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David Copperfield – Tome I
Ce fut très-heureux pour moi que Traddles revint le premier. Mon écriteau l'amusa tellement, qu'il m'épargna l'embarras de le montrer ou de le dissimuler, en me présentant à tous les élèves immédiatement après leur arrivée. Qu'ils fussent grands ou petits, il leur criait: «Venez vite! voilà une bonne farce!» Heureusement aussi, la plupart des enfants revenaient tristes et abattus, et moins disposés à rire à mes dépens, que je ne l'avais craint. Il y en avait bien quelques-uns qui sautaient autour de moi comme des sauvages, et il n'y en avait à peu près aucun qui sût résister à la tentation de faire comme si j'étais un chien dangereux: ils venaient me caresser et me cajoler comme si j'étais sur le point de les mordre, puis ils disaient: «À bas, monsieur!» et ils m'appelaient «Castor.» C'était naturellement fort ennuyeux pour moi, au milieu de tant d'étrangers, et cela me coûta bien des larmes, mais à tout prendre, j'avais redouté pis.
On ne me regarda comme positivement admis dans la pension, qu'après l'arrivée de F. Steerforth. On m'amena devant lui comme devant mon juge: il avait la réputation d'être très-instruit, et il était très-beau garçon: il avait au moins six ans plus que moi. Il s'enquit, sous un petit hangar dans la cour, des détails de mon châtiment, et voulut bien déclarer que selon lui, «c'était une fameuse infamie,» ce dont je lui sus éternellement gré.
«Combien d'argent avez-vous, Copperfield? me dit-il tout en se promenant avec moi, une fois mon jugement prononcé.
Je lui dis que j'avais sept shillings.
«Vous feriez mieux de me les donner, dit-il. Je vous les garderais; si cela vous plaît, toutefois: autrement, n'en faites rien.»
Je me hâtai d'obéir à cette amicale proposition, et je versai dans la main de Steerforth tout le contenu de la bourse de Peggotty.
– Voulez-vous en dépenser quelque chose maintenant? dit Steerforth. Qu'en pensez-vous?
– Non, merci, répondis-je.
– Mais c'est très-facile, si vous en avez envie? dit Steerforth, vous n'avez qu'à parler.
– Non, merci, monsieur, répétai-je.
– Peut-être auriez-vous eu envie d'acheter une bouteille de cassis, pour un ou deux shillings. Nous la boirions peu à peu, là- haut dans le dortoir, reprit Steerforth. Vous êtes de mon dortoir, à ce qu'il paraît.»
L'idée ne m'en était pas venue, mais je n'en dis pas moins: «oui, cela me convient tout à fait.
– Parfaitement dit Steerforth. Je parie que vous seriez enchanté d'acheter pour un shilling de biscuits aux amandes?»
Je répondis que cela me plaisait aussi.
«Et puis pour un ou deux shillings de gâteaux et de fruits? dit Steerforth, n'est-ce pas, petit Copperfield!»
Je souris parce qu'il souriait, mais malgré ça je ne savais trop qu'en penser.
«Bon! dit Steerforth, cela durera ce que ça pourra, après tout. Vous pouvez compter sur moi. Je sors quand cela me plaît, je passerai le tout en contrebande.» Et en même temps il mit l'argent dans sa poche, en me recommandant de ne pas m'inquiéter: il veillerait à ce que tout se passât bien.
Il tint parole, si on pouvait dire que tout se passât bien, lorsqu'au fond du coeur je sentais que c'était mal, que c'était faire un mauvais usage des deux demi-couronnes de ma mère; je conservai pourtant le morceau de papier qui les enveloppait: précieuse économie! Quand nous montâmes nous coucher, il me montra le produit de mes sept shillings, et posant le tout sur mon lit, à la lueur de la lune, il me dit:
«Voilà tout, jeune Copperfield, vous avez là un fameux gala!»
Je ne pouvais songer, vu mon âge, à faire les honneurs du festin, quand j'avais là Steerforth pour les faire: ma main tremblait à cette seule pensée. Je le priai de vouloir bien y présider, et ma requête fut appuyée par tous les élèves du dortoir. Il accepta, s'assit sur mon oreiller, fit circuler les mets avec une parfaite équité, je dois en convenir, et nous distribua le cassis dans un petit verre sans pied, qui lui appartenait. Quant à moi, j'étais assis à sa gauche, les autres étaient groupés autour de nous, assis par terre sur les lits les plus rapprochés du mien.
Comme je me rappelle cette soirée! Nous parlions à voix basse, ou plutôt ils parlaient et je les écoutais respectueusement; les rayons de la lune tombaient dans la chambre à peu de distance et dessinaient de leur pâle clarté une fenêtre sur le parquet. Nous restions presque tous dans l'ombre, excepté quand Steerforth plongeait une allumette dans sa petite boîte de phosphore, pour aller chercher quelque chose sur la table, lumière bleuâtre qui disparaissait aussitôt. Je me sens de nouveau saisi d'une certaine terreur mystérieuse; il fait sombre, notre festin doit être caché, tout le monde chuchote autour de moi, et j'écoute avec une crainte vague et solennelle, heureux de sentir mes camarades autour de moi, et très-effrayé (bien que je fasse semblant de rire) quand Traddles prétend apercevoir un revenant dans un coin.
On raconta toutes sortes de choses sur la pension, et sur ceux qui y vivaient. J'appris que M. Creakle avait raison de se baptiser lui-même un Tartare; que c'était le plus dur et le plus sévère des maîtres; que pas un jour ne s'écoulait sans qu'il vînt punir de sa propre main les élèves en faute. Il ne savait absolument rien autre chose que de punir, disait Steerforth; il était plus ignorant que le plus mauvais élève: il ne s'était fait maître de pension, ajoutait-il, qu'après avoir fait banqueroute dans un faubourg de Londres, comme marchand de houblon; il n'avait pu se tirer d'affaire que grâce à la fortune de mistress Creakle; sans compter bien d'autres choses encore que je m'étonnais qu'ils pussent savoir.
J'appris que l'homme à la jambe de bois, qui s'appelait Tungby, était un barbare impitoyable qui, après avoir servi d'abord dans le commerce du houblon, avait suivi M. Creakle dans la carrière de l'enseignement; on supposait que c'était parce qu'il s'était cassé la jambe au service de M. Creakle, et qu'il savait tous ses secrets, l'ayant assisté dans beaucoup d'opérations peu honorables. J'appris qu'à la seule exception de M. Creakle, Tungby considérait toute la pension, maîtres ou élèves, comme ses ennemis naturels, et qu'il mettait son plaisir à se montrer grognon et méchant. J'appris que M. Creakle avait un fils, que Tungby n'aimait pas; et qu'un jour, ce fils qui aidait son père dans la pension, ayant osé lui adresser quelques observations sur la façon dont il traitait les enfants, peut-être même protester contre les mauvais traitements que sa mère avait à souffrir, M. Creakle l'avait chassé de chez lui, et que, depuis ce jour, mistress Creakle et miss Creakle menaient la vie la plus triste du monde.
Mais ce qui m'étonna le plus, ce fut d'entendre dire qu'il y avait un de ses élèves sur lequel M. Creakle n'avait jamais osé lever la main, et que cet élève était Steerforth. Steerforth confirma cette assertion, en disant qu'il voudrait bien voir qu'il le touchât du bout du doigt. Un élève pacifique (ce ne fut pas moi), lui ayant demandé comment il s'y prendrait si M. Creakle en venait là, il trempa une allumette dans le phosphore, comme pour donner plus d'éclat à sa réponse, et dit qu'il commencerait par lui donner un bon coup sur la tête avec la bouteille d'encre qui était toujours sur la cheminée. Après quoi, pendant quelques minutes, nous restâmes dans l'obscurité, n'osant pas seulement souffler de peur.
J'appris que M. Sharp et M. Mell ne recevaient qu'un misérable salaire; que, lorsqu'il y avait à dîner sur la table de M. Creakle de la viande chaude et de la viande froide, il était convenu que M. Sharp devait toujours préférer la froide. Ce fait nous fut de nouveau confirmé par Steerforth, le seul admis aux honneurs de la table de M. Creakle. J'appris que la perruque de M. Sharp n'allait pas à sa tête, et qu'il ferait mieux de ne pas tant faire son fier avec sa perruque, parce qu'on voyait ses cheveux roux passer par- dessous.
J'appris qu'un des élèves était le fils d'un marchand de charbon, et qu'on le recevait dans la pension en payement du compte de charbon; ce qui lui avait valu le surnom de M. Troc, sobriquet emprunté au chapitre du livre d'arithmétique, qui traitait de ces matières. Quant à la bière, disait-on, c'est un vol fait aux parents, aussi bien que le pudding. On croyait, en général, que miss Creakle était amoureuse de Steerforth. Quoi de plus probable, me disais-je, tandis qu'assis dans les ténèbres, je songeais à la voix si douce, au beau visage, aux manières élégantes, aux cheveux bouclés de mon nouvel ami? J'appris aussi que M. Mell était un assez bon garçon, mais qu'il n'avait pas six pence à lui appartenant, et qu'à coup sûr la vieille Mme Mell, sa mère, était pauvre comme Job. Cela me rappela mon déjeuner où j'avais cru entendre «Mon Charles!» Mais, grâce à Dieu, je me rappelle aussi que je n'en soufflai mot à personne.
Toute cette conversation se prolongea un peu de temps après le banquet. La plus grande partie des convives étaient allés se coucher dès que le repas avait été terminé, et nous finîmes par les imiter après être restés encore à chuchoter et à écouter tout en nous déshabillant.
«Bonsoir, petit Copperfield, dit Steerforth, je prendrai soin de vous.
– Vous êtes bien bon, dis-je, le coeur plein de gratitude. Je vous remercie beaucoup.
– Avez-vous une soeur? dit Steerforth, tout en bâillant.
– Non, répondis-je.
– C'est dommage, dit Steerforth. Si vous en aviez eu une, je crois que ce serait une gentille petite personne, timide, jolie, avec des yeux très-brillants. J'aurais aimé à faire sa connaissance. Bonsoir, petit Copperfield.
– Bonsoir, monsieur,» répondis-je. Je ne pensai qu'à lui au fond de mon lit, je me soulevai pour le regarder; couché au clair de la lune, sa jolie figure tournée vers moi, la tête négligemment appuyée sur son bras, c'était, à mes yeux, un grand personnage, il n'est pas étonnant que j'en eusse l'esprit tout occupé; les sombres mystères de son avenir inconnu ne se révélaient pas sur sa face à la clarté de la lune. Il n'y avait pas une ombre attachée à ses pas, pendant la promenade que je fis, en rêve avec lui, dans le jardin.
CHAPITRE VII
Mon premier semestre à Salem-House
Les classes recommencèrent sérieusement le lendemain. Je me rappelle avec quelle profonde impression j'entendis tout à coup tomber le bruit des voix qui fut remplacé par un silence absolu, lorsque M. Creakle entra après le déjeuner. Il se tint debout sur le seuil de la porte, les yeux fixés sur nous, comme dans les contes des fées, quand le géant vient passer en revue ses malheureux prisonniers.
Tungby était à côté de M. Creakle. Je me demandai dans quel but il criait «silence!» d'une voix si féroce; nous étions tous pétrifiés, muets et immobiles.
On vit parler M. Creakle, et on entendit Tungby dans les termes suivants:
«Jeunes élèves, voici un nouveau semestre. Veillez à ce que vous allez faire dans ce nouveau semestre. De l'ardeur dans vos études, je vous le conseille, car moi, je reviens plein d'ardeur pour vous punir. Je ne faiblirai pas. Vous aurez beau frotter la place, vous n'effacerez pas la marque de mes coups. Et maintenant, tous, à l'ouvrage!»
Ce terrible exorde prononcé, Tungby disparut, et M. Creakle s'approcha de moi; il me dit que, si je savais bien mordre, lui aussi il était célèbre en ce genre. Il me montra sa canne, et me demanda ce que je pensais de cette dent-là? Était-ce une dent canine, hein? Était-ce une grosse dent, hein? Avait-elle de bonnes pointes, hein? Mordait-elle bien, hein? Mordait-elle bien? Et à chaque question il me cinglait un coup de jonc qui me faisait tordre en deux; j'eus donc bientôt payé, comme disait Steerforth, mon droit de bourgeoisie à Salem-House. Il me coûta bien des larmes.
Au reste, j'aurais tort de me vanter que ces marques de distinction spéciales fussent réservées pour moi: j'étais loin d'en avoir le privilège. La grande majorité des élèves (surtout les plus jeunes) n'étaient pas moins favorisés, toutes les fois que M. Creakle faisait le tour de la salle d'études. La moitié des enfants pleuraient et se tordaient déjà, dès avant l'entrée à l'étude et je n'ose pas dire combien d'autres élèves se tordaient et pleuraient avant la fin de l'étude; on m'accuserait d'exagération.
Je ne crois pas que personne au monde puisse aimer sa profession plus que ne le faisait M. Creakle. Le plaisir qu'il éprouvait à détacher un coup de canne aux élèves ressemblait à celui que donne la satisfaction d'un appétit impérieux. Je suis convaincu qu'il était incapable de résister au désir de frapper, surtout de bonnes petites joues bien potelées; c'était une sorte de fascination qui ne lui laissait pas de repos, jusqu'à ce qu'il eût marqué et tailladé le pauvre enfant pour toute la journée. J'étais très- joufflu dans ce temps-là, et j'en sais quelque chose. Quand je pense à cet être-là, maintenant, je sens que j'éprouve contre lui une indignation aussi désintéressée que si j'avais été témoin de tout cela sans être en son pouvoir; tout mon sang bout dans mes veines, à la pensée de cette brute imbécile, qui n'était pas plus qualifiée pour le genre de confiance importante dont il avait reçu le dépôt, que pour être grand amiral, ou pour commander en chef l'armée de terre de Sa Majesté. Peut-être même, dans l'une ou l'autre de ces fonctions, aurait-il fait infiniment moins de mal!
Et nous, malheureuses petites victimes d'une idole sans pitié, avec quelle servilité nous nous abaissions devant lui! Quel début dans la vie, quand j'y pense, que d'apprendre à ramper à plat ventre devant un pareil individu!
Je me vois encore assis devant mon pupitre; j'observe son oeil, je l'observe humblement; lui, il est occupé à rayer un cahier d'arithmétique pour une autre de ses victimes; cette même règle vient de cingler les doigts du pauvre petit garçon, qui cherche à guérir ses blessures en les enveloppant dans son mouchoir. J'ai beaucoup à faire. Ce n'est pas par paresse que j'observe l'oeil de M. Creakle, mais parce que je ne peux m'en empêcher; j'ai un désir invincible de savoir ce qu'il va faire tout à l'heure, si ce sera mon tour, ou celui d'un autre, d'être martyrisé. Une rangée de petits garçons placés après moi, observent son oeil, dans le même sentiment d'angoisse. Je sens qu'il le voit, bien qu'il ait l'air de ne pas s'en apercevoir. Il fait d'épouvantables grimaces tout en rayant son cahier, puis il jette sur nous un regard de côté; nous nous penchons en tremblant sur nos livres. Un moment après, nos yeux sont de nouveau attachés sur lui. Un malheureux coupable, qui a mal fait un de ses devoirs, s'avance sur l'injonction de M. Creakle. Il balbutie des excuses et promet de mieux faire le lendemain. M. Creakle fait quelque plaisanterie avant de le battre, et nous rions, pauvres petits chiens couchants que nous sommes; nous rions, pâles comme la mort, et le corps refoulé jusqu'au bas de nos talons.
Me voilà de nouveau devant mon pupitre, par une étouffante journée d'été. J'entends tout autour de moi un bourdonnement confus, comme si mes camarades étaient autant de grosses mouches. J'ai encore sur l'estomac le gras de bouilli tiède que nous avons eu à dîner il y a une heure ou deux. J'ai la tête lourde comme du plomb, je donnerais tout au monde pour pouvoir dormir. J'ai l'oeil sur M. Creakle, je cherche à le tenir bien ouvert; quand le sommeil me gagne par trop, je le vois à travers un nuage, réglant éternellement son cahier; puis, tout d'un coup, il vient derrière moi et me donne un sentiment plus réel de sa présence, en m'allongeant un bon coup de canne sur le dos.
Maintenant je suis dans la cour, toujours fasciné par lui, bien que je ne puisse pas le voir. Je sais qu'il est occupé à dîner dans une pièce dont je vois la fenêtre; c'est la fenêtre que j'examine. S'il passe devant, ma figure prend immédiatement une expression de résignation soumise. S'il met la tête à la fenêtre, l'élève le plus audacieux (Steerforth seul excepté) s'arrête au milieu du cri le plus perçant, pour prendre l'air d'un petit saint. Un jour Traddles (je n'ai jamais vu garçon plus malencontreux) casse par malheur un carreau de la fenêtre avec sa balle. À l'heure qu'il est, je frissonne encore en songeant à ce moment fatal; la balle a dû rebondir jusque sur la tête sacrée de M. Creakle.
Pauvre Traddles! Avec sa veste et son pantalon bleu de ciel devenus trop étroits, qui donnaient à ses bras et à ses jambes l'air de saucissons bien ficelés, c'était bien le plus gai, mais aussi le plus malheureux de nous tous. Il était battu régulièrement tous les jours: je crois vraiment que pendant ce semestre entier, il n'y échappa pas une seule fois, sauf un lundi, jour de congé, où il ne reçut que quelques coups de règle sur les doigts. Il nous annonçait tous les jours qu'il allait écrire à son oncle pour se plaindre, et jamais il ne le faisait. Après un moment de réflexion, la tête couchée sur son pupitre, il se relevait, se remettait à rire, et dessinait partout des squelettes sur son ardoise, jusqu'à ce que ses yeux fussent tout à fait secs. Je me suis longtemps demandé quelle consolation Traddles pouvait trouver à dessiner des squelettes; je le prenais au premier abord pour une espèce d'ermite, qui cherchait à se rappeler, au moyen de ces symboles de la brièveté de la vie, que l'exercice de la canne n'aurait qu'un temps. Mais je crois qu'en réalité il avait adopté ce genre de sujets, parce que c'était le plus facile, et qu'il n'y avait pas de traits à faire sur les lignes.
Traddles était un garçon plein de coeur; il considérait comme un devoir sacré pour tous les élèves de se soutenir les uns les autres. Plusieurs fois il eut à en porter la peine. Un jour surtout où Steerforth avait ri pendant l'office, le bedeau crut que c'était Traddles, et le fit sortir. Je le vois encore, quittant l'église, suivi des regards de toute la congrégation. Il ne voulut jamais dire quel était le vrai coupable, et pourtant le lendemain il fut cruellement châtié, et il passa tant d'heures en prison, qu'il en sortit avec un plein cimetière de squelettes entassés sur toutes les pages de son dictionnaire latin. Mais aussi il fut bien récompensé. Steerforth dit que Traddles n'était pas un capon, et quelle louange à nos yeux aurait pu valoir celle- là? Quant à moi, j'aurais supporté bien des choses pour obtenir une pareille indemnité (et pourtant j'étais bien plus jeune que Traddles, et beaucoup moins brave).
Un des grands bonheurs de ma vie, c'était de voir Steerforth se rendre à l'église en donnant le bras à miss Creakle. Je ne trouvais pas miss Creakle aussi belle que la petite Émilie; je ne l'aimais pas, jamais je n'aurais eu cette audace, mais je la trouvais remarquablement séduisante, et d'une distinction sans égale. Quand Steerforth, en pantalon blanc, tenait l'ombrelle de miss Creakle, je me sentais fier de le connaître, et il me semblait qu'elle ne pouvait s'empêcher de l'adorer de tout son coeur. M. Sharp et M. Mell étaient certainement à mes yeux de grands personnages, mais Steerforth les éclipsait comme le soleil éclipse les étoiles.
Steerforth continuait à me protéger, et son amitié m'était des plus utiles, car personne n'osait s'attaquer à ceux qu'il daignait honorer de sa bienveillance. Il ne pouvait me défendre vis-à-vis de M. Creakle, qui était très-sévère pour moi: il n'essayait même pas; mais quand j'avais eu à souffrir encore plus que de coutume, il me disait que je n'avais pas de toupet; que, pour son compte, jamais il ne supporterait un pareil traitement; cela me redonnait un peu de courage, et je lui en savais gré. La sévérité de M. Creakle eut pour moi un avantage, le seul que j'aie jamais pu découvrir. Il s'aperçut un jour que mon écriteau le gênait quand il passait derrière le banc, et qu'il voulait me donner, en circulant, un coup de sa canne, en conséquence l'écriteau fut enlevé, et je ne le revis plus.
Une circonstance fortuite vint encore augmenter mon intimité avec Steerforth, et cela d'une manière qui me causa beaucoup d'orgueil et de satisfaction. Un jour qu'il me faisait l'honneur de causer avec moi pendant la récréation, je me hasardai à lui faire observer que quelqu'un ou quelque chose (j'ai oublié les détails), ressemblait à quelqu'un ou à quelque chose dans l'histoire de Peregrine Pickle. Steerforth ne répondit rien; mais le soir, pendant que je me déshabillais, il me demanda si j'avais cet ouvrage.
Je lui dis que non, et je lui racontai comment je l'avais lu, de même que tous les autres livres dont j'ai parlé au commencement de ce récit.
«Est-ce que vous vous en souvenez? dit Steerforth.
– Oh! oui, répondis-je: j'avais beaucoup de mémoire, et il me semblait que je me les rappelais à merveille.
– Écoutez-moi, Copperfield, dit Steerforth, vous me les raconterez. Je ne peux pas m'endormir de bonne heure le soir, et je me réveille généralement de grand matin. Nous les prendrons les uns après les autres. Ce sera juste comme dans les Mille et une Nuits.»
Cet arrangement flatta singulièrement ma vanité, et le soir même, nous commençâmes à le mettre à exécution. Je ne saurais dire, et je n'ai nulle envie de le savoir, comment j'interprétai les oeuvres de mes auteurs favoris; mais j'avais en eux une foi profonde, et je racontais, autant que je puis croire, avec simplicité et avec gravité ce que j'avais à raconter: ces qualités-là faisaient passer par-dessus bien des choses.
Il y avait pourtant un revers à la médaille; bien souvent le soir je tombais de sommeil, ou bien j'étais ennuyé et peu disposé à reprendre mon récit, et alors c'était bien pénible; mais il fallait pourtant le faire, car de désappointer Steerforth au risque de lui déplaire, il n'en pouvait pas être question. Le matin aussi, quand j'étais fatigué et que j'avais grande envie de dormir encore une heure, je trouvais très-peu divertissant d'être réveillé en sursaut comme la sultane Schéhérazade, et contraint à raconter une longue histoire avant que la cloche se mît à sonner; mais Steerforth tenait bon; et comme, en revanche, il m'expliquait mes problèmes et mes versions, et qu'il m'aidait à faire ce qui me donnait trop de peine, je ne perdais pas sur ce marché. Qu'il me soit permis cependant de me rendre justice. Ce n'était ni l'intérêt personnel, ni l'égoïsme, ni la crainte qui me faisaient agir ainsi; je l'aimais et je l'admirais, son approbation me payait de tout. J'y attachais un tel prix que j'ai le coeur serré aujourd'hui en me rappelant ces enfantillages.
Steerforth ne manquait pas non plus de prudence et, une fois entre autres, il la déploya avec une persistance qui dut, je crois, faire venir un peu l'eau à la bouche au pauvre Traddles et à mes autres camarades. La lettre que m'avait annoncée Peggotty, et quelle lettre! m'arriva au bout de quelques semaines, et elle était accompagnée d'un gâteau enfoui au milieu d'une provision d'oranges, et de deux bouteilles de vin de primevère. Je m'empressai, comme de raison, d'aller mettre ces trésors aux pieds de Steerforth, en le priant de se charger de la distribution.
«Écoutez-moi bien, Copperfield, dit-il, nous garderons le vin pour vous humecter le gosier quand vous me raconterez des histoires.»
Je rougis à cette idée, et dans ma modestie, je le conjurai de n'y pas songer. Mais il me dit qu'il avait remarqué que j'étais souvent un peu enroué, ou, comme il disait, que j'avais des chats dans la gorge et que ma liqueur serait employée jusqu'à la dernière goutte à me rafraîchir le gosier. En conséquence, il l'enferma dans une caisse qui lui appartenait; il en mit une portion dans une fiole, et de temps à autre, lorsqu'il jugeait que j'avais besoin de me restaurer, il m'en administrait quelques gouttes au moyen d'un chalumeau de plume. Parfois, dans le but de rendre le remède encore plus efficace, il avait la bonté d'y ajouter un peu de jus d'orange ou de gingembre, ou d'y faire fondre de la muscade; je ne puis pas dire que la saveur en devint plus agréable, ni que cette boisson fût précisément stomachique à prendre le soir en se couchant ou le matin en se réveillant, mais ce que je puis dire c'est que je l'avalais avec la plus vive reconnaissance pour les soins dont me comblait Steerforth.
Peregrine nous prit, à ce qu'il me semble, des mois à raconter; les autres contes plus longtemps encore. Si l'institution s'ennuyait, ce n'était toujours pas faute d'histoires, et la liqueur dura presque aussi longtemps que mes récits. Le pauvre Traddles (je ne puis jamais songer à lui sans avoir à la fois une étrange envie de rire et de pleurer), remplissait le rôle des choeurs dans les tragédies antiques; tantôt il affectait de se tordre de rire dans les endroits comiques; tantôt, lorsqu'il arrivait quelque événement effrayant, il semblait saisi d'une mortelle épouvante. Cela me troublait même très-souvent au milieu de mes narrations. Je me souviens qu'une de ses plaisanteries favorites, c'était de faire semblant de ne pouvoir s'empêcher de claquer des dents lorsque je parlais d'un alguazil en racontant les aventures de Gil Blas; et le jour où Gil Blas rencontra dans les rues de Madrid le capitaine des voleurs, ce malheureux Traddles poussa de tels cris de terreur que M. Creakle l'entendit, en rôdant dans notre corridor, et le fouetta d'importance pour lui apprendre à se mieux conduire au dortoir.