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Histoire de Sibylle
Histoire de Sibylle

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Histoire de Sibylle

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Sibylle, en retournant au château, resta remarquablement triste et silencieuse. Avait-elle été choquée des indécentes familiarités d'un tel épisode, contrastant avec l'idée solennelle qu'elle s'était faite de la Divinité et du culte qui lui était dû? La logique droite et même un peu roide qui caractérise l'intelligence des enfants lui suggérait-elle à cette occasion des réflexions d'un ordre plus sérieux encore? Quelles que fussent ses pensées, l'enfant les garda pour elle.

Cependant, l'époque fixée pour sa première communion approchait. L'abbé Renaud venait alors presque chaque jour au château de Férias; il y partageait le dîner de famille, qui avait lieu à midi, et donnait ensuite à Sibylle une leçon de catéchisme. Une après-midi, M. de Férias, qui peu d'instants auparavant avait laissé sa petite-fille enfermée avec la curé, fut surpris de la rencontrer tout à coup dans le jardin.

– Mais que faites-vous là? lui dit-il; est-ce que l'abbé est déjà parti?

– Non, dit brièvement Sibylle, il dort.

– Comment! reprit le marquis, est-ce qu'il s'endort souvent ainsi?

– Très-souvent après dîner.

– Il n'importe, dit gravement M. de Férias, votre devoir était d'attendre son réveil avec patience. Je n'aime ni votre conduite ni votre ton, qui manquent de respect.

Ce n'était pas la première fois que M. de Férias avait l'occasion de constater dans l'attitude et dans le langage de Sibylle vis-à-vis du curé une nuance assez indéfinissable d'irrévérence et presque de dédain. Alarmé de ce bizarre symptôme, il ne l'était pas moins de l'humeur mélancolique qui, depuis quelque temps, s'était emparée de l'enfant, et du goût qu'elle avait repris pour la solitude. En même temps, chose étrange, il croyait voir qu'une altération analogue se produisait peu à peu dans le caractère de l'abbé Renaud, dont la santé même ne paraissait pas aussi bonne qu'autrefois. L'incident du jour prêtait une nouvelle gravité à ces observations. La leçon finie, le marquis et la marquise mandèrent le curé. Le brave homme arriva tout haletant sous le poids de trois énormes in-quarto qui chargeaient ses bras.

– Ah! ah! qu'avez-vous donc là, l'abbé? dit M. de Férias.

– Monsieur le marquis, ce sont les Pères.

– Ah! ce sont les Pères?

– Oui, ce sont quelques volumes des Pères que je prends la liberté d'emprunter à votre bibliothèque, et que j'emporte au presbytère.

– Ah! vous relisez les Pères, l'abbé?

– Oui, monsieur le marquis: je me propose même de les relire à fond, et je me reproche de ne l'avoir pas fait plus tôt. Au surplus, j'y passerai mes nuits, s'il le faut.

M. de Férias toussa légèrement.

– Hem! mais voilà du zèle, l'abbé, voilà du zèle!.. Et vous êtes toujours content de Sibylle, mon ami?

Une faible teinte rosée nuança les jours du vieux prêtre.

– Toujours, monsieur le marquis; mais, vous le savez, l'enfant a de l'esprit!

– Voulez-vous dire, l'abbé, qu'elle abuse de son esprit?

– Mon Dieu! monsieur le marquis, si quelqu'un doit être blâmé en cette affaire, c'est moi seul. Avant d'entrer en lice contre une intelligence si subtile, j'aurais dû sans doute fourbir à neuf mon arsenal théologique, un peu rouillé par les années.

– Comment! l'enfant discute donc avec vous?

– A dire vrai, monsieur le marquis, elle ne s'en fait pas faute depuis quelque temps. Aujourd'hui en particulier elle a soulevé quelques objections véritablement embarrassantes.

– Mais à propos de quoi, mon pauvre abbé?

– A propos de tout, monsieur le marquis, et spécialement à propos des mystères.

– A propos des mystères? Mais cela n'est pas naturel, l'abbé. Les mystères n'ont rien qui doive étonner l'intelligence des enfants, car pour eux tout est mystère. Il faut qu'il y ait là-dessous du parti-pris.

– Véritablement, monsieur le marquis, je serais quelquefois tenté de le croire.

– Expliquez-vous, mon digne ami: soupçonneriez-vous miss O'Neil d'exercer sur l'esprit de Sibylle quelque malfaisante influence?

L'abbé Renaud écarta les bras et leva légèrement les épaules.

– Hélas! je ne sais qu'en penser, dit-il. Je dois reconnaître que miss O'Neil, lorsqu'elle assiste à mes leçons, s'y comporte avec une parfaite bienséance; mais il est trop évident que je perds chaque jour davantage la confiance et même le respect de l'enfant.

Au milieu des angoisses qui déchiraient en ce moment le coeur du vieux marquis, aucune circonstance ne pouvait lui être d'un surcroît plus désagréable que l'arrivée de madame de Beaumesnil, qu'on introduisit tout à coup dans le salon. Madame de Beaumesnil, cependant, voulut bien ne triompher qu'avec modération de la douleur de ses voisins et de l'accomplissement de ses prophéties. Elle se contenta de prendre l'attitude du sage méconnu pour qui l'heure de la justice a enfin sonné; puis elle demanda tranquillement si miss O'Neil était encore au château.

– Sans doute, madame, dit le marquis. Il ne faut pas que le malheur nous rende injustes. Miss O'Neil n'est encore que soupçonnée; mais je conviens qu'une matière aussi grave veut être éclaircie sans délai. Venez avec moi, l'abbé.

M. de Férias, en sortant du salon, rencontra un domestique qui avait laissé mademoiselle Sibylle et miss O'Neil au carrefour du vieux chêne. Le marquis et l'abbé se dirigèrent de ce côté. Ils convinrent, chemin faisant, que ce n'était pas l'heure d'écouter de vains scrupules, et que le seul moyen de connaître la vérité était de surprendre l'entretien de miss O'Neil et de son élève. Ils s'approchèrent donc avec précaution à travers le fourré, et parvinrent à gagner, sans être aperçus, la frange épaisse d'arbres et de buissons qui bordait la clairière. Miss O'Neil, assise sur la table druidique, tenait une sphère céleste; elle en expliquait le mécanisme à Sibylle, agenouillée près d'elle sur un coussin, et levait de temps à autre la main vers les différents points de l'horizon, comme pour appliquer sur le firmament ses démonstrations théoriques. Cette leçon du reste touchait à sa fin, car l'Irlandaise déposa la sphère, et après quelques mots insignifiants sur la beauté de la journée, elle détacha du tronc du vieux chêne quelques brins de mousse qu'elle mit dans la main de son élève attentive. Miss O'Neil fit admirer d'abord à Sibylle la structure délicate et compliquée de ces fleurettes innombrables dont elle lui analysait chaque détail avec précision; puis découvrant dans ce nid velouté toute une tribu de petits insectes ailés, elle lui nomma cette peuplade microscopique et lui en décrivit les moeurs particulières.

– Vous ne sauriez croire, ma chère enfant, ajouta miss O'Neil, combien j'aime à descendre dans ces mondes mystérieux et dédaignés, et à y retrouver la main du Créateur présente, prévoyante et paternelle comme dans l'ensemble grandiose de l'univers. Cela me fait du bien à l'âme. S'il m'arrive quelquefois de craindre qu'une humble créature comme moi, que sa vie obscure et sa faible prière ne puissent prétendre à l'intérêt du Dieu qui règne au milieu des étoiles, je regarde un de ces brins de mousse où sa providence est aussi visible que dans le soleil même, et je me rassure.

– J'aime bien Dieu, dit Sibylle.

– Et il vous aime, ma chère.

– Je n'en sais rien, dit l'enfant .

Miss O'Neil la regarda fixement.

– Vous avez de tristes pensées depuis quelque temps, Sibylle.

– Très-tristes, miss O'Neil.

Et deux larmes glissèrent sur les joues un peu pâlies de la pauvre petite.

– Et vous ne me les confiez pas, mon enfant?

– Vous m'avez défendu de vous parler de religion, dit timidement Sibylle.

– Sans doute, mon enfant. Il y a à la vérité quelques grandes notions religieuses communes à tous les êtres pensants et au-dessus de toute controverse humaine, comme celle d'un Dieu créateur, qu'il doit m'être permis de mêler sans cesse à mon enseignement, puisqu'elles sont mêlées à tout ce qui en fait l'objet; mais entrer avec vous dans des questions de doctrine, dans la discussion de points de foi particuliers, ce serait manquer odieusement à tous les devoirs que la reconnaissance, la délicatesse, la plus vulgaire probité, m'imposent vis-à-vis de vos parents et vis-à-vis de ma conscience. Je ne le ferai jamais. Ne parlons donc plus de vos tristesses, puisqu'elles se rapportent à la religion. Permettez-moi seulement de vous dire que je ne les conçois pas. Je crains réellement, Sibylle, que vous n'apportiez point dans ces matières assez de simplicité de coeur et d'humilité d'esprit. Il est si facile et si naturel d'adopter avec confiance la religion de ses parents, et surtout de parents comme les vôtres.

Sibylle baissa les yeux et ne répondit pas.

Miss O'Neil se leva.

– Venez courir dans les bois, dit-elle.

Et elle ajouta en souriant:

– Cela sied mieux à votre âge, ma chère, que de faire l'esprit fort.

Sibylle l'embrassa, lui prit le bras, et toutes deux disparurent dans une allée.

Les deux témoins invisibles de cette scène se dégagèrent alors du fourré.

– Eh bien, l'abbé? dit M. de Férias, se posant les bras croisés, et non sans un certain air victorieux, en face de son compagnon.

– Eh bien, monsieur le marquis, il est clair que nos embarras ne nous viennent point de ce côté.

– Mais au contraire, l'abbé: vous voyez que miss O'Neil nous seconderait plutôt. Quoi de plus sain, quoi de plus édifiant même que le ton de son enseignement? Avouez avec moi qu'après un tel éclaircissement, renvoyer cette jeune femme serait le comble de l'iniquité!

– Assurément, monsieur le marquis. C'est mon insuffisance seule, je le vois trop, qui nous suscite ces difficultés.

– Non, mon ami, non, ce n'est pas cela. Il n'y a là qu'une lubie d'enfant qui passera. Venez, allons retrouver ces dames.

Madame de Beaumesnil accueillit avec étonnement d'abord, puis avec un sourire de fine incrédulité le double témoignage de M. de Férias et du curé à la décharge de miss O'Neil. – Tout cela était fort beau sans doute; mais miss O'Neil, avertie par quelque indice de la présence des deux observateurs, n'avait-elle pu déjouer leur surveillance par une adroite comédie? C'était la question que madame de Beaumesnil se posait dans l'amertume de son coeur, car il lui en coûtait d'accuser son prochain, fût-il Turc; mais enfin la résistance de Sibylle aux instructions du curé était une singularité qu'il fallait bien expliquer, qui évidemment ne pouvait provenir du fait de l'enfant elle-même, qui lui était donc suggérée par quelque inspiration étrangère; et quelle pouvait être cette inspiration, sinon celle de miss O'Neil?

Encore tout pénétrés de l'accent de sincérité dont le langage de l'institutrice avait été si clairement empreint, le marquis et le curé ne pouvaient être que faiblement ébranlés par la dialectique venimeuse de madame de Beaumesnil; mais la marquise s'y montra plus sensible: c'était un soulagement pour elle que de pouvoir attribuer à une cause connue, positive et facile à écarter, les angoisses qui déchiraient son coeur et sa conscience. Toutefois, connaissant l'inflexible fermeté de son mari dans les voies de la justice, elle n'osa lui demander le renvoi de miss O'Neil: elle le supplia seulement de permettre que Sibylle allât passer quelques semaines en retraite chez les Beaumesnil, où le curé lui continuerait ses leçons, loin de toute influence suspecte. M. de Férias, cédant aux larmes de la marquise, accepta cet amendement, fruit des insinuations de madame de Beaumesnil. On prit pour prétexte, aux yeux de miss O'Neil et de Sibylle, quelques fièvres qui s'étaient déclarées parmi les enfants de la ferme, et qu'on affecta de croire contagieuses. On prépara à la hâte le trousseau de Sibylle, et deux heures plus tard madame de Beaumesnil, pleine de gloire, emmenait sa proie.

Le moindre événement qui vient agiter un instant la torpeur monotone de certaines existences provinciales, y est reçu comme une bénédiction. L'arrivée et l'installation de Sibylle sous le toit pointu des Beaumesnil eurent ce caractère. Une allégresse infinie se répandit aussitôt comme un feu de joie dans toute la maison, depuis le salon chinois, où une cinquantaine de mandarins souriaient éternellement à M. de Beaumesnil, qui éternellement souriait aux mandarins, jusqu'à la cuisine, où mademoiselle Constance courut commenter la nouvelle aussi vite que le lui permit son embonpoint. Quant au chevalier Théodore, son premier mouvement en cette grande conjoncture fut de descendre à la cave, et le second d'en rapporter deux bouteilles de vin vieux, afin de faire honneur à mademoiselle de Férias, tout en se faisant plaisir à lui-même. On se mit à table au milieu de cette agréable excitation, qui, doucement entretenue par les fumées du repas, se traduisit par un déchaînement de verbeux commérages. Les voisins et les voisines, leurs habitudes, leurs opinions politiques, leur toilette du dernier dimanche, furent tour à tour passés en revue par la maîtresse du logis, qui généralement blâma les uns et n'approuva pas les autres. – N'oubliant pas toutefois le but moral de la fête, madame de Beaumesnil entremêlait çà et là sa charitable chronique de quelques anecdotes instructives qu'elle accompagnait de clins d'oeil adressés à Sibylle. Tantôt c'était une petite fille qui, pour avoir mal fait sa prière, avait été tirée par les pieds pendant la nuit; tantôt c'était un petit garçon qui, pour avoir eu des distractions pendant le catéchisme, avait reçu le fouet d'une main invisible. Ces effrayantes légendes parurent malheureusement affecter M. de Beaumesnil beaucoup plus que Sibylle. Lui-même n'avait-il pas fait la nuit dernière un rêve bien digne de figurer parmi ces sinistres miracles? Il avait rêvé qu'il était mouton et qu'il bêlait tristement sur le sommet d'une haute montagne. M. de Beaumesnil, pour donner plus de couleur à son récit, voulut bien l'appuyer de quelques bêlements imitatifs qui eurent le privilège d'amener sur les lèvres de Sibylle son premier sourire de la soirée. – Au dessert enfin, le chevalier Théodore chanta quelques refrains de ses pères, dont tout ce que Sibylle put comprendre fut que le chevalier aimait à danser sur la fougère avec les bergères, ce qui effectivement lui arrivait quelquefois après vêpres. Puis le chevalier, qui était alors au comble de l'exaltation, saisissant d'une main la pauvre Sibylle et entraînant de l'autre l'épaisse Constance, commença à travers la salle une vive farandole, qui se termina brusquement par l'effraction d'une pile d'assiettes et par l'interpellation de stupide animal que sa tendre soeur ne lui fit pas attendre.

Sibylle, qui se sentait comme naufragée au milieu d'une tribu de cannibales, éprouva enfin un moment de bien-être quand elle se trouva seule, installée dans la chambrette de son amie Clotilde et couchée sous ses rideaux blancs. Cachant alors sa tête dans les plis de l'oreiller, pour n'être pas entendue de mademoiselle Constance, sa voisine, et mordant une boucle de ses cheveux, elle pleura abondamment.

Le lendemain, l'abbé Renaud se présenta de bonne heure au manoir. Madame de Beaumesnil s'inquiéta d'un peu de fatigue qui paraissait sur ses traits.

– Ce n'est rien, dit-il: c'est que j'ai lu une partie de la nuit.

Le déjeuner le remit. Se trouvant alors en bonnes dispositions, l'excellent homme emmena son élève sous une tonnelle du jardin, et, posant sur une petite table sa tasse de café, dans laquelle il puisait une cuillerée de temps en temps, il répondit victorieusement aux questions épineuses que Sibylle lui avait posées la veille. Madame de Beaumesnil, assise à deux pas, tricotait en surveillant Sibylle d'un oeil sévère. Contre l'habitude, et à la vive satisfaction du curé, la leçon s'acheva sans que l'enfant eût soulevé la moindre objection.

En récompense de cette docilité, madame de Beaumesnil organisa sur-le-champ, dans le salon chinois, une petite chapelle qu'elle orna de coquillages et d'images de dévotion, et devant laquelle le chevalier se mit aussitôt à chanter vêpres comme s'il eût été au lutrin, tandis que Sibylle le regardait avec épouvante. A ce jeu édifiant succédèrent des lectures pieuses, faites alternativement d'une voix de psalmodie par madame de Beaumesnil et mademoiselle Constance, qui s'interrompaient de temps à autre pour gourmander rudement, de leur voix ordinaire, les mendiants qui se présentaient dans la cour. Elles ne semblaient point d'ailleurs comprendre les livres qu'elles lisaient, et pouvaient au surplus donner pour excuse qu'ils étaient incompréhensibles. Ces femmes n'avaient garde, en effet, de demander leur instruction ou leurs consolations à l'oeuvre, si riche et si variée cependant, des grands hommes et des saints qui, dans tous les temps, ont honoré à la fois l'Eglise et l'esprit humain en prêtant à la vérité un langage digne d'elle. Il leur fallait mieux: il leur fallait quelqu'une de ces niaises productions mystiques où toute vérité morale et religieuse disparaît sous les fleurs les plus fades d'un symbolisme raffiné; la phraséologie précieuse et vide de cette basse littérature avait l'avantage de bercer doucement la paresse de leur pensée, la mollesse de leur âme et le sommeil de leur conscience, en paraissant même les sanctifier. Sibylle, après avoir essayé vainement de saisir le sens de ce verbiage, avait fini par s'endormir; elle fut réveillée en sursaut par la voix formidable du chevalier, qui entonnait un cantique, soutenu par le contralto de madame de Beaumesnil et par le fausset de mademoiselle Constance. Sibylle, invitée à se joindre à ce concert spirituel, s'y joignit.

M. et madame de Férias vinrent ce jour-là dîner au manoir. Madame de Beaumesnil les informa de la soumission de Sibylle et du succès complet de l'expérience, et reçut en retour leurs affectueux remercîments. Le dîner se passa sans incidents; seulement, Sibylle s'étonna que miss O'Neil ne fût pas venue la voir, et madame de Férias alléguant qu'elle avait été retenue par une indisposition, madame de Beaumesnil crut devoir exprimer l'espérance que miss O'Neil n'en mourrait pas, car si elle mourait, elle irait directement en enfer, ce qui était pénible à penser. Cette proposition, appuyée de quelques murmures de condoléance, fit ouvrir de grand yeux à Sibylle, qui apparemment avait peine à se figurer madame de Beaumesnil couronnée de l'auréole des élus en regard de miss O'Neil plongée dans les puits de l'abîme.

Le soir, comme Sibylle venait de se mettre au lit, madame de Beaumesnil, en l'embrassant, découvrit dans les plis de sa chemisette une petite médaille d'argent que l'enfant tenait de sa grand'mère.

– Qu'avez-vous là, ma chère fille?

Elle examina la médaille.

– Otez cela, reprit-elle, je veux vous donner quelque chose de mieux.

Elle ouvrit une armoire et en tira une boîte remplie de médailles. Madame de Beaumesnil avait des médailles de toutes sortes: elle en avait de bonnes, elle en avait de meilleures, elle en avait d'excellentes. Ce fut une de ces dernières qu'elle suspendit au cou de Sibylle en lui en expliquant les vertus particulières.

– Mais je voudrais garder la mienne avec la vôtre, dit

Sibylle.

– Vous le pouvez, mon enfant; seulement ne vous étonnez pas si la vôtre devient en peu de jours terne comme du plomb.

– Et pourquoi, madame?

– C'est un miracle qui arrive souvent, dit madame de

Beaumesnil, quand une médaille est jalouse de sa soeur.

– Comment! de sa soeur! De quelle soeur? s'écria l'enfant avec une sorte d'effroi; mais il n'y a qu'une sainte Vierge, madame!

Madame de Beaumesnil y réfléchit un instant.

– Sans doute, reprit-elle en hésitant, assurément;… mais cela ne fait rien! Voyons, tâchez de dormir, mademoiselle, au lieu de bavarder à tort et à travers comme une pie borgne.

Obéissant à cette pressante recommandation, Sibylle appela de tout son coeur le bienfaisant sommeil; mais elle l'appela longtemps avant de pouvoir échapper à la confusion d'idées qui torturait son cerveau.

Les jours qui suivirent cette première journée d'épreuve en furent la répétition à peu près exacte, et nous n'en dirons rien. Après trois semaines de ce régime, Sibylle, silencieuse et douce comme une colombe, était citée avec orgueil par madame de Beaumesnil comme une néophyte exemplaire.

– Désormais, disait-elle, mademoiselle de Férias était aussi bien préparée qu'elle-même aux plus hauts devoirs de la religion.

Grande fut donc la surprise de la dame, quand un matin Sibylle, arrivant sous la tonnelle pour prendre sa leçon de catéchisme, déclara tranquillement qu'elle ne la prendrait pas, que cela était inutile, puisqu'elle était décidée à ne pas faire sa première communion cette année-là. A cet étonnant discours, madame de Beaumesnil, devenue subitement plus rouge qu'une pivoine, se dressa sur sa chaufferette comme une pythonisse sur son trépied, tandis qu'une pâleur de marbre s'étendait sur le visage du curé.

– Et pourquoi, mademoiselle, ne ferez-vous point votre première communion, s'il vous plaît? dit madame de Beaumesnil d'une voix sifflante.

– J'ai des pensées qui ne me le permettent pas, madame.

– Quelles pensées?.. Voyons! parlerez-vous?

– Je ne puis les dire.

– C'est bien, mademoiselle. Ah! la vilaine petite masque! Ah! comme je vous fouetterais, ma mie, si j'étais votre mère!

– Heureusement, madame, vous ne l'êtes point! dit Sibylle.

Madame de Beaumesnil descendit de sa chaufferette, la regarda en face un instant, et, ne pouvant la tuer, se retira.

Une demi-heure après, l'abbé Renaud faisait son entrée dans la cour du château de Férias, accompagné de Sibylle, qui lui avait refusé toute explication. Elle gagna sa chambre à la dérobée, tandis que le pauvre curé, essuyant les gouttes de sueur qui ruisselaient comme des larmes sur son visage, se présentait dans le salon.

En apprenant l'étrange détermination de leur petite-fille, M. et madame de Férias furent atterrés: ce coup les atteignait dans les parties les plus vivantes et les plus sensibles de leur être; leur tendresse, leur conscience, leur fierté, tout souffrait, tout saignait à la fois. Miss O'Neil, qui était présente, partagea leur douleur. On fit appeler Sibylle. Elle descendit aussitôt. Sa pâleur était effrayante. Comme elle s'approchait de son aïeul pour l'embrasser, le vieillard l'arrêta de la main.

– Ma fille, dit-il, gardez vos caresses; elles ne sont pas de saison quand vous nous brisez le coeur. Je ne vous reproche point vos pensées, vous n'en êtes pas maîtresse; mais votre confiance dépend de vous, et vous êtes impardonnable de nous la refuser. Vous me forcez de vous dire que j'ai le droit de l'exiger, et je l'exige. Vous entendez.

Sibylle l'avait regardé d'un oeil fixe pendant qu'il parlait: elle sembla vouloir répondre, ses lèvres s'agitèrent vaguement, puis elles devinrent livides tout à coup, et l'enfant s'affaissa sur le parquet. On la mit au lit, et un accès de fièvre succéda à cette violente syncope. En revenant à elle, elle vit le marquis et la marquise penchés sur elle et lui souriant.

– Ma chère fillette, lui dit son aïeul, calmez-vous. J'ai eu tort de vous presser. Si vous nous affligez, c'est à regret certainement; c'est pour obéir à quelques-uns de ces scrupules qui naissent souvent dans les consciences délicates. Ces chimères s'envoleront d'elles-mêmes quand il plaira à Dieu. En attendant, dans tout ce qui touche à la religion, je vous laisserai une pleine liberté.

– Vous êtes bon! dit Sibylle. Elle passa un bras autour du cou du vieillard, attira sa tête blanche sur l'oreiller, et s'endormit paisiblement.

M. de Férias, alarmé du profond ébranlement de ce jeune esprit, avait en effet résolu, non-seulement d'en respecter les mystérieuses angoisses, mais de le soustraire absolument pendant quelque temps à l'ordre de préoccupations qui semblait y avoir causé ces ravages. A dater de ce jour, les leçons de l'abbé Renaud furent suspendues: miss O'Neil fut priée d'éviter dans ses entretiens tout ce qui pouvait servir d'aliment à une exaltation dangereuse; le marquis enfin, bravant les murmures de l'opinion, les tristesses du curé et les froideurs croissantes de madame de Beaumesnil, eut le courage de dispenser Sibylle, jusqu'à nouvel ordre, de toute pratique religieuse. Le dimanche suivant, ce fut dans l'église de Férias une rumeur mêlée de blâme et de pitié quand on vit le marquis et la marquise prendre tristement place dans leur banc à côté de la chaise vide de leur petite-fille.

A part les restrictions que la prudence de M. de Férias jugeait nécessaires, les choses reprirent au château leur cours accoutumé. Des jours calmes s'y succédèrent. M. et madame de Férias continuaient à tourner dans le cercle de leurs habitudes avec le même air de grave bienveillance; Sibylle et miss O'Neil poursuivaient leurs études et leurs promenades avec la même régularité. Tout semblait donc aller pour le mieux; seulement le visage des deux vieillards se montrait chaque matin plus altéré, comme si des larmes secrètes y eussent creusé chaque nuit un sillon plus profond: en même temps un cercle bleuâtre s'élargissait peu à peu sous les longs cils de l'enfant, et dès qu'elle était seule, sa tête s'inclinait comme sous le poids d'un fardeau. Quant à miss O'Neil, dont la structure osseuse était naturellement saillante, les pommettes de ses joues prenaient un relief extraordinaire.

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