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Lettres à Mademoiselle de Volland
Lettres à Mademoiselle de Volland

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Lettres à Mademoiselle de Volland

Язык: Французский
Год издания: 2017
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«Pourquoi, plus la vie est remplie, moins on y est attaché? Si cela est vrai, c'est qu'une vie occupée est communément une vie innocente; c'est qu'on pense moins à la mort et qu'on la craint moins; c'est que, sans s'en apercevoir, on se résigne au sort commun des êtres qu'on voit sans cesse mourir et renaître autour de soi; c'est qu'après avoir satisfait pendant un certain nombre d'années à des ouvrages que la nature ramène tous les ans, on s'en détache, on s'en lasse, les forces se perdent, on s'affaiblit, on désire la fin de la vie, comme après avoir bien travaillé, on désire la fin de la journée; c'est qu'en vivant dans l'état de nature, on ne se révolte pas contre les ordres que l'on voit s'exécuter si nécessairement et si universellement; c'est qu'après avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre; c'est qu'après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous; c'est, pour revenir revenir une des idées précédentes, qu'il n'y a personne parmi nous qui, après avoir beaucoup fatigué, n'ait désiré son lit, n'ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrême; c'est que la vie n'est, pour certaines personnes, qu'un long jour de fatigue et la mort qu'un long sommeil, et le cercueil qu'un lit de repos et la terre qu'un oreiller où il est doux à la fin d'aller mettre la tête pour ne plus la relever. Je vous avoue que la mort considérée sous ce point de vue, et après les longues traverses que j'ai essuyées, m'est on ne peut plus agréable. Je veux m'accoutumer de plus en plus à la voir ainsi.»

Il se souvint sans doute de cette résolution, lorsque la mort de Mlle Volland vint troubler la quiétude dont il jouissait depuis son retour de Russie et qu'il dépeint dans la dédicace de l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron; car, s'il lui donna des larmes, «il se consola, dit sa fille, par la pensée qu'il ne lui survivrait pas longtemps.»

Au lendemain d'un triomphe sans exemple, Voltaire succombait dans la lutte que la nature livrait depuis quatre-vingts ans à son faible organisme; un suicide est peut-être la cause de la mystérieuse disparition disparition Rousseau; Diderot, qui devait leur survivre six ans, s'éteignit après avoir goûté la paix qu'il avait tant de fois souhaitée, mais que son amie n'était plus là pour partager.

Une promenade dans les bois de Meudon ou de Bellevue, au bras de M. Belle, le joaillier, «son ami depuis quarante ans»; des visites à sa fille pendant lesquelles ses petits-enfants s'endormaient sur ses genoux sans qu'il remuât de crainte de les éveiller13; de rares lettres aux solliciteurs qui venaient frapper encore à une porte si longtemps ouverte; puis une lente décadence dont nul ne s'apercevait, car il avait toujours «le même feu dans la conversation et la même douceur»; enfin, la mort telle qu'il l'avait espérée, non pas à la façon de César, mais au milieu des siens, voilà sa vieillesse et sa fin, digne couronnement d'une vie de travail, de dévouement et de bonté.

Diderot mort, sa bibliothèque et trente-deux volumes de manuscrits autographes ou recopiés partaient pour la Russie; mais Grimm, en donnant quelques détails sur ses derniers moments, ajoutait qu'il y avait plusieurs de ses ouvrages dont l'amitié de Diderot avait bien voulu lui confier la première minute: «Ce dépôt nous est d'autant plus précieux que nous ne nous permettrons jamais d'en faire un autre usage que celui que nous en avons fait jusqu'ici de son aveu, dans ces feuilles auxquelles il n'avait cessé de prendre un intérêt que nos efforts ne sauraient suppléer et qui suffirait seul pour nous laisser d'éternels regrets, quand nous partagerions moins vivement tous ceux dont la perte de cet homme célèbre afflige les lettres, la philosophie, et l'amitié.»

Ce legs précieux, qui fut certainement un des motifs de l'animadversion de Naigeon contre Grimm, permit à celui-ci d'insérer successivement dans sa Correspondance la Réfutation de l'Homme, la Religieuse, Jacques le fataliste, une partie des lettres à Falconet sur la postérité. Quand Mlle Volland était morte, ses héritiers avaient remis à Diderot les lettres qu'elle avait reçues de lui14; il en retrancha ce qu'il voulut et conserva peut-être les originaux. Grimm eut certainement à sa disposition les copies faites sous les yeux du philosophe; avec sa discrétion habituelle, il n'en prit, plus tard, pour alimenter ses feuilles, que les pages dont aucun contemporain ne pouvait se plaindre: c'est ainsi qu'à des dates très-rapprochées (février, mars et avril 1787) il fit connaître à sa royale clientèle l'apologue du rossignol, du coucou et de l'âne imaginé par Galiani, le fragment où Diderot résume les impressions de d'Holbach sur l'Angleterre et l'anecdote du sénateur vénitien amoureux contée par Gatti.

Trois ans après, Grimm, dénoncé comme un agent de l'étranger, quittait brusquement Paris, n'emportant, selon Meister, que les lettres intimes de Catherine II auxquelles il attachait un prix inestimable. Il y joignit sans doute celles de Diderot à Mlle Volland, car le libraire Buisson, qui publia en 1796 la Religieuse et Jacques le fataliste (sur les copies provenant du cabinet de Grimm et non sur celles dont Naigeon fit usage) n'aurait pas laissé inédit un recueil aussi précieux. Naigeon, dans son édition et dans ses Mémoires, est muet sur cette liaison de son maître; il dut pourtant connaître celle qui la provoqua et peut-être transcrire plus d'une des lettres qu'elle avait reçues. Dans les éditions Belin et Brière, un seul morceau (l'importante dissertation sur le sens du mot instruit) complète les trois passages révélés en 1813, lors de la publication de la Correspondance de Grimm.

Par quelle suite de hasards un homme de lettres français naturalisé russe, Jeudy-Dugour15, eut-il entre les mains un ensemble d'œuvres qui semblaient à jamais perdues? Comment fut-il à même de vendre à Paulin les matériaux des quatre volumes imprimés sous le titre de Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot? Pourquoi ajouta-t-on: Publiés d'après les manuscrits confiés en mourant par l'auteur à Grimm? Jeudy-Dugour eut-il le crédit de pénétrer dans la bibliothèque de l'Ermitage, sévèrement fermée pendant tout le règne de Nicolas Ier? Ou plutôt sont-ce les originaux mêmes possédés par Grimm qu'il céda à Paulin? Il ne peut être question de copies pour un prix aussi élevé que celui dont il fait mention dans une lettre d'affaires, adressée à Beuchot et communiquée par M. Olivier Barbier:

Odessa, 21 octobre 1839.

«… Votre obligeance, qui ne calcule point la peine et les embarras, me porte à vous demander encore un second service qui est la suite de celui que vous me rendîtes en 1829 au sujet des manuscrits de Diderot. Paulin, associé de Sautelet, qui se brûla bientôt après la cervelle, en fit l'acquisition. Je joins ici le traité que je fis avec le premier et quelques lettres, soit de lui, soit de Didot, qui ont rapport à cette affaire16. Vous verrez que je n'ai fait aucune poursuite lorsque M. Paulin m'a annoncé la catastrophe de son associé et que j'avais écrit à M. Didot de s'en abstenir.

«Veuillez aussi remarquer que, cédant aux larmes et aux prières de M. Paulin, je consentis le 10 de septembre à lui rendre un billet de 3,000 francs en diminution du prix dont nous étions convenus 17, suivant l'acte du 31 août que je joins ici. A-t-on jamais vu un négociant revenir sur une convention faite et signée en toute connaissance de cause? Je cédai et j'en fus blâmé par le C. Lasteyrie et mes autres amis…»

Outre les lettres à Mlle Volland, le Paradoxe sur le comédien, les Voyages à Bourbonne et Langres, une partie des lettres à Falconet, la Promenade du Sceptique, l'Entretien avec d'Alembert et le Rêve de d'Alembert étaient offerts pour la première fois au public. M. Jules Taschereau s'était chargé de surveiller l'impression18; mais il fut interrompu dans cette publication, comme dans celle de Grimm, par la révolution de 1830 et pria M. A. Chaudé, son ami, de les terminer toutes deux. Nous avons vu que M. Walferdin avait prêté son concours à celui-ci pour l'annotation des lettres à Falconet et des deux Voyages.

Le trésor découvert et vendu par Jeudy-Dugour n'était pas épuisé, puisqu'en 1834 la Revue rétrospective put encore faire connaître comme inédits: Est-il bon Est-il méchant? les notices sur Michel Van Loo et sur Rouelle, les Trois Chapitres. Un tirage à part de la célèbre comédie présentée dès cette époque par M. Paulin au Théâtre-Français, qui ne prit même pas la peine de la lire, fut joint alors au tome IV des Mémoires, après la table analytique, et les titres renouvelés des quatre volumes portèrent: Deuxième édition, augmentée.

Celle que MM. Garnier et Delloye publièrent en 2 vol. in-18 (1841) contient les lettres à Mlle Volland, le Neveu de Rameau, le Paradoxe sur le comédien et les Mémoires (tronqués) de Mme de Vandeul. Elle est presque aussi rare que la première.

Nous réimprimons sur le texte de 1830, sans pouvoir le contrôler sur aucune copie ancienne ou récente. Il en existe bien une à Saint-Pétersbourg en deux volumes in-4; mais M. Léon Godard ne l'a point collationnée, pensant qu'il n'aurait aucune variante à y relever. Si cet examen avait lieu, il démontrerait, par cela même qu'il n'offrirait rien de nouveau, quelles lacunes nous privent d'une partie de ces admirables lettres. Elles embrassent une période de quinze ans; mais nous n'avons en réalité que huit mois de 1759 (et la lettre du 15 mai n'est visiblement pas la première), six mois de 1760, deux mois de 1761 et quatre mois de 1762. Après une interruption de près de deux ans, les lettres se multiplient en 1765; 1766 nous en fournit trois, 1767 huit, 1768 une dizaine, 1769 neuf et 1770 quatre. Nouvelle interruption de plus de deux ans et demi; le voyage en Russie et les deux séjours en Hollande donnent six lettres, la plupart fort courtes. Et c'est tout; ce long roman n'a pas d'épilogue.

LETTRES À SOPHIE VOLLAND

I

Paris, le 10 mai 1759.

Nous partîmes hier à huit heures pour Marly; nous y arrivâmes à dix heures et demie; nous ordonnâmes un grand dîner, et nous nous répandîmes dans les jardins, où la chose qui me frappa, c'est le contraste d'un art délicat dans les berceaux et les bosquets, et d'une nature agreste dans un massif touffu de grands arbres qui les dominent et qui forment le fond. Ces pavillons, séparés et à demi enfoncés dans une forêt, semblent être les demeures de différents génies subalternes dont le maître occupe celui du milieu. Cela donne à l'ensemble un air de féerie qui me plut.

Il ne faut pas qu'il y ait beaucoup de statues dans un jardin, et celui-ci m'en paraît un peu trop peuplé; il faut regarder les statues comme des êtres qui aiment la solitude et qui la cherchent, des poètes, des philosophes et des amants, et ces êtres ne sont pas communs. Quelques belles statues cachées dans les lieux les plus écartés, les unes loin des autres, qui m'appellent, que j'aille chercher ou que je rencontre; qui m'arrêtent, et avec lesquelles je m'entretiens longtemps; et pas davantage; et point d'autres.

Je portais tout à travers les objets des pas errants et une âme mélancolique. Les autres nous devançaient à grands pas, et nous les suivions lentement, le baron de Gleichen et moi. Je me trouvais bien à côté de cet homme; c'est que nous éprouvions au dedans de nous un sentiment commun et secret. C'est une chose incroyable comme les âmes sensibles s'entendent presque sans parler. Un mot échappé, une distraction, une réflexion vague et décousue, un regret éloigné, une expression détournée, le son de la voix, la démarche, le regard, l'attention, le silence, tout les décèle l'une à l'autre. Nous nous parlions peu; nous sentions beaucoup; nous souffrions tous deux; mais il était plus à plaindre que moi. Je tournais de temps en temps mes yeux vers la ville; les siens étaient souvent attachés à la terre; il y cherchait un objet qui n'est plus19.

Nous arrivâmes à un morceau qui me frappa par la simplicité, la force et la sublimité de l'idée. C'est un Centaure qui porte sur son dos un enfant. Cet enfant approche ses petits doigts de la tête de l'animal féroce et le conduit par un cheveu.

Il faut voir le visage du Centaure, le tour de sa tête, la langueur de son expression, son respect pour l'enfant despote: il le regarde, et l'on dirait qu'il craint de marcher. Un autre me fit encore plus de plaisir: c'est un vieux Faune qui s'attendrit sur un enfant nouveau-né qu'il tient dans ses bras. La statue d'Agrippine au bain est au-dessous de sa réputation, ou peut-être étais-je mal placé pour en juger mieux. Nous partageâmes notre promenade en deux: nous parcourûmes les bas avant dîner; nous dînâmes tous d'appétit. Notre Baron, le nôtre20, fut d'une folie sans égale.

Il a de l'originalité dans le ton et dans les idées. Imaginez un satyre gai, piquant, indécent et nerveux, au milieu d'un groupe de figures chastes, molles et délicates; tel il était entre nous. Il n'aurait ni embarrassé ni offensé ma Sophie, parce que ma Sophie est homme et femme quand il lui plaît. Il n'aurait ni offensé ni embarrassé mon ami Grimm, parce qu'il permet à l'imagination ses écarts, et que le mot ne lui déplaît que quand il est mal placé. Oh! combien il fut regretté, cet ami! que ce fut un intervalle bien doux que celui où nos âmes s'ouvrirent, et nous nous mîmes à peindre et à louer nos amis absents! Quelle chaleur d'expressions, de sentiment et d'idées! quel enthousiasme! que nous étions heureux d'en parler! qu'ils l'auraient été de nous entendre! Ô mon Grimm! qui est-ce qui vous rendra mes discours?

Notre dîner fut long et ne dura pas. Nous parcourûmes les hauts. J'observai que de toutes les eaux, il n'y en avait point d'aussi belles que celles qui tombent sans cesse ou qui coulent, et qu'on n'en avait pratiqué nulle part. Nous nous entretînmes d'art, de poésie, de philosophie et d'amour; de la grandeur et de la vanité de nos entreprises; du sentiment et du ver de l'immortalité; des hommes, des dieux et des rois; de l'espace et du temps; de la mort et de la vie; c'était un concert au milieu duquel le mot dissonant de notre Baron se faisait toujours distinguer.

Le vent qui s'élevait et la soirée qui commençait à devenir froide nous rapprochèrent de notre voiture. Le baron de Gleichen a beaucoup voyagé; ce fut lui qui fit les frais de retour. Il nous parla des Inquisiteurs d'État de Venise, qui marchent toujours entre le confesseur et le bourreau; de la barbarie de la cour de Sicile, qui avait abandonné un char de triomphe antique, avec ses bas-reliefs et ses chevaux, à des moines qui les ont fondus pour en faire des cloches: cela fut amené par la destruction d'une cascade de Marly dont les marbres revêtent à présent les chapelles de Saint-Sulpice. Je dis peu de choses. J'écoutais ou je rêvais. Nous descendîmes, entre huit et neuf à la porte de notre ami Je me reposai là jusqu'à dix.

J'ai dormi de lassitude et de peine; oui, mon amie, et de peine. J'augure mal de l'avenir. Votre mère a l'âme scellée des sept sceaux de l'Apocalypse. Sur son front est mis: Mystère.

Je vis à Marty deux sphinx, et je me la rappelai. Elle vous a promis, elle s'est promis à elle-même, plus qu'il n'est en elle de tenir; mais je m'en console, et je vis sur la certitude que rien ne séparera nos deux âmes. Cela s'est dit, écrit, juré si souvent! que cela soit vrai du moins une fois. Sophie, ce ne sera pas de ma faute.

M. de Saint-Lambert nous invite, le Baron et moi, à aller à Épinay passer quelque temps avec Mme d'Houdetot; je refuse, et je fois bien, n'est-ce pas? Malheur à celui qui cherche des distractions! il en trouvera; il guérira de son mal, et je veux garder le mien jusqu'au moment où tout finit. Je crains de vous aller voir; il le faudra pourtant; le sort nous traite comme si la peine était nécessaire à la durée de nos liens. Adieu, mon amie, un mot, s'il vous plaît, par Lanan. À propos, ménagez la complaisance de votre sœur, et ne l'entretenez de vous et de moi que quand vous ne pourrez contenir vos sentiments, ou qu'elle vous en sollicitera: nos amis, même les plus tendres, ne peuvent pas mettre à cela beaucoup d'importance. Il faut avoir appris à écouter et à plaindre les amants. Votre sœur ne le sait pas encore; puisse-t-elle l'ignorer toujours! Je baise la bague que vous avez portée.

II

Paris, ce samedi matin, 1er juin 1759.

Voilà, ma tendre et solide amie, l'ouvrage du grand sophiste21. Je ne l'ai pas lu, je ne me sens pas encore l'âme assez tranquille pour en juger sans partialité. Il vaut mieux différer une action que de se hâter de commettre une injustice. Méfiez-vous aussi un peu de votre cœur, et craignez que le mécontentement de la personne n'aille jusqu'à l'auteur. Écoutez-le comme si je n'avais point à me plaindre de lui

On peut donc être éloquent et sensible sans avoir ni véritable amitié, ni véracité! cela me fâche bien. Si cet homme n'a pas un système de dépravation tout arrangé dans sa tête, que je le plains! et s'il s'est fait des notions de justice et d'injustice qui le réconcilient avec ses procédés, que je le plains encore! Dans l'édifice moral, tout est lié. Il est difficile qu'un homme écrive sans cesse des paradoxes, et qu'il soit simple dans ses mœurs. Regardez en vous-même, ma Sophie, et dites-moi pourquoi vous êtes si sincère, si franche, si vraie dans vos discours? C'est que ces mêmes qualités sont la base de votre caractère et la règle de votre conduite. Ce serait un phénomène bien étrange qu'un homme, pensant et disant toujours mal, se conduisît toujours bien. Le dérangement de la tête influe sur le cœur, et le dérangement du cœur sur la tête. Faisons en sorte, mon amie, que votre vie soit sans mensonge; plus je vous estimerai, plus vous me serez chère; plus je vous montrerai de vertus, plus vous m'aimerez. Combien je redouterais le vice quand je n'aurais pour juge que ma Sophie!

J'ai élevé dans son cœur une statue que je ne voudrais jamais briser; quelle douleur pour elle si je me rendais coupable d'une action qui m'avilît à ses yeux! N'est-il pas vrai que vous m'aimeriez mieux mort que méchant? Aimez-moi donc toujours afin que je craigne toujours le vice. Continuez de me soutenir dans le chemin de la bonté. Qu'il est doux d'ouvrir ses bras quand c'est pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien! c'est cette idée qui consacre les caresses: qu'est-ce que les caresses de deux amants, lorsqu'elles ne peuvent être l'expression du cas infini qu'ils font d'eux-mêmes? Qu'il y a de petitesse et de misère dans les transports des amants ordinaires! qu'il y a de charmes, d'élévation et d'énergie dans nos embrassements! Venez, ma chère Sophie, venez; je sens mon cœur échauffé. Cet attendrissement qui vous embellit va paraître sur ce visage. Il y est. Ah! que n'êtes-vous à côté de moi pour en jouir! Si vous me voyiez dans ce moment que vous seriez heureuse! que ces yeux qui se mouillent, que ces regards, que toute cette physionomie serait à votre gré! et pourquoi s'opiniâtrent-ils à troubler deux êtres dont le ciel se plaisait à contempler le bonheur? ils ne savent pas tout le mal qu'ils font; il faut leur pardonner. Je ne vous verrai point ce matin. Je ne trouverai point M. Petit chez lui, et je suis arrêté chez moi par M. de Ximènes. J'ai passé la nuit à lire sa tragédie, dont j'ai fait un extrait pour Grimm22. J'irai ce soir à la comédie nouvelle, et c'est encore pour lui que j'irai23. Les trois belles âmes que la vôtre, la sienne et la mienne! s'il m'en manquait une des deux, qui est-ce qui remplirait ce vide terrible? Vivez tous deux, si vous ne voulez pas que je sois un jour la voix qui crie dans le désert.

Je serai dans le parterre, vers le fond et dans le milieu; c'est de là que mes yeux vous chercheront. Je m'en reviendrai après la petite pièce, ou peut-être avant, jeter sur le papier mes idées et travailler pour mon ami. Je serai demain, à midi, où vous m'attendez. J'y serai sans faute. Combien je sacrifie de moments doux à votre mère! J'ai un peu rêvé à la répugnance de votre sœur. Elle ne m'estime donc pas assez pour me voir enfermé dans la même boîte avec elle? Mais ce n'est pas cela, ma Sophie; peut-être craint-elle qu'un jour que vous serez ou que vous ne serez plus, cette boîte… Cette mère empêchera donc toutes les choses douces et innocentes que nous méditerons… Dites-lui qu'on peut arranger les deux portraits comme il lui plaira…; dites-lui que je suis un homme de bien, que rien ne me fera changer pour vous…; dites-lui que j'ai atteint l'âge où l'on ne change plus de caractère…; dites-lui combien je serais flatté, combien vous seriez heureuse de tenir, de sentir, de regarder elle et moi, moi et elle… Transportez-la au moment où vous vous séparerez, elle pour s'en retourner à Châlons, vous pour revenir à Paris… Vous refuser son portrait, c'est se détacher du vôtre… Madame, pesez bien tout, et ne contristez pas votre sœur. Suivez l'impulsion de votre âme, elle vous conseillera toujours bien. J'aime qu'on ait des vues délicates; j'aime aussi qu'on les néglige quelquefois… Il suffit de pouvoir se dire dans l'avenir: J'y avais pensé… Il est bien singulier que ce soit un jaloux qui tienne ces discours et qui insiste… Est-ce que je suis désabusé?.. Je ne sais. Je sens seulement que je souhaite vivement une chose qui m'aurait chagriné, si elle s'était faite sans mon aveu; elle m'aurait beaucoup chagriné, et je la souhaite beaucoup; et c'est une complaisance dont je saurais un gré infini à Mme Le Gendre, parce que c'est une manière de vous obliger que vous préféreriez à toute autre…

Si votre sœur se résout à ce que nous lui demandons et que vous nous ayez tous les deux, Sophie, prenez garde, ne la regardez pas plus tendrement que moi; ne la baisez pas plus souvent. Si cela vous arrive, je le saurai. Adieu, mon amie, à demain. O la belle soirée que celle d'hier! Vous êtes bien touchée, bien tendre; et Mlle Boileau avait de l'esprit comme un ange; elle était heureuse de votre bonheur et du mien, cela est d'une âme charmante.

III

… Juillet 1759.

Bonjour, mon ami. Je ne vous vis point hier. Le Baron, qui agit fort librement avec ses amis, ne dînait point hier chez lui. J'allai au Palais-Royal, et je recommandai au portier de notre ami de recevoir une lettre pour moi, s'il en venait une. J'y passai le soir; point de lettre.

Je ne vous verrai point encore aujourd'hui, à moins que ce ne soit sur le soir. S'il faisait un temps bien orageux, bien pluvieux, bien noir, je me jetterais dans un fiacre, et j'arriverais. Puisse-t-il faire ce temps! puissé-je voir mon amie! Dites-moi pourquoi je vous trouve plus aimable de jour en jour. Ou me cachiez-vous une partie de vos qualités, ou ne les apercevais-je pas? Je ne saurais vous rendre l'impression que vous fîtes sur moi pendant le petit moment que nous passâmes ensemble avant-hier. C'est, je crois, que vous m'aimez davantage. Voilà le billet que je reçois à l'instant du Baron, et voilà une lettre que je reçus hier pour Mlle Boileau. Présentez-lui mon respect; et vous, ma Sophie, croyez-moi pour jamais tout ce que vous savez que je vous suis. Voilà aussi quelques papiers que vous désirez de voir.

IV

Paris, le 10 juillet.

J'écris sans voir. Je suis venu; je voulais vous baiser la main et m'en retourner. Je m'en retournerai sans cette récompense; mais ne serai-je pas assez récompensé si je vous ai montré combien je vous aime? Il est neuf heures, je vous écris que je vous aime. Je veux du moins vous l'écrire; mais je ne sais si la plume se prête à mon désir. Ne viendrez-vous point pour que je vous le dise et que je m'enfuie? Adieu, ma Sophie, bonsoir; votre cœur ne vous dit donc pas que je suis ici? Voilà la première fois que j'écris dans les ténèbres: cette situation devrait m'inspirer des choses bien tendres. Je n'en éprouve qu'une: je ne saurais sortir d'ici. L'espoir de vous voir un moment m'y retient, et j'y continue de vous parler, sans savoir si j'y forme des caractères. Partout où il n'y aura rien, lisez que je vous aime.

V

Paris, le 15 juillet.

Voilà la lettre de Grimm. Je l'ai relue avant que de vous l'envoyer. Imaginez sa douleur lorsqu'il aura appris que celui qui lui disait en l'embrassant, il y a quelques mois: «Voilà pour mon fils, voilà pour ma fille, voilà pour ma petite-fille», n'est plus. Il s'est endormi entre les bras de deux de ses enfants, sans douleur, sans agonie et sans efforts. Mon père n'était pas un de ces hommes qu'on oubliait quand on l'avait connu. Grimm se ressouviendra de lui et le pleurera. Vous adoucirez l'idée que j'en garderai, elle ne me quittera pas même à côté de vous; mais ce qu'elle a de touchant et de mélancolique se fondant avec les impressions de tendresse que je reçois de vous, il résultera de ce mélange un état tout à fait délicieux. Ah! s'il pouvait devenir habitude! il ne s'agit que d'être bon amant et bon fils, homme bien reconnaissant et bien tendre, et il me semble que j'ai ces deux qualités. On n'éprouverait plus cette joie bruyante; l'âme ne s'ouvrirait que par intervalle; mais le rayon de gaieté qui s'en échapperait, semblable au rayon de lumière qui descend du ciel dans un jour nébuleux et couvert, n'en aurait que plus d'éclat et d'effet. Celui de notre tristesse sur les autres est bien singulier. N'avez-vous pas remarqué quelquefois à la campagne le silence subit des oiseaux, s'il arrive que dans un temps serein un nuage vienne à s'arrêter sur un endroit qu'ils faisaient retentir de leur ramage? Un habit de deuil dans la société, c'est le nuage qui cause en passant le silence momentané des oiseaux. Il passe et le chant recommence.

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