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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 3
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Язык: Французский
Год издания: 2017
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Frédéric Bastiat

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 3 / mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

INTRODUCTION

La personne la plus exposée à se faire illusion sur le mérite et la portée d'un livre, après l'auteur, c'est certainement le traducteur. Peut-être n'échappé-je pas à cette loi, car je n'hésite pas à dire que celui que je publie, s'il obtenait d'être lu, serait pour mon pays une sorte de révélation. La liberté, en matière d'échanges, est considérée chez nous comme une utopie ou quelque chose de pis. On accorde bien, abstraitement, la vérité du principe, on veut bien reconnaître qu'il figure convenablement dans un ouvrage de théorie. Mais on s'arrête là. On ne lui fait même l'honneur de le tenir pour vrai qu'à une condition: c'est de rester à jamais relégué, avec le livre qui le contient, dans la poudre des bibliothèques, de n'exercer sur la pratique aucune influence, et de céder le sceptre des affaires au principe antagonique, et par cela même abstraitement faux, de la prohibition, de la restriction, de la protection. S'il est encore quelques économistes qui, au milieu du vide qui s'est fait autour d'eux, n'aient pas tout à fait laissé échapper de leur cœur la sainte foi dans le dogme de la liberté, à peine osent-ils, d'un regard incertain, en chercher le douteux triomphe dans les profondeurs de l'avenir. Comme ces semences recouvertes d'épaisses couches de terre inerte et qui n'écloront que lorsque quelque cataclysme, les ramenant à la surface, les aura exposés aux rayons vivifiants du soleil, ils voient le germe sacré de la liberté enfoui sous la dure enveloppe des passions et des préjugés, et ils n'osent compter le nombre des révolutions sociales qui devront s'accomplir, avant qu'il soit mis en contact avec le soleil de la vérité. Ils ne se doutent pas, ils ne paraissent pas du moins se douter que le pain des forts, converti en lait pour les faibles, a été distribué sans mesure à toute une génération contemporaine; que le grand principe, le droit d'échanger, a brisé son enveloppe, qu'il s'est répandu comme un torrent sur les intelligences, qu'il anime toute une grande nation, qu'il y a fondé une opinion publique indomptable, qu'il va prendre possession des affaires humaines, qu'il s'apprête à absorber la législation économique d'un grand peuple! C'est là la bonne nouvelle que renferme ce livre. Parviendra-t-elle à vos oreilles, amis de la liberté, partisans de l'union des peuples, apôtres de l'universelle fraternité des hommes, défenseurs des classes laborieuses, sans qu'elle réveille dans vos cœurs la confiance, le zèle et le courage? Oui, si ce livre pouvait pénétrer sous la froide pierre qui couvre les Tracy, les Say, les Comte, je crois que les ossements de ces illustres philanthropes tressailliraient de joie dans la tombe.

Mais, hélas! je n'oublie pas la restriction que j'ai posée moi-même: Si ce livre obtient d'être lu.– Cobden! Ligue! Affranchissement des échanges! – Qu'est-ce que Cobden? Qui a entendu parler, en France, de Cobden? Il est vrai que la postérité attachera son nom à une de ces grandes réformes sociales qui marquent, de loin en loin, les pas de l'humanité dans la carrière de la civilisation; la restauration, non du droit au travail, selon la logomachie du jour, mais du droit sacré du travail à sa juste et naturelle rémunération. Il est vrai que Cobden est à Smith ce que la propagation est à l'invention; qu'aidé de ses nombreux compagnons de travaux, il a vulgarisé la science sociale; qu'en dissipant dans l'esprit de ses compatriotes les préjugés qui servent de base au monopole, cette spoliation au dedans, et à la conquête, cette spoliation au dehors; en ruinant ainsi cet aveugle antagonisme qui pousse les classes contre les classes et les peuples contre les peuples, il a préparé aux hommes un avenir de paix et de fraternité fondé, non sur un chimérique renoncement à soi-même, mais sur l'indestructible amour de la conservation et du progrès individuels, sentiment qu'on a essayé de flétrir sous le nom d'intérêt bien entendu, mais auquel, il est impossible de ne pas le reconnaître, il a plu à Dieu de confier la conservation et le progrès de l'espèce; il est vrai que cet apostolat s'est exercé de notre temps, sous notre ciel, à nos portes, et qu'il agite encore, jusqu'en ses fondements, une nation dont les moindres mouvements ont coutume de nous préoccuper à l'excès. Et cependant, qui a entendu parler de Cobden? Eh, bon Dieu! nous avons bien autre chose à faire qu'à nous occuper de ce qui, après tout, ne tend qu'à changer la face du monde. Ne faut-il pas aider M. Thiers à remplacer M. Guizot, ou M. Guizot à remplacer M. Thiers? Ne sommes-nous pas menacés d'une nouvelle irruption de barbares, sous forme d'huile égyptienne ou de viande sarde? et ne serait-il pas bien fâcheux que nous reportassions, un moment, sur la libre communication des peuples une attention si utilement absorbée par Noukahiva, Papéïti et Mascate?

La Ligue! De quelle Ligue s'agit-il? L'Angleterre a-t-elle enfanté quelque Guise ou quelque Mayenne? Les catholiques et les anglicans vont-ils avoir leur bataille d'Ivry?

L'agitation que vous annoncez se rattache-t-elle à l'agitation irlandaise? Va-t-il y avoir des guerres, des batailles, du sang répandu? Peut-être alors notre curiosité serait-elle éveillée, car nous aimons prodigieusement les jeux de la force brutale, et puis nous prenons tant d'intérêt aux questions religieuses! nous sommes devenus si bons catholiques, si bons papistes, depuis quelque temps.

Affranchissement des échanges! Quelle déception! quelle chute! Est-ce que le droit d'échanger, si c'est un droit, vaut la peine que nous nous en occupions? Liberté de parler, d'écrire, d'enseigner, à la bonne heure; on peut y réfléchir de temps en temps, à moments perdus, quand la question suprême, la question ministérielle, laisse à nos facultés quelques instants de répit, car enfin ces libertés intéressent les hommes qui ont des loisirs. Mais la liberté d'acheter et de vendre! la liberté de disposer du fruit de son travail, d'en retirer par l'échange tout ce qu'il est susceptible de donner, cela intéresse aussi le peuple, l'homme de labeur, cela touche à la vie de l'ouvrier. D'ailleurs, échanger, trafiquer, cela est si prosaïque! et puis c'est tout au plus une question de bien-être et de justice. Le bien-être! oh! c'est trop matériel, trop matérialiste pour un siècle d'abnégation comme le nôtre! La justice! oh! cela est trop froid. Si au moins il s'agissait d'aumônes, il y aurait de belles phrases à faire. Et n'est-il pas bien doux de persévérer dans l'injustice, quand en même temps on est aussi prompt que nous le sommes à faire montre de charité et de philanthropie?

«Le sort en est jeté, s'écriait Kepler, j'écris mon livre; on le lira dans l'âge présent ou dans la postérité; que m'importe? il pourra attendre son lecteur.» – Je ne suis pas Kepler, je n'ai arraché à la nature aucun de ses secrets; et je ne suis qu'un simple et très-médiocre traducteur. Et cependant j'ose dire comme le grand homme: Ce livre peut attendre; le lecteur lui arrivera tôt ou tard. Car enfin, pour peu que mon pays s'endorme quelque temps encore dans l'ignorance volontaire où il semble se complaire, à l'égard de la révolution immense qui fait bouillonner tout le sol britannique, un jour il sera frappé de stupeur à l'aspect de ce feu volcanique… non, de cette lumière bienfaisante qu'il verra luire au septentrion. Un jour, et ce jour n'est pas éloigné, il apprendra, sans transition, sans que rien la lui ait fait présager, cette grande nouvelle: l'Angleterre ouvre tous ses ports; elle a renversé toutes les barrières qui la séparaient des nations; elle avait cinquante colonies, elle n'en a plus qu'une, et c'est l'univers; elle échange avec quiconque veut échanger; elle achète sans demander à vendre; elle accepte toutes les relations sans en exiger aucune; elle appelle sur elle l'invasion de vos produits; l'Angleterre a affranchi le travail et l'échange. – Alors, peut-être, on voudra savoir comment, par qui, depuis combien de temps cette révolution a été préparée; dans quel souterrain impénétrable, dans quelles catacombes ignorées elle a été ourdie, quelle franc-maçonnerie mystérieuse en a noué les fils; et ce livre sera là pour répondre: Eh, mon Dieu! cela s'est fait en plein soleil, ou du moins en plein air (car on dit qu'il n'y a pas de soleil en Angleterre). Cela s'est accompli en public, par une discussion qui a duré dix ans, soutenue simultanément sur tous les points du territoire. Cette discussion a augmenté le nombre des journaux anglais, en a allongé le format; elle a enfanté des milliers de tonnes de brochures et de pamphlets; on en suivait le cours avec anxiété aux États-Unis, en Chine, et jusque chez les hordes sauvages des noirs Africains. Vous seuls, Français, ne vous en doutiez pas. Et pourquoi? Je pourrais le dire, mais est-ce bien prudent? N'importe! la vérité me presse et je la dirai. C'est qu'il y a parmi nous deux grands corrupteurs qui soudoient la publicité. L'un s'appelle Monopole, et l'autre Esprit de parti. Le premier a dit: J'ai besoin que la haine s'interpose entre la France et l'étranger, car si les nations ne se haïssaient pas, elles finiraient par s'entendre, par s'unir, par s'aimer, et peut-être, chose horrible à penser! par échanger entre elles les fruits de leur industrie. Le second a dit: J'ai besoin des inimitiés nationales, parce que j'aspire au pouvoir; et j'y arriverai, si je parviens à m'entourer d'autant de popularité que j'en arracherai à mes adversaires, si je les montre vendus à un étranger prêt à nous envahir, et si je me présente comme le sauveur de la patrie. – Alors l'alliance a été conclue entre le monopole et l'esprit de parti, et il a été arrêté que toute publicité, à l'égard de ce qui se passe au dehors, consisterait en ces deux choses: Dissimuler, dénaturer. C'est ainsi que la France a été tenue systématiquement dans l'ignorance du fait que ce livre a pour objet de révéler. Mais comment les journaux ont-ils pu réussir? Cela vous étonne? – et moi aussi. Mais leur succès est irrécusable.

Cependant, et précisément parce que je vais introduire le lecteur (si j'ai un lecteur) dans un monde qui lui est complétement étranger, il doit m'être permis de faire précéder cette traduction de quelques considérations générales sur le régime économique de la Grande-Bretagne, sur les causes qui ont donné naissance à la Ligue, sur l'esprit et la portée de cette association, au point de vue social, moral et politique.

On a dit et on répète souvent que l'école économiste, qui confie à leur naturelle gravitation les intérêts des diverses classes de la société, était née en Angleterre; et on s'est hâté d'en conclure, avec une surprenante légèreté, que cet effrayant contraste d'opulence et de misère, qui caractérise la Grande-Bretagne, était le résultat de la doctrine proclamée avec tant d'autorité par Ad. Smith, exposée avec tant de méthode par J. B. Say. On semble croire que la liberté règne souverainement de l'autre côté de la Manche et qu'elle préside à la manière inégale dont s'y distribue la richesse.

«Il avait assisté,» disait, ces jours derniers, M. Mignet, en parlant de M. Sismondi, «il avait assisté à la grande révolution économique opérée de nos jours. Il avait suivi et admiré les brillants effets des doctrines qui avaient affranchi le travail, renversé les barrières que les jurandes, les maîtrises, les douanes intérieures et les monopoles multipliés opposaient à ses produits et à ses échanges; qui avaient provoqué l'abondante production et la libre circulation des valeurs, etc.

«Mais bientôt il avait pénétré plus avant, et des spectacles moins propres à l'enorgueillir des progrès de l'homme et à le rassurer sur son bonheur s'étaient montrés à lui, dans le pays même où les théories nouvelles s'étaient le plus vite et le plus complétement développées, en Angleterre où elles régnaient avec empire. Qu'y avait-il vu? Toute la grandeur, mais aussi tous les excès de la production illimitée… chaque marché fermé réduisant des populations entières à mourir de faim, les déréglements de la concurrence, cet état de nature des intérêts, souvent plus meurtrier que les ravages de la guerre; il y avait vu l'homme réduit à être un ressort d'une machine plus intelligente que lui, entassé dans des lieux malsains où la vie n'atteignait pas la moitié de sa durée, où les liens de famille se brisaient et les idées de morale se perdaient… En un mot, il y avait vu l'extrême misère et une effrayante dégradation racheter tristement et menacer sourdement la prospérité et les splendeurs d'un grand peuple.

«Surpris et troublé, il se demanda si une science qui sacrifiait le bonheur de l'homme à la production de la richesse… était la vraie science… Depuis ce moment, il prétendit que l'économie politique devait avoir beaucoup moins pour objet la production abstraite de la richesse que son équitable distribution.»

Disons en passant que l'économie politique n'a pas plus pour objet la production (encore moins la production abstraite), que la distribution de la richesse. C'est le travail, c'est l'échange qui ont ces choses-là pour objet. L'économie politique n'est pas un art, mais une science. Elle n'impose rien, elle ne conseille même rien, et par conséquent elle ne sacrifie rien; elle décrit comment la richesse se produit et se distribue, de même que la physiologie décrit le jeu de nos organes; et il est aussi injuste d'imputer à l'une les maux de la société qu'il le serait, d'attribuer à l'autre les maladies qui affligent le corps humain.

Quoiqu'il en soit, les idées très-répandues, dont M. Mignet s'est rendu le trop éloquent interprète, conduisent naturellement à l'arbitraire. À l'aspect de cette révoltante inégalité que la théorie économique, tranchons le mot, que la liberté est censée avoir engendrée, là où elle règne avec le plus d'empire, il est tout naturel qu'on l'accuse, qu'on la repousse, qu'on la flétrisse et qu'on se réfugie dans des arrangements sociaux artificiels, dans des organisations de travail, dans des associations forcées de capital et de main-d'œuvre, dans des utopies, en un mot, où la liberté est préalablement sacrifiée comme incompatible avec le règne de l'égalité et de la fraternité parmi les hommes.

Il n'entre pas dans notre sujet d'exposer la doctrine du libre-échange ni de combattre les nombreuses manifestations de ces écoles qui, de nos jours, ont usurpé le nom de socialisme et qui n'ont entre elles de commun que cette usurpation.

Mais il importe d'établir ici que, bien loin que le régime économique de la Grande-Bretagne soit fondé sur le principe de la liberté, bien loin que la richesse s'y distribue d'une manière naturelle, bien loin enfin que, selon l'heureuse expression de M. de Lamartine, chaque industrie s'y fasse par la liberté une justice qu'aucun système arbitraire ne saurait lui faire, il n'y a pas de pays au monde, sauf ceux qu'afflige encore l'esclavage, où la théorie de Smith, – la doctrine du laissez-faire, laissez-passer, – soit moins pratiquée qu'en Angleterre, et où l'homme soit devenu pour l'homme un objet d'exploitation plus systématique.

Et il ne faut pas croire, comme on pourrait nous l'objecter, que c'est précisément la libre concurrence qui a amené, à la longue, l'asservissement de la main-d'œuvre aux capitaux, de la classe laborieuse à la classe oisive. Non, cette injuste domination ne saurait être considérée comme le résultat, ni même l'abus d'un principe qui ne dirigea jamais l'industrie britannique; et, pour en fixer l'origine, il faudrait remonter à une époque qui n'est certes pas un temps de liberté, à la conquête de l'Angleterre par les Normands.

Mais sans retracer ici l'histoire des deux races qui foulent le sol britannique et s'y sont livré, sur la forme civile, politique, religieuse, tant de luttes sanglantes, il est à propos de rappeler leur situation respective au point de vue économique.

L'aristocratie anglaise, on le sait, est propriétaire de toute la surface du pays. De plus elle tient en ses mains la puissance législative. Il ne s'agit que de savoir si elle a usé de cette puissance dans l'intérêt de la communauté ou dans son propre intérêt.

«Si notre Code financier,» disait M. Cobden, en s'adressant à l'aristocratie elle-même, dans le Parlement, «si le statute-book pouvait parvenir dans la lune, seul et sans aucun commentaire historique, il n'en faudrait pas davantage pour apprendre à ses habitants qu'il est l'œuvre d'une assemblée de seigneurs maîtres du sol (Landlords).»

Quand une race aristocratique a tout à la fois le droit de faire la loi et la force de l'imposer, il est malheureusement trop vrai qu'elle la fait à son profit. C'est là une pénible vérité. Elle contristera, je le sais, les âmes bienveillantes qui comptent, pour la réforme des abus, non sur la réaction de ceux qui les subissent, mais sur la libre et fraternelle initiative de ceux qui les exploitent. Nous voudrions bien qu'on pût nous signaler dans l'histoire un tel exemple d'abnégation. Mais il ne nous a jamais été donné ni par les castes dominantes de l'Inde, ni par ces Spartiates, ces Athéniens et ces Romains qu'on offre sans cesse à notre admiration, ni par les seigneurs féodaux du moyen âge, ni par les planteurs des Antilles, et il est même fort douteux que ces oppresseurs de l'humanité aient jamais considéré leur puissance comme injuste et illégitime1.

Si l'on pénètre quelque peu dans les nécessités, on peut dire fatales, des races aristocratiques, on s'aperçoit bientôt qu'elles sont considérablement modifiées et aggravées par ce qu'on a nommé le principe de la population.

Si les classes aristocratiques étaient stationnaires de leur nature; si elles n'étaient pas, comme toutes les autres, douées de la faculté de multiplier, un certain degré de bonheur et même d'égalité serait peut-être compatible avec le régime de la conquête. Une fois les terres partagées entre les familles nobles, chacune transmettrait ses domaines, de génération en génération, à son unique représentant, et l'on conçoit que, dans cet ordre de choses, il ne serait pas impossible à une classe industrieuse de s'élever et de prospérer paisiblement à côté de la race conquérante.

Mais les conquérants pullulent tout comme de simples prolétaires. Tandis que les frontières du pays sont immuables, tandis que le nombre des domaines seigneuriaux reste le même, parce que, pour ne pas affaiblir sa puissance, l'aristocratie prend soin de ne les pas diviser et de les transmettre intégralement, de mâle en mâle, dans l'ordre de primogéniture; de nombreuses famille de cadets se forment et multiplient à leur tour. Elles ne peuvent se soutenir par le travail, puisque, dans les idées nobiliaires, le travail est réputé infâme. Il n'y a donc qu'un moyen de les pourvoir; ce moyen, c'est l'exploitation des classes laborieuses. La spoliation au dehors s'appelle guerre, conquêtes, colonies. La spoliation au dedans se nomme impôts, places, monopoles. Les aristocraties civilisées se livrent généralement à ces deux genres de spoliation; les aristocraties barbares sont obligées de s'interdire le second par une raison bien simple, c'est qu'il n'y a pas autour d'elles une classe industrieuse à dépouiller. Mais quand les ressources de la spoliation extérieure viennent aussi à leur manquer, que deviennent donc, chez les barbares, les générations aristocratiques des branches cadettes? Ce qu'elles deviennent? On les étouffe; car il est dans la nature des aristocraties de préférer au travail la mort même.

«Dans les archipels du grand Océan, les cadets de famille n'ont aucune part dans la succession de leurs pères. Ils ne peuvent donc vivre que des aliments que leur donnent leurs aînés, s'ils restent en famille; ou de ce que peut leur donner la population asservie, s'ils entrent dans l'association militaire des arreoys. Mais, quel que soit celui des deux partis qu'ils prennent, ils ne peuvent espérer de perpétuer leur race. L'impuissance de transmettre à leurs enfants aucune propriété et de les maintenir dans le rang où ils naissent, est sans doute ce qui leur a fait une loi de les étouffer2.»

L'aristocratie anglaise, quoique sous l'influence des mêmes instincts qui inspirent l'aristocratie malaie (car les circonstances varient, mais la nature humaine est partout la même), s'est trouvée, si je puis m'exprimer ainsi, dans un milieu plus favorable. Elle a eu, en face d'elle et au-dessous d'elle, la population la plus laborieuse, la plus active, la plus persévérante, la plus énergique et en même temps la plus docile du globe; elle l'a méthodiquement exploitée.

Rien de plus fortement conçu, de plus énergiquement exécuté que cette exploitation. La possession du sol met aux mains de l'oligarchie anglaise la puissance législative; par la législation, elle ravit systématiquement la richesse à l'industrie. Cette richesse, elle l'emploie à poursuivre au dehors ce système d'empiétements qui a soumis quarante-cinq colonies à la Grande-Bretagne; et les colonies lui servent à leur tour de prétexte pour lever, aux frais de l'industrie et au profit des branches cadettes, de lourds impôts, de grandes armées, une puissante marine militaire.

Il faut rendre justice à l'oligarchie anglaise. Elle a déployé, dans sa double politique de spoliation intérieure et extérieure, une habileté merveilleuse. Deux mots, qui impliquent deux préjugés, lui ont suffi pour y associer les classes mêmes qui en supportent tout le fardeau: elle a donné au monopole le nom de Protection, et aux colonies celui de Débouchés.

Ainsi l'existence de l'oligarchie britannique, ou du moins sa prépondérance législative, n'est pas seulement une plaie pour l'Angleterre, c'est encore un danger permanent pour l'Europe.

Et s'il en est ainsi, comment est-il possible que la France ne prête aucune attention à cette lutte gigantesque que se livrent sous ses yeux l'esprit de la civilisation et l'esprit de la féodalité? Comment est-il possible qu'elle ne sache pas même les noms de ces hommes dignes de toutes les bénédictions de l'humanité, les Cobden, les Bright, les Moore, les Villiers, les Thompson, les Fox, les Wilson et mille autres qui ont osé engager le combat, qui le soutiennent avec un talent, un courage, un dévouement, une énergie admirables? C'est une pure question de liberté commerciale, dit-on. Et ne voit-on pas que la liberté du commerce doit ravir à l'oligarchie et les ressources de la spoliation intérieure, – les monopoles, – et les ressources de la spoliation extérieure, – les colonies, – puisque monopoles et colonies sont tellement incompatibles avec la liberté des échanges, qu'ils ne sont autre chose que la limite arbitraire de cette liberté!

Mais que dis-je? Si la France a quelque vague connaissance de ce combat à mort qui va décider pour longtemps du sort de la liberté humaine, ce n'est pas à son triomphe qu'elle semble accorder sa sympathie. Depuis quelques années, on lui a fait tant de peur des mots liberté, concurrence, sur-production; on lui a tant dit que ces mots impliquent misère, paupérisme, dégradation des classes ouvrières; on lui a tant répété qu'il y avait une économie politique anglaise, qui se faisait de la liberté un instrument de machiavélisme et d'oppression, et une économie politique française qui, sous les noms de philanthropie, socialisme, organisation du travail, allait ramener l'égalité des conditions sur la terre, – qu'elle a pris en horreur la doctrine qui ne se fonde après tout que sur la justice et le sens commun, et qui se résume dans cet axiome: «Que les hommes soient libres d'échanger entre eux, quand cela leur convient, les fruits de leurs travaux. – Si cette croisade contre la liberté n'était soutenue que par les hommes d'imagination, qui veulent formuler la science sans s'être préparés par l'étude, le mal ne serait pas grand. Mais n'est-il pas douloureux de voir de vrais économistes, poussés sans doute par la passion d'une popularité éphémère, céder à ces déclamations affectées et se donner l'air de croire ce qu'assurément ils ne croient pas, à savoir: que le paupérisme, le prolétariat, les souffrances des dernières classes sociales doivent être attribués à ce qu'on nomme concurrence exagérée, sur-production?

Ne serait-ce pas, au premier coup d'œil, une chose bien surprenante que la misère, le dénûment, la privation des produits eussent pour cause… quoi? précisément la surabondance des produits? N'est-il pas singulier qu'on vienne nous dire que si les hommes n'ont pas suffisamment de quoi se nourrir, c'est qu'il y a trop d'aliments dans le monde? que s'ils n'ont pas de quoi se vêtir, c'est que les machines jettent trop de vêtements sur le marché? Assurément le paupérisme en Angleterre est un fait incontestable; l'inégalité des richesses y est frappante. Mais pourquoi aller chercher à ces phénomènes une cause si bizarre, quand ils s'expliquent par une cause si naturelle: la spoliation systématique des travailleurs par les oisifs?

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