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La Pire Espèce
Il se met à cracher, la dévisageant avec haine. Elle fait un pas sur le côté, comme si elle voulait revenir vers la voiture. Keira baisse le couteau.
Les yeux d’Evan s’illuminent.
Une fois l’arme hors de sa vue, il s’écarte sur la gauche et fonce sur elle. Keira l’avait anticipé : elle court de l’autre côté de la voiture. Il glisse, il s’agrippe au coffre pour éviter la chute puis retrouve son équilibre.
S’il était tout simplement monté sur la voiture, alors il l’aurait eue. Pas forcément tout de suite, parce que le hall du hangar est énorme, mais il l’aurait eue ; au contraire, il préfère le contact direct et celui-ci lui échappe.
Alors qu’il essayait de l’attraper, il n’a pas remarqué où Keira s’en allait.
Il s’en rend compte trop tard.
Keira monte dans la voiture, elle tourne la clé de contact qu’il lui avait laissée là, bien en évidence, et démarre sur une parfaite imitation vrombissante digne de lui.
Evan se met à jurer, il tire le passe hors de sa poche et le soulève en l’air pour qu’elle puisse le voir :
« Tu ne peux pas sortir ! » hurle-t-il.
Keira l’entend.
« Ah non ? »
Elle appuie sur l’accélérateur, à fond, et redresse le volant.
Au dernier moment, elle ferme les yeux, accuse le coup, et bam !, la barrière en bois qui empêchait l’accès au hangar se brise en deux et vole en éclat.
Elle s’assure de voir dans le rétroviseur la même image que celle eue précédemment, seulement cette fois-ci ce n’est pas le visage réduit de son frère mais celui d’Evan. Les insultes qu’il lui lance au visage se perdent dans le grondement du moteur.
Circonstance numéro deux : un crétin reste toujours un crétin.
Keira se passe le dos de la main sur le visage, elle soupire, et jette le couteau par la fenêtre.
Il faut qu’elle se mette à aller à l’église et qu’elle se trouve un enfant de choeur comme petit ami.
Elle ralentit un peu qu’une fois immergée dans la circulation quotidienne de la nationale qui reconduit à la ville. Elle ajuste son top, elle reboutonne son jean puis cherche dans ses poches le téléphone pour appeler Josh et lui dire que, comme promis, elle rentrera bientôt. Elle ne le trouve pas. Elle doit l’avoir laissé dans la voiture, devant la maison. Elle regrette de ne pas pouvoir rassurer son frère, mais il devra attendre, car elle a une dernière chose à faire pour calmer ses nerfs.
Elle conduit jusqu’à la gare routière, là d’où partent toutes les lignes directes pour le centre-ville ou la province, puis tourne dans une rue adjacente. Elle fait une pause pour ramasser un morceau de bois. Elle estime à vue de nez deux mesures et le casse pour obtenir la longueur souhaitée, elle poursuit ainsi jusqu’à une vieille ferme abandonnée, au toit écroulé et aux fenêtres brisées. Elle ne veut faire de mal à personne et elle n’a rien contre cette pauvre maison, mais elle pense qu’elle n’en souffrira pas et que le propriétaire, s’il est encore vivant, ne se vexera pas trop.
Elle calcule approximativement la distance, juste, et la trajectoire, droite. Elle ouvre la portière sans arrêter la voiture et se prépare. Elle braque légèrement pour s’approcher de la terre battue, hors de la chaussée, puis donne une dernière fois deux coups d’oeil rapides, aussi bien pour la sécurité que pour profiter du spectacle. Puis, elle le fait.
Elle coince le bâton entre le siège et l’accélérateur. La Camaro sursaute à l’augmentation soudaine de la vitesse.
Keira est propulsée en arrière sur le siège et il lui faut quelques secondes de plus que ce qui était prévu pour sauter hors de la voiture. Elle roule sur la terre battue et s’écorche un coude mais elle se relève juste à temps pour assister au bouquet final : la voiture, sans conducteur, dévie vers la droite, et pendant un instant Keira craint qu’elle manque son objectif. Mais, au dernier moment, elle le touche en plein dans le mille.
Un fracas terrible met définitivement fin à la course de la Camaro contre un mur de la ferme délabrée.
Le capot se gondole, puis une explosion retentit, suivie d’une énorme fuite de gaz.
Le moteur a lâché.
Quel dommage.
Keira a toujours pensé qu’une voiture de ce genre était un gâchis dans les mains de quelqu’un comme Evan.
Elle se rend à pied à la gare routière.
Le bus numéro vingt-trois la laisse de l’autre côté du chemin. Elle attend qu’il reparte pour traverser et, lorsqu’elle a en visuel sa maison, elle remarque qu’une patrouille de police est garée juste devant.
« Merde » murmure-t-elle. Elle s’arrête à sa voiture pour récupérer son sac et son téléphone, elle sort les clés et court jusqu’à la porte.
Son arrivée est accueillie par un troupeau de personnes qui se rue hors du salon : Josh, avec les yeux rougis par les pleurs, sa mère, visiblement contrariée et suspendue au bras de son nouvel amour, alias Fallito Dick, et deux agents en uniforme.
« C’est votre fille ? » demande le plus gros des policiers à sa mère.
Bravo pour la perspicacité.
« Oui, oui, c’est elle » sa mère lâche le bras de son fallito pour la pointer du doigt. « Où diable étais-tu ? ! »
« Qu’est-ce qui se passe ? » Keira répond à la question par une deuxième question.
Première règle du petit enquêteur malin, ou de quiconque souhaitant s’en tirer à bon compte : écouter d’abord les versions des autres. De cette façon, on a le temps de comprendre ce qu’ils savent ou ce qu’ils croient, et de mettre au point un mensonge crédible.
« Votre frère nous a appelés pour nous dire que quelqu’un vous avait agressée » explique le gros lard. « Vous pouvez nous donner une explication ? »
Mon dieu. Keira lorgne Josh, lequel répond par un regard meurtri et furieux.
Elle ne pensait pas qu’il serait autant secoué.
Elle se sent coupable.
« Je crois qu’il y a eu une erreur » dit-elle.
« Le mineur a fourni un numéro précis de plaque à la centrale » poursuit le gros lard. « De plus, il a ajouté être seul à la maison et ne pas savoir qui d’autre avertir. Vous avez été agressée par le propriétaire du véhicule décrit par votre frère ? »
« Non » ment-elle, demandant mentalement pardon à Josh.
« Vous reconnaissez cette plaque ? » le partenaire du gros lard lui présente sous le nez un morceau de papier.
Josh a parfaitement mémorisé les numéros de la Camaro d’Evan.
« Oui, c’est celle d’un ami » elle répond, puis elle hésite.
Ce serait un sacré coup.
« J’étais avec lui, il y a peu de temps, mais il ne m’a rien fait de mal » elle fait une pause pour créer du suspens « Au contraire, je pense que c’est lui qui a un problème, car il vient tout juste de m’appeler pour me dire qu’on lui a volé sa voiture » .
« C’est à votre ami qu’on a volé la voiture ? » répète le gros lard « Celle qui porte cette plaque ? »
« Tout à fait » .
« Et vous, vous étiez avec lui avant qu’on la lui vole ? »
« Oui, il y a environ... Une demi-heure. Après, on est parti chacun de notre côté » .
L’autre policier suit son collègue dans son raisonnement :
« Alors, celui que le gamin a vu pourrait être non pas le propriétaire de la voiture mais le voleur » dit-il, se retournant pour regarder Josh. « Tu as dit que celui qui conduisait roulait très vite. Il t’a semblé qu’il était en train de fuir ? »
Josh le fixe, incrédule.
« Oui, ce doit être ça » sa mère s’interpose. « Mais étant donné que ma fille est là, je dirais que tout va bien et que la situation est en ordre et cetera et cetera, non ? »
« Un moment, madame : votre ami a déjà déclaré le vol ? » continue le gros lard s’adressant de nouveau à Keira.
« Hum, je le lui ai conseillé. Je crois qu’une aide pour retrouver sa voiture lui serait précieuse. Vous seriez tellement gentils... »
« Bien sûr, on s’en occupe. Vous savez où on peut le trouver ? »
Keira fournit l’adresse du hangar et le numéro de téléphone d’Evan, regrettant de ne pouvoir voir sa tête à l’arrivée de la police. Elle espère que ça, ajouté au reste, lui fera passer pour toujours l’envie de la harceler.
« Bien » reprend la mère. « Tout est arrangé » .
« Vous êtes sûre d’aller bien, mademoiselle ? » recommence l’autre. « Votre frère semblait vraiment préoccupé et je n’arrive pas à expliquer comment il peut avoir mal interprété... »
« Keira va très bien, elle est en parfaite santé » la mère prend le policier par le bras et le raccompagne jusqu’à la porte. « Voyez-vous, mon fils Josh est devenu très émotif et anxieux depuis que son père est mort... C’est une période difficile aussi bien pour lui que pour nous tous, mais notre intention n’était pas de vous déranger inutilement » .
Keira constate qu’elle est vraiment incroyable : sa mère ne parle jamais de son père, et lorsqu’elle daigne le nommer c’est pour attendrir un inconnu. C’est du joli.
Le gros lard les rejoint.
« Nous comprenons parfaitement, madame. Nous vous conseillons quand même de faire plus attention à votre enfant » .
« Certainement. Je vous remercie beaucoup » .
« Pas de souci, madame. Au revoir » .
La mère de Keira congédie le magnifique couple en uniforme et interrompt immédiatement sourires et simagrées.
« On peut savoir ce que tu as manigancé ? » hurle-t-elle à Keira. « Je suis contactée par la police parce que Josh donne nos numéros et toi, tu ne réponds pas au téléphone ! »
« Je suis désolée de t’avoir dérangé, maman » ironise la fille.
« Ne parle pas comme ça à ta mère » dit Dick.
« Et toi, ne me donne pas d’ordre » .
« Il vaudrait mieux que tu modifies ton comportement, Keira, avant que je m’énerve sérieusement. J’en ai vraiment marre de vos provocations » elle prend Dick par la main. « Allons nous faire un café, chéri, j’en ai besoin » .
« Bien sûr, laisse-moi te le préparer » .
Keira suit du regard les deux qui se dirigent vers la cuisine. Ils sont immondes.
« Merci de m’avoir fait passer pour un con » Josh lui envoie un coup de poing dans le bras. « Tu vas bien, au moins ? »
« Oui. Je suis navrée de t’avoir fait peur » .
« Et ce mec ? C’est quoi cette histoire de voiture ? »
« On la lui a vraiment volée. J’ai comme l’impression que nos dévoués agents la retrouveront détruite » .
Son frère la regarde bouche bée : « Merde, non. Tu ne vas pas bien du tout » .
« Il n’arrivera plus rien de ce genre. Je te le promets » .
« Eh bien, cette histoire a aussi un côté positif. Je n’aurai plus besoin de te présenter à personne » Josh l’observe avec une attitude défiante.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? »
« Ça veut dire que tu es une hypocrite et que tu ne peux pas jouer la donneuse de leçon parfaite et juger mes amis, si tu ne sais même pas choisir les tiens. Donc, garde tes conseils pour toi » .
Josh file dans sa chambre.
Keira le suit.
« S’il te plaît, c’était rien qu’un incident, ne réagis pas comme ça... » elle le voit prendre son sweat. « Où tu vas ? »
« Dehors, avec des personnes normales » .
« Tu dois faire tes devoirs » .
« Ciao ! » Josh dévale les escaliers et sort, sans lui prêter attention.
Merde. Maudit soit Evan. Et sa mère. Et Dick.
Allez tous vous faire voir.
Elle monte dans sa chambre et se jette sur son lit.
Elle voudrait se reposer et se réveiller avec une nouvelle vie parfaite, où son père est encore vivant, sa mère est sa mère et non une adolescente au stade du premier amour, et elle, elle n’a aucun problème. Au lieu de ça, elle a une vie insignifiante, et dans quinze minutes elle devra commencer son service dans un stupide supermarché.
La sonnerie du téléphone freine ses instincts suicidaires. Elle regarde attentivement l’écran avant de répondre : elle n’a pas envie d’entendre de nouveau un Evan furieux et menaçant, elle en a eu assez pour aujourd’hui. Heureusement, ce n’est pas lui. C’est ce flemmard de Lake, qui ne daigne jamais se présenter aux cours.
Elle répond.
« Tu connais une technique pour retrouver la mémoire ? » fait-il.
« Tu as complètement débloqué ? »
Le pauvre s’est tout juste réveillé après une nuit de débauche. Normal.
« Tu ne peux pas continuer comme ça » lui fait-elle remarquer, hésitante à l’idée de faire allusion à sa situation scolaire ou personnelle.
Lake ricane : « Tu sais déjà ce que tu peux faire pour me voir apparaître sur les bancs de cette horrible Kennedy School » .
« Ferme-la » .
« De toute façon, tu finis toujours par accepter. Tu n’arrives jamais à renoncer au grand frisson ! »
Elle se moque de lui.
Malheureusement, il n’a pas tous les torts. Elle doit admettre que ses petits jeux la divertissent.
Elle soupire.
« De quoi tu parles ? »
LE LIEU
MERCREDI 13 MARS
NATIONALE 247, À 59 MILLES DU DÉSERT DE MOJAVE, CALIFORNIE.
« Nous devons être cruels. Nous devons l’être avec une conscience tranquille »
Adolf Hitler
Il a laissé la portière de la camionnette ouverte. La radio est réglée sur une fréquence qui passe de la musique classique. Le volume est fort. Il ne veut plus entendre aucun animateur. Pas plus. Sa mission, il l’a déjà accomplie.
Il veut seulement la musique.
La musique est importante : elle le relaxe, elle le rend lucide.
Il aime surtout le violon, dont le son peut être tellement ressemblant à celui des cris d’une femme, et le piano, dont le tintement cristallin fait sublimement pensé à celui de l’affûtage des couteaux. Depuis toujours, il espère qu’un pseudo-artiste compose un jour une Symphonie de l’horreur en se servant de ce genre de combinaison instrumentale. Qui sait, lui, il peut peut-être y arriver. Ou peut-être que non, car, lui, il est avant tout un homme de terrain.
Un homme de terrain vraiment nul pour faire le ménage. Tout est une question de sons, et il déteste vraiment le bruit flasque de la serpillière tombant à terre, en contact avec le sang. Cela lui semble presque une hérésie d’effacer le travail, la trace du sacrifice, le rouge puissant de l’expiation.
Mais il doit le faire, s’il veut que le lieu soit prêt.
Le lieu est bien, il a du potentiel et il a été facile de le trouver.
Ils doivent seulement le préparer à accomplir, l’adapter à leurs exigences, le faire devenir leur parc d’attractions. Ou leur tribunal.
La musique provenant de dehors ne couvre pas les bruits intérieurs. Mais, elle les atténue, les brouille, les réunit en une seule oeuvre. Les coups, la chute des corps constituent le lever du rideau. Le glissement des corps le long des marches, les traces de sang rouge vif qui les suivent jusque dehors, qui tâchent et illuminent la terre, sont le refrain. La chaussure abandonnée, sauvée à l’approche de la mort, est la pause qui précède l’entrée de la star.
Il laisse en suspens ses métaphores pour se retourner : il a entendu une fausse note. Il attend patiemment. Il se met à renifler l’air. Il se détend à nouveau. C’est le vent qui se lève.
Un poète qualifierait le paysage alentour de terre désolée, un lieu primitif où il est possible d’atteindre le génie immortel, ou une folie exaltante.
C’est drôle comme les deux qualités vont souvent de pair.
Depuis la radio, le rythme des instruments change, en même temps que les mouvements de ses bras. Il dépose au sol les deux victimes et soulève la pelle : il avait choisi l’emplacement avant même d’entrer.
La tombe doit être fonctionnelle et édifiante.
Il ne se donnera même pas la peine de creuser profondément. Sa mission est d’éliminer, non de cacher. Il ne fait aucune différence, ceux-là sont deux vieux, et de toute façon leurs corps auraient pourri.
Il atteint la juste, faible profondeur.
Il balance le premier tas de chair, la femme. Il répète l’opération avec le deuxième.
Puis, son attention se concentre vers un détail qui faillit lui faire perdre le contrôle.
La paupière gauche de l’homme cligne.
De façon non volontaire, mais c’est quand même un détail. Une petite tâche. Une erreur.
Les fonctions vitales doivent être réduites à zéro. Tout doit être parfait.
Cet inconvenant réflexe nerveux représente une imprécision qui doit être corrigée.
Ce n’est que le début et ce n’est pas bon signe.
Il doit rester calme. Il se concentre sur la musique.
Il respire profondément.
Puis, il envoie la pelle pile entre les deux yeux de cet enfoiré.
Les globes oculaires et l’os du nez sont réduits en miettes.
Le visage du vieux semble se diviser en deux, dessinant un sourire inversé qui contraste avec la bouche fendue.
Maintenant, ça va mieux.
Il sourit à son tour.
Il récupère sa lucidité et recouvre le carré de terre.
La première partie de la journée, et du programme, est terminée.
Pas le temps de se féliciter, il veut passer tout de suite à la deuxième phase, qui consiste en une restructuration méticuleuse. Peu excitant, très utile. Le travail manuel et le dur labeur ne lui font pas peur, il s’agit pour lui d’un procédé réfléchi.
Il retourne à la camionnette. Il ouvre la porte arrière.
Il réfléchit aux vidéos qu’il a visionnées, il réfléchit à la stupide soif de gloire due aux nouvelles technologies, il réfléchit à la superficialité, au manque de personnalité et d’inventivité des dernières générations.
À chaque pensée correspond un son.
Non plus seulement celui de la radio, qu’il baisse pour écouter ce qu’il y a de mieux : le bourdonnement pénétrant et rassurant d’une perceuse, le battement d’un marteau, le bruit d’un meuble inutile que l’on brise, le cliquetis métallique.
Il aime ses outils d’un amour fraternel. Virils. Puissants. Façonnés dans un but précis.
Ils lui ressemblent.
Il a déjà apporté à l’intérieur les meilleurs et les a placés bien en évidence, en ligne tels des enfants endormis la nuit de Noël. En attente de la fête.
Bientôt, tout commencera.
CLAIRE
LUNDI 11 MARS
Claire Davidson s’ennuie à mort. À l’extérieur de sa chambre, le soleil resplendit, et la tiédeur de ce début d’après-midi lui donne envie de sortir et de faire un saut à la plage pour admirer le scintillement des rayons du soleil sur l’eau, et se baigner sans penser à rien. Elle compte les livres sur le bureau : biologie, algèbre, économie et le texte d’Hamlet. Ils attendent tous d’être lus, étudiés, appris. Elle doit réfréner l’envie de les prendre et de les jeter par le balcon.
« Je le ferai après le diplôme, je le jure » pense-t-elle, tout en mordillant son crayon. « Je les détruirai, je les brûlerai et je hurlerai de bonheur en pensant à ma liberté, telle une sorcière possédée après un sabbat orgiaque » .
Elle ne sait pas si elle ira à l’université. Pour ses parents, au vu de ses notes, cela semble évident, mais c’est uniquement parce qu’elle ne leur a pas encore avoué combien elle s’est lassée de l’école et de sa situation.
Sa situation est qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut.
Elle ne sait rien.
Depuis ses cinq ans, elle a toujours fait en sorte de satisfaire maman et papa, d’aider ses frères et soeurs, de garder la maison en ordre, d’être la gentille fille. Une cohabitation sereine avec six personnes n’admet aucun écart. Mais aussi nombreuse soit-elle, sa respectueuse et ennuyeuse famille commence désormais à ne plus lui suffire.
Premièrement, partager la chambre avec Milly et Sophie pouvait convenir il y a quelques années, quand la différence d’âge se ressentait moins, mais maintenant non, car avec quatre et six ans de moins, ses soeurs se sont transformées en furies exaspérantes, ce qui fait qu’elle ne peut jamais avoir un peu de paix et d’intimité. Et, à l’extérieur de sa chambre, ce n’est pas mieux : son frère, Cody, à quinze ans est en pleine puberté et, en plus de me torturer avec toutes sortes de farces idiotes, il harcèle mes amies qui viennent me voir.
Le seul qui s’en sorte, Adam, est entré à l’université, alors ses parents ne font que continuellement lui répéter de prendre exemple sur lui.
Souvent, elle a l’impression d’étouffer. Elle a une envie folle de fuir et de ne plus jamais revenir dans cet appartement oppressant.
L’université. La belle affaire. Adam a toujours voulu être archéologue depuis qu’il a été fasciné par Indiana Jones. La puissance du cinéma. Elle a vu, elle aussi, Indiana Jones et un tas d’autres films d’aventure, et pourtant elle n’a jamais rien trouvé qui l’enthousiasme. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle veut faire de sa vie, et cette incertitude la rend malheureuse.
Elle a essayé de suivre certains des cours facultatifs de l’école, pour s’intéresser à quelque chose et “ s’ouvrir les portes du futur ”, comme le dit sa mère. Eh bien, ça a été un désastre. Un vrai désastre. Elle a échoué à l’audition pour entrer chez les pom-pom girls, et cette garce de Melissa Boots, chef des pom-pom girls, s’est moquée d’elle pendant des mois ; elle a tenté avec le mini-foot féminin, mais après s’être foulé une cheville, son esprit sportif l’a laissée tomber. Même chose pour la danse, où elle est nulle, et pour le club de jeu de dames, qui n’avait pour autre effet que de l’endormir. Finalement, découragée, elle a passé l’audition pour le club de théâtre, sans grand espoir, et aussi incroyable que cela puisse paraître, elle a été sélectionnée pour le spectacle de milieu d’année.
« Enfin un résultat positif ! » a-t-elle pensé, naïvement, comme si c’était la réponse à tous ces doutes. En effet, elle a découvert qu’elle était plutôt douée pour jouer la comédie. Mais malheureusement, elle déteste la routine théâtrale. Les répétitions sont épuisantes et pleines de temps morts ; les textes manquent d’originalité ; la qualité des représentations, des décors et des costumes est lamentable. Elle ne s’est même pas fait de nouvel ami, car rivalité et compétition envahissent continuellement le groupe.
En plus, et c’est sans doute le pire, le spectacle lui enlève des heures où elle pourrait étudier et d’autres heures plus précieuses, qu’elle préférerait passer avec son petit ami, Phil. C’est dommage qu’il soit à l’école publique et que tous les deux ne puissent pas suivre les mêmes cours.
« Un appel pour toi ! » s’exclame sa soeur Milly s’introduisant dans la chambre avec le combiné à la main.
Claire entend sa mère hurler depuis la cuisine de ne pas courir dans la maison pieds nus.
« C’est ton copain, comme toujours » fait Milly ignorant sa mère puis elle va s’asseoir sur le lit. « Quelle monotonie ! Quand vas-tu te décider d’en changer ?
« Ce n’est pas une chaussette » répond Claire en lui prenant le téléphone des mains. « Allez, dehors, je veux lui parler seule à seul » .
« Pas question, c’est aussi ma chambre, ne joue pas à la chef avec moi » .
« Je ne joue pas à la chef, c’est juste une demande » .
« Non, je dois faire une recherche » .
« Mais tu n’as fait que regarder la tv jusque là » .
« Eh bien, je commence maintenant » .
Claire lève les yeux au ciel. Puis, elle l’observe mieux.
« C’est pas mon haut, ça ? Le haut que je t’avais absolument défendu de m’emprunter ? »
Milly se couvre le ventre avec les bras.
« Euh... Pas exactement... C’est-à-dire, tu ne me l’avais pas dit... » .
« Soit t’enlève mon haut, soit tu fous le camp d’ici » rétorque Claire fermement.
« Okay ! » Milly bondit sur ses pieds et se précipite hors de la chambre, tout en claquant la porte derrière elle.
« Voilà comment faire déguerpir une petite chieuse » pense-t-elle. « À ce rythme-là sinon, je vais y laisser toute ma guarde-robe » .
« Ciao. Excuse-moi, j’ai dû supprimer ma soeur avant de pouvoir te répondre » dit-elle approchant enfin le combiné à l’oreille.
« Sophie ? »
« Non, l’autre, même si ça ne fait pas beaucoup de différence » .
« Je les confonds toujours... »