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Le chemin qui descend
Le chemin qui descend

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Le chemin qui descend

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Oh! je vous en prie…

– Mais si… Mais si!.. Je suis trop ravie pour n'être pas très reconnaissante… Et, à mon tour, je voudrais vous être agréable… Mais comment?.. Est-ce que vous aimez beaucoup la musique?..

– La bonne, oui, ardemment!..

Elle glissa, taquine:

– Autant que vos chevaux de courses?.. Eh bien, puisque mon jeu, entendu par hasard, vous a plu, voulez-vous que, en rentrant, je vous joue une page quelconque, à votre choix, pourvu qu'elle soit belle?.. Je n'ai – et je le regrette fort!.. – rien de mieux à vous offrir… seulement une bonne intention…

Il eut l'air si sincèrement ravi, qu'elle comprit combien elle était tombée juste.

– Oh! la bonne pensée! Vraiment, vous daigneriez me faire ce grand, très grand plaisir? Je n'aurais jamais osé vous demander de me le procurer!.. Et pourtant, j'en avais bien envie!.. Que vous êtes délicieuse d'avoir deviné… Rentrons vite!.. Mais, où jouerez-vous?

Elle réfléchit une seconde.

– Dans notre «home» à cette heure, ce ne sera pas bien agréable, les petites seront là!.. Voulez-vous entrer à l'église où je joue chaque dimanche? Je monterai à l'orgue. Vous écouterez dans les rangs des fidèles absents… Et puis… et puis, je disparaîtrai… sans que nous nous revoyions… parce que les paroles ne valent rien après la musique. Ne le trouvez-vous pas aussi? Quand je peux, je les fuis toujours!.. Mon programme vous va?

– Je n'ai qu'à l'accepter… Sans quoi, je m'insurgerais contre la conclusion que vous lui donnez!.. Si vous vous y refusez, nous ne nous reverrons pas aujourd'hui… parce que je n'ai pas le droit de vous imposer mes remerciements, hommages, etc.!.. Mais, dans la suite, il en sera autrement? N'est-ce pas?.. Maintenant que je vous connais, je ne me résignerais pas à vous dire un adieu définitif.

– Nous reverrons-nous?.. C'est possible mais c'est peu probable!.. Nous n'aurons sans doute ni raison, ni occasion pour cela… Nous suivons des routes toutes différentes.

La voix de contralto reprenait ses notes brèves.

Il s'inclina:

– Ce sera comme vous déciderez…

Elle laissa tomber légèrement:

– Bien entendu!.. La chose est convenue, partons!.. Obéissons à l'austère sagesse.

Railleur à son tour, il acheva:

– Pour valoir…

– Dites pour le plaisir de nous sentir bien les maîtres de notre volonté, corrigea-t-elle, vive. Et puis, maintenant, il faut remballer tous les ustensiles du goûter… puisque le «correct serviteur» nous manque!

Il s'apprêtait à l'aider.

– Non, vous n'y connaissez rien! J'en suis sûre! Laissez-moi faire…

Avec une adresse de femme habituée à se servir, elle rangeait les étincelants bibelots. Alors, sans insister, il prépara sa machine et revint seulement pour fermer et soulever le panier de paille qu'il plaça dans la caisse de l'auto.

Puis il prononça:

– Tout est prêt… Voulez-vous que nous repartions?

– Oui, puisqu'il le faut!

– Mettez votre plaid… Le soleil baisse, il ne va pas faire chaud… Étendez cette fourrure sur vos genoux… Ah! attendez que j'attache votre châle par une épingle pour que le vent ne l'écarte pas.

– Oh! merci, je puis bien…

– Non… Laissez-moi faire, enfant volontaire.

– Soit… Comme vous aimez à servir les femmes! Mme de Ryeux doit être une personne terriblement dorlotée!

– Ma femme?.. Non, je ne la dorlote guère… Elle se charge si bien de se dorloter elle-même que je réserve mes soins pour les étrangères.

Claude ne répondit pas. Elle pensait que Mlle de Villebon avait dit vrai. Le ménage de Ryeux n'était pas très amoureux.

Il sauta près d'elle. Alors elle dit:

– Et maintenant, nous ne parlons plus!

– Convenu! fit-il inclinant la tête.

Et la course fantastique recommença. Le soleil s'était voilé sous les nuées plus épaisses que, sans relâche, les rafales apportaient du large. La mer était toute grise, maintenant, soulevée en crêtes écumantes.

Claude, ressaisie par la griserie de la vitesse, contemplait, les yeux songeurs, la fuite éperdue des landes assombries, la mer menaçante, les pauvres villages écrasés sous leurs toitures basses, où les vieux n'étaient plus assis devant le seuil de granit. De nouveau, ils traversèrent Gruchy, entrevirent le Millet de pierre dressé devant le paysage qu'il a aimé… Puis ce fut Landemer… Et du sommet de la côte, apparut le merveilleux horizon de mer, de falaises, la ligne de la côte qui fuyait jusqu'aux plus lointaines profondeurs du ciel tourmenté.

Alors seulement Raymond de Ryeux parla:

– Nous nous arrêtons à l'église?

– Non, il faut que j'aille à Capelle chercher mon violon.

– Allons… Je vous attendrai…

Mais elle secoua négativement la tête.

– Pour que mes doigts ne tremblent pas, il faut que je me repose un instant. Ne m'attendez pas. Capelle est si près de l'église que j'irai très bien à pied. Dans trois quarts d'heure, je serai à l'orgue.

– Bien sûr?.. insista-t-il, avec une sourde irritation de devoir la laisser partir.

– Mais certainement, bien sûr, je vous ai promis… Puisque nous nous quittons, je vous fais mes adieux et vous remercie encore beaucoup… ah! oui, beaucoup… Cette journée aura été une des meilleures de mes vacances… Et mes regrets aussi d'avoir été peut-être, pour votre goût, trop franche dans mes jugements…

– Habitude salutaire, espérons-le pour ceux qui parlent et pour ceux qui écoutent, riposta-t-il flegmatique, un peu railleur à son tour… Peut-être, un jour, ferai-je mon profit de vos conseils. Car tout arrive!

– Oh! jamais je n'ai eu, dans la cervelle, l'idée de vous donner l'ombre même d'un conseil. A quel titre, grand Dieu!.. Au revoir… Et merci encore!

– Au revoir, vous avez dit… Je retiens la promesse… Car, moi aussi, j'ai passé un inoubliable après-midi…

Elle lui avait tendu la main d'un geste de camarade, comme sur la falaise. Cette fois, sans demander de permission, il porta à ses lèvres les doigts dégantés et sa bouche experte appuya un baiser sur la peau tiède.

Puis, vif, sans attendre qu'elle eût protesté, il remonta dans l'auto et dit:

– A tout à l'heure. Je vais vous attendre!

V

Trois quarts d'heure après, il entrait dans la petite église, toute obscure, où, seule, brûlait la lampe du sanctuaire.

Claude Suzore était-elle là? L'idée lui traversa le cerveau que, fantasque comme elle semblait l'être, peut-être elle allait avoir changé d'avis et ne viendrait pas…

A demi-voix, il appela:

– Mademoiselle Suzore, vous êtes là?

Nulle parole ne répondit. L'église était déserte. Il en fit le tour, heurtant des chaises dans l'ombre, irrité d'avoir été joué, très déçu aussi…

Mais, soudain, la porte basse, enfoncée dans l'épaisseur du mur, s'ouvrit de nouveau. Il entrevit une forme mince. Allons, elle venait, fidèle à sa parole. A tort, il avait douté d'elle.

A son tour, elle demandait:

– C'est vous qui êtes là? monsieur de Ryeux.

– Oui; je commençais à avoir peur que vous ne m'ayez oublié.

– Eh bien, vous voilà rassuré. Installez-vous; je grimpe à l'orgue.

Comme il s'était rapproché, il distinguait un peu le blanc visage où les yeux dessinaient deux abîmes d'ombre.

– Je ne puis pas monter avec vous?

– Oh! non… Vous entendriez très mal. Mettez-vous, au contraire, loin, vers l'autel.

Il obéit, sentant qu'il ne pouvait faire autrement. Il entendit le pas vif s'éloigner sur les dalles, tourner sur l'escalier étroit. La lueur d'une faible lampe s'alluma dans la tribune, derrière l'harmonium. Il y eut un silence, puis quelques notes d'accord; et la voix du violon s'éleva dans la solitude et l'ombre, ample, vibrante, chaude ainsi qu'une voix humaine, en un son si large et si plein, qu'il écartait toute idée d'un accompagnement possible.

Alors, Raymond de Ryeux comprit qu'on lui avait dit vrai; cette enfant était une artiste rare qui possédait le don que nulle étude ne pourrait donner.

Certes, elle avait dû travailler beaucoup pour posséder, si jeune, la science qui donnait à son jeu, cette stupéfiante souplesse. Mais c'était d'elle-même que venait la puissance d'expression qui résultait de ce qu'elle sentait la musique, avec une force, et une profondeur émanées de quelque mystérieux foyer qui brûlait en elle.

D'abord, il avait écouté curieusement, séduit par l'originalité de cette séance offerte à lui seul. Puis, parce que – comme il le lui avait dit – il goûtait ardemment la musique, il oublia la violoniste, le cadre, absorbé tout entier, âme et cerveau, par le plaisir d'art.

Le violon se tut. Et comme un altéré, il pria:

– Oh! encore un peu… Encore!

L'artiste obéit. Peut-être son orgueil ne voulait rien devoir à l'homme qui, sur la falaise, avait obéi quand elle demandait «encore»!

Et le chant merveilleux monta de nouveau, s'épanouit avec une pureté grave et passionnée, tombant dans l'âme même de cet homme de plaisirs, où elle réveillait des fibres endormies, l'élevant un fugitif moment au-dessus de lui-même.

Mais soudain, encore une fois, la petite porte basse s'ouvrait. Des fidèles entraient qui venaient dire la prière du soir. Les têtes se dressèrent surprises, vers la tribune, où dans l'ombre, les dernières notes vibraient, telles une aérienne et mystérieuse prière.

Raymond de Ryeux, alors, tressaillit, échappé à l'envoûtement des sons; et, lui aussi, leva la tête vers la tribune. La lampe y était éteinte; et Claude Suzore, déjà, devait être descendue car il n'entendait aucun bruit dans l'étroit escalier, ni pas sur les dalles; sauf celui d'un prêtre, le curé sans doute, qui arrivait à son tour et passait, avec une génuflexion, devant l'autel.

Rapidement, Raymond de Ryeux sortit, oubliant que Claude lui avait demandé de ne pas la chercher, après qu'elle aurait joué pour lui. Mais, dehors, c'était maintenant la nuit complète. Le petit cimetière blotti autour de l'église était désert; et aussi la route qui montait vers Capelle, où des rafales, venues du large, haletaient à travers les branches.

VI

Sortant de son cabinet, Élisabeth Ronal alla appeler, au seuil de la grande salle où les infirmières accomplissaient leur tâche:

– Claude, tu es là?.. Veux-tu venir un instant?

La jeune fille releva sa tête brune, courbée vers le membre malade qu'elle entourait d'une longue bande, et, d'un geste inconscient, repoussa en arrière son voile d'infirmière, blanc comme la longue blouse qui l'emprisonnait.

– Tout de suite, je suis à vous, Élisabeth. J'achève le pansement et je viens.

Une minute, la jeune femme resta immobile à l'entrée de la salle que parcouraient ses yeux attentifs, errant sur les divers groupes des malades et des infirmières. Et son regard était lumineux d'intelligence profonde et de bonté. Sous la clarté des baies très larges, sa silhouette était toute mince dans la correction du sombre tailleur; la ligne du profil se découpait fine et ferme; les cheveux bruns, rayés, en avant, par une grosse mèche blanche, rejetés autour du front, simplement roulés en arrière, sur la nuque.

Elle sourit aux pauvres gens qui la saluaient d'un chaud: «Bonjour, docteur», car elle était très aimée. Puis, après un bref conseil à une infirmière qui l'avait appelée, elle laissa retomber la porte et rentra dans son cabinet.

Humble, s'y tenait une débile créature qui serrait dans ses bras un petit être chétif. Sa forme alourdie annonçait la maternité future. Près d'elle, debout, était une fillette qui paraissait quatre ou cinq ans, les yeux atones, le visage sans couleur; son pauvre corps, si maigre sous la robe, qu'il semblait fait seulement des os de la charpente.

– Allons, petite Cécile, viens que je voie ton bras, dit doucement Élisabeth, attirant la fillette, dont elle caressa les cheveux serrés en une maigre natte. Puis, avec des gestes légers et vifs, elle enleva le corsage qui recouvrait les épaules étroites. Ses yeux étaient remplis de pitié, observant le pauvre petit corps que rongeait la tuberculose, contre laquelle, la science, hélas! ne pouvait plus rien… L'examen achevé:

– C'est bien, mon petit, fit-elle, j'ai vu… Tu vas t'asseoir là et attendre bien sagement Mlle Claude qui va venir te chercher pour te panser… Voici un bonbon que tu croqueras pour te distraire… Tu es une raisonnable petite fille!

Elle rhabillait l'enfant avec le même soin maternel qu'elle avait eu pour la dévêtir. Puis elle se redressa et son regard, alors, tomba sur le corps déformé de la mère. Une sévérité triste assombrit ses yeux.

– Il faut donc encore vous répéter ce que je vous ai dit l'année dernière. C'est un crime… vous entendez bien, un crime… que vous commettez en vous prêtant à donner la vie à de pauvres êtres dont la santé est détruite à l'avance avec le père qu'ils ont!

La femme baissa la tête.

– Quand il revient de l'hôpital, il faut bien que je lui obéisse!..

Élisabeth eut un geste négatif, et fermement, elle dit:

– Il y a des limites à l'obéissance. Dites-lui que, quand il ne boira plus, vous consentirez à être mère. S'il ne vous écoute pas, envoyez-le-moi. Je tâcherai de lui faire comprendre qu'il n'est pas permis de créer des êtres, quand c'est pour les destiner sûrement à souffrir, même plus, à mourir…

La femme baissait toujours plus la tête. Mais avec une figure lasse et butée, elle répéta:

– Il ne m'écoutera pas. Il me battra si je ne veux pas ce qu'il veut, lui…

Élisabeth n'insista plus. Elle le savait trop bien qu'elle prêchait l'impossible. Elle avait parlé dans un élan de révolte devant la misère du pauvre corps d'enfant. Mais c'était vrai que, même le voulût-elle, la malheureuse qui se tenait là, avec un air de bête écrasée, ne pouvait résister au maître, et peut-être, d'ailleurs, n'en avait pas le désir. Lui, Élisabeth le connaissait bien, brûlé par l'absinthe; les trois quarts de l'année à l'hôpital, revenant juste au logis pour rendre mère, la misérable qui, passive, voyait ensuite mourir ses petits. A la fin du précédent hiver, elle en avait perdu deux. La gamine qu'Élisabeth venait d'examiner arrivait de Berck; et même la brise iodée, respirée tout l'été, n'avait pu vaincre le mal. Le bébé décharné que la mère serrait sur sa poitrine allait, à son tour, en être la victime… Pour Élisabeth Ronal, c'était une vraie souffrance que de se sentir impuissante… Rien, elle ne pouvait rien… Sinon se dévouer toute, pour soutenir et consoler…

Claude entrait, svelte sous sa blouse, marquée vers l'épaule de la croix rouge. Échappées au rigide bandeau du voile, quelques boucles frôlaient le front.

– Claude, vois donc si Mlle de Villebon pourrait maintenant – ou dans peu de temps, – donner le bain fortifiant à ce petit! Asseyez-vous dans la galerie d'attente, madame Lefort. Il y fait bien chaud. Mlle Claude va venir vous donner la réponse; et elle emmènera Cécile pour le pansement.

Déjà, Claude revenait, un peu haletante d'avoir monté en courant l'escalier du sous-sol où étaient installées les cabines de bain.

– Dans dix minutes, Mlle de Villebon aura fini avec la petite Baudache. Elle pourra baigner l'enfant.

– Parfait!.. Vous avez entendu? madame Lefort. Descendez donc avec Mlle Suzore qui va vous conduire à la salle de bains; et pendant que vous déshabillerez votre bébé, elle s'occupera de Cécile. Allons, au revoir, soignez-vous bien aussi. Claude, tu lui donneras un flacon de kola. Ce lui sera bon et tu m'apporteras sa fiche, que je l'annote.

Tout en parlant, elle appuyait sur le timbre, pour qu'un nouveau visiteur fût introduit.

Et Claude disparut, guidant la femme qui la suivait, la marche traînante. Elles laissèrent la petite Cécile assise sur la banquette d'attente où Claude allait venir la rechercher; et par un escalier blanc comme l'était tout le dispensaire dont le ripolin avait revêtu les murs, elles descendirent dans le sous-sol, éclairé par de vastes soupiraux. De chaque côté de l'allée, des cabines pour les bains. Des cris d'enfant s'échappaient de certaines, mêlés au bruit des voix. A gauche, une baie ouverte laissait voir la longue pièce, où, devant la table, une infirmière préparait le coton à stériliser et les bandes à pansement. Une autre, devant une armoire béante, atteignait les draps que l'œuvre fournissait avec une couverture pour une quinzaine, et qui, ce temps écoulé, étaient rapportés au blanchissage. Quand Claude passa, un vieux déposait justement le fardeau qu'il rapportait. Il interpella la jeune fille:

– Eh! madame, je voudrais bien des toiles propres!..

– Ce n'est pas moi qui les donne. Demandez à Madame, fit-elle, indiquant la jeune femme occupée à l'armoire, une brune charmante dont le visage émergeait du col d'Irlande, apparu par l'échancrure de la blouse.

Et continuant sa route, elle alla frapper à la porte d'une des cabines où hurlait un petit. Elle frappa.

– Mademoiselle de Villebon, voici Mme Lefort que le docteur vous envoie.

– Bien, qu'elle entre. Nous avons fini avec Mme Baudache.

Elle entr'ouvrit la porte. En effet, une femme rhabillait une espèce de petit avorton qui crispait son maigre corps et criait à pleins poumons. Éperdument, il se débattait entre les mains qui prétendaient lui entrer une brassière.

– Il souffre? interrogea Claude.

– Non… non… Il est rageur seulement. Aussi, nous ne nous occupons pas de ses protestations et nous l'habillons bon gré mal gré.

En effet, la mère et l'infirmière s'évertuaient à revêtir les bras, aussi minces que ceux de quelque poupée, les jambes gigotantes tachetées de boutons.

Claude les laissa, remonta, toujours courant, l'escalier clair, reprit au passage la petite Cécile qui n'avait pas bougé de son banc, et l'introduisit dans la salle de pansements.

– Je reviens tout de suite, petite fille; assieds-toi là. Je fais une commission pour le Docteur, et puis, je m'occupe de toi!

L'enfant obéit avec une docilité d'animal dressé; et sans un mot, la même expression morne sur son visage souffrant, se laissa placer sur la chaise blanche, trop haute pour ses petites jambes, qui battaient dans le vide.

Et Claude disparut très vite pour aller chercher la fiche demandée par Élisabeth.

Avec des centaines d'autres, portant le nom, les détails sur le malade, le traitement suivi, la fiche était enfermée dans le meuble à coulisse qui occupait un des angles de la vaste salle d'attente, où, sur des bancs, rangés les uns derrière les autres, les malades attendaient leur tour de consultation, sous la garde d'une surveillante. La salle était baignée d'air, de lumière, même par ce jour gris d'automne. Sur le ripolin immaculé, un grand Christ allongeait des bras douloureux. Une petite table servait de bureau.

Il y avait bien là une cinquantaine de malheureux, venus chercher des soins. Dociles, ils attendaient, rangés, sur les bancs, selon leur tour d'arrivée. Une allée séparait les malades qui étaient là pour le docteur Ronal, de la phalange des mères, qui amenaient leurs petits à l'examen du docteur spécialiste pour la vue, dont c'était le jour de consultation. Il y en avait de tout petits qui sommeillaient ou geignaient entre les bras des femmes, appliquées à les tenir paisibles; et de plus âgés qui eux, avaient peine à demeurer tranquilles sur leur banc, se levaient, tombaient, criaient; ce qui provoquait les «chut!» impatients de la surveillante, très sévère sur le chapitre de la discipline.

Quelques mères ayant imaginé de promener leurs nourrissons pour les endormir, elle les rappela vivement à la règle, qui était d'attendre à sa place, en silence.

Du côté des adultes, nulle infraction. Tous, vieux ou jeunes, attendaient, avec une expression de patience résignée.

Les yeux se tournèrent vers Claude, qui entrait et eut un petit signe de bienvenue à des habitués qui la saluaient. Elle fourragea dans le meuble aux fiches, le geste précis, découvrit aussitôt ce qu'elle cherchait et porta le papier à Élisabeth, occupée maintenant à recueillir les confidences d'une jeune femme qui avait un visage désolé.

Claude, discrètement, posa le papier sur le bureau et disparut, regagnant la salle de pansements, où les huit infirmières, de service ce jour-là, accomplissaient leur tâche. Par les hautes fenêtres, là aussi, s'épandait largement la mélancolique clarté d'octobre, sur les murs luisants, couleur de neige, aux angles arrondis, sur la faïence blanche des lavabos, sur le métal étincelant des outils étalés sur la table, derrière laquelle se tenait l'infirmière auxiliaire.

Et puis, assis sur les chaises blanches, elles aussi, la ligne des misérables qui venaient chercher, sinon la guérison, du moins le soulagement, et autour desquels s'empressaient les infirmières. Sur les plaies, elles mettaient les compresses, enroulaient les bandages, et leurs gestes avaient une douceur adroite, suivis par le regard anxieux des patients, hommes et femmes de tout âge.

Claude était revenue vers l'enfant qui attendait toujours sans bouger, ni parler, ni penser, et elle lui sourit:

– Eh bien, nous allons maintenant te soigner, petite fille.

Et elle s'agenouilla pour laver les plaies qui ensanglantaient les pauvres membres.

Jusqu'au bout de la longue salle immaculée, c'était ainsi des souffrances qui imploraient l'apaisement, que, depuis le début de l'après-midi, leur dispensaient les mains compatissantes.

Et après ces malheureux, d'autres encore, ce jour-là, allaient venir, pour lesquels l'inlassable charité poursuivrait son œuvre…

VII

Le dernier malade était sorti, les instruments soigneusement stérilisés, et Élisabeth avait dit à ses aides:

– Maintenant, allons goûter!

Dans son accent, il y avait l'intime joie d'une créature consciente d'avoir bien rempli sa tâche.

Claude refoula, bravement, le «Enfin!» qui lui montait aux lèvres, cri de délivrance instinctif; et, tandis que ses compagnes passaient au lavabo et y enlevaient leurs blouses, elle grimpa dans sa chambre, sa cellule, comme elle disait. Elle aussi rejeta son uniforme de service. Mais sa main l'écartait d'un geste presque violent; et des mots – combien sincères! – s'échappaient de ses lèvres tremblantes un peu…

– Quel supplice, de tels après-midi!

A pleins poumons, devant sa fenêtre large ouverte, elle aspirait l'air humide, presque glacé, du crépuscule d'automne, tout en vaporisant sur elle le jet d'un flacon qui embaumait le muguet.

Mais sa main était machinale, tant sa pensée était envahie par l'instinctive révolte de son être jeune, sévèrement contraint tout l'après-midi à l'austère labeur.

– Comment vais-je retrouver le courage d'être encore une véritable aide pour Élisabeth! C'est odieux, cette odeur de misère, de maladie, de saleté, de blessure! Oh! il me semble que j'en suis imprégnée à ne pouvoir m'en délivrer!

Pourtant, elle venait de baigner son visage d'eau fraîche, brosser les boucles rebelles autour du front, savonner les mains qui, adroites, avaient pansé les plaies, très doucement. Elle songea, un peu calmée par la violence même de sa révolte:

– Peut-être l'accoutumance va me venir en aide! Mais pourquoi, tout à coup, ai-je si fort l'horreur de tant de laideur dans les visages, dans les maisons de pauvres qui forment notre quartier, qui entourent la mienne! Ah! la misérable chose que je suis!.. pour un instant seul, j'espère!

Pourtant, depuis des années, même avant qu'elle partît pour Landemer, deux mois plus tôt, elle accomplissait cette tâche comme un devoir tout simple, qui l'intéressait fort… Elle estimait, très sincère, que toute créature se doit à un devoir et, dans la mesure de ses moyens, à ceux de ses semblables qui ont besoin de son assistance.

Et puis, là-bas, libérée de ses devoirs quotidiens, maîtresse absolue d'elle-même et de son temps, elle semblait brusquement s'être transformée. On eût dit qu'en elle, avait jailli une poussée d'égoïstes désirs, d'aspirations violentes vers la fortune, le succès qui enivre, une vie harmonieuse artistement; une soif d'indépendance l'étreignait, avec le besoin de dominer gens et choses. Ainsi de méchants prisonniers longtemps captifs, se redressent impérieux, sentant moins la main du maître, et réclament la liberté, prétendant vivre leur vie.

Comme à Landemer, le jour où elle avait reçu la dernière lettre d'Élisabeth, elle regardait machinalement son image éclairée de reflets bizarres par la petite lampe dont la brise faisait trembler la flamme. Visage de jeune sphinx, sévère, presque dur, où, dans les prunelles élargies, luisait la lueur montée des plus intimes profondeurs de l'être moral.

Elle pensait:

– Sans doute, l'influence d'Élisabeth va me ramener à ce que j'étais! Mais, à cette heure, je ne me sens plus qu'une vilaine âme d'arriviste qui veut jouir de tout ce qui est séduisant dans la vie, mordre dans ses plus beaux fruits, en épuiser la saveur… Je ne peux pas… Je ne dois pas!

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