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?uvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 3
On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où les premiers tons, posés çà et là, faisaient sur la toile blanche des taches de brun, de rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s'étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises d'un filet; il était même impossible d'y rien comprendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le pouce les parties qui manquaient. L'une devait représenter la Démence de Nabuchodonosor, l'autre l'Incendie de Rome par Néron. Frédéric les admira.
Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages où les troncs d'arbre tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya, dont il ne connaissait pas les modèles. Pellerin n'estimait plus ces travaux de sa jeunesse; maintenant, il était pour le grand style; il dogmatisa sur Phidias et Winckelmann, éloquemment. Les choses autour de lui renforçaient la puissance de sa parole: on voyait une tête de mort sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe de moine; Frédéric l'endossa.
Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité. Il était servi par une vieille femme en haillons, dînait à la gargote et vivait sans maîtresse. Ses connaissances, ramassées pêle-mêle, rendaient ses paradoxes amusants. Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en sarcasmes d'un lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres une telle religion, qu'elle le montait presque jusqu'à eux.
Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux? Quant à son mari, tantôt il l'appelait un bon garçon, d'autres fois un charlatan. Frédéric attendait ses confidences.
Un jour en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans le portrait d'une bohémienne quelque chose de Mlle Vatnaz, et, comme cette personne l'intéressait, il voulut savoir sa position.
Elle avait été, croyait Pellerin, d'abord institutrice en province; maintenant, elle donnait des leçons et tâchait d'écrire dans les petites feuilles.
D'après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, la supposer sa maîtresse.
«Ah! bah! il en a d'autres!»
Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte sous l'infamie de sa pensée, ajouta d'un air crâne:
«Sa femme le lui rend, sans doute?
– Pas du tout! elle est honnête!»
Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.
Les grandes lettres composant le nom d'Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d'elle-même; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l'intelligence d'une main dans la sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart.
Tous les jours, Regimbart s'asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s'emparait du National, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d'épaules. De temps à autre, il s'essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu'il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers-bottes, une cravate longue; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.
A huit heures du matin, il descendait des hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieurs parties de billard, le conduisait jusqu'à trois heures. Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre l'absinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à l'estaminet Bordelais, pour prendre le vermout; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait qu'on lui servît «des plats de ménage, des choses naturelles!» Enfin, il se transportait dans un autre billard, et y restait jusqu'à minuit, jusqu'à une heure du matin, jusqu'au moment où le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l'établissement, exténué, le suppliait de sortir.
Et ce n'était pas l'amour des boissons qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais l'habitude ancienne d'y causer politique; avec l'âge, sa verve était tombée, il n'avait plus qu'une morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, qu'il roulait le monde dans sa tête. Rien n'en sortait; et personne, même de ses amis, ne lui connaissait d'occupations, bien qu'il se donnât pour tenir un cabinet d'affaires.
Arnoux paraissait l'estimer infiniment. Il dit un jour à Frédéric:
«Celui-là en sait long, allez! C'est un homme fort!»
Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers concernant des mines de kaolin en Bretagne; Arnoux s'en rapportait à son expérience.
Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, – jusqu'à lui offrir l'absinthe de temps à autre; et quoiqu'il le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que c'était l'ami de Jacques Arnoux.
Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d'étendre ses profits pécuniaires. Il recherchait l'émancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter l'opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les médiocres; il en disposait par ses relations et par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles d'ameublement. Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme d'action. Bien des choses pourtant l'étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce.
Il recevait du fond de l'Allemagne ou de l'Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture qui la portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par complaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d'exiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous prétexte d'en publier la gravure; il vendait toujours la réduction et jamais la gravure ne paraissait. A ceux qui se plaignaient d'être exploités, il répondait par une tape sur le ventre. Excellent, d'ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, s'enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et, s'obstinant alors, ne regardant à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort honnête, et, dans son besoin d'expansion, racontait naïvement ses indélicatesses.
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d'écrire sous ses yeux, un peu avant l'heure du rendez-vous, des billets où l'on désinvitait les convives.
«Cela n'attaque pas l'honneur, vous comprenez?»
Et le jeune homme n'osa lui refuser ce service.
Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s'ouvrait sur l'escalier) le bas d'une robe disparaître.
«Mille excuses! dit Hussonnet. Si j'avais cru qu'il y eût des femmes…
– Oh! pour celle-là, c'est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite, en passant.
– Comment? dit Frédéric.
– Mais oui! elle s'en retourne chez elle, à la maison.»
Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu'il y sentait confusément épandu venait de s'évanouir, ou plutôt n'y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d'une trahison.
Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui? Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides.
«Ah! les affiches! s'écria le marchand. Je ne suis pas près de dîner ce soir!»
Regimbart prenait son chapeau.
«Comment, vous me quittez?
– Sept heures!» dit Regimbart.
Frédéric le suivit.
Au coin de la rue Montmartre, il se retourna; il regarda les fenêtres du premier étage; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées! Où donc vivait-elle? Comment la rencontrer maintenant? La solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais!
«Venez-vous la prendre? dit Regimbart. – Prendre qui?
– L'absinthe!»
Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à l'estaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur le coude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir; il cogna vivement contre le carreau, et le peintre n'était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l'Art industriel.
«Que je crève, si j'y retourne! C'est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle!»
Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu'elles atteignaient un peu Mme Arnoux.
«Qu'est-ce donc qu'il vous a fait!» dit Regimbart.
Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu de répondre.
Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés; et, comme ces travaux l'humiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais «la crasse d'Arnoux» l'exaspérait trop. Il se soulagea.
D'après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s'était permis des critiques! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n'en avait voulu. Mais, forcé par l'échéance d'un billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac; et, quinze jours plus tard, Arnoux lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.
«Pas un sou de moins! Quelle gredinerie! et il en fait bien d'autres, parbleu! Nous le verrons un de ces matins, en cour d'assises.
– Comme vous exagérez! dit Frédéric d'une voix timide.
– Allons! bon! j'exagère!» s'écria l'artiste, en donnant sur la table un grand coup de poing.
Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute, on pouvait se conduire plus gentiment; cependant, si Arnoux trouvait ces deux toiles…
«Mauvaises! lâchez le mot! Les connaissez-vous? Est-ce votre métier? Or, vous savez, mon petit, moi, je n'admets pas cela, les amateurs!
– Eh! ce ne sont pas mes affaires! dit Frédéric.
– Quel intérêt avez-vous donc à le défendre?» reprit froidement Pellerin.
Le jeune homme balbutia:
«Mais… parce que je suis son ami.
– Embrassez-le de ma part! bonsoir!»
Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.
Frédéric s'était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans l'échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.
Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux.
«Tiens! qui vous ramène?»
Cette question bien simple embarrassa Frédéric; et, ne sachant que répondre, il demanda si l'on n'avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.
«Celui où vous mettez vos lettres de femmes?» dit Arnoux.
Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d'une telle supposition.
«Vos poésies, alors?» répliqua le marchand.
Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, – de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin, Arnoux se leva; et, en disant: «C'est fait!» il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.
Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu'il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n'aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d'Hussonnet, de personne! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie; et le jeudi matin, il s'habillait pour aller au-devant de Deslauriers, quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.
«Un mot, seulement! Hier, on m'a envoyé de Genève une belle truite; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C'est rue de Choiseul, 24 bis. N'oubliez pas!»
Frédéric fut obligé de s'asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait: «Enfin! enfin!» Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents. La clef tourna dans la serrure et le concierge parut avec une malle sur l'épaule.
Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux.
«Qu'est-ce donc qui te prend? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre?»
Frédéric n'eut pas la force de mentir.
Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n'avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s'imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l'héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu'il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.
«C'est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j'avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd'hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux!
– Oh! ne te gêne pas! dit Frédéric. Si tu avais ce soir quelque chose d'important…
– Allons donc! Je serais un fier misérable…»
Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante.
Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.
«Tu me traites comme un roi, ma parole!»
Ils causèrent de leur passé, de l'avenir; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.
Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l'habit auquel il avait donné un coup de fer.
«On croirait que tu vas te marier,» dit Deslauriers.
Une heure après, un troisième individu survint et retira d'un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial.
«Monsieur n'a besoin de rien?
– Merci, répliqua le clerc,» en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.
Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s'écria, comme saisi par une idée:
«Ah! saprelotte, j'oubliais!
– Quoi donc?
– Ce soir, je dîne en ville!
– Chez les Dambreuse? Pourquoi ne m'en parles-tu jamais dans les lettres?»
Ce n'était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.
«Tu aurais dû m'avertir! dit Deslauriers. Je serais venu un jour plus tard.
– Impossible! répliqua brusquement Frédéric. On ne m'a invité que ce matin, tout à l'heure.»
Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa toilette.
«Tu as bien le temps!» dit l'autre.
Enfin, il s'habilla, il partit.
«Voilà les riches!» pensa Deslauriers.
Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu'il connaissait.
Frédéric s'arrêta plusieurs fois dans l'escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata; et, tandis qu'il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.
L'antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n'avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond.
Mlle Marthe vint dire que sa maman s'habillait. Arnoux l'enleva jusqu'à la hauteur de sa bouche pour la baiser; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l'enfant.
Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus bouffante que le jupon d'une danseuse, laissait voir ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un jeune chat.
Il n'éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d'une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. A travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait des charbons dans la cheminée; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs d'argent. Çà et là, des choses intimes traînaient: une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d'une chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine d'où pendaient en dehors deux aiguilles d'ivoire, la pointe en bas.
C'était un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble.
Arnoux rentra; et, par l'autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d'ombre, il ne distingua d'abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s'entortillant à son peigne, lui tombait sur l'épaule gauche.
Arnoux présenta Frédéric.
«Oh! je reconnais Monsieur parfaitement», répondit-elle.
Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps: Dittmer, Lovarias, Burrieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d'art collègues d'Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin l'illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre.
Lorsqu'on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l'aimait, tout en l'exploitant. D'ailleurs, il redoutait sa terrible langue – si bien que, pour l'attendrir, il avait publié dans l'Art industriel son portrait accompagné d'éloges hyperboliques; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu'à l'argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s'imagina qu'ils étaient réconciliés depuis longtemps.
La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu'un parloir moyen âge, était tendue de cuir battu; une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques; et, autour de la table, les verres de Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin.
Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces.
Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l'Orient; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l'Opéra; et l'existence atroce de la bohême lui parut drôle, à travers la gaieté d'Hussonnet, lequel narra, d'une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n'ayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l'école florentine, lui révéla des chefs-d'œuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin s'écria:
«Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité! Qu'est-ce que cela veut dire, la réalité? Les uns voient noir, d'autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange, rien de plus fort! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine; et l'art deviendra, si l'on continue, je ne sais quelle rocambole au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique comme intérêt. Vous n'arriverez pas à son but, – oui, son but! – qui est de nous causer une exaltation impersonnelle, avec de petites œuvres, malgré toutes vos finasseries d'exécution. Voilà les tableaux de Bassolier, par exemple: c'est joli, coquet, propret, et pas lourd! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre en voyage! Les notaires achètent ça vingt mille francs; il y a pour trois sous d'idées; mais, sans l'idée, rien de grand! sans grandeur, pas de beau! L'Olympe est une montagne! Le plus crâne monument, ce sera toujours les Pyramides. Mieux vaut l'exubérance que le goût, le désert qu'un trottoir, et un sauvage qu'un coiffeur!»
Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise, s'ajoutaient à sa passion et faisaient de l'amour.
Il était assis trois places au-dessous d'elle, sur le même côté. De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate.
Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devint très libre; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme établissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre estime.
Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant sur la table. Les grands artistes de l'époque l'avaient illustré de dessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures; parmi les noms fameux, il s'en trouvait beaucoup d'inconnus, et les pensées curieuses n'apparaissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d'écrire une ligne à côté.
Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d'argent qu'il avait remarqué sur la cheminée. C'était un cadeau de son mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d'Arnoux le complimentèrent, sa femme le remerciait; il fut pris d'attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser.
Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu; elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient; – et Frédéric aurait accepté d'être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chose qui l'intronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait le cœur, furieux contre sa jeunesse.
Mais elle vint dans l'angle du salon où il se tenait, lui demanda s'il connaissait quelques-uns des convives, s'il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue; et il n'en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine; cependant, il n'osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face.