne au cadeau.» Je n’étais pas tellement étranger au monde que j’ignorasse que c’était là le tour à la mode pour déguiser l’insolence des plus viles propositions, et je fis un effort pour réprimer ma colère. «Monsieur, m’écriai-je, la famille à laquelle vous voulez bien en ce moment faire la faveur de votre compagnie a été élevée avec un sentiment de l’honneur aussi délicat que vous. Toute tentative pour y porter atteinte pourrait être suivie des plus dangereuses conséquences. L’honneur, monsieur, est aujourd’hui la seule chose que nous possédions, et c’est un dernier trésor dont nous devons être particulièrement soigneux.» Je ne tardai pas à être fâché de la chaleur avec laquelle j’avais parlé, lorsque le jeune gentilhomme, me saisissant la main, jura qu’il appréciait mes sentiments, bien qu’il désapprouvât mes soupçons. «Quant à ce que vous venez de me donner à entendre, continua-t-il, je proteste que rien n’était plus éloigné de mon cœur qu’une telle pensée. Non, par tout ce qui peut tenter, la vertu capable de soutenir un siège régulier ne fut jamais de mon goût, et toutes mes amours sont des coups de main.»

Les deux dames, qui avaient affecté de ne pas s’apercevoir du reste, semblèrent souverainement choquées de ce dernier trait de franchise, et, très discrètement et sérieusement, entamèrent un dialogue sur la vertu. Ma femme, le chapelain, bientôt moi-même, nous nous joignîmes à elles, et à la fin, nous amenâmes le squire à confesser un sentiment de regret sur ses anciens excès. Nous parlâmes des plaisirs de la tempérance et du soleil qui brille dans le cœur qu’aucune faute n’a souillé. J’étais si content, que l’on garda les enfants plus tard que l’heure habituelle, pour les édifier par une si excellente conversation. M. Thornhill alla même plus loin que moi et demanda si je consentais à faire la prière. J’embrassai la proposition avec joie, et la soirée passa ainsi de la manière la plus satisfaisante, jusqu’au moment où la société finit par songer à s’en retourner. Les dames paraissaient ne se séparer qu’à regret de mes filles, pour lesquelles elles avaient conçu une affection particulière, et elles unirent leurs instances pour avoir le plaisir de leur compagnie jusqu’au château. Le squire appuyait la proposition, et ma femme y ajoutait ses sollicitations; les enfants me regardaient, comme si elles désiraient y aller. Dans cet embarras, je donnai deux ou trois excuses que mes filles écartèrent à mesure; de sorte qu’à la fin je dus opposer un refus péremptoire, ce qui nous valut des mines boudeuses et des réponses écourtées pour toute la journée du lendemain.

CHAPITRE X

La famille s’efforce de faire comme plus riche qu’elle. Misères des pauvres quand ils veulent paraître au-dessus de leur état

JE commençai dès lors à m’apercevoir que toutes mes longues et pénibles exhortations à la tempérance, à la simplicité et au contentement du cœur avaient perdu toute influence. Les attentions que nous avaient récemment accordées des gens plus riches que nous réveillaient cet orgueil que j’avais endormi, mais non chassé. Nos fenêtres se garnirent de nouveau, comme jadis, d’eaux pour le cou et le visage. On redouta le soleil comme un ennemi de la peau an dehors, et le feu comme un destructeur du teint au dedans. Ma femme fit remarquer que se lever trop matin faisait du mal aux yeux de ses filles et que travailler après le dîner leur rougissait le nez, et elle me convainquit que jamais les mains ne paraissaient si blanches que quand elles ne faisaient rien. Aussi, au lieu de finir les chemises de George, nous les voyions maintenant retaillant sur de nouveaux modèles leurs vieilles gazes et s’escrimant au tambour à broder. Les pauvres demoiselles Flamborough, naguère leurs joyeuses compagnes, étaient mises de côté comme des connaissances vulgaires, et toute la conversation ne roulait que sur la haute vie et ceux qui la mènent, sur les tableaux, le bon goût, Shakespeare et l’harmonica.

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