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?uvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 2
A un geste de Mâtho, tous s'avancèrent. Il écarta les bras; Spendius, avec un nœud coulant, l'étreignit aux poignets; un autre le renversa et il disparut dans le désordre de la foule qui s'écroulait sur les sacs.
Ils saccagèrent sa tente. On n'y trouva que les choses indispensables à la vie; puis, en cherchant mieux, trois images de Tanit, et dans une peau de singe, une pierre noire tombée de la lune. Beaucoup de Carthaginois avaient voulu l'accompagner; c'étaient des hommes considérables et tous du parti de la guerre.
On les entraîna en dehors des tentes, et on les précipita dans la fosse aux immondices. Avec des chaînes de fer ils furent attachés par le ventre à des pieux solides, et on leur tendait la nourriture à la pointe d'un javelot.
Autharite, tout en les surveillant, les accablait d'invectives: comme ils ne comprenaient point sa langue, ils ne répondaient pas; le Gaulois, de temps à autre, leur jetait des cailloux au visage pour les faire crier.
Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit l'armée. A présent que leur colère était finie, des inquiétudes les prenaient. Mâtho souffrait d'une tristesse vague. Il lui semblait avoir indirectement outragé Salammbô; ces riches étaient comme une dépendance de sa personne. Il s'asseyait la nuit au bord de leur fosse, et il retrouvait dans leurs gémissements quelque chose de la voix dont son cœur était plein.
Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls étaient payés. Mais, en même temps que se ravivaient les antipathies nationales avec les haines particulières, on sentait le péril de s'y abandonner. Les représailles, après un attentat pareil, seraient formidables. Donc il fallait prévenir la vengeance de Carthage. Les conciliabules, les harangues n'en finissaient pas. Chacun parlait, on n'écoutait personne, et Spendius, ordinairement si loquace, à toutes les propositions secouait la tête.
Un soir il demanda négligemment à Mâtho s'il n'y avait pas des sources dans l'intérieur de la ville.
« – Pas une!» répondit Mâtho.
Le lendemain, Spendius l'entraîna sur la berge du lac.
« – Maître! – dit l'ancien esclave, – si ton cœur est intrépide, je te conduirai dans Carthage.»
« – Comment?» répétait l'autre en haletant.
« – Jure d'exécuter tous mes ordres, de me suivre comme une ombre!»
Mâtho, levant son bras vers la planète de Chabar, s'écria:
« – Par Tanit, je le jure!»
Spendius reprit:
« – Demain après le coucher du soleil, tu m'attendras au pied de l'aqueduc, entre la neuvième et la dixième arcade. Emporte avec toi un pic de fer, un casque sans aigrette et des sandales de cuir.»
L'aqueduc dont il parlait traversait obliquement l'isthme entier, – ouvrage considérable, agrandi plus tard par les Romains. Malgré son dédain des autres peuples, Carthage leur avait pris gauchement cette invention nouvelle, comme Rome elle-même avait fait de la galère punique; et cinq rangs d'arcs superposés, d'une architecture trapue, avec des contreforts à la base et des têtes de lion au sommet, aboutissaient à la partie occidentale de l'Acropole, où ils s'enfonçaient sous la ville pour déverser presque une rivière dans les citernes de Mégara.
A l'heure convenue, Spendius y trouva Mâtho. Il attacha une sorte de harpon au bout d'une corde, le fit tourner rapidement comme une fronde, l'engin de fer s'accrocha; et ils se mirent, l'un derrière l'autre, à grimper le long du mur.
Mais quand ils furent montés sur le premier étage, le crampon, chaque fois qu'ils le jetaient, retombait; il leur fallait, pour découvrir quelque fissure, marcher sur le bord de la corniche; à chaque rang des arcs, ils la trouvaient plus étroite. Puis la corde se relâcha. Plusieurs fois, elle faillit se rompre.
Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure. Spendius, de temps à autre, se penchait pour tâter les pierres avec sa main.
« – C'est là, – dit-il, – commençons!» Et pesant sur l'épieu qu'avait apporté Mâtho, ils parvinrent à disjoindre une des dalles.
Ils aperçurent, au loin, une troupe de cavaliers galopant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets d'or sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux. On distinguait en avant un homme couronné de plumes d'autruche et qui galopait avec une lance à chaque main.
« – Narr'Havas!» s'écria Mâtho.
« – Qu'importe!» reprit Spendius; et il sauta dans le trou qu'ils venaient de faire en découvrant la dalle.
Mâtho, par son ordre, essaya de pousser un des blocs. Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les coudes.
« – Nous reviendrons, – dit Spendius; – mets-toi devant.» Alors ils s'aventurèrent dans le conduit des eaux.
Ils en avaient jusqu'au ventre. Bientôt ils chancelèrent et il leur fallut nager. Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal trop étroit. L'eau coulait presque immédiatement sous la dalle supérieure; ils se déchiraient le visage. Puis le courant les entraîna. Un air plus lourd qu'un sépulcre leur écrasait la poitrine; et la tête sous les bras, les genoux l'un contre l'autre, allongés tant qu'ils pouvaient, ils passaient comme des flèches dans l'obscurité, étouffant, râlant, presque morts. Soudain, tout fut noir devant eux, et la vélocité des eaux redoublait. Ils tombèrent.
Quand ils furent remontés à la surface, ils se tinrent pendant quelques minutes étendus sur le dos, à humer l'air délicieusement. Des arcades, les unes derrière les autres, s'ouvraient au milieu de larges murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis, et l'eau se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes. Les coupoles du plafond laissaient descendre par leur soupirail une clarté pâle qui étalait sur les ondes comme des disques de lumière; les ténèbres à l'entour, s'épaississant vers les murs, les reculaient indéfiniment; le moindre bruit faisait un grand écho.
Spendius et Mâtho se remirent à nager, et, passant par l'ouverture des arcs, ils traversèrent plusieurs chambres à la file. Deux autres rangs de bassins plus petits s'étendaient parallèlement de chaque côté. Ils se perdirent; ils tournaient, revenaient. Quelque chose résista sous leurs talons. C'était le pavé de la galerie qui longeait les citernes.
Alors, s'avançant avec de grandes précautions, ils palpèrent la muraille pour trouver une issue. Mais leurs pieds glissaient; ils tombaient dans les vasques profondes. Ils avaient à remonter, puis ils retombaient encore; et ils sentaient une épouvantable fatigue, comme si leurs membres en nageant se fussent dissous dans l'eau. Leurs yeux se fermèrent; ils agonisaient.
Spendius se frappa la main contre les barreaux d'une grille. Ils la secouèrent, elle céda, et ils se trouvèrent sur les marches d'un escalier. Une porte de bronze le fermait en haut. Avec la pointe d'un poignard, ils écartèrent la barre que l'on ouvrait du dehors; tout à coup le grand air pur les enveloppa.
La nuit était pleine de silence, et le ciel avait une hauteur démesurée. Des bouquets d'arbres débordaient sur les longues lignes des murs. La ville entière dormait. Les feux des avant-postes brillaient comme des étoiles perdues.
Spendius, qui avait passé trois ans dans l'ergastule, connaissait imparfaitement les quartiers. Mâtho conjectura que, pour se rendre au palais d'Hamilcar, ils devaient prendre sur la gauche, en traversant les Mappales.
« – Non, – dit Spendius, conduis-moi au temple de Tanit.»
Mâtho voulut parler.
« – Rappelle-toi!» fit l'ancien esclave; et, levant son bras, il lui montra la planète de Chabar qui resplendissait.
Mâtho se tourna silencieusement vers l'Acropole.
Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui bordaient les sentiers. L'eau coulait de leurs membres sur la poussière. Leurs sandales humides ne faisaient aucun bruit; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants que des torches, à chaque pas fouillait les buissons; – et il marchait derrière Mâtho, les mains posées sur les deux poignards qu'il portait aux bras, tenus au-dessous de l'aisselle par un cercle de cuir.
V
TANIT
Quand ils furent sortis des jardins, ils se trouvèrent arrêtés par l'enceinte de Mégara. Mais ils découvrirent une brèche dans la haute muraille et passèrent.
Le terrain descendait, formant une sorte de vallon très large. C'était une place découverte.
« – Écoute, – dit Spendius, – et d'abord ne crains rien!.. j'exécuterai ma promesse…»
Il s'interrompit; il avait l'air de réfléchir, comme pour chercher ses paroles. – «Te rappelles-tu cette fois, au soleil levant, où, sur la terrasse de Salammbô, je t'ai montré Carthage? Nous étions forts ce jour-là, mais tu n'as voulu rien entendre!» Puis d'une voix grave: – «Maître, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux, tombé du ciel, et qui recouvre la Déesse.
« – Je le sais», dit Mâtho.
Spendius reprit:
« – Il est divin lui-même, car il fait partie d'elle. Les dieux résident où se trouvent leurs simulacres. C'est parce que Carthage le possède, que Carthage est puissante.» Alors se penchant à son oreille: «Je t'ai emmené avec moi pour le ravir!»
Mâtho recula d'horreur.
« – Va-t'en! cherche quelque autre! Je ne veux pas t'aider dans cet exécrable forfait.
« – Mais Tanit est ton ennemie, répliqua Spendius: elle te persécute, et tu meurs de sa colère. Tu t'en vengeras. Elle t'obéira. Tu deviendras presque immortel et invincible.»
Mâtho baissa la tête; il continua:
« – Nous succomberions; l'armée d'elle-même s'anéantirait. Nous n'avons ni fuite à espérer, ni secours, ni pardon! Quel châtiment des Dieux peux-tu craindre, puisque tu vas avoir leur force dans les mains? Aimes-tu mieux périr le soir d'une défaite, misérablement, à l'abri d'un buisson, ou parmi l'outrage de la populace, dans la flamme des bûchers? Maître, un jour, tu entreras à Carthage, entre les collèges des pontifes, qui baiseront tes sandales; et si le voile de Tanit te pèse encore, tu le rétabliras dans son temple. Suis-moi! viens le prendre.»
Une envie terrible dévorait Mâtho. Il aurait voulu, en s'abstenant du sacrilège, posséder le voile. Il se disait que, peut-être, on n'aurait pas besoin de le prendre pour en accaparer la vertu. Il n'allait point jusqu'au fond de sa pensée, s'arrêtant sur la limite où elle l'épouvantait.
« – Marchons!» dit-il; et ils s'éloignèrent d'un pas rapide, côte à côte, sans parler.
Le terrain remonta, et les habitations se rapprochèrent. Ils tournaient dans les rues étroites, au milieu des ténèbres. Des lambeaux de sparterie fermant les portes battaient contre les murs. Sur une place, des chameaux ruminaient devant des tas d'herbes coupées. Puis ils passèrent sous une galerie que recouvraient des feuillages; un troupeau de chiens aboya. L'espace tout à coup s'élargit, et ils reconnurent la façade occidentale de l'Acropole. Au bas de Byrsa s'étalait une longue masse noire: c'était le temple de Tanit, ensemble de monuments et de jardins, de cours et d'avant-cours, bordé par un petit mur de pierres sèches. Spendius et Mâtho le franchirent.
Cette première enceinte renfermait un bois de platanes, par précaution contre la peste et l'infection de l'air. Çà et là étaient disséminées des tentes où l'on vendait pendant le jour des pâtes épilatoires, des parfums, des vêtements, des gâteaux en forme de lune, et des images de la Déesse avec des représentations du temple, creusées dans un bloc d'albâtre.
Ils n'avaient rien à craindre, car les nuits où l'astre ne paraissait pas on suspendait tous les rites; cependant Mâtho se ralentissait; il s'arrêta devant les trois marches d'ébène qui conduisaient à la seconde enceinte.
« – Avance!» dit Spendius.
Des grenadiers, des amandiers, des cyprès et des myrtes, immobiles comme des feuillages de bronze, alternaient régulièrement; le chemin, pavé de cailloux bleus, craquait sous les pas, et des roses épanouies pendaient en berceau sur toute la longueur de l'allée. Ils arrivèrent devant un trou ovale, abrité par une grille. Mâtho, que ce silence effrayait, dit à Spendius:
« – C'est ici qu'on mélange les eaux douces avec les eaux amères.»
« – J'ai vu tout cela – reprit l'ancien esclave – en Syrie, dans la ville de Maphug»; et, par un escalier de six marches d'argent, ils montèrent dans la troisième enceinte.
Un cèdre énorme en occupait le milieu. Ses branches les plus basses disparaissaient sous des bribes d'étoffes et des colliers qu'y avaient appendus les fidèles. Ils firent encore quelques pas, et la façade du temple se déploya.
Deux longs portiques, dont les architraves reposaient sur des piliers trapus, flanquaient une tour quadrangulaire, ornée à sa plate-forme par un croissant de lune. Sur les angles des portiques et aux quatre coins de la tour s'élevaient des vases pleins d'aromates allumés. Des grenades et des coloquintes chargeaient les chapiteaux. Des entrelacs, des losanges, des lignes de perles alternaient sur les murs, et une haie en filigrane d'argent formait un large demi-cercle devant l'escalier d'airain qui descendait du vestibule.
Il y avait à l'entrée, entre une stèle d'or et une stèle d'émeraude, un cône de pierre; Mâtho, en passant à côté, se baisa la main droite.
La première chambre était très haute; d'innombrables ouvertures perçaient sa voûte; en levant la tête on pouvait voir les étoiles. Tout autour de la muraille, dans des corbeilles de roseau, s'amoncelaient des barbes et des chevelures, prémices des adolescences; et, au milieu de l'appartement circulaire, le corps d'une femme sortait d'une gaine couverte de mamelles. Grasse, barbue et les paupières baissées, elle avait l'air de sourire, en croisant ses mains sur le bas de son gros ventre, – poli par les baisers de la foule.
Puis ils se retrouvèrent à l'air libre, dans un corridor transversal, où un autel de proportions exiguës s'appuyait contre une porte d'ivoire. On n'allait point au delà; les prêtres seuls pouvaient l'ouvrir, car un temple n'était pas un lieu de réunion pour la multitude, mais la demeure particulière de la divinité.
« – L'entreprise est impossible, disait Mâtho. Tu n'y avais pas songé! Retournons!» Spendius examinait les murs.
Il voulait le voile, non qu'il eût confiance en sa vertu (Spendius ne croyait qu'à l'Oracle), mais persuadé que les Carthaginois, s'en voyant privés, tomberaient dans un grand abattement. Pour trouver quelque issue, ils firent le tour par derrière.
On apercevait, sous des bosquets de térébinthe, des édicules de forme différente. Çà et là un phallus de pierre se dressait, et de grands cerfs erraient tranquillement, poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin tombées.
Ils revinrent sur leurs pas entre deux longues galeries qui s'avançaient parallèlement. De petites cellules s'ouvraient au bord. Des tambourins et des cymbales étaient accrochés à leurs colonnes de cèdre. Des femmes dormaient en dehors des cellules, étendues sur des nattes. Leurs corps, tout gras d'onguents, exhalaient une odeur d'épices et de cassolettes éteintes; elles étaient si couvertes de tatouage, de colliers, d'anneaux, de vermillon et d'antimoine, qu'on les eût prises, sans le mouvement de leur poitrine, pour des idoles ainsi couchées par terre. Des lotus entouraient une fontaine, où nageaient des poissons pareils à ceux de Salammbô; puis au fond, contre la muraille du temple, s'étalait une vigne dont les sarments étaient de verre et les grappes d'émeraude; les rayons des pierres précieuses faisaient des jeux de lumière, entre les colonnes peintes, sur les visages endormis.
Mâtho suffoquait dans la chaude atmosphère que rabattaient sur lui les cloisons de cèdre. Tous ces symboles de la fécondation, ces parfums, ces rayonnements, ces haleines l'accablaient. A travers les éblouissements mystiques, il songeait à Salammbô. Elle se confondait avec la Déesse elle-même; et son amour s'en dégageait plus fort, comme les grands lotus qui s'épanouissaient sur la profondeur des eaux.
Spendius calculait quelle somme d'argent il aurait autrefois gagnée à vendre ces femmes; et, d'un coup d'œil rapide, en passant, il pesait les colliers d'or.
Le temple était, de ce côté comme de l'autre, impénétrable. Ils revinrent derrière la première chambre. Pendant que Spendius cherchait, furetait, Mâtho, prosterné devant la porte, implorait Tanit. Il la suppliait de ne point permettre ce sacrilège. Il tâchait de l'adoucir avec des mots caressants, comme on fait à une personne irritée.
Spendius remarqua au-dessus de la porte une ouverture étroite.
« – Lève-toi!» dit-il à Mâtho, et il le fit s'adosser contre le mur, tout debout. Alors, posant un pied dans ses mains, puis un autre sur sa tête, il parvint jusqu'à la hauteur du soupirail, s'y engagea et disparut. Puis Mâtho sentit tomber sur son épaule une corde à nœuds, celle que Spendius avait enroulée autour de son corps avant de s'engager dans les citernes; et, s'y appuyant des deux mains, bientôt il se trouva près de lui dans une grande salle pleine d'ombre.
De pareils attentats étaient une chose extraordinaire. L'insuffisance des moyens pour les prévenir témoignait assez qu'on les jugeait impossibles. La terreur, plus que les murs, défendait les sanctuaires. Mâtho, à chaque pas, s'attendait à mourir.
Une lueur vacillait au fond des ténèbres; ils s'en rapprochèrent. C'était une lampe qui brûlait dans une coquille sur le piédestal d'une statue, coiffée du bonnet des Cabires. Des disques en diamant parsemaient sa longue robe bleue; et des chaînes, qui s'enfonçaient sous les dalles, l'attachaient au sol par les talons. Mâtho retint un cri. Il balbutiait: – «Ah! la voilà! la voilà!» Spendius prit la lampe, afin de s'éclairer.
« – Quel impie tu es!» murmura Mâtho. Il le suivait pourtant.
L'appartement où ils entrèrent n'avait rien qu'une peinture noire représentant une autre femme. Ses jambes montaient jusqu'au haut de la muraille. Son corps occupait le plafond tout entier. De son nombril pendait à un fil un œuf énorme, et elle retombait sur l'autre mur, la tête en bas, jusqu'au niveau des dalles, où atteignaient ses doigts pointus.
Pour passer plus loin, ils écartèrent une tapisserie; mais le vent souffla, et la lumière s'éteignit.
Alors ils errèrent, perdus dans les complications de l'architecture. Tout à coup, ils sentirent sous leurs pieds quelque chose d'une douceur étrange. Des étincelles pétillaient, jaillissaient; ils marchaient dans du feu. Spendius tâta le sol et reconnut qu'il était soigneusement tapissé avec des peaux de lynx; puis il leur sembla qu'une grosse corde mouillée, froide et visqueuse glissait entre leurs jambes. Des fissures, taillées dans la muraille, laissaient tomber de minces rayons blancs. Ils s'avançaient à ces lueurs incertaines. Enfin ils distinguèrent un grand serpent noir. Il s'élança vite et disparut.
« – Fuyons! – s'écria Mâtho. – C'est elle! je la sens; elle vient.
« – Eh non! – répondit Spendius, – le temple est vide.»
Une lumière éblouissante leur fit baisser les yeux. Puis ils aperçurent tout à l'entour une infinité de bêtes, efflanquées, haletantes, hérissant leurs griffes, et confondues les unes par-dessus les autres dans un désordre mystérieux qui épouvantait. Des serpents avaient des pieds, des taureaux avaient des ailes, des poissons à têtes d'homme dévoraient des fruits, des fleurs s'épanouissaient dans la mâchoire des crocodiles, et des éléphants, la trompe levée, passaient en plein azur, orgueilleusement, comme des aigles. Un effort terrible distendait leurs membres incomplets ou multipliés. Ils avaient l'air, en tirant la langue, de vouloir faire sortir leur âme; et toutes les formes se trouvaient là, comme si le réceptacle des germes, crevant dans une éclosion soudaine, se fût vidé sur les murs de la salle.
Douze globes de cristal bleu la bordaient circulairement, supportés par des monstres qui ressemblaient à des tigres. Leurs prunelles saillissaient comme les yeux des escargots, et courbant leurs reins trapus, ils se tournaient vers le fond, où resplendissait, sur un char d'ivoire, la Rabbet suprême, l'Omniféconde, la dernière inventée.
Des écailles, des plumes, des fleurs et des oiseaux lui montaient jusqu'au ventre. Pour pendants d'oreilles elle avait des cymbales d'argent qui lui battaient sur les joues. Ses grands yeux fixes vous regardaient; une pierre lumineuse, enchâssée à son front dans un symbole obscène, éclairait toute la salle, en se reflétant au-dessus de la porte, sur des miroirs de cuivre rouge.
Mâtho fit un pas; une dalle fléchit sous ses talons, et voilà que les sphères se mirent à tourner, les monstres à rugir; une musique s'éleva, mélodieuse et ronflante comme l'harmonie des planètes; l'âme tumultueuse de Tanit ruisselait épandue. Elle allait se lever, grande comme la salle, avec les bras ouverts. Tout à coup les monstres fermèrent la gueule; les globes de cristal ne tournaient plus.
Puis une modulation lugubre, pendant quelque temps, se traîna dans l'air et s'éteignit enfin.
« – Le voile?» dit Spendius.
Nulle part on ne l'apercevait. Où donc se trouvait-il? Comment le découvrir? Et si les prêtres l'avaient caché? Mâtho éprouvait un déchirement au cœur et comme une déception dans sa foi.
« – Par ici!» chuchota Spendius. Une inspiration le guidait. Il entraîna Mâtho derrière le char de Tanit, où une fente, large d'une coudée, coupait la muraille du haut en bas.
Alors ils pénétrèrent dans une petite salle ronde, et si élevée qu'elle ressemblait à l'intérieur d'une colonne. Il y avait au milieu une grosse pierre noire à demi sphérique comme un tambourin; des flammes brûlaient dessus; un cône d'ébène se dressait par derrière, portant une tête et deux bras.
Au delà on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles; des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis; Eschmoûn avec les Cabires, quelques-uns des monstres déjà vus, les bêtes sacrées des Babyloniens, puis d'autres, qu'ils ne connaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage de l'idole, et, remontant étalé sur le mur, s'accrochait par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger. C'était le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l'on ne pouvait voir.
Ils pâlirent l'un et l'autre.
« – Prends-le!» dit enfin Mâtho.
Spendius n'hésita pas; et, s'appuyant sur l'idole, il décrocha le voile, qui s'affaissa par terre. Mâtho posa la main dessus; puis il entra sa tête par l'ouverture, puis il s'en enveloppa le corps, et il écartait les bras pour le mieux contempler.
« – Partons!» dit Spendius.
Mâtho, en haletant, restait les yeux fixés sur les dalles.
Tout à coup il s'écria:
« – Mais si j'allais chez elle? Je n'ai plus peur de sa beauté! Que pourrait-elle faire contre moi! Me voilà plus qu'un homme, maintenant. Je traverserais les flammes, je marcherais dans la mer! Un élan m'emporte? Salammbô! Salammbô! je suis ton maître!»
Sa voix tonnait. Il semblait à Spendius de taille plus haute et transfiguré.
Un bruit de pas se rapprocha, une porte s'ouvrit, et un homme apparut, un prêtre, avec son haut bonnet et les yeux écarquillés. Avant qu'il eût fait un geste, Spendius s'était précipité, et l'étreignant à pleins bras, lui avait enfoncé dans les flancs ses deux poignards. La tête sonna sur les dalles.
Puis, immobiles comme le cadavre, ils restèrent pendant quelque temps à écouter. On n'entendait que le murmure du vent par la porte entr'ouverte.
Elle donnait sur un passage resserré. Spendius s'y engagea, Mâtho le suivit, et ils se trouvèrent presque immédiatement dans la troisième enceinte, entre les portiques latéraux, où étaient les habitations des prêtres.
Derrière les cellules il devait y avoir, pour sortir, un chemin plus court. Ils se hâtèrent.
Spendius, s'accroupissant au bord de la fontaine, lava ses mains sanglantes. Les femmes dormaient. La vigne d'émeraude brillait. Ils se remirent en marche.
Quelqu'un, sous les arbres, courait derrière eux; et Mâtho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois qu'on le tirait par en bas, tout doucement. C'était un grand cynocéphale, un de ceux qui vivaient libres dans l'enceinte de la Déesse. Comme s'il avait eu conscience du vol, il se cramponnait au manteau. Cependant il n'osait le battre, dans la peur de faire redoubler ses cris; soudain sa colère s'apaisa, et il trottait près d'eux, côte à côte, en balançant son corps, avec ses longs bras qui pendaient. Puis, à la barrière, d'un bond, il s'élança dans un palmier.
Quand ils furent sortis de la dernière enceinte, ils se dirigèrent vers le palais d'Hamilcar, Spendius comprenant qu'il était inutile de vouloir en détourner Mâtho.