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Le Collier de la Reine, Tome I
– Oh! fit Nicole, qui êtes-vous donc, mon Dieu! pour savoir toutes ces choses?
– Je sais enfin que Beausire vous emmena, vous prouva qu'il vous aimait, vendit vos pierreries, et vous réduisit à la misère… Je sais que vous l'aimez, que vous le dites, du moins, et que, comme l'amour est la source de tout bien, vous devez être la plus heureuse femme qui soit au monde.
Oliva baissa la tête, appuya son front sur sa main, et à travers les doigts de cette main, on vit rouler deux larmes, perles liquides, plus précieuses peut-être que celles de ses bracelets, et que, cependant, personne, hélas! n'eût voulu acheter à Beausire.
– Et cette femme si fière, cette femme si heureuse, dit-elle, vous l'avez acquise ce soir pour une cinquantaine de louis.
– Oh! c'est trop peu, madame, je le sais bien, dit l'inconnu avec cette grâce exquise et cette courtoisie parfaite qui n'abandonnent jamais l'homme comme il faut, parlât-il à la plus infime des courtisanes.
– Oh! c'est beaucoup trop cher, monsieur, au contraire; et cela m'a étrangement surprise, je vous le jure, qu'une femme comme moi valût encore cinquante louis.
– Vous valez bien plus que cela, et je vous le prouverai. Oh! ne me répondez rien, car vous ne me comprenez pas; et puis, ajouta l'inconnu en se penchant de côté…
– Et puis?
– Et puis, en ce moment, j'ai besoin de toute mon attention.
– Alors je dois me taire.
– Non, tout au contraire, parlez-moi.
– De quoi?
– Oh! de ce que vous voudrez, mon Dieu! Dites-moi les choses les plus oiseuses de la terre, peu m'importe, pourvu que nous ayons l'air occupés.
– Soit; mais vous êtes un homme singulier.
– Donnez-moi le bras et marchons.
Et ils marchèrent dans les groupes, elle cambrant sa fine taille et donnant à sa tête, élégante même sous le capuce, à son col, flexible même sous le domino, des mouvements que tout connaisseur regardait avec envie; car, au bal de l'Opéra, en ce temps de galantes prouesses, le passant suivait de l'œil une marche de femme aussi curieusement qu'aujourd'hui quelques amateurs suivent le train d'un beau cheval.
Oliva, au bout de quelques minutes, hasarda une question.
– Silence! dit l'inconnu, ou plutôt parlez, si vous voulez, tant que vous voudrez; mais ne me forcez pas à répondre. Seulement, tout en parlant, déguisez votre voix, tenez la tête droite, et grattez-vous le col avec votre éventail.
Elle obéit.
En ce moment, nos deux promeneurs passaient contre un groupe tout parfumé, au centre duquel un homme d'une taille élégante, d'une tournure svelte et libre, parlait à trois compagnons, qui paraissaient l'écouter respectueusement.
– Qui donc est ce jeune homme? demanda Oliva. Oh! le charmant domino gris perle.
– C'est M. le comte d'Artois, répondit l'inconnu, mais ne parlez plus, par grâce!
Chapitre XXIV
Le bal de l'Opéra – (suite)
Au moment où Oliva, toute stupéfaite du grand nom que venait de proférer son domino bleu, se rangeait pour mieux voir et se tenait droite, suivant la recommandation plusieurs fois répétée, deux autres dominos, se débarrassant d'un groupe bavard et bruyant, se réfugièrent près du pourtour, à un endroit où les banquettes manquaient.
Il y avait là une sorte d'îlot désert, que mordaient par intervalles les groupes de promeneurs refoulés du centre à la circonférence.
– Adossez-vous sur ce pilier, comtesse, dit tout bas une voix qui fit impression sur le domino bleu.
Et presque au même instant, un grand domino orange, dont les allures hardies révélaient l'homme utile plutôt que le courtisan agréable, fendit la foule et vint dire au domino bleu:
– C'est lui.
– Bien, répliqua celui-ci.
Et du geste, il congédia le domino jaune.
– Écoutez-moi, fit-il alors à l'oreille d'Oliva, ma bonne petite amie, nous allons commencer à nous réjouir un peu.
– Je le veux bien, car vous m'avez deux fois attristée, la première en m'ôtant Beausire, qui me fait rire toujours, la seconde en me parlant de Gilbert, qui me fit tant de fois pleurer.
– Je serai pour vous et Gilbert et Beausire, dit gravement le domino bleu.
– Oh! soupira Nicole.
– Je ne vous demande pas de m'aimer, comprenez cela; je vous demande de recevoir la vie telle que je vous la ferai, c'est-à-dire l'accomplissement de toutes vos fantaisies, pourvu que de temps en temps vous souscriviez au miennes. Or, en voici une que j'ai.
– Laquelle?
– Le domino noir que vous voyez, c'est un Allemand de mes amis.
– Ah!
– Un perfide qui m'a refusé de venir au bal sous prétexte d'une migraine.
– Et à qui, vous aussi, avez dit que vous n'iriez point.
– Précisément.
– Il a une femme avec lui?
– Oui.
– Qui?
– Je ne la connais pas. Nous allons nous rapprocher, n'est-ce pas? Nous feindrons que vous êtes une Allemande; vous n'ouvrirez pas la bouche, de peur qu'il reconnaisse à votre accent que vous êtes une Parisienne pure.
– Très bien. Et vous l'intriguerez?
– Oh! je vous en réponds. Tenez, commencez à me le désigner du bout de votre éventail.
– Comme cela?
– Oui, très bien; et parlez-moi à l'oreille.
Oliva obéit avec une docilité et une intelligence qui charmèrent son compagnon.
Le domino noir, objet de cette démonstration, tournait le dos à la salle; il causait avec la dame, sa compagne. Celle-ci, dont les yeux étincelaient sous le masque, aperçut le geste d'Oliva.
– Tenez, dit-elle tout bas, monseigneur, il y a là deux masques qui s'occupent de nous.
– Oh! ne craignez rien, comtesse; impossible qu'on nous reconnaisse. Laissez-moi, puisque nous voilà en chemin de perdition, laissez-moi vous répéter que jamais taille ne fut enchanteresse comme la vôtre, jamais regard aussi brûlant; permettez-moi de vous dire…
– Tout ce qu'on dit sous le masque.
– Non, comtesse; tout ce qu'on dit sous…
– N'achevez pas, vous vous damneriez… Et puis, danger plus grand, nos espions entendraient.
– Deux espions! s'écria le cardinal ému.
– Oui, les voilà qui se décident; ils s'approchent.
– Déguisez bien votre voix, comtesse, si l'on vous fait parler.
– Et vous, la vôtre, monseigneur.
Oliva et son domino bleu s'approchaient en effet.
Celui-ci, s'adressant au cardinal:
– Masque, dit-il.
Et il se pencha à l'oreille d'Oliva qui lui fit un signe affirmatif.
– Que veux-tu? demanda le cardinal en déguisant sa voix.
– Cette dame qui m'accompagne, répondit le domino bleu, me charge de t'adresser plusieurs questions.
– Fais vite, dit M. de Rohan.
– Et qu'elles soient bien indiscrètes, ajouta, d'une voix flûtée, Mme de La Motte.
– Si indiscrètes, répliqua le domino bleu, que tu ne les entendras pas, curieuse.
Et il se pencha encore à l'oreille d'Oliva qui joua le même jeu.
Alors l'inconnu, dans un allemand irréprochable, adressa au cardinal cette question:
– Monseigneur, est-ce que vous êtes amoureux de la femme qui vous accompagne?
Le cardinal tressaillit.
– N'avez-vous pas dit monseigneur? répondit-il.
– Oui, monseigneur.
– Vous vous trompez, alors, et je ne suis pas celui que vous croyez.
– Oh! que si fait, monsieur le cardinal; ne niez point, c'est inutile; quand bien même moi je ne vous reconnaîtrais pas, la dame à laquelle je sers de cavalier me charge de vous dire qu'elle vous reconnaît à merveille.
Il se pencha vers Oliva et lui dit tout bas.
– Faites signe que oui. Faites ce signe chaque fois que je vous serrerai le bras.
Elle fit ce signe.
– Vous m'étonnez, répondit le cardinal tout désorienté; quelle est cette dame qui vous accompagne?
– Oh! monseigneur, je croyais que vous l'aviez déjà reconnue. Elle vous a bien deviné. Il est vrai que la jalousie…
– Madame est jalouse de moi! s'écria le cardinal.
– Nous ne disons pas cela, fit l'inconnu avec une sorte de hauteur.
– Que vous dit-on là? demanda vivement Mme de La Motte, que ce dialogue allemand, c'est-à-dire inintelligible pour elle, contrariait au suprême degré.
– Rien, rien.
Mme de La Motte frappa du pied avec impatience.
– Madame, dit alors le cardinal à Oliva, un mot de vous, je vous en prie, et je promets de vous deviner avec ce seul mot.
M. de Rohan avait parlé allemand; Oliva ne comprit pas un mot et se pencha vers le domino bleu.
– Je vous en conjure, s'écria celui-ci, madame, ne parlez pas.
Ce mystère piqua la curiosité du cardinal. Il ajouta:
– Quoi! un seul mot allemand! cela compromettrait bien peu madame.
Le domino bleu, qui feignait d'avoir pris les ordres d'Oliva, répliqua aussitôt:
– Monsieur le cardinal, voici les propres paroles de Madame: «Celui dont la pensée ne veille pas toujours, celui dont l'imagination ne remplace pas perpétuellement la présence de l'objet aimé, celui-là n'aime pas; il aurait tort de le dire.»
Le cardinal parut frappé du sens de ces paroles. Toute son attitude exprima au plus haut degré la surprise, le respect, l'exaltation du dévouement, puis ses bras retombèrent.
– C'est impossible, murmura-t-il en français.
– Quoi donc impossible? s'écria Mme de La Motte, qui venait de saisir avidement ces seuls mots échappés dans toute la conversation.
– Rien, madame, rien.
– Monseigneur, en vérité, je crois que vous me faites jouer un triste rôle, dit-elle avec dépit.
Et elle quitta le bras du cardinal. Celui-ci non seulement ne le reprit pas, mais il parut ne pas l'avoir remarqué, tant fut grand son empressement auprès de la dame allemande.
– Madame, dit-il à cette dernière, toujours raide et immobile derrière son rempart de satin, ces paroles que votre compagnon m'a dites en votre nom… ce sont des vers allemands que j'ai lus dans une maison connue de vous, peut-être?
L'inconnu serra le bras d'Oliva.
– Oui, fit-elle de la tête.
Le cardinal frissonna.
– Cette maison, dit-il en hésitant, ne s'appelle-t-elle pas Schoenbrunn?
– Oui, fit Oliva.
– Ils furent écrits sur une table de merisier avec un poinçon d'or par une main auguste?
– Oui, fit Oliva.
Le cardinal s'arrêta. Une sorte de révolution venait de s'opérer en lui. Il chancela et étendit la main pour chercher un point d'appui. Mme de La Motte guettait à deux pas le résultat de cette scène étrange.
Le bras du cardinal se posa sur celui du domino bleu.
– Et, dit-il, en voici la suite… «Mais celui-là qui voit partout l'objet aimé, qui le devine à une fleur, à un parfum, sous des voiles impénétrables, celui-là peut se taire, sa voix est dans son cœur, il suffit qu'un autre cœur l'entende pour qu'il soit heureux.»
– Ah! çà, mais on parle allemand, par ici! dit tout à coup une voix jeune et fraîche partie d'un groupe qui avait rejoint le cardinal. Voyons donc un peu cela; vous comprenez l'allemand, vous, maréchal?
– Non, monseigneur.
– Mais vous, Charny?
– Oh! oui, Votre Altesse.
– M. le comte d'Artois! dit Oliva en se serrant contre le domino bleu, car les quatre masques venaient de la serrer un peu cavalièrement.
À ce moment, l'orchestre éclatait en fanfares bruyantes, et la poudre du parquet, la poudre des coiffures montaient en nuages irisés jusqu'au-dessus des lustres enflammés qui doraient ce brouillard d'ambre et de rose.
Dans le mouvement que firent les masques, le domino bleu se sentit heurté.
– Prenez garde! messieurs, dit-il d'un ton d'autorité.
– Monsieur, répliqua le prince toujours masqué, vous voyez bien qu'on nous pousse. Excusez-nous, mesdames.
– Partons, partons, monsieur le cardinal, dit tout bas Mme de La Motte.
Aussitôt le capuchon d'Oliva fut froissé, tiré en arrière par une main invisible, son masque dénoué tomba; ses traits apparurent une seconde dans la pénombre de l'entablement formé par la première galerie au-dessus du parterre.
Le domino bleu poussa un cri d'inquiétude affectée; Oliva, un cri d'épouvante.
Trois ou quatre cris de surprise répondirent à cette double exclamation.
Le cardinal faillit s'évanouir. S'il fût tombé à ce moment, il fût tombé à genoux. Mme de La Motte le soutint.
Un flot de masques, emportés par le courant, venait de séparer le comte d'Artois du cardinal et de Mme de La Motte.
Le domino bleu, qui, rapide comme l'éclair venait de rabaisser le capuchon d'Oliva et de rattacher le masque, s'approcha du cardinal en lui serrant la main.
– Voilà, monsieur, lui dit-il, un malheur irréparable; vous voyez que l'honneur de cette dame est à votre merci.
– Oh! monsieur, monsieur… murmura le prince Louis en s'inclinant.
Et il passa sur son front ruisselant de sueur un mouchoir qui tremblait dans sa main.
– Partons vite, dit le domino bleu à Oliva.
Et ils disparurent.
«Je sais à présent ce que le cardinal croyait être impossible, se dit Mme de La Motte; il a pris cette femme pour la reine, et voilà l'effet que produit sur lui cette ressemblance. Bien! encore une observation à conserver.»
– Voulez-vous que nous quittions le bal, comtesse? dit M. de Rohan d'une voix affaiblie.
– Comme il vous plaira, monseigneur, répondit tranquillement Jeanne.
– Je n'y vois pas grand intérêt, n'est-ce pas?
– Oh! non, je n'y en vois plus.
Et ils se frayèrent péniblement un chemin à travers les causeurs. Le cardinal, qui était de haute taille, regardait partout s'il retrouvait la vision disparue.
Mais, dès lors, dominos bleus, rouges, jaunes, verts et gris tourbillonnèrent à ses yeux dans la vapeur lumineuse, en confondant leurs nuances comme les couleurs du prisme. Tout fut bleu de loin pour le pauvre seigneur; rien ne le fut de près.
Il regagna dans cet état le carrosse qui l'attendait, lui et sa compagne.
Ce carrosse roulait depuis cinq minutes, que le prélat n'avait pas encore adressé la parole à Jeanne.
Chapitre XXV
Sapho
Madame de La Motte, qui ne s'oubliait pas, elle, tira le prélat de la rêverie.
– Où me conduit cette voiture? dit-elle.
– Comtesse, s'écria le cardinal, ne craignez rien: vous êtes partie de votre maison, eh bien! le carrosse vous y ramène.
– Ma maison!.. du faubourg?
– Oui, comtesse… Une bien petite maison pour contenir tant de charmes.
En disant ces mots, le prince saisit une des mains de Jeanne et l'échauffa d'un baiser galant.
Le carrosse s'arrêta devant la petite maison où tant de charmes allaient essayer de tenir.
Jeanne sauta légèrement en bas de la voiture; le cardinal se préparait à l'imiter.
– Ce n'est pas la peine, monseigneur, lui dit tout bas ce démon femelle.
– Comment, comtesse, ce n'est pas la peine de passer quelques heures avec vous?
– Et dormir, monseigneur? dit Jeanne.
– Je crois bien que vous trouverez plusieurs chambres à coucher chez vous, comtesse.
– Pour moi, oui; mais pour vous…
– Pour moi, non?
– Pas encore, dit-elle d'un air si gracieux et si provocant que le refus valait une promesse.
– Adieu donc, répliqua le cardinal, si vivement piqué au jeu qu'il oublia un moment toute la scène du bal.
– Au revoir, monseigneur.
– Au fait, je l'aime mieux ainsi, dit-il en partant.
Jeanne entra seule dans sa maison nouvelle.
Six laquais, dont le sommeil avait été interrompu par le marteau du coureur, s'alignèrent dans le vestibule.
Jeanne les regarda tous avec cet air de supériorité calme que la fortune ne donne pas à tous les riches.
– Et les femmes de chambre? dit-elle.
L'un des valets s'avança respectueusement.
– Deux femmes attendent madame dans la chambre, dit-il.
– Appelez-les.
Le valet obéit. Deux femmes entrèrent quelques minutes après.
– Où couchez-vous d'ordinaire? leur demanda Jeanne.
– Mais… nous n'avons pas encore d'habitude, répliqua la plus âgée; nous coucherons où il plaira à madame.
– Les clefs des appartements?
– Les voici, madame.
– Bien, pour cette nuit, vous coucherez hors de la maison.
Les femmes regardèrent leur maîtresse avec surprise.
– Vous avez un gîte dehors?
– Sans doute, madame, mais il est un peu tard; toutefois, si madame veut être seule…
– Ces messieurs vous accompagneront, ajouta la comtesse en congédiant les six valets, plus satisfaits encore que les femmes de chambre.
– Et… quand reviendrons-nous? dit l'un d'eux avec timidité.
– Demain à midi.
Les six valets et les deux femmes se regardèrent un instant; puis, tenus en échec par l'œil impérieux de Jeanne, ils se dirigèrent vers la porte.
Jeanne les reconduisit, les mit dehors, et avant de fermer la porte:
– Reste-t-il encore quelqu'un dans la maison? dit-elle.
– Mon Dieu! non, madame, il ne restera personne. C'est impossible que madame demeure ainsi abandonnée; au moins faut-il qu'une femme veille dans les communs, dans les offices, n'importe où, mais qu'elle veille.
– Je n'ai besoin de personne.
– Il peut survenir le feu, madame peut se trouver mal.
– Bonne nuit, allez tous.
Elle tira sa bourse:
– Et voilà pour que vous étrenniez mon service, dit-elle.
Un murmure joyeux, un remerciement de valets de bonne compagnie, fut la seule réponse, le dernier mot des valets. Tous disparurent en saluant jusqu'à terre.
Jeanne les écouta de l'autre côté de la porte: ils se répétaient l'un à l'autre que le sort venait de leur donner une fantasque maîtresse.
Lorsque le bruit des voix et le bruit des pas se furent amortis dans le lointain, Jeanne poussa les verrous et dit d'un air triomphant:
– Seule! je suis seule ici chez moi!
Elle alluma un flambeau à trois branches aux bougies qui brûlaient dans le vestibule, et ferma également les verrous de la porte massive de cette antichambre.
Alors commença une scène muette et singulière qui eût bien vivement intéressé l'un de ces spectateurs nocturnes que les fictions du poète ont fait planer au-dessus des villes et des palais.
Jeanne visitait ses états; elle admirait, pièce à pièce, toute cette maison dont le moindre détail acquérait à ses yeux une immense valeur depuis que l'égoïsme du propriétaire avait remplacé la curiosité du passant.
Le rez-de-chaussée, tout calfeutré, tout boisé, renfermait la salle de bains, les offices, les salles à manger, trois salons et deux cabinets de réception.
Le mobilier de ces vastes chambres n'était pas riche comme celui de la Guimard, ou coquet comme celui des amies de M. de Soubise, mais il sentait son luxe de grand seigneur; il n'était pas neuf. La maison eût moins plu à Jeanne si elle eût été meublée de la veille exprès pour elle.
Toutes ces richesses antiques, dédaignées par les dames à la mode, ces merveilleux meubles d'ébène sculpté, ces lustres à girandoles de cristal, dont les branchages dorés lançaient du sein des bougies roses des lis brillants; ces horloges gothiques, chefs-d'œuvre de ciselure et d'émail; ces paravents brodés de figures chinoises, ces énormes potiches du Japon, gonflées de fleurs rares; ces dessus de porte en grisaille ou en couleurs de Boucher ou de Watteau, jetaient la nouvelle propriétaire dans d'indicibles extases.
Ici, sur une cheminée, deux tritons dorés soulevaient des gerbes de corail, aux branches desquelles s'accrochaient comme des fruits toutes les fantaisies de la joaillerie de l'époque. Plus loin, sur une console de bois doré à dessus de marbre blanc, un énorme éléphant de céladon, aux oreilles chargées de pendeloques de saphir, supportait une tour pleine de parfums et de flacons.
Des livres de femme dorés et enluminés brillaient sur des étagères de bois de rose à coins d'arabesques d'or.
Un meuble tout entier de fines tapisseries des Gobelins, chef-d'œuvre de patience qui avait coûté cent mille livres à la manufacture même, remplissait un petit salon gris et or, dont chaque panneau était une toile oblongue peinte par Vernet ou par Greuze. Le cabinet de travail était rempli des meilleurs portraits de Chardin, des plus fines terres cuites de Clodion.
Tout témoignait, non pas de l'empressement qu'un riche parvenu met à satisfaire sa fantaisie ou celle de sa maîtresse, mais du long, du patient travail de ces riches séculaires qui entassent sur les trésors de leurs pères des trésors pour leurs enfants.
Jeanne examina d'abord l'ensemble, elle dénombra les pièces; puis elle se rendit compte des détails.
Et comme son domino la gênait, et comme son corps de baleine la serrait, elle entra dans sa chambre à coucher, se déshabilla rapidement et revêtit un peignoir de soie ouatée, charmant habit que nos mères, peu scrupuleuses quand il s'agissait de nommer les choses utiles, avaient désigné par une appellation que nous ne pouvons plus écrire.
Frissonnante, demi-nue dans le satin qui caressait son sein et sa taille, sa jambe fine et nerveuse cambrée dans les plis de sa robe courte, elle montait hardiment les degrés, sa lumière à la main.
Familiarisée avec la solitude, sûre de n'avoir plus à redouter le regard même d'un valet, elle bondissait de chambre en chambre, laissant flotter au gré du vent qui sifflait sous les portes son fin peignoir de batiste relevé dix fois en dix minutes sur son genou charmant.
Et quand pour ouvrir une armoire elle élevait le bras, quand la robe s'écartant laissait voir la blanche rotondité de l'épaule jusqu'à la naissance du bras, que dorait un rutilant reflet de lumière familier aux pinceaux de Rubens, alors les esprits invisibles, cachés sous les tentures, abrités derrière les panneaux peints, devaient se réjouir d'avoir en leur possession cette charmante hôtesse qui croyait les posséder.
Une fois, après toutes ses courses, épuisée, haletante, sa bougie aux trois quarts consumée, elle rentra dans la chambre à coucher, tendue de satin bleu brodé de larges fleurs toutes chimériques.
Elle avait tout vu, tout compté, tout caressé du regard et du toucher; il ne lui restait plus à admirer qu'elle-même.
Elle posa la bougie sur un guéridon de Sèvres à galerie d'or; et, tout à coup, ses yeux s'arrêtèrent sur un Endymion de marbre, délicate et voluptueuse figure de Bouchardon, qui se renversait ivre d'amour sur un socle de porphyre rouge-brun.
Jeanne alla fermer la porte et les portières de sa chambre, tira les rideaux épais, revint en face de la statue, et dévora des regards ce bel amant de Phoebé qui lui donnait le dernier baiser en remontant vers le ciel.
Le feu rouge, réduit en braise, échauffait cette chambre, où tout vivait, excepté le plaisir.
Jeanne sentit ses pieds s'enfoncer doucement dans la haute laine si moelleuse du tapis; ses jambes vacillaient et pliaient sous elle, une langueur qui n'était pas la fatigue, ou le sommeil, pressait son sein et ses paupières avec la délicatesse d'un toucher d'amant, tandis qu'un feu qui n'était pas la chaleur de l'âtre montait de ses pieds à son corps et, en montant, tordait dans ses veines toute l'électricité vivante qui, chez la bête, s'appelle le plaisir, chez l'homme, l'amour.
En ce moment de sensations étranges, Jeanne s'aperçut elle-même dans un trumeau placé derrière l'Endymion. Sa robe avait glissé de ses épaules sur le tapis. La batiste si fine avait, entraînée par le satin plus lourd, descendu jusqu'à la moitié des bras blancs et arrondis.
Deux yeux noirs, doux de mollesse, brillants de désir, les deux yeux de Jeanne frappèrent Jeanne au plus profond du cœur; elle se trouva belle, elle se sentit jeune et ardente; elle s'avoua que dans tout ce qui l'entourait, rien, pas même Phoebé, n'était aussi digne d'être aimé. Elle s'approcha du marbre pour voir si l'Endymion s'animait, et si pour la mortelle il dédaignerait la déesse.
Ce transport l'enivra; elle pencha la tête sur son épaule avec des frémissements inconnus, appuya ses lèvres sur sa chair palpitante, et comme elle n'avait pas cessé de plonger son regard, à elle, dans les yeux qui l'appelaient dans la glace, tout à coup ses yeux s'alanguirent, sa tête roula sur sa poitrine avec un soupir et Jeanne alla tomber endormie, inanimée, sur le lit, dont les rideaux s'inclinèrent au-dessus d'elle.
La bougie lança un dernier jet de flamme du sein d'une nappe de cire liquide, puis exhala son dernier parfum avec sa dernière clarté.
Chapitre XXVI
L'académie de M. de Beausire
Beausire avait pris à la lettre le conseil du domino bleu; il s'était rendu à ce qu'on appelait son académie.
Le digne ami d'Oliva, affriandé par le chiffre énorme de deux millions, redoutait bien plus encore la sorte d'exclusion que ses collègues avaient faite de lui dans la soirée en ne lui donnant pas communication d'un plan aussi avantageux.