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?uvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 3
?uvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 3

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?uvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 3

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Il lui semblait, cependant, qu'on devait l'aimer! Quelquefois, il se réveillait le cœur plein d'espérance, s'habillait soigneusement comme pour un rendez-vous, et il faisait dans Paris des courses interminables. A chaque femme qui marchait devant lui, ou qui s'avançait à sa rencontre, il se disait: «La voilà!» C'était, chaque fois, une déception nouvelle. L'idée de Mme Arnoux fortifiait ces convoitises. Il la trouverait peut-être sur son chemin; et il imaginait, pour l'aborder, des complications du hasard, des périls extraordinaires dont il la sauverait.

Ainsi les jours s'écoulaient, dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées. Il feuilletait des brochures sous les arcades de l'Odéon, allait lire la Revue des Deux Mondes au café, entrait dans une salle du Collège de France, écoutait pendant une heure une leçon de chinois ou d'économie politique. Toutes les semaines, il écrivait longuement à Deslauriers, dînait de temps en temps avec Martinon, voyait quelquefois M. de Cisy.

Il loua un piano et composa des valses allemandes.

Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loge d'avant-scène, Arnoux près d'une femme. Était-ce elle? L'écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se leva; l'écran s'abattit. C'était une longue personne, de trente ans environ, fanée et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d'éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s'assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, en lui tenant des discours qu'elle écoutait sans répondre. Frédéric s'ingéniait à découvrir la condition de ces femmes, modestement habillées de robes sombres, à cols plats rabattus.

A la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l'escalier marche à marche, donnant le bras aux deux femmes.

Tout à coup, un bec de gaz l'éclaira. Il avait un crêpe à son chapeau. Elle était morte, peut-être? Cette idée tourmenta Frédéric si fortement, qu'il courut le lendemain à l'Art industriel, et, payant vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique comment se portait M. Arnoux.

Le garçon répondit:

«Mais très bien!»

Frédéric ajouta en pâlissant:

«Et Madame?

– Madame aussi!»

Frédéric oublia d'emporter sa gravure.

L'hiver se termina. Il fut moins triste au printemps, se mit à préparer son examen, et, l'ayant subi d'une façon médiocre, partit ensuite pour Nogent.

Il n'alla point à Troyes voir son ami, afin d'éviter les observations de sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, qu'il meubla. L'espoir d'une invitation chez les Dambreuse l'avait quitté; sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à s'éteindre.

IV

Un matin du mois de décembre, en se rendant au cours de procédure, il crut remarquer dans la rue Saint-Jacques plus d'animation qu'à l'ordinaire. Les étudiants sortaient précipitamment des cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ils s'appelaient d'une maison à l'autre; les boutiquiers, au milieu du trottoir, regardaient d'un air inquiet; les volets se fermaient; et quand il arriva dans la rue Soufflot, il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon.

Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se donnant le bras et abordaient des groupes plus considérables qui stationnaient çà et là; au fond de la place, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis que, le tricorne sur l'oreille et les mains derrière le dos, des sergents de ville erraient le long des murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes bottes. Tous avaient un air mystérieux, ébahi; on attendait quelque chose évidemment; chacun retenait au bord des lèvres une interrogation.

Frédéric se trouvait auprès d'un jeune homme blond, à figure avenante, et portant moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII. Il lui demanda la cause du désordre.

«Je n'en sais rien, reprit l'autre, ni eux non plus! C'est leur mode à présent! quelle bonne farce!»

Et il éclata de rire.

Les pétitions pour la Réforme, que l'on faisait signer dans la garde nationale, jointes au recensement Humann, d'autres événements encore, amenaient depuis six mois, dans Paris, d'inexplicables attroupements; et même ils se renouvelaient si souvent, que les journaux n'en parlaient plus.

«Cela manque de galbe et de couleur,» continua le voisin de Frédéric. «Ie cuyde, messire, que nous avons dégénéré! A la bonne époque de Loys onzième, voire de Benjamin Constant, il y avait plus de mutinerie parmi les escholiers. Ie les treuve pacifiques comme moutons, bêtes comme cornichons, et idoines à estre épiciers, Pasque-Dieu! Et voilà ce qu'on appelle la Jeunesse des écoles!»

Il écarta les bras, largement, comme Frédérick Lemaître dans Robert Macaire.

«Jeunesse des écoles, je te bénis!»

Ensuite, apostrophant un chiffonnier, qui remuait des écailles d'huîtres contre la borne d'un marchand de vin:

«En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des écoles?»

Le vieillard releva une face hideuse où l'on distinguait, au milieu d'une barbe grise, un nez rouge et deux yeux avinés stupides.

«Non! tu me parais plutôt un de ces hommes à figure patibulaire que l'on voit, dans divers groupes, semant l'or à pleines mains… Oh! sème, mon patriarche, sème! Corromps-moi avec les trésors d'Albion! Are you English? Je ne repousse pas les présents d'Artaxercès! Causons un peu de l'union douanière.»

Frédéric sentit quelqu'un lui toucher à l'épaule; il se retourna. C'était Martinon, prodigieusement pâle.

«Eh bien! fit-il en poussant un gros soupir, encore une émeute!»

Il avait peur d'être compromis, se lamentait. Des hommes en blouse, surtout, l'inquiétaient, comme appartenant à des sociétés secrètes.

«Est-ce qu'il y a des sociétés secrètes! dit le jeune homme à moustaches. C'est une vieille blague du Gouvernement, pour épouvanter les bourgeois!»

Martinon l'engagea à parler plus bas, dans la crainte de la police.

«Vous croyez encore à la police, vous? Au fait, que savez-vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même un mouchard?»

Et il le regarda d'une telle manière, que Martinon, fort ému, ne comprit point d'abord la plaisanterie. La foule les poussait, et ils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre.

Bientôt la multitude se fendit d'elle-même; plusieurs têtes se découvrirent; on saluait l'illustre professeur Samuel Rondelot, qui, enveloppé de sa grosse redingote, levant en l'air ses lunettes d'argent et soufflant de son asthme, s'avançait à pas tranquilles, pour faire son cours. Cet homme était une des gloires judiciaires du XIXe siècle, le rival des Zachariæ, des Ruhdorff. Sa dignité nouvelle de pair de France n'avait modifié en rien ses allures. On le savait pauvre, et un grand respect l'entourait.

Cependant, du fond de la place, quelques-uns crièrent:

«A bas Guizot!

– A bas Pritchard!

– A bas les vendus!

– A bas Louis-Philippe!»

La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui était fermée, elle empêchait le professeur d'aller plus loin. Il s'arrêta devant l'escalier. On l'aperçut bientôt sur la dernière des trois marches. Il parla; un bourdonnement couvrit sa voix. Bien qu'on l'aimât tout à l'heure, on le haïssait maintenant, car il représentait l'autorité. Chaque fois qu'il essayait de se faire entendre, les cris recommençaient. Il fit un grand geste pour engager les étudiants à le suivre. Une vocifération universelle lui répondit. Il haussa les épaules dédaigneusement et s'enfonça dans le couloir. Martinon avait profité de sa place pour disparaître en même temps.

«Quel lâche! dit Frédéric.

– Il est prudent!» reprit l'autre.

La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des curieux regardaient. Quelques-uns entonnaient la Marseillaise; d'autres proposaient d'aller chez Béranger.

«Chez Laffitte!

– Chez Chateaubriand!

– Chez Voltaire!» hurla le jeune homme à moustaches blondes.

Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus doucement qu'ils pouvaient:

«Partez, messieurs, partez, retirez-vous!»

Quelqu'un cria:

«A bas les assommeurs!»

C'était une injure usuelle depuis les troubles du mois de septembre. Tous la répétèrent. On huait, on sifflait les gardiens de l'ordre public; ils commençaient à pâlir; un d'eux n'y résista plus, et, avisant un petit jeune homme qui s'approchait de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement, qu'il le fit tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vin. Tous s'écartèrent; mais presque aussitôt il roula lui-même, terrassé par une sorte d'Hercule dont la chevelure, telle qu'un paquet d'étoupes, débordait sous une casquette en toile cirée.

Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint-Jacques, il avait lâché bien vite un large carton qu'il portait pour bondir vers le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, il labourait sa face à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le terrible garçon était si fort, qu'il en fallut quatre, au moins, pour le dompter. Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tous l'appelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et les vêtements en lambeaux, il protestait de son innocence; il n'avait pu, de sang-froid, voir battre un enfant.

«Je m'appelle Dussardier! chez MM. Valinçart frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est mon carton? Je veux mon carton!» Il répétait: «Dussardier!.. rue de Cléry. Mon carton!»

Il s'apaisa pourtant, et, d'un air stoïque, se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d'admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir.

A mesure que l'on avançait, la foule devenait moins grosse.

Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d'un air féroce; et les tapageurs n'ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous s'en allaient peu à peu. Des passants, que l'on croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, s'écria même qu'il avait volé un pain; cette injustice augmenta l'irritation des deux amis. Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu'une vingtaine de personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser.

Frédéric et son camarade réclamèrent, hardiment, celui qu'on venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s'ils insistaient, de les y fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur nom avec leur qualité d'élèves en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple.

On les fit entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancs s'allongeaient contre les murs de plâtre, enfumés. Au fond, un guichet s'ouvrit. Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui, dans le désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux francs et son nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie d'un bon chien.

«Tu ne nous reconnais pas? dit Hussonnet.

C'était le nom du jeune homme à moustaches.

«Mais… balbutia Dussardier.

– Ne fais donc plus l'imbécile, reprit l'autre; on sait que tu es, comme nous, élève en droit.»

Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinait rien. Il parut se recueillir, puis tout à coup:

«A-t-on trouvé mon carton?»

Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua.

«Ah! ton carton, où tu mets tes notes de cours? Oui, oui! rassure-toi!»

Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu'ils venaient pour le servir; et il se tut, craignant de les compromettre. D'ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social d'étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches.

«Veux-tu faire dire quelque chose à quelqu'un?» demanda Frédéric.

«Non, merci, à personne!

– Mais ta famille?»

Il baissa la tête sans répondre; le pauvre garçon était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son silence.

«As-tu de quoi fumer?» reprit Frédéric.

Il se palpa, puis retira du fond de sa poche les débris d'une pipe, – une belle pipe en écume de mer, avec un tuyau en bois noir, un couvercle d'argent et un bout d'ambre.

Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef-d'œuvre. Il avait eu soin d'en tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au chevet de son lit. A présent, il en secouait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient; et, le menton sur la poitrine, les prunelles fixes, béant, il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d'une ineffable tristesse.

«Si nous lui donnions des cigares, hein?» dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d'en atteindre.

Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigares rempli.

«Prends donc! Adieu, bon courage!»

Dussardier se jeta sur les deux mains qui s'avançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots.

«Comment?.. à moi!.. à moi!..»

Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance, sortirent, et allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg.

Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon qu'il travaillait dans les journaux de modes et fabriquait des réclames pour l'Art industriel.

«Chez Jacques Arnoux, dit Frédéric.

– Vous le connaissez?

– Oui! non!.. C'est-à-dire je l'ai vu, je l'ai rencontré.»

Il demanda négligemment à Hussonnet s'il voyait quelquefois sa femme.

«De temps à autre,» reprit le bohème.

Frédéric n'osa poursuivre ses questions; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie; il paya la note du déjeuner, sans qu'il y eût de la part de l'autre aucune protestation.

La sympathie était mutuelle; ils échangèrent leurs adresses, et Hussonnet l'invita cordialement à l'accompagner jusqu'à la rue de Fleurus.

Ils étaient au milieu du jardin quand l'employé d'Arnoux, retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace abominable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu'il y avait aux environs lui répondirent par des cocoricos prolongés.

«C'est un signal,» dit Hussonnet.

Ils s'arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison où l'on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d'un grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.

«Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche,» fit Hussonnet, en lui envoyant des baisers.

Il ouvrit la barrière d'un coup de pied, et disparut.

Frédéric l'attendit toute la semaine. Il n'osait aller chez lui, pour n'avoir point l'air impatient de se faire rendre à déjeuner; mais il le chercha par tout le quartier latin. Il le rencontra un soir, et l'emmena dans sa chambre sur le quai Napoléon.

La causerie fut longue; ils s'épanchèrent. Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait à des vaudevilles non reçus, «avait des masses de plans», tournait le couplet; il en chanta quelques-uns. Puis, remarquant dans l'étagère un volume de Hugo et un autre de Lamartine, il se répandit en sarcasmes sur l'école romantique. Ces poètes-là n'avaient ni bon sens ni correction, et n'étaient pas Français, surtout! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce goût académique qui distinguent les personnes d'humeur folâtre quand elles abordent l'art sérieux.

Frédéric fut blessé dans ses prédilections; il avait envie de rompre. Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d'où son bonheur dépendait? Il demanda au garçon de lettres s'il pouvait le présenter chez Arnoux.

La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.

Hussonnet manqua le rendez-vous; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitant de la voiture, il s'arrêta d'abord au Théâtre-Français pour avoir un coupon de loge; il se fit descendre chez un tailleur, chez une couturière; il écrivait des billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l'escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau; et, tout en continuant à écrire, lui tendit la main par-dessus l'épaule.

Cinq ou six personnes, debout, emplissaient l'appartement étroit, qu'éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour; un canapé en damas de laine brune occupait au fond l'intérieur d'une alcôve, entre deux portières d'étoffe semblable. Sur la cheminée couverte de paperasses, il y avait une Vénus en bronze; deux candélabres, garnis de bougies roses, la flanquaient parallèlement. A droite, près d'un cartonnier, un homme dans un fauteuil lisait le journal, en gardant son chapeau sur sa tête; les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains, ornées de dédicaces qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l'affection la plus sincère.

«Cela va toujours bien?» fit-il en se tournant vers Frédéric.

Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet.

«Comment l'appelez-vous, votre ami?»

Puis tout haut:

«Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte.»

L'Art industriel, posé au point central de Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement.

On y voyait, ce jour-là, Anténor Braive, le portraitiste des rois; Jules Burrieu, qui commençait à populariser par ses dessins les guerres d'Algérie; le caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat, d'autres encore, et aucun ne répondait aux préjugés de l'étudiant. Leurs manières étaient simples, leurs propos libres. Le mystique Lovarias débita un conte obscène; et l'inventeur du paysage oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet, et prit l'omnibus pour s'en retourner.

Il fut d'abord question d'une nommée Apollonie, un ancien modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs.

«Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris!» dit Arnoux.

«Après vous, s'il en reste, sire,» répliqua le bohème, avec un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon.

Puis on discuta quelques toiles, où la tête d'Apollonie avait servi. Les confrères absents furent critiqués. On s'étonnait du prix de leurs œuvres; et tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment, lorsque entra un homme de taille moyenne, l'habit fermé par un seul bouton, les yeux vifs, l'air un peu fou.

«Quel tas de bourgeois vous êtes!» dit-il. «Qu'est-ce que cela fait, miséricorde! Les vieux qui confectionnaient des chefs-d'œuvre ne s'inquiétaient pas du million. Corrège, Murillo»…

«Ajoutez Pellerin», dit Sombaz.

Mais sans relever l'épigramme, il continua de discourir avec tant de véhémence qu'Arnoux fut contraint de lui répéter deux fois:

«Ma femme a besoin de vous, jeudi. N'oubliez pas!»

Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan? Arnoux pour prendre un mouchoir, venait de l'ouvrir; Frédéric avait aperçu, dans le fond, un lavabo. Mais une sorte de grommellement sortit du coin de la cheminée; c'était le personnage qui lisait son journal, dans le fauteuil. Il avait cinq pieds neuf pouces, les paupières un peu tombantes, la chevelure grise, l'air majestueux – et s'appelait Regimbart.

«Qu'est-ce donc, citoyen? dit Arnoux.

– Encore une nouvelle canaillerie du Gouvernement!»

Il s'agissait de la destitution d'un maître d'école; Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare. Dittmer s'en allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque. Alors, Hussonnet, croyant le moment favorable:

«Vous ne pourriez pas m'avancer, mon cher patron?..»

Mais Arnoux s'était rassis et gourmandait un vieillard d'aspect sordide, en lunettes bleues.

«Ah! vous êtes joli, père Isaac! Voilà trois œuvres décriées, perdues! Tout le monde se fiche de moi! On les connaît maintenant! Que voulez-vous que j'en fasse? Il faudra que je les envoie en Californie!.. au diable! Taisez-vous!»

La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de ces tableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer; il le congédia brutalement. Puis, changeant de manières, il salua un monsieur décoré, gourmé, avec favoris et cravate blanche.

Le coude sur l'espagnolette de la fenêtre, il lui parla pendant longtemps, d'un air mielleux. Enfin, il éclata:

«Eh! je ne suis pas embarrassé d'avoir des courtiers, monsieur le comte!»

Le gentilhomme s'étant résigné, Arnoux lui solda vingt-cinq louis, et, dès qu'il fut dehors:

«Sont-ils assommants, ces grands seigneurs!

– Tous des misérables!» murmura Regimbart.

A mesure que l'heure avançait, les occupations d'Arnoux redoublaient; il classait des articles, décachetait des lettres, alignait des comptes; au bruit du marteau dans le magasin, sortait pour surveiller les emballages, puis reprenait sa besogne; et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le soir chez son avocat, et partait le lendemain pour la Belgique.

Les autres causaient des choses du jour: le portrait de Chérubini, l'hémicycle des Beaux-Arts, l'exposition prochaine. Pellerin déblatérait contre l'Institut. Les cancans, les discussions s'entre-croisaient. L'appartement, bas de plafond, était si rempli, qu'on ne pouvait remuer; et la lumière des bougies roses passait dans la fumée des cigares comme des rayons de soleil dans la brume.

La porte, près du divan, s'ouvrit, et une grande femme mince entra, – avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes les breloques de sa montre.

C'était la femme entrevue, l'été dernier, au Palais-Royal. Quelques-uns, l'appelant par son nom, échangèrent avec elle des poignées de main. Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs; la pendule sonna sept heures; tous se retirèrent.

Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnaz dans le cabinet.

Frédéric n'entendait pas leurs paroles; ils chuchotaient. Cependant, la voix féminine s'éleva:

«Depuis six mois que l'affaire est faite, j'attends toujours!»

Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose.

«Oh! oh! plus tard, nous verrons!

– Adieu, homme heureux!» dit-elle en s'en allant.

Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds; et, tout en se lavant les mains:

«Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante la pièce, genre Boucher, est-ce convenu?

– Soit, dit l'artiste, devenu rouge.

– Bon! et n'oubliez pas ma femme!»

Frédéric accompagna Pellerin jusqu'au haut du faubourg Poissonnière, et lui demanda la permission de venir le voir quelquefois, faveur qui fut accordée gracieusement.

Pellerin lisait tous les ouvrages d'esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il l'aurait trouvée, de faire des chefs-d'œuvre. Il s'entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures; et il cherchait, se rongeait; il accusait le temps, ses nerfs, son atelier, sortait dans la rue pour rencontrer l'inspiration, tressaillait de l'avoir saisie, puis abandonnait son œuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à l'importance d'un règlement ou d'une réforme en matière d'art, il n'avait, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste l'empêchait de subir aucun découragement, mais il était toujours irrité, et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens.

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