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Le Vicaire de Wakefield
Le Vicaire de Wakefield

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Le Vicaire de Wakefield

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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Mon fils aîné, George, était élevé à Oxford, car j’avais en vue pour lui une des professions savantes. Mon second garçon, Moïse, que je destinais aux affaires, recevait une sorte d’éducation mixte à la maison. Mais il est inutile d’essayer de décrire les caractères particuliers de jeunes gens qui n’avaient vu que très peu du monde. En somme, un air de famille régnait entre eux tous, et, à proprement parler, ils n’avaient qu’un caractère, celui d’être tous également généreux, crédules, simples et inoffensifs.

CHAPITRE II

Malheurs de famille. – La perte de la fortune ne fait qu’accroître la fierté des justes

LES intérêts temporels de notre famille étaient principalement commis à l’administration de ma femme; quant aux spirituels, je les prenais entièrement sous ma direction. Les revenus de mon bénéfice ne montaient qu’à trente-cinq livres sterling par an; je les abandonnais aux orphelins et aux veuves du clergé de notre diocèse; car, ayant une fortune personnelle, je ne m’inquiétais pas du casuel, et je sentais un secret plaisir à faire mon devoir sans récompense. J’avais aussi pris la résolution de ne point avoir de desservant et de connaître tous les habitants de ma paroisse, exhortant les hommes mariés à la tempérance et les célibataires au mariage; si bien qu’au bout de quelques années, c’était un commun dicton qu’il y avait à Wakefield trois étranges manques: manque de morgue dans le pasteur, manque de femmes pour les jeunes gens, et manque de pratiques pour les cabarets.

Le mariage fut toujours un de mes thèmes favoris, et j’ai écrit plusieurs sermons pour en prouver la félicité; mais il y avait un dogme particulier que je me faisais un point d’honneur de défendre; en effet, je soutenais avec Whiston qu’il est illégal à un prêtre de l’Église d’Angleterre, après la mort de sa première femme, d’en prendre une seconde; ou, pour le dire d’un mot, je me glorifiais d’être strictement monogame.

Je m’étais initié de bonne heure à cette importante controverse sur laquelle tant de volumes ont été laborieusement écrits. J’ai moi-même publié quelques traités sur le sujet; et, comme ils ne se sont jamais vendus, j’ai la consolation de penser qu’ils n’ont en pour lecteurs que l’heureux petit nombre des élus. Quelques-uns de mes amis appelaient cela mon côté faible; mais, hélas! ils n’en avaient pas fait, comme moi, le sujet de longues méditations. Plus j’y réfléchissais, plus il me paraissait important. J’allai même un pas plus loin que Whiston dans la manifestation de mes principes: comme il avait fait graver sur la tombe de sa femme qu’elle était la seule femme de William Whiston, j’avais écrit pour ma femme, à moi, bien qu’elle fût encore vivante, une épitaphe analogue, dans laquelle je vantais sa prudence, son économie et son obéissance jusqu’à la mort; et, en ayant fait faire une belle copie, dans un cadre élégant, je la plaçai au-dessus de la cheminée, où elle remplissait plusieurs buts fort utiles: elle rappelait à ma femme ses devoirs envers moi et ma fidélité pour elle; elle lui inspirait de la passion pour un bon renom et lui remettait constamment en l’esprit sa fin.

Ce fut ainsi peut-être, en entendant prôner si souvent le mariage, que mon fils aîné, au sortir de l’Université, fixa ses affections sur la fille d’un ecclésiastique de nos voisins, dignitaire de l’Église, et en position de lui donner une grande fortune; mais la fortune était sa moindre qualité. Tout le monde (excepté mes deux filles) s’accordait à déclarer que miss Arabella Wilmot était parfaitement jolie. Sa jeunesse, sa santé et son innocence étaient encore rehaussées par un teint si transparent, par une sensibilité de regard si heureuse, que la vieillesse même ne pouvait la voir avec indifférence. Comme M. Wilmot savait que je pouvais constituer à mon fils un très bel établissement, il n’était pas contraire au mariage. Les deux familles vivaient donc ensemble dans toute l’harmonie qui précède généralement une alliance attendue. Convaincu par expérience que le temps où l’on fait sa cour est le plus heureux de la vie, j’étais assez disposé à en reculer le terme, et les plaisirs variés que les jeunes gens partageaient chaque jour dans la compagnie l’un de l’antre semblaient augmenter leur passion. Nous étions ordinairement réveillés le matin par la musique, et, dans les beaux jours, nous chassions à cheval. Les dames consacraient les heures qui séparent le déjeuner du dîner à la toilette et à l’étude: habituellement elles lisaient une page et puis se regardaient dans la glace, qui souvent présentait – des philosophes même pourraient eu convenir – la page la plus belle de toutes. A dîner, ma femme prenait la direction: elle tenait à toujours découper tout elle-même, parce que c’était l’habitude de sa mère, et elle en profitait pour nous donner l’historique de chaque plat. Quand nous avions dîné, afin d’empêcher les dames de nous quitter, je faisais d’ordinaire enlever la table, et quelquefois, avec l’aide du maître de musique, nos filles nous donnaient un concert très agréable. La promenade, le thé, les danses champêtres, les gages touchés abrégeaient le reste de la journée, sans le secours des cartes; car je haïssais toute espèce de jeu, excepté le tric-trac, auquel nous jouions parfois, mon vieil ami et moi, une partie de quatre sous. Et je ne puis omettre ici une circonstance de mauvais augure qui se présenta la dernière fois que nous jouâmes ensemble: il ne me fallait qu’amener un quatre, et je jetai double as cinq fois de suite.

Quelques mois s’étaient écoulés de cette manière, lorsque enfin on jugea convenable de fixer un jour pour les noces du jeune couple, qui semblait le désirer ardemment. Je n’ai pas besoin de décrire l’importance affairée de ma femme pendant les préparatifs du mariage, ni les coups d’œil furtifs de mes filles; le fait est que mon attention se fixait sur un autre objet, – l’achèvement d’un traité que je comptais publier bientôt pour défendre mon principe favori. Comme ce traité me semblait un chef-d’œuvre et d’argumentation et de style, je ne pus, dans la vanité de mon cœur, m’empêcher de le montrer à mon vieil ami, M. Wilmot, ne doutant aucunement de recevoir son approbation; mais ce ne fut que trop tard que je découvris qu’il était attaché avec la plus grande énergie à l’opinion contraire, et qu’il avait de bonnes raisons pour cela. En effet, il faisait, en ce moment même, la cour à une quatrième femme. Ceci, comme on peut s’y attendre, amena une discussion accompagnée de quelque aigreur, qui menaça de couper court à nos projets d’alliance; mais nous convînmes de débattre le sujet à fond la veille du jour arrêté pour la cérémonie.

Tout se passa avec l’ardeur voulue des deux côtés: il affirma que j’étais hétérodoxe, je rétorquai l’accusation; il répliqua, je ripostai. Cependant, au plus chaud de la controverse, je fus appelé dehors par un de mes parents qui, d’un visage affligé, me conseilla d’abandonner la dispute, du moins jusqu’à ce que le mariage de mon fils fût chose faite.

«Comment! m’écriai-je, déserter la cause de la vérité, et le laisser se remarier lorsqu’il est déjà poussé aux confins de l’absurde! Autant vaudrait me conseiller d’abandonner ma fortune que mon argument.

– Votre fortune, reprit mon ami, je regrette de vous en informer à présent, n’est plus rien, ou à peu près. Le négociant de Londres, aux mains de qui votre argent était placé, s’est enfui pour éviter une déclaration de banqueroute, et l’on croit qu’il ne laisse pas un shilling par livre sterling. Je répugnais à vous chagriner de cette nouvelle, vous et votre famille, avant l’accomplissement du mariage; mais elle peut maintenant servir à modérer votre chaleur d’argumentation; car, je le suppose, votre prudence vous imposera la nécessité de dissimuler, du moins jusqu’à ce que votre fils se soit assuré la fortune de la jeune fille.

– Eh bien, répondis-je, si ce que vous me dites est vrai, si je dois être réduit à la mendicité, cela ne fera jamais de moi un coquin, ni ne m’induira à désavouer mes principes. Je vais de ce pas instruire la compagnie de ma position; et pour ce qui est de la discussion, je rétracte ici les premières concessions que j’avais faites au vieux gentleman, et je ne lui accorderai pas qu’il puisse être un mari dans aucun sens du mot.»

On n’en finirait pas de décrire les différentes impressions des deux familles lorsque je divulguai la nouvelle de notre infortune; mais ce que les autres ressentirent était chose légère auprès de ce que les amants parurent endurer. M. Wilmot, qui semblait auparavant déjà suffisamment disposé à rompre le mariage, fut bientôt décidé par ce coup: il y avait une vertu qu’il possédait en perfection, c’était la prudence, trop souvent la seule qui nous reste à soixante-douze ans.

CHAPITRE III

Abnégation. – Les circonstances heureuses de notre vie se trouvent généralement être, en fin de compte, notre propre ouvrage

IL ne restait plus à notre famille qu’un espoir: c’était que la nouvelle de notre malheur fût un rapport malicieux ou prématuré; mais une lettre de mon agent à Londres vint bientôt m’en confirmer tous les détails. La perte de la fortune eût été pour moi bagatelle; la seule inquiétude que je ressentisse était pour ma famille, destinée à une vie humble sans cette éducation qui endurcit aux dédains.

Près d’une semaine se passa avant que je tentasse de modérer leur affliction, car des consolations hâtives ne font que rappeler la douleur. Durant cet intervalle, j’appliquai mes pensées à trouver quelque moyen de les soutenir désormais; à la fin, on m’offrit une petite cure de quinze livres sterling par an dans une partie éloignée du pays, où je pourrais continuer de jouir de mes principes sans molestation. J’adhérai avec joie à cette proposition, décidé à augmenter mon traitement en faisant valoir une petite ferme.

Cette résolution prise, mon premier soin fut de rassembler les débris de ma fortune; et, toutes dettes recouvrées et payées, de quatorze mille livres sterling il ne nous en resta que quatre cents. Ma principale préoccupation était donc maintenant de ramener les sentiments de ma famille au niveau de notre position, car je savais bien qu’une indigence prétentieuse est la pire des misères. «Vous ne pouvez ignorer, mes enfants, m’écriai-je, qu’aucune prudence de notre part n’était capable de prévenir notre récente infortune; mais la prudence peut beaucoup pour en détourner les effets. Nous sommes pauvres maintenant, mes bien-aimés, et la sagesse nous commande de nous conformer à notre humble situation. Abandonnons donc, sans murmurer, ce luxe qui rend tant de gens misérables, et cherchons, dans une condition plus humble, cette paix avec laquelle tous peuvent être heureux. Les pauvres vivent contents sans notre aide; pourquoi n’apprendrions-nous pas à vivre sans la leur? Oui, mes enfants; abandonnons dès ce moment toute prétention au grand monde. Il nous reste encore assez pour nous assurer le bonheur si nous sommes sages. Sachons trouver dans le contentement intime de quoi suppléer à ce qui nous manque en fortune.»

Comme mon fils aîné avait reçu une éducation savante, je pris le parti de l’envoyer à la ville, où ses capacités pourraient contribuer à notre bien-être et au sien. La séparation des amis et des familles est peut-être une des plus poignantes circonstances qui accompagnent la pauvreté. Le jour arriva bientôt où nous dûmes nous disperser pour la première fois. Mon fils, après avoir pris congé de sa mère et des autres qui mêlaient leurs larmes à leurs baisers, vint me demander ma bénédiction. Je la lui donnai du fond du cœur; c’était, avec cinq guinées, tout le patrimoine que j’eusse maintenant à lui octroyer. – «Vous allez à Londres à pied, mon garçon, m’écriai-je; c’est la manière dont Hooker, votre grand ancêtre, a fait le voyage avant vous. Recevez de moi le même cheval qui lui fut donné par le bon évêque Jewel, ce bâton; et prenez aussi ce livre, il vous fortifiera dans la route: ces deux lignes, qu’il contient, valent des millions: J’ai été jeune et aujourd’hui je suis vieux, mais je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni sa progéniture mendiant son pain. Que ceci soit votre consolation pendant votre voyage. Va, mon garçon; quelle que soit ta fortune, fais que je te voie une fois chaque année; aie toujours du cœur, et adieu!» – Comme il avait de l’intégrité et de l’honneur, j’étais sans appréhensions en le jetant nu dans l’arène de la vie, car je savais qu’il y jouerait un rôle honnête, vainqueur ou vaincu.

Son départ ne fit que préparer la voie au nôtre, qui eut lieu peu de jours après. L’éloignement d’un pays où nous avions joui de tant d’heures de tranquillité ne se fit pas sans des larmes, que la force d’âme elle-même avait peine à réprimer. Eu outre, un voyage de soixante-dix milles pour une famille qui, jusque-là, n’en avait jamais fait plus de dix hors de sa maison, nous remplissait d’appréhension; et les cris des pauvres, qui nous suivirent jusqu’à quelque distance, contribuaient à l’augmenter. La première journée de voyage nous mena sans accident à trente milles de notre future retraite, et nous nous arrêtâmes pour la nuit à une obscure auberge, dans un village près de la route. Lorsqu’on nous eut montré une chambre, je manifestai le désir, suivant mon habitude, que l’hôte nous accordât sa compagnie; ce à quoi il consentit, car ce qu’il boirait devait grossir la note le lendemain matin. Quoi qu’il en soit, il connaissait tout le monde dans le pays où je me rendais, particulièrement le squire2 Thornhill, qui devait être mon seigneur, et qui demeurait à quelques milles de ma résidence. Il représenta ce gentilhomme comme une personne qui ne se souciait guère de connaître du monde que ses plaisirs et qui se faisait particulièrement remarquer par son penchant vers le beau sexe. Il disait qu’aucune vertu n’était capable de résister à ses artifices et à ses assiduités, et qu’il n’y avait guère de fille de fermier à dix milles à la ronde qui ne l’eût vu heureux et infidèle. Bien que ces détails me causassent quelque peine, ils eurent un effet très différent sur mes filles, dont les traits semblaient briller de l’attente d’un prochain triomphe. Ma femme n’était pas moins satisfaite, ni moins confiante dans leurs charmes et leur vertu. Pendant que nous nous laissions aller à ces pensées, l’hôtesse entra dans la chambre pour informer son mari que le monsieur étranger qui était depuis deux jours dans la maison manquait d’argent et ne pouvait leur payer son compte. – «Manque d’argent! reprit l’hôte. Ce doit être impossible, car, pas plus tard qu’hier, il a donné trois guinées à notre bedeau pour lui faire ménager un vieux soldat estropié qui devait être fouetté par la ville comme voleur de chiens.» – Mais l’hôtesse persistant dans son dire, l’hôte se préparait à quitter la salle en jurant qu’il se ferait donner satisfaction d’une manière ou d’une autre, lorsque je le priai de me présenter à un étranger qu’il me dépeignait comme si charitable.

Il se rendit à mon désir et fit entrer un gentleman paraissant âgé d’environ trente ans et vêtu d’habits jadis galonnés. Il était bien fait de sa personne, et son visage était marqué des plis de la méditation. Il avait quelque chose de bref et de sec dans l’abord, et il semblait ne point comprendre les cérémonies, ou les mépriser. Dès que l’hôte eut quitté la salle, je ne pus m’empêcher d’exprimer à cet étranger mon chagrin de voir un gentleman dans un tel embarras, et je lui offris ma bourse pour parer à la nécessité présente. «Je la prends de tout mon cœur, monsieur, répliqua-t-il, et je suis bien aise qu’une récente étourderie, en me faisant donner ce que j’avais d’argent sur moi, me montre qu’il y a encore des hommes tels que vous. J’ai cependant à demander auparavant d’être informé du nom et de la résidence de mon bienfaiteur, afin de le rembourser aussitôt que possible.» Je le satisfis pleinement sur ce point, lui apprenant, non seulement mon nom et mes récentes infortunes, mais le lieu où j’allais m’établir à nouveau. «Cela tombe encore plus heureusement que je ne l’espérais, s’écria-t-il; car je fais moi-même la même route, et il y a deux jours que je suis retenu ici par la crue des eaux, qui se trouveront guéables demain, je l’espère.» Je protestai du plaisir que j’aurais dans sa compagnie, et ma femme et mes filles unissant leurs instances, il se laissa persuader de rester à souper. La conversation de l’étranger, à la fois agréable et instructive, m’inspirait le désir de la prolonger; mais il était grand temps de se retirer et de prendre des forces pour la fatigue du jour suivant.

Le lendemain matin, nous partîmes tous ensemble; ma famille était à cheval, et M. Burchell, notre nouveau compagnon, marchait sur la banquette, le long de la route, déclarant, avec un sourire, que, comme nous étions mal montés, il était trop généreux pour essayer de nous laisser derrière. Les eaux n’étant pas encore basses, nous fûmes obligés de louer un guide, qui trottait devant; M. Burchell et moi, nous fermions la marche. Nous allégions la fatigue de la route par des discussions philosophiques, qu’il semblait entendre parfaitement. Mais ce qui me surprenait le plus, c’était que, bien qu’il m’eût emprunté de l’argent, il défendait ses opinions avec autant d’acharnement que s’il eût été mon protecteur. De temps en temps aussi il m’apprenait à qui appartenaient les différentes résidences qui se présentaient à notre vue à mesure que nous avancions. – «Celle-là, s’écria-t-il en désignant une maison fort magnifique qui se dressait à quelque distance, appartient à M. Thornhill; ce jeune gentilhomme jouit d’une fortune considérable, mais qui dépend entièrement du bon plaisir de son oncle, sir William Thornhill, gentleman qui, se contentant de peu pour lui-même, permet à son neveu de jouir du reste et demeure presque toujours à Londres. – Quoi! m’écriai-je, est-ce que mon jeune seigneur serait le neveu d’un homme dont les vertus, la générosité et les bizarreries sont si universellement connues? J’ai entendu représenter sir William Thornhill comme une des personnes les plus généreuses, mais aussi les plus fantasques du royaume; ce serait un homme d’une bienfaisance accomplie. – Un peu exagérée même, peut-être, répliqua M. Burchell; du moins il a porté la bienfaisance au delà des bornes lorsqu’il était jeune; car ses passions étaient fortes alors, et comme elles étaient toutes du côté de la vertu, elles l’ont conduit à de romanesques excès. De bonne heure il aspira aux talents du militaire et du savant: il ne tarda pas à être distingué dans l’armée, et il acquit quelque réputation parmi les hommes instruits. L’adulation suit toujours les ambitieux, car seuls ils goûtent tout le plaisir de la flatterie. Une foule de gens l’entourèrent, qui ne lui montrèrent qu’un côté de leur nature, de sorte qu’il se mit à oublier dans une sympathie universelle le soin de ses intérêts particuliers. Il aimait tout le genre humain, car sa fortune l’empêchait de savoir qu’il y a des coquins. Les médecins nous parlent d’une maladie dans laquelle tout le corps est d’une sensibilité si aiguë que le plus léger contact cause de la douleur: ce que certaines personnes out ainsi souffert physiquement, ce gentilhomme le ressentait dans son esprit. La plus légère infortune, réelle ou feinte, le touchait au vif, et son âme était travaillée par une sensibilité maladive pour les misères des autres. Ainsi disposé à soulager, on peut facilement deviner qu’il trouva quantité de gens disposés à solliciter. Sa profusion finit par altérer sa fortune, mais non son bon naturel; on voyait, au contraire, celui-ci augmenter à mesure que l’autre paraissait décroître; il devenait imprévoyant en devenant pauvre; et, bien qu’il parlât comme un homme de sens, ses actions étaient celles d’un fou. Cependant, toujours assiégé d’importunités et incapable désormais de satisfaire à toutes les demandes qui lui étaient faites, au lieu d’argent il donna des promesses. C’était tout ce qu’il avait à accorder, et il n’avait pas assez d’énergie pour causer à personne le chagrin d’un refus. Par là, il attira autour de lui une foule de clients, auxquels il était sûr de manquer de parole et que pourtant il désirait soulager. Ils s’attachèrent à lui pendant un temps, puis le laissèrent avec des reproches et un mépris mérités. Mais à proportion qu’il devenait méprisable vis-à-vis des autres, il devenait avili vis-à-vis de lui-même. Son esprit s’était reposé sur leurs adulations et, cet appui enlevé, il ne savait point trouver de plaisir dans les applaudissements de son propre cœur, qu’il n’avait jamais appris à respecter.

«Le monde commença alors à prendre un autre aspect: la flatterie de ses amis dégénéra en simple approbation. L’approbation prit bientôt la forme plus familière de conseils, et les conseils, une fois rejetés, amenèrent les reproches. Aussi vit-il alors que ces amis, que les bienfaits avaient rassemblés autour de lui, étaient peu estimables; il vit alors qu’il faut toujours qu’un homme donne son propre cœur pour gagner celui d’un autre. Je vis alors que… que… Je ne sais plus ce que j’allais dire. Bref, monsieur, il résolut de se respecter lui-même et forma un plan pour rétablir sa fortune écroulée. Dans ce but, et toujours avec ses façons bizarres, il parcourut l’Europe à pied, et maintenant, quoiqu’il ait à peine atteint l’âge de trente ans, ses biens sont plus abondants que jamais. Ses libéralités, il est vrai, sont plus raisonnables et plus modérées à présent que jadis; mais il conserve encore le caractère d’un original, et c’est dans les vertus excentriques qu’il trouve le plus de plaisir.»

Mon attention était si absorbée par le récit de M. Burchell qu’à peine regardais-je devant moi pendant qu’il allait, lorsque les cris de ma famille me jetèrent dans l’alarme. Je retournai la tête et j’aperçus ma plus jeune fille an milieu d’un cours d’eau rapide, renversée de son cheval et luttant contre le torrent. Elle avait disparu deux fois, et je ne pouvais me précipiter à temps pour lui porter secours. Mes sensations mêmes étaient trop violentes pour me permettre d’essayer de la sauver. Elle périssait certainement, si mon compagnon, apercevant son danger, n’avait immédiatement plongé à son secours et ne l’avait, avec quelque difficulté, portée sur l’autre rive. En prenant le courant un peu plus haut, le reste de la famille passa en sûreté, et nous eûmes alors la possibilité de joindre l’expression de notre reconnaissance à la sienne. Sa gratitude peut plus facilement s’imaginer que se décrire: elle remerciait son sauveur par ses regards plutôt que par ses paroles, et elle continuait de s’appuyer sur son bras, comme si elle eût encore voulu recevoir assistance. Ma femme, de son côté, manifesta à M. Burchell l’espoir d’avoir un jour le plaisir de lui rendre ses bontés chez elle. Cependant, après nous être reposés à l’auberge la plus proche et avoir dîné ensemble, M. Burchell, qui allait dans une autre partie du pays, prit congé, et nous poursuivîmes notre voyage. Pendant qu’il s’éloignait, ma femme déclara qu’elle l’aimait extrêmement, protestant que s’il avait une naissance et une fortune qui lui donnassent le droit de s’allier à une famille comme la nôtre, elle ne connaissait personne capable de fixer plus promptement son choix. Je ne pus que sourire de l’entendre parler sur ce ton superbe; mais ces illusions innocentes qui tendent à nous rendre plus heureux ne m’ont jamais beaucoup déplu.

CHAPITRE IV

Preuve que même la plus humble fortune peut donner le bonheur, lequel dépend, non des circonstances, mais du caractère

LE lieu de notre retraite n’avait pour voisinage qu’un petit nombre de fermiers, qui tous cultivaient leurs propres terres et étaient également étrangers à l’opulence et à la pauvreté. Comme ils avaient presque toutes les commodités de la vie chez eux, ils allaient rarement dans les villes ou les cités chercher le superflu. Loin de la société polie, ils gardaient encore la simplicité primitive des mœurs; et, sobres par habitude, à peine savaient-ils que la tempérance est une vertu. Ils travaillaient gaiement les jours ouvriers, mais ils observaient les fêtes comme des intervalles de délassement et de plaisir. Ils chantaient l’hymne populaire à Noël, envoyaient des lacs d’amour le matin de la Saint-Valentin, mangeaient des crêpes au carnaval, montraient leur esprit le 1er avril et cassaient religieusement des noix la veille de la Saint-Michel. Ayant appris notre approche, la population tout entière sortit à la rencontre de son ministre, revêtue de ses plus beaux habits et précédée d’une flûte et d’un tambourin. On avait aussi préparé pour notre réception un festin auquel nous nous assîmes gaiement; et, dans la conversation, le rire suppléa à ce qui manquait en esprit.

Notre petite habitation était située au pied d’une colline en pente douce, abritée par un beau taillis derrière et par une rivière bavarde devant; d’un côté une prairie, de l’autre une pelouse. Ma ferme consistait en vingt ares environ d’excellentes terres, pour lesquels j’avais donné cent livres de pot-de-vin à mon prédécesseur. Rien ne pouvait surpasser la propreté de mon petit enclos; les ormes et les haies vives avaient un aspect de beauté indescriptible. Ma maison ne se composait que d’un étage et était couverte en chaume, ce qui lui donnait un air de calme bien-être; les murs à l’intérieur étaient gentiment blanchis à la chaux, et mes filles entreprirent de les orner de tableaux de leur composition. La même pièce nous servait de salon et de cuisine, il est vrai; mais cela ne la rendait que plus chaude. D’ailleurs, comme elle était tenue avec la plus extrême propreté, – les plats, les assiettes et les cuivres bien écurés et disposés en rangées brillantes sur les étagères, – l’œil était agréablement récréé et n’éprouvait pas le besoin de meubles plus riches. Il y avait trois autres pièces, une pour ma femme et pour moi, une pour nos deux filles qui donnait dans la nôtre, et la troisième, avec deux lits, pour le reste des enfants.

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