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Introduction à la vie dévote
4. Si vous pouvez faire cet exercice tranquillement dans une église, je crois que ce sera le meilleur; parce que ni père, ni mère, ni femme, ni mari, ni personne autre ne pourra raisonnablement vous troubler durant cette heure de dévotion: au lieu que dans votre maison, vous ne pourrez peut-être pas vous la promettre tout entière, ni si libre, à cause de la sujétion où vous êtes.
5. Commencez toujours vos oraisons, soit mentales, soit vocales, par vous mettre en la présence de Dieu; ne vous relâchez jamais de cette règle, et vous verrez en peu de temps combien elle vous sera profitable.
6. Si vous m'en croyez, vous direz le Pater, l'Ave et le Credo en latin; mais vous apprendrez aussi à en bien entendre les paroles dans votre langue, afin qu'en les récitant dans le langage usité par l'Église, vous puissiez néanmoins savourer le sens délicieux et admirable de ces saintes prières. Il les faut dire avec une profonde attention de votre esprit, en excitant votre cœur aux sentimens qu'elles expriment, ne vous hâtant nullement pour en dire beaucoup, mais vous étudiant plutôt à dire de grand cœur ce que vous dites; car un seul Pater dit avec sentiment, vaut mieux que plusieurs récités en courant.
7. Le chapelet est une très-bonne manière de prier, pourvu que vous sachiez le dire comme il faut. Et pour cela, ayez quelqu'un des petits livres qui enseignent la façon de le réciter. Il est bon aussi de dire les litanies de Notre-Seigneur, de Notre-Dame, et des saints, et toutes les autres prières vocales qui sont dans les Manuels et Heures approuvées, sous la condition néanmoins que, si vous avez le don de l'oraison mentale, vous lui gardiez toujours la principale place. Si donc après l'avoir faite, la multitude des occupations, ou quelque autre raison vous empêche de faire votre prière vocale, ne vous en troublez pas, mais dites simplement, avant ou après la méditation, l'Oraison dominicale, la Salutation angélique et le Symbole des apôtres.
8. Si pendant l'oraison vocale vous sentez votre cœur attiré vers l'oraison intérieure et mentale, ne résistez pas à cet attrait, mais laissez tout doucement couler votre esprit de ce côté-là, et ne vous chagrinez point de n'avoir pas achevé les prières vocales que vous vous étiez proposées; car la mentale que vous aurez faite en leur place est plus agréable à Dieu, et plus utile à votre ame. J'excepte l'office ecclésiastique, si vous êtes obligée de le dire; car dans ce cas, le devoir passe avant tout.
9. S'il arrivoit que toute votre matinée se passât sans ce saint exercice de l'oraison mentale, soit à cause du grand nombre d'affaires, soit pour autre chose, ce qu'il faut éviter autant que possible, tâchez de réparer cette perte dans l'après-dînée, à l'heure la plus éloignée du repas que vous pourrez, parce que, si la digestion n'étoit pas encore faite, vous pourriez tomber dans l'assoupissement et nuire à votre santé.
Que si enfin vous ne pouvez la faire de toute la journée, il faut y suppléer par beaucoup d'oraisons jaculatoires, et par la lecture de quelque livre de dévotion, avec une pénitence qui empêche les suites de cette perte; et en outre, prenez une forte résolution de vous remettre en train le jour suivant.
CHAPITRE II.
Courte méthode pour bien méditer. Et d'abord de la présence de Dieu; premier point de la préparation
Mais vous ne savez peut-être pas, Philothée, comment il faut faire l'oraison mentale: car c'est là malheureusement une chose bien peu connue des gens de notre siècle. Voici donc une simple et courte méthode que je vous présente pour cela, en attendant que par la lecture de plusieurs excellens livres qui ont été composés sur ce sujet, et surtout par votre propre expérience, vous puissiez en être plus amplement instruite.
Je vous parle premièrement de la préparation, qui consiste en deux points, savoir: se mettre en la présence de Dieu, et ensuite invoquer son secours.
Or, pour vous mettre en la présence de Dieu, je vous propose quatre moyens principaux, dont vous pourrez utilement vous servir dans les commencemens.
Le premier consiste à se bien pénétrer de l'immensité de Dieu, c'est-à-dire à se bien remplir de cette pensée, que Dieu est en tout et partout, et qu'il n'y a lieu ni chose au monde où il ne soit d'une très-véritable présence; en sorte que, comme les oiseaux trouvent partout l'air de quelque côté qu'ils se tournent, de même nous trouvons partout Dieu, en quelque lieu que nous allions ou que nous soyons. C'est là une vérité que tout le monde sait, mais à laquelle on ne fait pas assez d'attention. Les aveugles ne voyant pas un prince qui leur est présent, ne laissent pas de se tenir dans le respect, s'ils sont avertis de sa présence; mais la vérité est que parce qu'ils ne le voient pas, ils oublient aisément qu'il est présent, et l'ayant oublié, ils perdent plus aisément encore le respect qui lui est dû. Hélas! Philothée, nous ne voyons pas Dieu qui est présent, et bien que la foi nous avertisse de sa présence, comme nos yeux ne le voient pas, nous nous en oublions bien souvent, et nous nous comportons comme s'il étoit bien loin de nous. Car, encore que nous sachions qu'il est présent partout, si de fait nous n'y pensons pas, c'est comme si nous ne le savions pas. C'est pourquoi, toujours avant l'oraison, il faut exciter notre ame à la pensée forte et attentive de cette présence de Dieu. C'étoit bien là ce qui occupoit David, lorsqu'il s'écrioit: Si je monte au Ciel, ô mon Dieu, vous y êtes; si je descends aux enfers, vous y êtes encore. Nous pouvons aussi faire usage des paroles de Jacob, qui, après avoir vu l'échelle sacrée: Que ce lieu est terrible! disoit-il; vraiment Dieu est ici, et je n'en savois rien. Il veut dire qu'il n'y pensoit pas: car il ne pouvoit ignorer que Dieu fût en tout et partout. Venant donc à faire oraison, il vous faut dire de tout votre cœur et à votre cœur: O mon cœur! mon cœur! Dieu est vraiment ici.
Le second moyen de se mettre en cette sainte présence, c'est de penser que non-seulement Dieu est dans le lieu où vous êtes, mais qu'il est encore très-particulièrement dans votre cœur, et au fond de votre esprit, qu'il anime et vivifie de sa divine présence, étant là comme le cœur de votre cœur, et l'esprit de votre esprit. Car comme l'ame étant répandue par tout le corps, se trouve présente sur tous les points, et réside cependant dans le cœur d'une manière spéciale; de même, Dieu étant très-présent à toutes choses, remplit néanmoins notre esprit d'une présence plus parfaite. C'est pour cela que David appeloit Dieu, le Dieu de son cœur, et que saint Paul, en parlant aussi de Dieu, disoit, qu'en lui nous avons la vie, le mouvement et l'être. Ayant donc bien en vue cette vérité, vous exciterez dans votre cœur un grand respect pour Dieu, qui lui est si intimement présent.
Le troisième moyen, c'est de considérer notre Sauveur en son humanité sainte, regardant du haut du Ciel toutes les personnes du monde; mais plus particulièrement les chrétiens, qui sont ses enfans, et plus particulièrement encore ceux qui sont en prière et dont il observe toutes les actions et tous les manquemens. Or, ceci n'est pas une simple imagination de ma part, mais une vérité positive; car bien que nous ne le voyions pas comme saint Étienne au temps de son martyre, il n'en est pas moins certain que du haut de sa gloire il a constamment les yeux fixés sur nous. Nous pouvons donc dire avec l'épouse du Cantique: C'est lui-même qui est derrière notre muraille, regardant par la fenêtre et à travers le treillis.
La quatrième manière consiste simplement à s'imaginer que le Sauveur est présent à côté de nous dans son humanité sainte, comme nous avons coutume de nous représenter nos amis, et de dire: Je m'imagine voir un tel faire ceci et cela, il me semble que je le vois, ou autre chose semblable. Mais si le très-saint Sacrement de l'autel étoit présent, alors cette présence seroit réelle et non purement imaginaire: car les espèces et apparences du pain sont comme une tapisserie derrière laquelle notre Seigneur se cache, et d'où il nous voit et nous considère très-bien, quoique nous ne le voyions pas en sa propre forme. Vous userez donc de l'un de ces quatre moyens, pour mettre votre ame en la présence de Dieu avant l'oraison; et ne songez pas à les vouloir employer tous ensemble, mais un seulement à la fois, et cela encore brièvement et simplement.
CHAPITRE III.
De l'invocation; second point de la préparation
L'invocation se fait en cette manière: votre ame se sentant en la présence de Dieu, se pénètre d'un grand respect à la vue d'une si souveraine Majesté, et se reconnoît très-indigne de demeurer devant elle. Puis faisant réflexion que la divine bonté le permet ainsi, elle lui demande la grâce de la bien servir et adorer dans cette méditation. Que si vous le voulez, vous pourrez user de quelques paroles courtes et enflammées, comme sont celles-ci de David: Ne me rejetez pas, ô mon Dieu! de devant votre face, et ne m'ôtez pas votre Saint-Esprit: faites briller votre face sur votre servante, et je considérerai vos merveilles. Donnez-moi l'intelligence, et je scruterai votre loi, et je la garderai de tout mon cœur. Je suis votre servante, répandez sur moi votre esprit. Il vous sera bon aussi d'invoquer votre ange gardien, et les saintes personnes qui auront eu quelque part au mystère que vous méditez. Si, par exemple, vous faites votre oraison sur la mort de Notre-Seigneur, vous pourrez invoquer la sainte Vierge, saint Jean, sainte Magdeleine, le bon larron, afin que les sentimens et les mouvemens intérieurs qu'ils reçurent alors vous soient communiqués: si c'est sur votre mort que vous méditez, vous pourrez invoquer votre bon ange qui y sera présent, afin qu'il vous inspire les résolutions convenables, et de même pour les autres sujets de méditation.
CHAPITRE IV.
De la proposition du mystère; troisième point de la préparation
Après ces deux points ordinaires de la préparation, il en est un troisième, qui n'est pas commun à toutes sortes de méditations, et qu'on appelle soit composition du lieu, soit représentation intérieure. Ce n'est pas autre chose qu'un certain exercice de l'imagination, par lequel on se fait un tableau du mystère ou du fait que l'on médite, comme s'il se passoit réellement sous nos yeux. Par exemple, si vous voulez méditer sur Notre-Seigneur en croix, vous vous imaginerez que vous êtes au mont Calvaire, et que vous assistez à tout ce qui fut dit et fait le jour de la passion; ou bien encore, ce qui est tout un, vous vous imaginerez qu'au lieu même où vous êtes, se fait le crucifiement de Notre-Seigneur, avec toutes les circonstances décrites par les évangélistes. J'en dis autant, quand vous méditerez sur la mort, ainsi que je l'ai indiqué dans la méditation qui y a trait, comme aussi quand vous méditerez sur l'enfer, ou sur tout autre semblable sujet où il s'agira de choses visibles et sensibles: car pour les autres qui traitent de choses invisibles, comme sont ceux de la grandeur de Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin de notre création, il n'est pas question de vouloir employer cette méthode. Il est vrai qu'on peut encore se servir de quelques comparaisons pour rendre les considérations plus faciles, mais cela même a ses difficultés, et je ne veux traiter avec vous que fort simplement, et en sorte que votre esprit ne se fatigue pas trop en inventions. Or, par le moyen de l'imagination, nous enfermons notre esprit dans le mystère que nous voulons méditer, et nous l'empêchons ainsi de courir çà et là, à peu près comme on fait pour un oiseau que l'on enferme dans une cage, ou pour un épervier que l'on attache à ses longes, afin qu'il demeure sur le poing. Quelques-uns vous diront néanmoins qu'il vaut mieux dans la représentation des mystères user de la simple pensée de la foi, et de la simple vue de l'esprit, ou bien encore considérer que les choses se passent dans votre esprit. Mais cela est trop subtil pour le commencement, et jusqu'à ce que Dieu vous élève plus haut, je vous conseille, Philothée, de vous tenir bonnement dans la basse vallée que je vous indique.
CHAPITRE V.
Des considérations; seconde partie de la méditation
Après l'action de l'imagination, vient l'action de l'entendement, que nous appelons méditation, et qui consiste à faire une ou plusieurs considérations capables d'élever notre cœur en Dieu, et de nous faire prendre goût aux choses saintes et divines. Or, c'est en cela que la méditation est fort différente de l'étude, car la fin de l'étude est de devenir savant, habile à écrire ou à disputer; au lieu que la fin de la méditation est d'acquérir la vertu et le saint amour de Dieu. Après donc que vous aurez renfermé votre esprit dans le sujet de méditation, soit par l'imagination, si le sujet est sensible, soit par la simple proposition, s'il ne l'est pas, ainsi que je l'ai dit plus haut, vous commencerez à faire sur ce sujet quelques considérations, comme vous en trouvez des exemples dans les méditations que je vous ai données. Que si votre esprit trouve assez de goût, de lumière et de fruit dans l'une de ces considérations, il faut vous y arrêter, sans passer outre, faisant en cela comme les abeilles, qui ne quittent point une fleur, tant qu'elles y trouvent du miel à cueillir. Mais si vous ne trouvez pas votre nourriture en l'une de ces considérations, après en avoir quelque temps essayé, vous passerez à une autre; et cela simplement, sans empressement et sans trouble.
CHAPITRE VI.
Des affections et des résolutions; troisième partie de la méditation
La méditation excite de bons mouvemens dans la volonté ou partie affective de notre ame, comme font l'amour de Dieu et du prochain, le désir du Paradis et de la gloire, le zèle du salut des ames, l'imitation de la vie de Notre-Seigneur, la compassion, l'admiration, la joie, la crainte de la disgrâce de Dieu, du jugement et de l'enfer, la haine du péché, la confiance en la bonté et la miséricorde divine, la confusion et le regret de notre mauvaise vie passée. C'est dans ces affections ou autres semblables que votre esprit doit s'épancher et s'étendre le plus qu'il lui sera possible. Que si vous voulez être aidée pour cela, prenez le premier tome des Méditations de dom André Lapilia, et voyez sa préface; car il y donne la manière de bien dilater les affections. Vous trouverez cela encore, et plus amplement, dans la seconde partie du Traité de l'oraison par le Père Arias.
Il ne faut pas cependant, Philothée, vous tant arrêter à ces affections générales, que vous ne les convertissiez en résolutions particulières et spéciales pour l'amendement de votre vie. Par exemple, la première parole que Notre-Seigneur dit sur la croix, répandra, je suppose, dans votre ame le désir de l'imiter en ce qui concerne le pardon des injures et l'amour des ennemis. Or, je dis que cela est peu de chose, si vous n'y ajoutez encore une résolution particulière, à peu près de cette manière: Eh bien donc! je ne me piquerai plus de telles paroles fâcheuses qu'un tel ou une telle, mon voisin ou ma voisine, mon domestique ou ma servante, disent de moi; ni de tel et tel mépris que je reçois de celui-ci ou de celui-là: au contraire, je dirai et ferai telle ou telle chose, pour adoucir l'esprit de l'un, ou pour gagner le cœur de l'autre. C'est ainsi, Philothée, que vous vous corrigerez de vos fautes en peu de temps; au lieu que par des affections générales, vous ne le feriez que lentement et difficilement.
CHAPITRE VII.
De la conclusion et du bouquet spirituel
Enfin, il faut terminer la méditation par trois actes, qu'il faut faire avec le plus d'humilité possible. Le premier de ces actes est un acte de remercîment, par lequel nous rendons grâces à Dieu des affections et des résolutions qu'il nous a inspirées, et de la grande miséricorde qu'il a déployée dans le mystère qui a fait le sujet de notre méditation. Le second acte est un acte d'offrande, par lequel nous offrons à Dieu sa bonté même et sa miséricorde, les mérites de la mort et du sang de Jésus-Christ et aussi nos affections et nos résolutions en union des vertus de son divin Fils. Le troisième acte est un acte de supplication, par lequel nous demandons à Dieu, et nous le conjurons de nous communiquer les grâces et les vertus de son Fils, et de bénir nos affections et nos résolutions, en sorte que nous puissions les exécuter fidèlement: ensuite nous prions pour l'Eglise, pour nos pasteurs, nos parens, nos amis et autres personnes, employant pour cela l'intercession de la sainte Vierge, des anges et des saints. Enfin, j'ai marqué qu'il falloit dire le Pater noster et l'Ave, Maria, qui sont les prières communes et nécessaires à tous les fidèles.
A tout cela, j'ai ajouté qu'il falloit cueillir un petit bouquet de dévotion. Ceux qui se sont promenés dans un beau jardin n'en sortent pas volontiers sans prendre quatre ou cinq fleurs, pour les garder et les sentir le long de la journée; de même, notre esprit ayant parcouru quelque mystère par la méditation, nous devons choisir une, deux ou trois pensées, que nous aurons trouvées le plus à notre goût et les plus utiles à notre avancement, pour nous en ressouvenir le reste du jour et jouir spirituellement de leur bonne odeur. Or, cela se fait sur le lieu même de la méditation, en s'y promenant ou en l'y entretenant quelque temps après, dans le silence et dans le recueillement.
CHAPITRE VIII.
Quelques avis très-utiles, au sujet de la méditation
Il faut surtout, Philothée, qu'au sortir de votre oraison, vous reteniez les résolutions que vous avez prises, afin de les pratiquer soigneusement à l'occasion dans le cours de la journée. Rappelez-vous que le grand fruit de la méditation, est de nous faire produire des actes de vertus; sans cela cet exercice devient inutile et souvent même dangereux. La considération spéculative des vertus, séparée de la pratique, peut nous enfler l'esprit et le cœur au point de nous faire croire que nous sommes tels que nous avons résolu d'être, mais nous ne sommes tels en effet que lorsque nos résolutions sont fortes et efficaces. Toutes les fois qu'elles sont foibles, elles sont vaines, et parce qu'elles sont sans effet, elles sont dangereuses. Il faut donc par tous les moyens possibles s'efforcer de les pratiquer, et à en rechercher les occasions, grandes ou petites. Par exemple, si j'ai résolu de gagner par douceur l'esprit de ceux qui m'offensent, je chercherai ce jour-là à les rencontrer, afin de pouvoir les saluer gracieusement; que si je ne puis les rencontrer, je tâcherai au moins d'en dire tout le bien possible, et je prierai Dieu en leur faveur.
Au sortir de l'oraison, il faut prendre garde de ne point donner de secousse à votre cœur, car vous épancheriez le baume que vous avez reçu dans l'oraison; je veux dire qu'il faut garder, s'il est possible, encore un peu de silence, et remuer tout doucement votre cœur, pour le faire passer de l'oraison aux affaires, conservant, tant que vous pourrez, les sentimens et les affections que vous avez conçus. Un homme qui auroit reçu dans un beau vase de porcelaine quelque liqueur de grand prix pour l'apporter dans sa maison, marcheroit tout doucement, ne regardant ni à droite, ni à gauche, mais tantôt devant soi, de peur de heurter à quelque pierre et de faire un faux pas, tantôt à son vase, pour voir s'il ne penche pas trop; vous devez en faire de même au sortir de la méditation: ne pas vous distraire tout-à-coup, mais regarder simplement devant vous. Que si vous rencontrez quelqu'un que vous soyez obligée d'entretenir ou d'entendre, il n'y a remède, il faut bien en passer par là; mais alors faites-le de telle sorte, que vous regardiez aussi à votre cœur, afin que la liqueur de la sainte oraison ne s'épanche que le moins possible.
Il faut même que vous vous accoutumiez à passer de l'oraison à tous les devoirs que votre vocation et votre état exigent de vous, quoiqu'ils paroissent fort éloignés des affections que vous aurez reçues dans l'oraison. Ainsi, un avocat doit savoir passer de l'oraison à la plaidoirie, un marchand à son commerce, une femme mariée au devoir de son mariage et au tracas de la maison; et tout cela avec tant de douceur et de tranquillité, que l'esprit n'en soit aucunement troublé; car, puisque l'un et l'autre sont également de la volonté de Dieu, il faut passer de l'un à l'autre avec un grand esprit d'humilité et de dévotion.
Sachez encore qu'il vous arrivera quelquefois, qu'aussitôt après la préparation, votre affection se trouvera tout émue en Dieu: alors, Philothée, il lui faut lâcher la bride, sans vouloir suivre la méthode que je vous ai donnée; car, bien que pour l'ordinaire la considération doive précéder les affections et les résolutions, s'il arrive cependant que le Saint-Esprit vous donne les affections avant les considérations, vous ne devez pas rechercher les considérations, puisque celles-ci ne sont faites que pour émouvoir les affections. Ainsi, toujours quand les affections se présenteront à vous, il faut les recevoir, et leur faire place, soit qu'elles précèdent, soit qu'elles suivent les considérations; et quoique j'aie mis les affections après toutes les considérations, je ne l'ai fait que pour mieux distinguer les parties de l'oraison; car du reste, c'est une règle générale qu'il ne faut jamais retenir les affections, mais leur donner un libre cours sitôt qu'elles se présentent. Ce que je dis là pour les affections, je le dis aussi pour l'action de grâces, l'offrande et la prière, qui peuvent se faire parmi les considérations, lorsqu'on s'y sent porté; car il ne faut pas plus les retenir que les autres affections, sauf après à les reprendre et à les répéter pour terminer la méditation. Quant aux résolutions, c'est après les affections qu'il les faut faire et avant la conclusion. Car, ayant besoin pour cela de nous représenter des objets particuliers et familiers, ce seroit ouvrir la voie aux distractions, que de prendre des résolutions dans le temps consacré aux affections.
Pour les affections et les résolutions dont je viens de parler, il est bon de les faire en forme de colloque, adressant la parole tantôt à Notre-Seigneur, tantôt aux anges, ou aux personnes qui ont eu part au mystère médité, aux saints, à soi-même, à son propre cœur, aux pécheurs, et même aux créatures insensibles, comme l'on voit que David fait dans ses psaumes, et d'autres saints dans leurs méditations et leurs prières.
CHAPITRE IX.
Des sécheresses d'esprit qui arrivent dans la méditation
S'il vous arrive, Philothée, de n'avoir point de goût ni de consolation en méditant, je vous conjure de ne pas vous en troubler, mais de recourir simplement aux remèdes que je vais vous indiquer. Quelquefois ouvrez la porte aux paroles vocales, plaignez-vous amoureusement à Notre-Seigneur, confessez-lui votre indignité, priez-le qu'il vous aide, baisez son image, si vous l'avez; dites-lui ces paroles de Jacob: Je ne vous quitterai jamais, Seigneur, que vous ne m'ayez donné votre bénédiction; ou bien celles-ci de la Cananéenne: Oui, Seigneur, je suis une chienne; mais les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Une autre fois, prenez un livre, et lisez-le avec attention, jusqu'à ce que votre esprit soit réveillé et dispos; ou bien excitez votre cœur par quelque acte de dévotion extérieure, vous prosternant en terre, croisant les mains sur la poitrine, embrassant un crucifix: tout cela s'entend, si vous êtes seule et hors de tout regard. Que si après cela vous n'êtes pas consolée, quelque grande que soit votre sécheresse, ne vous troublez pas, mais continuez à vous tenir en une contenance dévote devant Dieu. Combien y a-t-il de courtisans qui vont cent fois l'année au lever du prince, sans espérance de lui parler, mais seulement pour être vus de lui, et pour lui rendre leurs devoirs! Ainsi devons-nous venir, Philothée, à la sainte oraison, purement et simplement pour rendre notre devoir et témoigner notre fidélité. Que s'il plaît à la divine Majesté de s'approcher de nous, et de nous entretenir par ses saintes inspirations et ses consolations intérieures, ce nous sera sans doute un grand honneur et un plaisir très-délicieux; mais s'il ne lui plaît pas de nous faire cette grâce, nous laissant là sans nous parler, comme si elle ne nous voyoit pas, et que nous ne fussions pas en sa présence, nous ne devons pas pour cela en sortir; mais au contraire, il nous faut demeurer là devant cette souveraine bonté, dans un maintien respectueux et paisible, qui lui fera au moins agréer notre patience, et qui nous donnera le mérite de l'assiduité et de la persévérance. Par là nous pouvons espérer qu'une autre fois quand nous reviendrons devant Dieu, il voudra bien nous favoriser de ses divins entretiens, et nous faire goûter les douceurs de la sainte oraison. Que si au reste il ne le faisoit pas, nous devrions encore nous estimer trop honorés et trop heureux d'être auprès de lui, et en sa présence.