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Histoire de Sibylle
L'Irlandaise, ayant terminé ce travail avec le concours de son officieuse petite amie, prit dans le fond de la caisse un dernier tableau qui était enveloppé précieusement d'une gaîne de toile cirée.
– Celui-ci, mon enfant, dit miss O'Neil, n'est point de moi: c'est le dernier souvenir de la jeune fille qui a été avant vous mon unique élève. Elle a travaillé secrètement à cette toile, la pauvre enfant, pendant tout le mois qui a précédé mon départ, et en me la remettant elle m'a priée de ne la découvrir que quand je serais arrivée à ma destination. Ce n'est donc pas sans émotion, mon enfant, je vous l'avoue, que je vais détacher cette enveloppe.
L'enveloppe fut détachée d'une main tremblante. Le tableau, sur lequel miss O'Neil attacha aussitôt son regard impatient, représentait un lac vert-pomme, violemment éclairé par une lune monstrueuse, et au milieu du lac, dans un berceau flottant comme celui de Moïse, un enfant dont les traits, tournés à la caricature, offraient avec ceux de miss O'Neil une ressemblance grotesque. Sur le cadre on lisait: Naissance de miss O'Neil sur un lac. Effet de lune.
L'élève de miss O'Neil, jeune personne d'une humeur enjouée apparemment, avait cru très-ingénieux, très-plaisant et très-aimable de laisser pour adieu à son institutrice cette allusion piquante à ses prédilections pittoresques. Miss O'Neil, malheureusement, n'en jugea pas comme son élève, car elle fondit en larmes, et, tombant tout éplorée sur une chaise:
– Oh,! dit-elle, quelle cruauté! C'est donc vrai… j'ai eu beau faire… elle n'a pas de coeur!.. Non, elle n'en a pas!.. Ah! que j'ai de peine!.. Vous ne pouvez pas comprendre, ma pauvre petite, poursuivit-elle en pressant avec angoisse les mains de Sibylle, qui ne comprenait pas effet, mais qui la regardait avec une émotion sympathique; mais tenez, je vais vous expliquer: cette jeune fille, que j'ai élevée, soignée, caressée pendant dix ans, comme une fleur chérie; pendant dix ans, elle a été jour et nuit ma vie, mon culte, ma passion… Pour ne pas la quitter, je lui offrais d'être sa servante et la servante de ses enfants!.. Eh bien, sa dernière pensée, sa dernière parole, est une moquerie, une dureté, une insulte!.. Vous ne pouvez pas savoir ce que je souffre, pauvre petite, vous ne pouvez pas… c'est impossible! Imaginez que je suis seule au monde, plus seule qu'une autre, parce que je suis laide et disgraciée, et que cela me condamne à être toujours seule, sans affection, sans mari, sans enfants!.. Et j'aurais été une si bonne mère, voyez-vous, Sibylle, une si tendre mère!.. Elle le sait bien, elle, cette malheureuse, que j'ai aimée plus que sa mère ne l'aima jamais. Et voilà… elle me brise le coeur!
Et la pauvre fille cacha sa tête dans ses mains.
– Ne pleurez pas, miss O'Neil, dit Sibylle, essayant de lui prendre les mains; vous ne serez plus seule maintenant. Ma mère, à moi, est au ciel, vous la remplacerez: le voulez-vous?
– Oh! Dieu! chère petite! dit miss O'Neil, qui sanglotait.
– Nous ne nous quitterons jamais, miss O'Neil.
– Non, non, jamais.
– Comment vous appelez-vous, miss O'Neil?
– Augusta-Mary, murmura miss O'Neil à travers ses larmes.
– Eh bien, Augusta-Mary, nous ne nous quitterons jamais.
Miss O'Neil n'y put tenir: elle enleva l'enfant dans ses bras, et, la serrant convulsivement sur son coeur, elle la noya de pleurs et de caresses.
La nourrice les surprit dans cette expansion.
– On demande mademoiselle au salon, dit-elle d'un ton sec.
Sibylle suivit sa nourrice, mais non sans avoir envoyé, avant de sortir, un baiser suprême à son amie.
– Vous avez les yeux rouges, ma mignonne!.. Que s'est-il donc passé? dit le marquis en voyant entrer Sibylle.
– C'est que j'ai pleuré avec miss O'Neil. Son élève, l'autre, lui a joué un méchant tour. Elle en a beaucoup de chagrin; mais je l'ai consolée en lui promettant d'être sa fille et de ne la quitter jamais.
– Bien! dit le marquis: il ne nous manquait plus que cela! Vous devez renoncer à cette idée, ma chère enfant: une circonstance imprévue nous force à congédier miss O'Neil.
– Vous ne le ferez pas, grand-père, je vous en prie. Elle en mourrait. Songez qu'elle est seule au monde, qu'elle est laide et disgraciée. Vous ne le ferez pas. D'ailleurs je l'aime de tout mon coeur, et je crois que j'en mourrais aussi.
– Parfait! de mieux en mieux! reprit le marquis. J'en suis aussi fâché que bous, ma chérie, poursuivit-il; mais malheureusement nous ne pouvons hésiter. Nous venons d'être informés que miss O'Neil appartient à la religion protestante, qui est une religion fausse et mauvaise.
– Je ne puis croire que miss O'Neil ait une mauvaise religion, grand-père. Soyez sûr que cela n'est pas vrai. Elle a le coeur trop bon, et d'ailleurs elle joue de la harpe comme sainte Cécile.
– Il ne s'agit point de harpe, dit avec un peu d'impatience M. de Férias: je vous répète, et vous devez me croire, que miss O'Neil, avec toutes ses vertus, a le malheur de vivre hors de notre religion, qui est la seule bonne et véritable.
– Eh bien, il faut la lui apprendre, grand-père. Je suis sûre qu'elle en sera très-reconnaissante. Le curé la lui apprendra. N'est-ce pas, cher curé?
Le curé s'agitait sur sa chaise.
– Ah! si on pouvait espérer cela! dit à demi-voix la marquise.
– D'ailleurs, reprit Sibylle, qui enlaça de ses deux bras le cou de son aïeul, elle verra si bien, en vivant avec vous, que votre religion est la meilleure, qu'il ne peut pas y en avoir de meilleure au monde… Elle le verra si bien, grand-père! Je vous jure qu'elle le verra!
– Laissez, laissez donc, murmura le pauvre marquis en jetant un regard timide vers le curé.
– Dieu, monsieur le marquis, dit le curé en soupirant et en souriant, met quelquefois la vérité dans la bouche des enfants, vous savez.
Le marquis sauta sur cette branche.
– N'insistez pas, curé, dit-il; vous voyez mon faible pour cette infortunée: un mot de plus, et je la garde.
– On pourrait toujours, dit le curé, essayer pendant quelque temps.
– Elle reste! elle reste! cria Sibylle. Merci curé! merci grand-père!
Et elle bondit hors du salon. On la rappela, mais faiblement. Elle était déjà dans les bras de miss O'Neil, qui apprit ainsi tout à la fois son danger et son salut par la douce voix du séraphin qui l'avait couverte de ses ailes.
VI
SIBYLLE HORS DU GIRON DE L'EGLISE
Cependant la généreuse détermination de M. de Férias à l'égard de miss O'Neil, aussitôt répandue et commentée dans le pays par la langue à triple dard de madame de Beaumesnil, fit en général peu d'honneur à la judiciaire du vieux marquis, et n'en fit pas davantage à celle du curé, signalé comme son complice. Il faut convenir d'ailleurs que le monde, qui n'entre point dans les détails et qui juge les choses au point de vue absolu, était excusable de trouver bizarre et irrégulier pour le moins le fait qui était en ce moment soumis à son appréciation. M. de Férias lui-même, une fois le premier élan de son enthousiasme apaisé, ne laissa pas d'envisager avec une certaine inquiétude la responsabilité dont il s'était chargé en donnant à sa petite-fille une institutrice hérétique. Quant au curé, il eut, par-dessus la rumeur publique et les alarmes de sa conscience, le désagrément de recevoir à cette occasion les compliments du juge de paix du canton, vieillard d'une foi tiède, qui considérait Voltaire comme un dieu – dont il paraissait se croire le prophète.
L'abbé Renaud se rendait au château de Férias deux ou trois jours après l'arrivée de miss O'Neil, quand il eut à subir, chemin faisant, les éloges équivoques du magistrat voltairien. Il continua sa route, le front penché, et, rencontrant le marquis, qui faisait sous les châtaigniers de son avenue sa promenade du matin, il lui confia avec candeur ses scrupules et ses chagrins.
– Mon digne ami, lui répondit M. de Férias, vous pouvez croire que je ne suis pas moi-même sur un lit de roses; j'entends comme vous les fâcheux murmures de l'opinion, je conviens en outre que le suffrage du juge de paix est un symptôme d'une mauvaise nature: en effet, après la tristesse de nos amis, ce que nous devons craindre le plus, dit le sage, c'est la liesse de nos ennemis. Néanmoins, mon cher abbé, je garderai miss O'Neil, car dans le cours de ma longue vie j'ai remarqué que les inspirations du coeur, beaucoup plus difficiles à suivre que celles d'une prudence égoïste et banale, sont toujours blâmées par le monde, mais souvent bénies par la Providence. Cependant il faut nous aider pour que Dieu nous aide, et nous ne devons rien négliger, vous et moi, mon digne ami, pour sortir à notre gloire de l'épreuve délicate où nous nous sommes engagés, c'est-à-dire pour ménager à Sibylle l'éducation forte et variée que miss O'Neil paraît si capable de lui donner, tout en maintenant l'enfant dans toute l'intégrité de la foi de ses pères.
Afin d'atteindre plus sûrement ce but, et bien que deux années dussent encore s'écouler avant l'époque fixée pour la première communion de Sibylle, il fut convenu que l'abbé Renaud commencerait le jour même une série de conférences ayant pour objet d'asseoir sur des bases inébranlables l'orthodoxie de mademoiselle de Férias. Concurremment miss O'Neil procéderait sans danger, on devait s'en flatter, à la culture intellectuelle et morale de Sibylle-Anne. Miss O'Neil se conformerait fidèlement, – M. de Férias n'en doutait pas un seul instant, – à la recommandation formelle qui lui avait été faite de ne jamais traiter les questions religieuses avec son élève qu'au point de vue de la morale générale; mais si enfin, – car il fallait tout prévoir, – miss O'Neil, trompant douloureusement les espérances de M. de Férias et cédant à la manie de prosélytisme qui caractérise sa secte, s'avisait un jour de tirer une Bible de sa poche et d'entrer dans la polémique, l'abbé Renaud ne serait-il pas là, l'oeil toujours ouvert, inquiet même, tout prêt à constater dès les premières apparences l'égarement de miss O'Neil?
M. de Férias joignit à ces précautions celle d'assister régulièrement pendant quelque temps aux leçons de l'Irlandaise ou de s'y faire suppléer par la marquise; mais il ne tarda pas à se relâcher d'une surveillance qui lui parut en même temps inutile et injurieuse à mesure qu'il put mieux apprécier, dans l'intimité de la vie commune, le caractère scrupuleusement honnête de miss O'Neil.
– En vérité, disait le marquis, autant s'attendre à voir la délicate hermine se vautrer tout à coup dans un bourbier fétide comme le plus vil animal de nos basses-cours que de redouter de la part d'Augusta-Mary l'ombre d'un procédé déloyal.
Telle était également la conviction de la marquise, et telle celle du curé lui-même. Ces trois honnêtes gens, délivrés alors de tout ombrage du côté de leur conscience, purent jouir avec un ravissement sans mélange de l'essor que prenaient peu à peu les heureuses facultés de Sibylle sous la baguette féerique de miss O'Neil. Cette rare intelligence, en effet, s'élançait vers la lumière avec une ardeur qui n'eût pas été sans danger, si elle n'eût été tempérée et guidée par un goût sûr et une prudente méthode; mais miss O'Neil était à la hauteur de sa tâche.
– Je pourrais, en la poussant un peu, en faire un prodige, disait-elle à M. de Férias; mais j'aime mieux la retenir et en faire une femme distinguée. C'est à quoi je n'aurai pas d'ailleurs grand mérite, car cette petite tête aux cheveux d'or est comme une volière pleine d'oiseaux impatients auxquels je n'ai que la peine de donner la volée.
M. et madame de Férias, enchantés du zèle et des progrès de leur petite-fille, ne s'applaudissaient pas moins de l'agréable changement qu'ils avaient pu observer dans son caractère à dater du jour où des études positives et régulières avaient occupé sa pensée. Sans cesser d'être une fillette remarquablement sérieuse et digne, Sibylle avait perdu le goût de ces confuses rêveries auxquelles elle s'abandonnait autrefois avec un singulier plaisir, et qui répandaient presque continuellement sur son front une mélancolie étrangère à son âge. Son beau rire d'enfant, frais comme les cascades des bois, éveillait alors plus souvent les échos des vieux corridors. Elle montrait même volontiers, dans l'intimité de sa famille, une disposition d'esprit plaisante qui tournait quelquefois au burlesque. Cette sorte de jovialité, quand elle éclatait brusquement chez mademoiselle de Férias, formait, avec la gravité habituelle de sa physionomie, un contraste qui n'était pas sans grâce. S'il n'avait été adouci par un grand fonds de bienveillance naturelle, ce trait de caractère eût facilement dégénéré en humeur satirique; car Sibylle, comme une fine petite mouche qu'elle était, sous sa mine discrète et tranquille, avait le talent de saisir avec une vive sagacité les travers qui passaient sous ses yeux. Son goût pur sentait immédiatement le ridicule, de même qu'une oreille délicate sent les dissonances. Elle avait à peine un crayon dans les doigts que ce don de son esprit se révélait dans des esquisses informes, mais comiquement expressives. M. de Férias dut même un jour sévir assez durement à l'occasion d'un tableau de genre où les moustaches pudiques de madame de Beaumesnil et le nez romain du chevalier Théodore figuraient dans des proportions insoutenables.
Madame de Beaumesnil, bien qu'elle ignorât cet incident, ne prenait, on s'en doute, qu'une très-faible part aux douces émotions que le succès de l'enseignement de miss O'Neil faisait régner dans le château de Férias. Ce n'était pas qu'elle ne fût ravie au fond, si on l'en croyait, que l'événement trompât ses prévisions; mais vraiment il y avait des gens qui étaient plus heureux qu'ils ne le méritaient. D'ailleurs il n'y a pas de bonne fin par de mauvais moyens, et enfin le dernier mot n'en était pas dit.
– Et vous verrez, curé, qu'un jour ou l'autre il arrivera quelque chose, je ne sais pas quoi; mais il arrivera quelque chose qui rabattra l'orgueil des Férias, car enfin le bon Dieu est juste, et il ne le serait pas, s'il donnait raison jusqu'au bout à un entêtement si malavisé, à une charité si mal placée. Quant à vous, curé, je ne vous blâme pas; vos motifs étaient purs, je le sais: vous espériez convertir cette malheureuse créature; mais entre nous je crois que vos espérances sont depuis longtemps à vau-l'eau… hein? avouez-le, mon pauvre curé?
Le curé l'avoua. Avec l'instinct sûr de la malignité, madame de Beaumesnil avait posé le doigt sur le point douloureux de ce brave coeur. Ce n'était pas, en effet, sans une profonde amertume, encore mal dissipée, que l'abbé Renaud avait dû renoncer au rêve glorieux dont il s'était bercé un instant, et dans lequel il s'était vu couronnant miss O'Neil du voile des catéchumènes; mais il avait suffi de deux ou trois entretiens avec l'Irlandaise pour reconnaître en elle un certain développement de lumières et une fermeté de principes contre lesquels il avait eu la modestie de ne pas engager la lutte. M. de Férias avait confirmé lui-même le curé dans ce système de réserve, lui disant avec politesse qu'il ne fallait rien précipiter, qu'il était bon de laisser mûrir les choses, et que miss O'Neil n'était pas un esprit ordinaire, ce qui ne paraissait pas signifier dans la pensée de M. de Férias que le curé fût un esprit extraordinaire.
Ce digne homme d'ailleurs, dégagé de toutes les illusions qu'il avait d'abord caressées à l'égard de miss O'Neil, n'en apportait que plus d'application à la partie de l'éducation de Sibylle qui lui était dévolue. De ce côté, du moins, il n'éprouvait que des consolations. Il avait limité à l'enseignement de l'histoire sainte l'objet de ses leçons durant la première année, réservant pour la seconde les instructions dogmatiques du catéchisme. Or les grandeurs orientales de la Bible et ses touchantes légendes, les premiers temps du christianisme, leurs martyrs et leurs saints, parlaient vivement à l'imagination de Sibylle et éveillaient en elle une ferveur religieuse qui se substituait peu à peu à la vague poésie de son enfance. Ce n'étaient plus les fées aux robes d'or, les châteaux magiques et les princes chasseurs qu'elle évoquait dans les solitudes des bois; c'étaient les thébaïdes austères, les pâles ermites et les saintes bergères; c'était surtout ce Dieu mystérieux et imposant dont la puissance et la bonté, éclatant autour d'elle dans toutes les scènes de la nature, germant avec les herbes, grondant avec les tempêtes, resplendissant avec les étoiles, troublaient sa pensée et charmaient son coeur.
L'enthousiasme religieux de Sibylle, bien qu'il fût en général pour le curé et pour les Férias une source de satisfaction et un sujet d'entretien délicieux, ne laissait pas de leur causer quelque embarras par les formes étranges sous lesquelles il se traduisait parfois. Il fallut un jour gronder sévèrement Sibylle, qui, se promenant dans l'avenue par une belle gelée, avait jugé sublime de se dépouiller de son manteau en faveur d'une petite mendiante, et y avait gagné un gros rhume. Une autre fois on la trouva faisant sa prière à genoux sur des mollettes d'éperons, afin d'imiter les austérités des saints dans les déserts. Il fut facile au reste de ramener au vrai un jugement aussi naturellement droit que celui de Sibylle, et quelques mots de bon sens eurent aisément raison de ces excès de zèle. Il arriva même plus d'une fois que M. de Férias eut lieu d'être surpris du caractère d'élévation et de pureté que revêtaient les élans de cette piété naissante. – Une année environ après l'arrivée de miss O'Neil au château, le vieux marquis, toujours levé avec l'aurore, respirait à sa fenêtre l'air salubre d'une matinée d'avril, quand il aperçut Sibylle s'acheminant seule vers le parc.
– Où peut donc aller Sibylle de si bonne heure, ma chère? dit M. de Férias en se retournant vers la marquise. Je ne la croyais même pas levée, et la voilà en campagne. On dirait qu'elle se cache. Que porte-t-elle donc dans ce panier?
– J'ignore, mon ami, ce qu'elle complote, dit la marquise; mais depuis quelques jours elle a eu de nombreuses conférences avec Jacques Féray. Hier elle s'est enfermée dans sa chambre pendant deux heures, et ce matin elle m'a emprunté mon brûle-parfums. Je n'en sais pas davantage.
– Il faut la suivre, ma chère.
M. et madame de Férias n'eurent point de peine à retrouver sur le sable soigneusement tamisé qui recouvrait les allées dans les environs du château la trace des pas de Sibylle, et cette piste légère les conduisit, après quelques minutes de marche, aux abords d'une clairière qui couronnait le point le plus élevé du parc. Ce site était à juste titre renommé dans le pays. Entouré d'une futaie d'arbres magnifiques, il s'ouvrait du côté de la mer sur les pentes doucement étagées d'une série de collines verdoyantes. Entre les croupes de ces collines, dont les deux chaînes parallèles se touchaient par la base, une vaste ravine étendait ses déclivités jusqu'à la plage, formant à l'horizon une baie triangulaire que l'Océan remplissait tantôt d'un azur radieux, tantôt d'un flot de moire argentée. Au centre de la clairière, un chêne colossal et miné par les siècles s'élevait solitairement; il couvrait de son ombre un des rares monuments laissés sur la côte normande par les cultes celtiques, une énorme table de pierre brute, d'un aspect étrangement sauvage, dont il semblait être le contemporain.
M. et madame de Férias, comme ils approchaient de la clairière, s'arrêtèrent soudain au son de la voix de Sibylle, qu'ils entendirent à quelques pas d'eux. L'enfant s'exprimait sur le ton d'une réprimande animée et presque menaçante; puis elle cessa de parler, et l'instant d'après une odeur d'encens se répandit dans l'air. Le marquis et la marquise, dont la curiosité était alors vivement surexcitée, quittèrent le chemin, s'engagèrent dans la futaie et gagnèrent avec précaution le sommet du plateau. Ils aperçurent Sibylle agenouillée au pied du chêne et devant la table de pierre: ses yeux étaient dirigés vers le point de l'horizon où la mer se fondait avec le ciel, et ses lèvres entr'ouvertes semblaient prier. Au tronc du chêne étaient suspendues de grandes lettres figurées par un enlacement de violettes sauvages, et composant ce mot: – DIEU. – Sur la table de granit était posé le brûle-parfums qui laissait échapper un léger nuage de fumée, dont la spirale se déroulait lentement sur le bleu lointain de l'Océan. Un des traits les plus frappants de ce tableau, c'était la présence du fou Féray, qu'on voyait à quelque distance accroupi contre un arbre et observant Sibylle avec la mine en même temps humiliée et farouche d'un chien qu'on a battu.
Devant cette scène, madame de Férias fondit en larmes, et, s'agenouillant sur le gazon, elle joignit son ardente prière à celle qui s'élevait vers le ciel du coeur pur de l'enfant. Cependant, M. de Férias était demeuré immobile, le front pensif et presque soucieux.
– Qu'avez-vous donc, mon ami? dit la marquise en se relevant.
– Rien, dit-il, allons l'embrasser.
Sibylle, au bruit de leur approche, bondit sur ses pieds et devint rouge comme une fraise.
– Mon enfant, dit le vieux marquis en la serrant dans ses bras, c'est bien; mais il manque une croix à votre autel: il faut rappeler la bonté de Dieu à côté de sa puissance.
– C'est vrai, dit Sibylle, je mettrai une croix.
– Est-ce vous seule, ma mignonne, dit madame de Férias, qui avez fait ces belles lettres de fleurs?
– C'est moi, répondit Sibylle, mais c'est Jacques qui a cueilli les violettes. Et croiriez-vous que je n'ai jamais pu le décider à prier avec moi? C'est un monstre!
Sibylle accompagna cette objurgation d'un jeu de sourcils terrible, qui parut affecter cruellement Jacques Féray. Il baissa ses yeux hagards vers le sol, et murmura d'une voix timide:
– Il n'y a pas de bon Dieu!
– Malheureux! s'écria Sibylle, et, le poussant tout à coup par les épaules, elle lui fit perdre l'équilibre. Le voyant alors étendu au pied de l'arbre dans une attitude de gaucherie effarée, elle lança brusquement dans les bois un de ses doux éclats de rire, et, haussant les épaules:
– Grand sot! dit-elle.
Jacques parut enchanté.
La journée que Sibylle avait commencée par cet acte de foi naïve était un dimanche, et, suivant l'usage, les châtelains de Férias, après avoir déjeuné à la hâte, se rendirent à l'église de la paroisse. Ils arrivèrent quelques minutes avant l'heure de la messe, et la petite nef était encore déserte. Le choeur seul était occupé par un groupe composé de la famille Beaumesnil et du curé. Madame de Beaumesnil, remarquable par un air plus affairé et plus important que de coutume, mettait alors la dernière main à la décoration d'une petite table placée devant le maître-autel, et sur laquelle reposait une figure de cire au visage fardé, aux yeux d'émail et aux cheveux bouclés, encadrée de fleurs en papier et d'ornements en chenille. Autour de cette image, don pieux et spirituel de madame de Beaumesnil, étaient étalées diverses estampes coloriées où l'on voyait principalement des coeurs de toute dimension, les uns percés de flèches, les autres enflammés, quelques-uns avec des ailes. Le curé, le chevalier Théodore et mademoiselle Constance contemplaient cet édifiant chef-d'oeuvre d'un oeil profondément charmé, tandis que M. de Beaumesnil se pâmait dans un rire béat.
– Qu'est-ce que c'est? dit Sibylle en s'approchant curieusement.
– Mon enfant, dit madame de Beaumesnil, c'est un nouveau bon
Dieu que j'ai fait venir de Paris.
La foule se précipitait en ce moment dans la nef, et mit fin au dialogue. Sibylle prit sa place dans le banc de sa famille; mais le marquis observa qu'elle ne priait point avec son recueillement ordinaire. La distraction de Sibylle était du reste partagée par tous les fidèles qui, pendant la cérémonie, ne cessaient de jeter des regards impatients sur le petit autel supplémentaire et d'échanger des chuchotements mêlés de sourires. Quand le messe fut terminée, la curiosité, si longtemps et si mal contenue, fit explosion, et le choeur fut pris d'assaut par la foule. En cet instant critique, le chevalier Théodore Desrozais, opposant ses grands bras au flot des envahisseurs et dominant le tumulte des éclats de sa voix de chantre, réussit à transformer la cohue en un défilé méthodique; puis, adoptant le rôle de cicerone, il démontra à chaque groupe de curieux les grâces et les mérites de la figure de cire dont il se plut même à faire jouer les yeux d'émail par le moyen d'un ressort ingénieux. Les impressions que cette scène laissait dans l'esprit des assistants étaient de diverse nature: quelques hommes, à peine sur le seuil du porche, riaient à leur aise du bon Dieu de madame de Beaumesnil; quelques vieilles femmes, prises d'une dévotion subite pour cette image, lui consacraient des cierges. Madame de Férias, sur l'invitation pressante de madame de Beaumesnil, eut la politesse de se ranger au nombre de ces prosélytes vulgaires.