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Champavert
Champavert

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Champavert

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Si le monde leur faisait un bon accueil, nous les publierions toutes successivement, ainsi que plusieurs romans et plusieurs drames que nous avons également entre les mains.

La mort prématurée de ce jeune écrivain est-elle une perte réelle et regrettable pour la France? Nous ne pouvons répondre, nous, c’est à la France à le juger, c’est à la France à assigner son rang, c’est à Lyon, sa patrie, à revendiquer et à faire l’apothéose de son jeune et trop infortuné poète.

Mais nous croyons qu’il est de notre politesse de prévenir les lecteurs, qui cherchent et aiment la littérature lymphatique, de refermer ce livre et de passer outre. Si, cependant, ils désiraient avoir quelques notions sur l’allure d’esprit de Champavert, il leur suffirait de lire ce qui suit.

A la réception de la lettre où Champavert le prévenait de son extrême détermination, M. Jean-Louis partit sur l’heure, espérant arriver assez à temps pour le détourner de son funeste projet; il était trop tard. Sitôt à Paris, il se présenta au domicile de Champavert, on lui affirma qu’il était allé faire un voyage de long cours. Dans la ville, il ne put obtenir aucun renseignement. Mais, le soir, parcourant la Tribune, au café Procope, il en rencontra de cruels et de positifs. Le lendemain il fit enlever le cadavre de son ami, exposé à la morgue depuis trois jours, et le fit enterrer au cimetière du Mont-Louis; près du tombeau d’Héloïse et d’Abélard, vous pourrez voir encore une pierre brisée, moussue, sur laquelle, se penchant, on lit avec peine ces mots: A Champavert, Jean-Louis.

Vivement ému par le suicide de ce jeune cœur, et des larmes m’étant échappées pendant le récit que M. Jean-Louis en fit au café, touché, il s’approcha de moi et me dit: – L’auriez-vous connu? – Non, Monsieur, si je l’avais connu nous serions morts ensemble. – Je conquis son amitié, et ce brave jeune homme, avant de retourner à Lachapelle en Vaudragon, me fit don du portefeuille trouvé sur Champavert.

Voici à peu près tout ce qu’il contenait: quelques notes, quelques boutades, griffonnées sans ordre à la sanguine, et presque totalement illisibles, quelques vers et des lettres.

D’abord, je déchiffrai sur la peau d’âne ces pensées.

On recommande toujours aux hommes de ne rien faire d’inutile, d’accord; mais autant vaudrait leur dire de se tuer, car, de bonne foi, à quoi bon vivre?.. Est-il rien plus inutile que la vie? une chose utile, c’est une chose dont le but est connu; une chose utile doit être avantageuse par le fait et le résultat, doit servir ou servira, enfin c’est une chose bonne. La vie remplit-elle une seule de ces conditions?.. le but en est ignoré, elle n’est ni avantageuse par le fait, ni par le résultat; elle ne sert pas, elle ne servira pas, enfin, elle est nuisible; que quelqu’un me prouve l’utilité de la vie, la nécessité de vivre, je vivrai…

Pour moi, je suis convaincu du contraire, et je redis souvent avec Pétrarca:

Che più d’un giorno é la vita mortaleNubilo, breve, freddo e pien di noja;Che può bella parer, ma nulla vale.

Le penser qui m’a toujours poursuivi amèrement, et jeté le plus de dégoût en mon cœur, c’est celui-ci:

Qu’on ne cesse d’être honnête homme, seulement que du jour où le crime est découvert: que les plus infâmes scélérats, dont les atrocités restent cachées, sont des hommes honorables, qui hautement jouissent de la faveur et de l’estime. Que d’hommes doivent rire sourdement dans leur poitrine, quand ils s’entendent traités de bons, de justes, de loyaux, de sérénissimes, d’altesses!

Oh! ce penser est déchirant!..

Aussi, je répugne à donner des poignées de main à d’autres qu’à des intimes; je frissonne involontairement à cette idée qui ne manque jamais de m’assaillir, que je presse peut-être une main infidèle, traîtresse, parricide!

Quand je vois un homme, malgré moi mon œil le toise et le sonde, et je demande en mon cœur, celui-là est-ce bien un probe, en vérité? ou un brigand heureux dont les concussions, les dilapidations, les crimes sont ignorés, et le seront à tout jamais? Indigné, navré, le mépris sur la lèvre, je suis tenté de lui tourner le dos.

Si du moins les hommes étaient classés comme les autres bêtes; s’ils avaient des formes variées suivant leurs penchans, leur férocité, leur bonté comme les autres animaux. – S’il y avait une forme pour le féroce, l’assassin, comme il y en a une pour le tigre et la hyène. – S’il y en avait une pour le voleur, l’usurier, le cupide, comme il y en a une pour le milan, le loup, le renard; du moins il serait facile de connaître son monde, on aimerait à bon escient, et l’on pourrait fuir les mauvais, les chasser et les dérouter, comme on fuit et chasse la panthère et l’ours, comme on aime le chien, le cerf, la brebis.

Marchand et voleur est synonyme

Un pauvre qui dérobe par nécessité le moindre objet est envoyé au bagne; mais les marchands, avec privilége, ouvrent des boutiques sur le bord des chemins pour détrousser les passans qui s’y fourvoient. Ces voleurs-là, n’ont ni fausses clefs, ni pinces, mais ils ont des balances, des registres, des merceries, et nul ne peut en sortir sans se dire je viens d’être dépouillé. Ces voleurs à petit peu s’enrichissent à la longue et deviennent propriétaires, comme ils s’intitulent, – propriétaires insolens!

Au moindre mouvement politique, ils s’assemblent, et s’arment, hurlant qu’on veut le pillage, et s’en vont massacrer tout cœur généreux qui s’insurge contre la tyrannie.

Stupides brocanteurs! c’est bien à vous de parler de propriété, et de frapper comme pillards des braves appauvris à vos comptoirs!.. défendez donc vos propriétés! mauvais rustres! qui, désertant les campagnes, êtes venus vous abattre sur la ville, comme des hordes de corbeaux et de loups affamés, pour en sucer la charogne; défendez donc vos propriétés!.. Sales maquignons, en auriez-vous sans vos barbares pilleries? en auriez-vous?.. si vous ne vendiez du laiton pour de l’or, de la teinture pour du vin? empoisonneurs!

Je ne crois pas qu’on puisse devenir riche à moins d’être féroce, un homme sensible n’amassera jamais.

Pour s’enrichir, il faut avoir une seule idée, une pensée fixe, dure, immuable, le désir de faire un gros tas d’or; et pour arriver à grossir ce tas d’or, il faut être usurier, escroc, inexorable, extorqueur et meurtrier! maltraiter surtout les faibles et les petits! Et, quand cette montagne d’or est faite, on peut monter dessus, et du haut du sommet, le sourire à la bouche, contempler la vallée de misérables qu’on a faits.

Le haut commerce détrousse le négociant, le négociant détrousse le marchand, le marchand détrousse le chambrelan, le chambrelan détrousse l’ouvrier, et l’ouvrier meurt de faim.

Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui parviennent, ce sont les exploiteurs d’hommes.

Sur le livret étaient griffonnés ces vers, que je présume être de lui, ne me rappelant pas les avoir lus nulle autre part.

A CERTAIN DÉBITANT DE MORALEIl est beau tout en haut de la chaire où l’on trône,Se prélassant d’un ris moqueur,Pour festonner sa phrase et guillocher son prôneDe ne point mentir à son cœur!Il est beau, quand on vient dire neuves paroles,Morigéner mœurs et bon goût,De ne point s’en aller puiser ses parabolesDans le corps-de-garde ou l’égout!Avant tout, il est beau, quand un barde se couvreDu manteau de l’apostolat,De ne point tirailler par un balcon du Louvre,Sur une populace à plat!Frères, mais quel est donc ce rude anachorète?Quel est donc ce moine bourru?Cet âpre chipotier, ce gros Jean à barète,Qui vient nous remontrer si dru?Quel est donc ce bourreau? de sa gueule canine,Lacérant tout, niant le beau,Salissant l’art, qui dit que notre âge déclineEt n’est que pâture à corbeau.Frères, mais quel est-il?.. Il chante les mains sales,Pousse le peuple et crie haro!Au seuil des lupanars débite ses morales,Comme un bouvier crie ahuro!

Je ne dirai rien de la peine de mort, assez de voix éloquentes depuis Beccaria l’ont flétrie: mais je m’élèverai, mais j’appellerai l’infamie sur le témoin à charge, je le couvrirai de honte! Conçoit-on être témoin à charge?.. quelle horreur! il n’y a que l’humanité qui donne de pareils exemples de monstruosité! Est-il une barbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage à charge?..

Dans Paris, il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de meurtriers; celle de voleurs c’est la bourse, celle de meurtriers c’est le Palais-de-Justice.

MONSIEURDE L’ARGENTIÈRE, L’ACCUSATEUR

Aussi pourquoi vouloir, avec une pensée,Enfant! moraliser cette Rome lasséeDe ses rétheurs de Grèce, et tirée entre tousComme un morceau de chair aux dents de chiens jaloux?Pourquoi ne pas laisser cette reine du monde,Se débattre à loisir dans sa gadoue immonde,Et lui montrer la bourbe au fond des flots vermeils,Et troubler, par des mots graves, ses longs sommeils?
Pouvais-tu pas chanter Damœtas et PhyllisEt Tityrus pleurant la mort d’Amaryllis?Ou, laissant de côté ces contes bucoliques,Elever ton génie aux nobles Géorgiques,Dire en vers de six pieds Enée et ses vaisseauxSauvé par Neptunus de la fureur des eaux?– N’avais-tu pas la voix de ta maîtresse blonde,Et sa gorge lassive et souple comme l’onde,Et cette Ibérienne encore aux grands yeux noirsQui chantait, comme on chante à Corduba, les soirs?Barthelemi Hauréau.S’ils sont rouges de sang, ils rougiront encore!André Borel.

I

ROCCOCO

Une seule bougie placée sur une petite table éclairait faiblement une salle vaste et haute; sans quelques chocs de verres et d’argenterie, sans quelques rares éclats de voix, elle aurait semblé la veilleuse d’un mort. En fouillant avec soin dans ce clair-obscur, comme on fouille du regard dans les eaux-fortes de Rembrandt, on déchiffrait la décoration d’une salle à manger, de l’époque caractéristique de Louis XV, que les classiques inepto-romains appellent malicieusement Roccoco. Il est vrai que la corniche encadrant le plafond était nervée et profilée en bandeau et à gorge, sans la moindre parenté avec l’entablement de l’Eresichtœum, du temple d’Antoninus et Faustina ou de l’arc de Drusus; il est vrai qu’elle était sans saillie, larmier, coupe-larme et mouchette chassant et rejetant la pluie qui ne pleut pas. Il est vrai que les portes n’étaient point surmontées d’un couronnement, dit attique, pour chasser les eaux de la pluie qui ne pleut pas. Il est vrai que les arcades n’avaient point en hauteur leur largeur deux fois et demi. Il est vrai qu’on n’avait eu aucun égard aux spirituels modules de l’illustrissimo signor Jacopo Barrozio da Vignola, et qu’on avait ri au nez des cinq-ordres.

Mais il est vrai aussi et du devoir de dire, que cet intérieur n’était point un ignoble pastiche de l’architecture butorde de Pæstum, de l’architecture d’Athènes, glacée, nue, constante, rabâcheuse, de l’architecture singe et jumart de Rome; celle-là avait son aspect à elle, sa tournure à elle, sa coquetterie à elle; expression exacte de son époque, elle lui convenait en tout point; et sa physionomie est tellement unique, qu’après la plus longue série de siècles, on reconnaîtra de prime abord ce Roccoco Louis XIV et Louis XV; avantage que n’auront pas les funestes et ignorantes copies de l’antique de nos faiseurs contemporains, qui n’impriment aucun cachet à leur époque et n’en reçoivent aucun, si bien que les temps à venir prendront leurs œuvres pour de mauvais antiques dépaysés.

Les grands panneaux des lambris étaient couverts de peintures de nature morte digne de Venninx, mais d’une main inconnue; et les impostes de pastorales d’opéra, de fêtes galantes, de bergères-camargo de l’immortel et délicieux Watteau. Les compositions en étaient gracieuses et délicates, le coloris suave et cristallin, suivant l’usage de ce grand maître que la France ignare et ingrate doit réhabiliter et revendiquer comme une de ses plus belles gloires. Gloire donc à Watteau! gloire à Lancret! gloire à Carle Vanloo! gloire à Lenôtre!.. gloire à Hyacinthe Rigault! gloire à Boucher! gloire à Edelinck!.. gloire à Oudry!..

Et, s’il faut tout dire, j’avouerai que j’éprouve une sensation presque aussi rêveuse, un plaisir aussi à l’aise, dans ces vastes logis du dix-septième et dix-huitième siècles que dans une salle capitulaire bizantine, ou dans un cloître roman. Tout ce qui fait ressouvenir de nos pères à nous, de nos aïeux trépassés sur notre France, jette dans le cœur une religieuse mélancolie. Honte à celui qui n’a pas tressailli, dont la poitrine n’a pas palpité en entrant dans une vieille habitation, dans un manoir délabré, dans une église veuve!

Autour de la table qui portait la bougie deux hommes étaient assis.

Le plus jeune tenait baissée une figure blême, sur laquelle pleuvaient des cheveux roux; ses yeux étaient caverneux et faux, son nez long et en fer de lance; vous dire que ses favoris étaient taillés carrément sur ses joues comme des sous-pieds, c’est vous dire que la scène se passait sous l’empire, aux abords de 1810.

Le plus âgé, trapu, était le prototype des Francs-Comtois de la plaine; sa chevelure, moisson épaisse, était suspendue, comme les jardins de Babylone, sur sa face large et plate en oiseau de nuit.

Ils étaient goulument penchés sur la table, semblant deux loups se disputant une carcasse; mais leurs interlocutions sourdes et brouillées par la sonorité de la salle contrefaisaient les grognements d’un porc.

L’un était moins qu’un loup, c’était un accusateur public. L’autre plus qu’un porc, c’était un préfet.

Le préfet venait de recevoir sa nomination pour un chef-lieu de province, et partait le lendemain. L’accusateur exerçait depuis assez long-temps cette fonction à la cour d’assises de Paris; et, joyeux, avait offert un dîner d’adieu à son ami.

Tous deux, vêtus de noir, portaient comme les médecins, le deuil de leurs assassinats.

Comme ils parlaient assez bas, et souvent la bouche pleine, le nègre qui se tenait à l’entrée, – car le jeune accusateur de l’Argentière faisait nègre et jouait l’aristocrate rentré, – ne put attraper au vol que quelques lambeaux de phrases dans ce genre-ci.

– Mon cher Bertholin, que j’ai fait hier un bon dîner chez notre ami Arnauld de Royaumont!.. De son appartement, qui donne sur la Grève, j’ai vu exécuter ces sept conspirateurs que nous avions condamnés il y a quelques jours: quel délicieux repas! à chaque bouchée, j’allais voir tomber une tête!..

– Pauvres béjaunes! croire encore à la patrie! ces messieurs voulaient faire les Brutus! les Hempden!..

– N’ont-ils pas eu l’effronterie de vouloir parler au peuple du haut de l’échafaud; morbleu! comme on leur a vite coupé la parole et la tête! ce qui ne les as pas empêchés préliminairement de hurler à tout rompre: Vive la patrie! vive la France! mort au tyran!.. mort au tyran!.. Pauvres bêtes!.. Il ne faut pas de ménagement avec ces brigands; zeste! il faut expédier ça au bourreau: sans cela, mais, corbleu! sa majesté l’empereur ne pourrait dormir tranquille une seule nuit.

A en juger par ces bribes, la conversation n’aurait pas laissé que d’être très édifiante, et il est bien regrettable pour l’honneur de la magistrature que ce maudit nègre n’ait pu en recueillir davantage.

Mais, au dessert, le vin de Corse ayant remonté d’une tierce la gamme de la conversation devenue bruyante et rieuse à pleine gorge, il eût été facile de sténographier ce qui suit:

– A propos, mon cher l’Argentière, habile en subterfuges et en échappatoires, comment te tirerais-tu de cette perplexité? Je dois partir absolument demain matin, et j’ai pour demain soir un rendez-vous très-alléchant.

– Le cas est simple, mon ami, je partirais sans aller au rendez-vous, ou j’irais au rendez-vous et je ne partirais pas.

– Mauvaise robinerie.

– Si tu veux du plus grave: à priori, renseigne-moi mieux que cela sur la matière. Quel est ce rendez-vous? est-il du genre masculin ou féminin? est-ce pour affaires commerciales ou paillardes?

– Du féminin et tournant au paillard.

– Tonnerre du père Duchêne! si tu ne tiens à l’unité de lieu aristotélique, le problême est facile à résoudre. J’emmenerais avec moi la princesse, et, demain soir, je serais au rendez-vous à Auxerre.

– Et si la bégueule faisait la Lucrèce?

– Ventrebleu! Je ferais le petit Jupiter et de bon ou de maugré je forcerais la belle Europe à me suivre.

– Et le lendemain qu’en ferais-tu?

– Je n’en ferais rien: je la laisserais à Auxerre pleine de mon souvenir!

– Et, à son tour, que ferait cette malheureuse?

– Malheureuse!.. bienheureuse au contraire que je lui aie créé une industrie!.. Elle n’aurait qu’à prendre le coche et venir ici chercher des nourrissons.

– L’Argentière, tu fais le roué!.. Non, mon ami, non, ce n’est point une fille digne d’un traitement aussi hussard, c’est une jeune enfant infortunée!

– Allons, de la sensiblerie; c’est cela, vite une scène de mouchoir.

– C’est un prestige qui éblouit, une hamadryade, un lutin dont le charme entraîne …

– Au précipice.

– Je le suivrai … qui l’a vue l’aime, qui la verra l’aimera.

– Peste soit de l’amoureux transi!

– Tu aurais beau te forger un cœur de fer, il serait bientôt bossué.

– Dans quel cimetière, vieil ours, as-tu déterré cette chair fraîche? Mais comment diable as-tu pu gagner les faveurs de cette curiosité?

– Quant à ses faveurs, je ne me suis jamais vanté de cela, je mentirais: et quant à la trouvaille, elle est sans mérite.

Depuis long-temps cette pauvre Apolline habite la même maison que moi; je l’ai connue toute petite; elle me faisait la révérence avec tant de gracieuseté, quand elle me rencontrait; sa mise était toujours riche et soignée. Que sa vue me mit souvent du sombre dans l’âme! Je maudissais mon célibat et mon isolement; j’enviais toute la joie d’un père, possesseur d’une aussi belle créature; alors la paternité, comme dans ma jeunesse, ne se présentait plus à mon esprit sous un aspect comique. Son père, en ce temps-là, sous le consulat, occupait un assez haut emploi qui versait l’abondance dans cette petite famille; mais, s’étant, je ne sais comment, trouvé compromis dans quelque machination, quelque prétendue conjuration, un beau matin, la police du consul vint l’éveiller, et, sans autre jugement, depuis cette fois il est claquemuré comme prisonnier d’État. Sa majesté l’Empereur est rancunière. L’opulence de la maison tomba avec le père. Apolline grandissait chaque année en misère et en beauté; arrivée à l’âge où la coquetterie et le besoin de parure se fait sentir vivement, elle n’avait plus pour s’attifer que quelques lambeaux de toilette, dorures effacées, lambris en ruines; mais il lui restait quelque chose de royal, une erre impérieuse. Hélas! que c’était triste de voir une si belle personne, honteuse et fuyant le jour, enveloppée dans un cachemire troué et des savates aux pieds, descendre acheter de grossiers légumes au marché voisin! Mon cœur en a souvent saigné! Quoi de plus poignant et de plus amer?

Si tu veux rire, l’Argentière, ris au moins de moi, car ce serait féroce que de rire d’elle!

– Je ris, Bertholin, d’entendre sortir de ta bouche des paroles si contraires à ta coutume; toi, célibataire dogmatique, par principe haineux des femmes, somme toute, bon homme rassis! C’est mal choisir l’heure d’être amoureux: poursuis ton rôle de père Cassandre, pour celui d’Arlequin il est trop tard.

– Aurais-tu l’intention de me blesser?

– De plus en plus ridicule; décidément, tu es amoureux!

– Eh bien, oui! je suis amoureux! et ne rougirai pas d’un amour sage, d’un amour engendré de la pitié, et je bénis le ciel…

– Ou tu ne bénis rien!..

– … Qui m’a conservé libre jusqu’à ce jour, afin que je puisse être tutélaire à cette orpheline.

– Tu as souscrit au Châteaubriand, est-ce pas?

– Afin que je devienne l’ange gardien de cette vierge abandonnée, que le besoin pourrait tuer ou corrompre. Elle est aujourd’hui tout-à-fait isolée: sa pauvre mère, affaiblie par tant d’années de privations et minée plus encore par les souffrances de sa fille, est morte il y a trois mois. Quand les cris d’Apolline m’apprirent qu’elle venait d’expirer, ému, je montai la consoler et lui offrir mes services en cette horrible circonstance. Je me chargeai des démarches funèbres, et la fis enterrer par la mairie. Pour la première fois, je parlais à Apolline: dire le coup qui me frappa, quand j’entrai dans cette chambre dénuée, en désordre, quand cette fille me baisant les mains, la voix pleine de larmes, me remercia, j’étais hors de moi, je ne sais pas, je ne me rappelle rien, je pleurais!.. Elle, égarée, à génoux contre un lit de sangles, était accoudée sur le corps de sa mère, qu’elle appelait.

Cette heure a usé dix ans de ma vie!..

Et c’est de tant de pitié, qu’est sorti tant d’amour.

Quelques jours après, je fus la visiter: tout le temps que je causai avec elle, je lui remarquai un air embarrassé; elle se tenait toujours assise et ses deux bras toujours étaient posés sur son giron: quand elle se leva pour me reconduire, je vis que sa robe, par-devant, était déchirée et trouée et que sous ses petites mains elle avait tâché de dissimuler sa misère.

Après quelques temps d’assiduité, séduit par son esprit doux et triste, épris de sa beauté rare, éperdu comme un jeune homme, je lui fis l’aveu de ma passion. Elle me répondit qu’elle avait une trop haute estime de moi pour présumer que je voulusse exploiter son dénuement; qu’elle croyait sincèrement à la noblesse et à la pureté de mes sentiments; mais, qu’ayant résolu de quitter le monde, où elle avait tant souffert, elle venait d’écrire à la supérieure du couvent de Saint-Thomas afin d’y être admise en noviciat. J’eus beaucoup de peine à la détourner de ce projet: je lui fis sentir qu’assurément elle se tuerait en embrassant une vie austère après toutes les douleurs qui l’avaient affaiblie. Enfin, elle se rendit.

Je ne m’abuse point assez sur moi-même, pour croire que cette douce Apolline ait un amour vif pour moi: elle me chérit comme son père; je suis pour elle un tuteur généreux, un ami compatissant. Elle est d’autant plus attachée à moi, que jusque-là elle n’avait rencontré que des êtres égoïstes et féroces. Elle est bonne, sensible, bienveillante, sans folie, que pourrais-je demander de plus? Tous les dons que j’ai voulu lui offrir, tous les présents que je lui ai portés, noblement elle a tout refusé: il est de son devoir, dit-elle, d’agir ainsi, et qu’une fille d’honneur ne saurait rien accepter que de son époux. Aussi lui ai-je promis que nous serions unis avant peu; cette pensée l’a remplie de joie. Je lui avais donc demandé pour demain soir, à neuf heures, un rendez-vous chez elle, pour nous entretenir des préparatifs de notre mariage, et peut-être … Tu vois, je ne mens pas, voici sa lettre en réponse.

Mon cher Bertholin,

Je présume que de grandes occupations dans la journée, vous ont fait choisir une heure aussi avancée: mais que la volonté de mon époux soit faite, sa servante l’attendra. J’éteindrai ma lampe pour prévenir tout soupçon de mes méchants et indiscrets voisins. Venez avec mystère.

Votre amie et épouse de cœur.

Tout résolu, je partirai sans l’avertir, pour nous épargner de pénibles adieux; si je la revoyais, je sens que je n’aurais plus le cœur de m’éloigner. Arrivé là-bas, je lui écrirai; aussitôt que je serai installé dans ma préfecture, je reviendrai l’épouser clandestinement, et puis, je l’emmenerai de suite et la présenterai à mes administrés comme étant depuis long-temps ma compagne, afin de trancher court aux bons mots.

Décidément, je partirai demain matin; mais il faut que je lui fasse remettre quelque argent, incognito, pour que cette pauvre fille ne meure pas de faim en mon absence.

Déjà, onze heures!.. Adieu, adieu l’Argentière!

Bertholin, en disant ces derniers mots, s’était levé et se retirait du côté de la porte: M. l’accusateur, qui avait écouté ce récit avec une attention froide, morne, soutenue, le poursuivit en le questionnant jusqu’au bas de l’escalier.

– Tu dis, Bertholin, que cette Apolline est belle?

– O mon ami, j’ai beaucoup vécu et beaucoup vu, mais jamais je n’avais rencontré de femme aussi séduisante: figure-toi l’Eucharis de Bertin, l’Éléonore de Parny, une nymphe, Égerie, Diane!.. Elle est grande, élancée, gracieuse; elle est blême et mélancolique comme une malade; ses cheveux, qu’elle porte en bandeau sur le front, achèvent son aspect virginal, et, sous des sourcils noirs et épais, ses grands yeux bleus languissent.

– Et, tu dis qu’elle habite la même maison que toi?

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