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?uvres compl?tes de Gustave Flaubert, tome 2
Spendius avait peine à contenir sa joie, – tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas; il n'y pouvait croire, tant elles survenaient à propos. Les Baléares pâlissaient, en apprenant comment avaient péri leurs compagnons.
C'était une troupe de trois cents frondeurs, débarqués la veille, et qui, ce jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares étaient partis, et ils se trouvaient sans défense, leurs balles d'argile ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa s'engager dans la rue de Satheb, jusqu'à la porte de chêne doublée de plaques d'airain; et le peuple, d'un seul mouvement, s'était poussé contre eux.
En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri; Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l'avait pas entendu.
Puis, les cadavres furent placés dans les bras des Dieux Patæques qui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires: leur gourmandise, leurs vols, leurs impiétés, leurs dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô. On fit à leurs corps d'infâmes mutilations; les prêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viande; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et le soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les carrefours.
C'étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Quelques maisons ayant pris feu, on avait jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d'agonisants; Zarxas jusqu'au lendemain s'était tenu dans les roseaux, au bord du lac; puis il avait erré dans la campagne, cherchant l'armée d'après les traces des pas sur la poussière. Le matin, il se cachait dans les cavernes; le soir, il se remettait en marche, avec ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant de racines et de charognes; un jour enfin, il aperçut des lances à l'horizon et il les avait suivies. Sa raison était troublée à force de terreurs et de misères.
L'indignation des soldats, contenue tant qu'il parlait, éclata comme un orage; ils voulaient massacrer les gardes avec le suffète. Quelques-uns s'interposèrent disant qu'il fallait l'entendre, et savoir au moins s'ils seraient payés. Tous crièrent: «Notre argent!» Hannon leur répondit qu'il l'avait apporté.
On courut aux avant-postes, et les bagages du suffète arrivèrent au milieu des tentes, poussés par les Barbares. Sans attendre les esclaves, ils dénouèrent les corbeilles; ils y trouvèrent des robes d'hyacinthe, des éponges, des grattoirs, des brosses, des parfums, et des poinçons en antimoine pour se peindre les yeux; – le tout appartenant aux gardes, hommes riches accoutumés à ces délicatesses. Ensuite, on découvrit sur un chameau une grande cuve de bronze: c'était au suffète pour se donner des bains pendant la route; car il avait pris toutes sortes de précautions, jusqu'à emporter, dans des cages, des belettes d'Hécatompyle que l'on brûlait vivantes pour faire sa tisane. Comme sa maladie lui donnait un grand appétit, il y avait, de plus, force comestibles et force vins, de la saumure, des viandes et des poissons au miel, avec des petits pots de Commagène, graisse d'oie fondue recouverte de neige et de paille hachée. La provision en était considérable; à mesure que l'on ouvrait les corbeilles, il en apparaissait: et des rires s'élevaient comme des flots qui s'entre-choquent.
Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait, à peu près, deux couffes de sparterie; on voyait même, dans l'une, de ces rondelles en cuir dont la République se servait pour ménager le numéraire; et comme les Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur déclara que, leurs comptes étant trop difficiles, les Anciens n'avaient pas eu le loisir de les examiner. On leur envoyait cela en attendant.
Alors tout fut renversé, bouleversé: les mulets, les valets, la litière, les provisions, les bagages. Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon. A grand'peine il put monter sur un âne; il s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant, secoué, meurtri, et appelant sur l'armée la malédiction de tous les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu'à ses oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui traînait, et de loin les Barbares lui criaient: – «Va-t'en, lâche! pourceau! égout de Moloch! sue ton or et ta peste! plus vite! plus vite!» L'escorte en déroute galopait à ses côtés.
La fureur des Barbares ne s'apaisa pas. Ils se rappelèrent que plusieurs d'entre eux, partis pour Carthage, n'en étaient pas revenus; on les avait tués sans doute? Tant d'injustice les exaspéra, et ils se mirent à arracher les piquets des tentes, à rouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux; chacun prit son casque et son épée, en un instant tout fut prêt. Ceux qui n'avaient pas d'armes s'élancèrent dans les bois pour se couper des bâtons.
Le jour se levait; les gens de Sicca réveillés s'agitaient dans les rues. «Ils vont à Carthage», disait-on, et cette rumeur bientôt s'étendit par la contrée.
De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On apercevait les pasteurs, qui descendaient les montagnes en courant.
Quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour de la plaine, monté sur un étalon punique, et avec son esclave qui menait un troisième cheval.
Une seule tente était restée. Spendius y entra.
« – Debout, maître! lève-toi! nous partons!»
« – Où donc allez-vous?» demanda Mâtho.
« – A Carthage!» cria Spendius.
Mâtho bondit sur le cheval que l'esclave tenait à la porte.
III
SALAMMBÔ
La lune se levait à ras des flots; et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient: le timon d'un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle d'un mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient çà et là comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des masses plus sombres dans l'obscurité; et au bas de Malqua, des filets de pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre, comme de gigantesques chauves-souris déployant leurs ailes. On n'entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage des palais; et au milieu des terrasses les chameaux reposaient tranquillement couchés sur le ventre, à la manière des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons; l'ombre des colosses s'allongeait sur les places désertes; au loin quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles, chauffées par le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu'au delà, sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceau d'argent. La voûte du ciel bleu s'enfonçait à l'horizon, d'un côté dans le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d'Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts.
Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés.
Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d'ivoire, couvert de peaux de lynx avec des coussins en plumes de perroquet, animal fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre coins s'élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d'encens, de cinnamome et de myrrhe. L'esclave alluma les parfums. Salammbô regarda l'étoile polaire; elle salua lentement les quatre points du ciel et s'agenouilla sur le sol parmi la poudre d'azur qui était semée d'étoiles d'or à l'imitation du firmament. Puis, les deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tête sous les rayons de la lune, elle dit:
« – O Rabbetna!.. Baalet!.. Tanit!» et sa voix se traînait d'une façon plaintive, comme pour appeler quelqu'un. – «Anaïtis! Astarté! Derceto! Astoreth! Mylitta! Athara! Elissa! Tiratha!.. Par les symboles cachés, – par les cistres résonnants, – par les sillons de la terre, – par l'éternel silence et par l'éternelle fécondité, – dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut!»
Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jeta le front dans la poussière, les bras allongés.
Son esclave la releva lestement, car il fallait, d'après les rites, que quelqu'un vînt arracher le suppliant à sa prosternation: c'était lui dire que les Dieux l'agréaient, et la nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce devoir de piété.
Des marchands de la Gétulie Darytienne l'avaient toute petite apportée à Carthage; et après son affranchissement elle n'avait pas voulu abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée d'un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, où s'entre-choquaient deux cercles d'étain. Sa figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique. Des aiguilles d'argent très longues faisaient un soleil derrière sa tête. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait auprès du lit, plus droite qu'un hermès et les paupières baissées.
Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant, parcoururent l'horizon; puis ils s'abaissèrent sur la ville endormie, et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un amas d'émeraudes, ses cheveux à l'abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre.
Elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles des fragments d'hymne, elle murmura:
« – Que tu tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable! Il se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croîs et décroîs, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements! Tu gonfles les coquillages! Tu fais bouillonner les vins! Tu putréfies les cadavres! Tu formes les perles au fond de la mer!
«Et tous les germes, ô Déesse! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité.
«Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la terre; les fleurs se ferment, les flots s'apaisent, les hommes fatigués s'étendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine!»
Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l'échancrure de ses deux sommets, de l'autre côté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle. Salammbô reprit:
« – Mais tu es terrible maîtresse!.. C'est par toi que se produisent les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs; tes yeux dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis.
«Où donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes perpétuellement? Tantôt mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d'un char.
«O Tanit! tu m'aimes, n'est-ce pas? Je t'ai tant regardée! Mais non! tu cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile.
«Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car mon cœur est triste!»
L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène plus haute qu'elle, et triangulaire comme un delta; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer.
Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement d'abeilles, et, de plus en plus sonores, ils s'envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l'Acropole.
« – Tais-toi!» s'écria Salammbô.
«-Qu'as-tu donc, maîtresse? La brise qui souffle, un nuage qui passe, tout à présent t'inquiète et t'agite!
« – Je ne sais», dit-elle.
« – Tu te fatigues à des prières trop longues!
« – Oh! Taanach, je voudrais m'y dissoudre comme une fleur dans du vin!
« – C'est peut-être la fumée de tes parfums?
« – Non! – dit Salammbô; – l'esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs.»
Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait parti vers la contrée de l'ambre, derrière les colonnes de Melkarth. – «Mais s'il ne revient pas, – disait-elle, – il te faudra, puisque c'était sa volonté, choisir un époux parmi les fils des Anciens; et ton chagrin s'en ira dans les bras d'un homme.»
« – Pourquoi?» demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres grossiers.
« – Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m'étouffe, je vais mourir; et puis, quelque chose de suave, coulant de mon front jusqu'à mes pieds, passe dans ma chair… c'est une caresse qui m'enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu s'étendait sur moi. Oh! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n'être qu'un souffle, qu'un rayon, et glisser, monter jusqu'à toi, ô Mère!»
Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec son blanc vêtement. Puis elle retomba sur la couche d'ivoire, haletante; mais Taanach lui passa autour du cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin pour bannir les terreurs, et Salammbô dit d'une voix presque éteinte: – «Va me chercher Schahabarim.»
Son père n'avait pas voulu qu'elle entrât dans le collège des prêtresses, ni même qu'on lui fît rien connaître de la Tanit populaire. Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais; sa mère depuis longtemps était morte.
Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps saturé de parfums, l'âme pleine de prières. Jamais elle n'avait goûté de vin, ni mangé de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses talons dans la maison d'un mort.
Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant par des formes différentes, des cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois du même principe, et Salammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale. Une influence était descendue de la lune sur la vierge; quand l'astre allait en diminuant, Salammbô s'affaiblissait. Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir.
Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d'obsessions d'autant plus fortes qu'elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées par elle.
Sans cesse la fille d'Hamilcar s'inquiétait de Tanit. Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu'elle répétait sans qu'ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaître au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique d'où dépendaient les destinées de Carthage, – car l'idée d'un dieu ne se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir son simulacre, c'était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le dominer.
Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d'or que Schahabarim portait au bas de son vêtement.
Il monta les escaliers; puis, dès le seuil de la terrasse, il s'arrêta en croisant les bras.
Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d'un sépulcre; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots qui alternaient sur ses talons avec des pommes d'émeraude. Il avait les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu; sa peau semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel.
C'était le grand-prêtre de Tanit, celui qui avait élevé Salammbô.
« – Parle! dit-il. Que veux-tu?
« – J'espérais… tu m'avais presque promis…» Elle balbutiait, elle se troubla; puis tout à coup: – «Pourquoi me méprises-tu? qu'ai-je donc oublié dans les rites? Tu es mon maître, et tu m'as dit que personne comme moi ne s'entendait aux choses de la Déesse: mais il y en a que tu ne veux pas dire. Est-ce vrai, ô père?»
Schahabarim se rappela les ordres d'Hamilcar; il répondit:
« – Non, je n'ai plus rien à t'apprendre!
« – Un génie – reprit-elle – me pousse à cet amour. J'ai gravi les marches d'Eschmoûn, dieu des planètes et des intelligences; j'ai dormi sous l'olivier d'or de Melkarth, patron des colonies tyriennes; j'ai poussé les portes de Baal Khamon, éclaireur et fertilisateur; sacrifié aux Cabires souterrains, aux dieux des bois, des vents, des fleuves et des montagnes; mais tous sont trop loin, trop haut, trop insensibles, comprends-tu? tandis qu'Elle, je la sens mêlée à ma vie; elle emplit mon âme, et je tressaille à des élancements intérieurs comme si elle bondissait pour s'échapper. Il me semble que je vais entendre sa voix, apercevoir sa figure, des éclairs m'éblouissent; puis je retombe dans les ténèbres.»
Schahabarim se taisait. Elle le sollicitait de son regard suppliant.
Enfin, il fit signe d'écarter l'esclave, qui n'était pas de race chananéenne. Taanach disparut, et Schahabarim, levant un bras dans l'air, commença:
« – Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules, et un souffle flottait, lourd et indistinct comme la conscience d'un homme dans un rêve. Il se contracta, créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la Nue sortit la Matière primitive. C'était une eau bourbeuse, noire, glacée, profonde. Elle enfermait des monstres insensibles, parties incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires.
Puis la Matière se condensa. Elle devint un œuf. Il se rompit. Une moitié forma la terre, l'autre le firmament. Le soleil, la lune, les vents, les nuages parurent; et, au fracas de la foudre, les animaux intelligents s'éveillèrent. Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère étoilée; Khamon rayonna dans le soleil; Melkarth, avec ses bras, le poussa derrière Gadès; les Cabirim descendirent sous les volcans, et Rabbetna telle qu'une nourrice, se pencha sur le monde, versant sa lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau.
« – Et après?» dit-elle.
Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus hautes; mais le désir de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles, et Schahabarim, cédant à moitié, reprit:
«Elle inspire et gouverne les amours des hommes.
« – Les amours des hommes!» répéta Salammbô, rêvant.
« – Elle est l'âme de Carthage, – continua le prêtre; et bien qu'elle soit partout épandue, c'est ici qu'elle demeure, sous le voile sacré.
« – O père! – s'écria Salammbô, – je la verrai, n'est-ce pas? tu m'y conduiras! Depuis longtemps j'hésitais; la curiosité de sa forme me dévore. Pitié! secours-moi! partons!»
Il la repoussa d'un geste véhément et plein d'orgueil.
« – Jamais! ne sais-tu pas qu'on en meurt? Les Baals hermaphrodites ne se dévoilent que pour nous seuls, hommes par l'esprit et femmes par la faiblesse. Ton désir est un sacrilège; satisfais-toi avec la science que tu possèdes!»
Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts contre ses oreilles en signe de repentir; et elle sanglotait, écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois de colère contre lui, de terreur et d'humiliation. Schahabarim, debout, restait insensible. Il la regardait de haut en bas frémissante à ses pieds; et il éprouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu'il ne pouvait, lui non plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un vent froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.
Tout à coup, il aperçut à l'horizon, derrière Tunis, comme des brouillards légers, qui se traînaient contre le sol; puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans les tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des lances, des boucliers parurent. C'était l'armée des Barbares qui s'avançait sur Carthage.
IV
SOUS LES MURS DE CARTHAGE
Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles, essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l'armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer.
On ferma les portes. Les Barbares presque aussitôt parurent; mais ils s'arrêtèrent au milieu de l'isthme, sur le bord du lac.
D'abord ils n'annoncèrent rien d'hostile. Plusieurs s'approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la terreur était grande.
Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé soigneusement d'un manteau, et dont la figure disparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant des heures à regarder l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme l'accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.
Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l'isthme: d'abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à double étage. Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d'autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d'orge et les harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre. Des tours s'élevaient sur le second étage, toutes garnies de créneaux, et qui portaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus à des crampons.
Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses des fourneaux d'argile pour cuire la saumure.
Par derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs, diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des distances inégales; d'innombrables ruelles, s'entre-croisant, la coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues; elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans énormes, – à demi couverts de fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes comme des fleuves sous des ponts.
La colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments. C'étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d'azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux frontons; les volutes se déroulaient entre les colonnades; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile; tout cela montait l'un sur l'autre en se cachant à demi, d'une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées.