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Le chemin qui descend
Le chemin qui descend

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Le chemin qui descend

Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Vous voulez aller très vite? j'imagine, interrogea-t-il.

– Oui, quand il n'y a rien à voir!

– Bon, entendu!.. Vous doutez-vous que je suis enchanté de l'idée de ma mère?

Elle riposta, imperceptiblement ironique:

– Vous êtes enchanté à peu de frais!.. Je vous ai prévenu que j'étais une ennuyeuse compagne!

– Je n'en suis pas, cependant, convaincu encore… Enfin, on verra bien, comme disent les bonnes gens prudents… Nous montons la côte de Landemer à une sage vitesse, puisqu'elle est jolie… C'est votre avis?

– Oh! oui!

Il n'insista pas. Et la voiture se prit à filer assez vite pour que la sensation de vol vînt griser Claude; pas assez, pour qu'elle ne pût distinguer que des images confuses. Le vent fouettait son visage, soulevant les boucles autour du voile dont les longs pans voletaient éperdument.

Elle regardait avec de larges prunelles, sans un mouvement, ni une exclamation. Ils traversèrent Landemer. Dans les creux des falaises, les bruyères roussissaient. Des fleurs d'or piquaient les buissons épineux des ajoncs. La brise violente courbait les branches, arrachait les feuilles brûlées par l'été, dressait en crêtes neigeuses les vagues qu'elle poussait au large.

Ils laissèrent derrière eux le village où les dernières maisons s'égrenaient sur le haut de la falaise… Et ce fut la route en corniche qui fuyait droite, au-dessus de la mer.

– Alors, maintenant, de la vitesse? fit-il brièvement, un peu tourné vers elle; et, une seconde, il y eut, dans ses prunelles, un éclair, tandis que ses yeux se posaient sur le jeune visage où, dans le pâle ivoire de la chair, les lèvres semblaient deux fleurs de sang.

Elle l'effleura d'un regard que rendait un peu vague l'ivresse du mouvement.

– Oui, c'est cela, vite!

Et alors, ainsi qu'elle l'avait souhaité, ce fut la course vertigineuse, la volupté du danger frôlé, les nerfs exaspérés, tout l'être vibrant sous le choc brutal du vent. Droite, elle regardait presque haletante, ses joues mordues par le souffle de la mer qui lui jetait aux lèvres une saveur de sel et d'eau. Comme des images de rêve, elle voyait fuir des plaines désertes; sur la route, quelques charrettes dont les conducteurs les saluaient d'exclamations furieuses… Puis Gruchy apparut, ses petites maisons écrasées, mélancoliques, dans leurs murs de pierre grise; avec leurs jardinets où, sur un banc, somnolaient des vieux qui se chauffaient au soleil d'automne et relevaient à demi la tête, au bruit de l'auto faisant accourir la bande des gamins aux joues écarlates et barbouillées.

Puis, encore, ce fut la lande, la route nue, la ligne lointaine de la mer, bleue comme le ciel de septembre où l'équinoxe amenait, sans relâche, des nuées lourdes d'un blanc d'argent… Et la silhouette grandissante du phare se découpa sur l'immensité des eaux.

Dans la solitude de la falaise, peuplée par quelques moutons noirs en quête d'une herbe courte, il se dessinait à chaque minute davantage, en lignes plus puissantes qui précisaient les détails de sa masse.

Et seulement alors, Raymond de Ryeux ralentit la course de sa machine, avec une autorité de maître. Plus lentement, elle roula; et il semblait, par contraste, qu'elle n'avançait plus… Puis, enfin, elle s'arrêta devant la barrière qui enserrait le phare et les constructions accroupies à sa base.

– Voilà! Nous sommes arrivés! dit Raymond de Ryeux, se tournant vers sa compagne. Êtes-vous contente? Était-ce bien ce que vous désiriez?..

– C'était exquis! fit-elle: et elle respira largement; une ondée de sang montait à ses joues pâlies un peu.

– Vous n'avez pas eu peur?

– Je n'y ai pas pensé… Vous donnez une telle sensation de sécurité! Vous conduisez très bien.

Il n'y avait nul accent complimenteur dans sa voix; elle énonçait un fait évident, ainsi que lui, le matin, quand il avait parlé de son talent de violoniste.

Tout de même, cette approbation lui fut sensible; elle en eut soudain l'intuition, encore qu'il n'en témoignât rien. Il interrogea seulement:

– Nous laissons un moment l'auto, voulez-vous?.. Il faut que vous voyiez bien la côte…

– Oui, très volontiers.

Il avait sauté à terre et lui tendait la main. Elle se dressa, d'un mouvement un peu incertain de créature qui rentre dans la réalité, et se cambra une seconde, en arrière, d'un geste inconscient. Puis, sans toucher la main qu'il lui offrait, elle sauta à son tour et, au hasard, fit quelques pas, frappant le sol de ses pieds engourdis par l'immobilité.

– Oh! c'est bon de remuer! s'exclama-t-elle joyeusement.

Elle s'avançait vers l'extrémité de la falaise, laissant derrière elle le phare, dont le gardien les regardait, distrait par leur visite soudaine. Au bas de la gigantesque muraille de pierre, la mer jetait sur les roches, des torrents de mousse écumeuse; la côte profilait, loin, sa ligne dentelée, très précise, car il n'y avait pas de brume. Le ciel, balayé par les rafales, était d'un bleu violent, presque aigu.

Raymond de Ryeux arrêta sa compagne par une interrogation drôlement lancée.

– Est-ce que vous vous amusez encore? mademoiselle Suzore. J'espère bien que non.

– Pourquoi?

– Parce que je ne m'«amuse» plus à conduire, moi… Alors, j'aimerais bien causer…

– Quelle singulière idée! fit-elle, moqueuse.

– Ce serait plus gai!

– Croyez-vous?.. Soit… Parlons. Commencez.

– Vous m'intimidez… Vous êtes si peu encourageante!

Ils se mirent à rire. En dépit des quelques sillons blancs qui rayaient ses cheveux sur les tempes, il était bien encore un homme jeune, et il en avait toute l'apparence, surtout en ce moment où ses yeux de loup, pailletés d'or, étincelaient brillants de gaieté, dans le visage fouetté de sang par le rude vent qui avait avivé la couleur des lèvres, – les lèvres gourmandes, saines et fortes, sûrement habiles à la morsure et à la caresse du baiser.

Claude en eut l'impression; et avec son hardiesse paisible de fille avertie, elle pensa, ainsi qu'elle eût jugé quelque lutteur antique:

– C'est un beau mâle que M. Raymond de Ryeux! Il doit, en effet, avoir du succès!

Puis elle continua tout haut:

– Nous allons jusqu'à la plage…

– Vous savez que le sentier est très difficile, taillé à peu près à pic dans la falaise!

– Qu'est-ce que cela fait? dit-elle, insouciante. Ce sera plus amusant!

Il insista:

– Vous n'allez pas vous tuer?.. Avoir le vertige?

Dans les yeux qui s'attachaient à son visage, elle planta ses larges prunelles qui ignoraient la peur des êtres et des choses:

– Jamais je n'ai le vertige. J'ai une tête très solide. Pourquoi en doutez-vous? Ai-je donc l'air d'une femmelette?

– Pas du tout. Vous avez plutôt la mine d'un jeune garçon très résolu.

– Je ne me doutais pas que j'étais si masculine!

– J'ai dit que vous aviez une mine résolue de jeune garçon; mais je ne vous trouve pas masculine!.. Oh! non, pas du tout!

Elle eut une imperceptible contraction des sourcils, hérissée tout de suite, devant la banalité du compliment possible. Et sans répondre, elle s'engagea dans l'étroit sentier qui dévalait jusqu'aux roches du rivage.

C'était vrai que le chemin constituait un vrai casse-cou; très étroit, pierreux, campé au bord du vide, abrupt de plus en plus, à mesure qu'il s'enfonçait vers le sable.

Mais Claude ne s'en embarrassait guère; le pied sûr, elle descendait, souple et ferme, de cette allure vive qui lui était propre, sans s'occuper de son compagnon qui la suivait en silence, attentif à la surveiller; lui aussi, avec une adresse d'alpiniste.

– Prenez garde! lui jeta-t-il seulement comme ils approchaient de la plage. Ici cela devient tout à fait laborieux! Voulez-vous ma main?

– Ce serait bien inutile; merci!.. Je suis accoutumée à me tirer d'affaire toute seule.

Elle descendait, sans peine apparente, en effet, à travers les éboulis, les degrés de plus en plus hauts qui formaient des semblants de marches… D'un dernier bond, elle sauta sur le sable enfin atteint; et, se retournant, attendit son compagnon qui arrivait derrière elle, plus lent mais le pied aussi adroit, l'allure aussi libre.

Il sourit de la voir qui le regardait avec une attention un peu curieuse au fond des prunelles et l'accueillait d'une exclamation moqueuse:

– Eh bien, malgré vos craintes, nous ne sommes morts ni l'un ni l'autre… Et nous sommes fiers de nous! n'est-ce pas?

– Très fiers! approuva-t-il du même ton qu'elle avait eu. Mais vous aviez raison, vous n'avez pas besoin de secours… Est-ce que dans la vie, comme dans les sentiers de falaise, vous ne comptez que sur vous seule?

– Mais… heureusement!.. oui.

– Même dans votre carrière?

– Dans ma carrière, je compte beaucoup sur moi-même… Mais je sais qu'il me faut aussi compter, non pas sur, mais avec les autres.

– Et vous comptez?..

– Que vous êtes curieux!

– Oh! vraiment?.. Je suis confus alors…

Il le disait, mais l'était si peu que Claude se mit à rire:

– Oui, vraiment… Mais vous venez de me procurer une telle promenade, que je vous dois bien une réponse en guise de remerciement. Eh bien, les gens très sages… – comprenez, très avisés!.. – qu'il m'arrive comme à tout le monde de fréquenter, prétendent que je manque de souplesse et devrais apprendre l'art des courbettes. Mais j'espère bien que je l'ignorerai toujours! Je suis pour cela à bonne école, auprès d'Élisabeth Ronal. Depuis ma petite enfance, je la vois prêcher et pratiquer l'indépendance que je trouve, comme elle, le bien par excellence.

Entre ses dents, elle l'entendit murmurer:

– L'indépendance! Est-ce que jamais l'on est indépendant?..

– Bah! quand on le veut fortement!.. Regardez comme la mer nous en donne l'exemple… Comme elle vient vers nous, impérieuse, sans s'occuper de nos chétives présences, qu'elle culbuterait sans même les soupçonner en allant droit vers son but…

– Oui… mais nous ne sommes pas la mer! fit-il un peu ironique.

– Non, nous sommes des volontés conscientes.

Il la regarda curieusement. Elle ne prenait plus garde à lui. Elle s'avançait vers la mer, à travers le chaos des roches, insouciante du sol détrempé par le choc furieux des vagues qui s'écrasaient sur leurs têtes déchiquetées. Tout au bord de l'eau haletante, elle s'arrêta seulement, les mains tendues vers la poussière d'écume qui jaillissait des remous; ses yeux erraient sur l'immense horizon où, lointaines, des voiles passaient, blanches dans la lumière.

Une rafale plus violente fit sauter jusqu'à son visage quelques gouttelettes qui mouillèrent sa bouche. Alors, instinctivement, elle promena le bout de sa langue sur ses lèvres humides, pour recueillir la saveur de la mer.

– Vous avez soif? questionna près d'elle la voix railleuse de Raymond de Ryeux. Alors, nous pouvons remonter. J'ai fait placer votre goûter dans l'auto.

Elle se mit à rire:

– Quelle bonne idée vous avez eue là! Remontons… Prosaïquement, j'ai une faim dévorante!.. Vous, pas?

– Moi?.. Eh bien… moi, aussi!.. Je vous préviens que la remontée va être plus dure encore que la descente. Aussi, je passe en avant.

– Soit, si vous voulez..

Il avait raison, l'escalade était laborieuse; car il ne s'agissait plus de sauter, mais de se hisser sur les vagues degrés, si hauts que, très difficilement, une femme pouvait les gravir. Raymond de Ryeux, qui montait le premier, entendit soudain le rire de Claude. Avec une mine dépitée, elle regardait l'obstacle à franchir, un fragment de roche qui barrait le sentier et qu'il fallait escalader… Il redescendit de quelques pas et se rapprocha d'elle.

– Voyons, ne soyez pas orgueilleuse! Donnez-moi la main. Nous irons ainsi beaucoup plus vite… Montrez-vous une enfant obéissante!

Une enfant!.. A cette appellation paternelle, l'indéfinissable sourire courut sur ses lèvres. Si peu, elle était, et se savait une enfant, même auprès de cet homme, qui avait cependant le double de son âge! Et taquine, elle jeta:

– J'aime mieux aller seule, je vous l'ai déjà dit.

Mais au même instant où elle parlait, une grosse pierre s'ébranlait sous son pied. Une seconde, elle chancela. Aussitôt, elle sentit sa main saisie par la main ferme de Raymond de Ryeux, et de telle sorte, qu'elle comprit qu'il ne la lâcherait point.

– Allons, pas d'imprudence inutile! fit-il avec une sorte de rudesse impérieuse. Vous m'êtes confiée… Je vous rendrai votre liberté seulement quand ce passage sera traversé. Tenez, mettez votre pied là… Puis ici… Bien. Maintenant, un vrai bond pour grimper cet échelon…

Comme il lui commandait, elle s'élança, amusée de subir cette volonté qui s'imposait à la sienne. L'élan avait été si vif qu'elle vint se heurter contre lui, qui fut frôlé tout entier par le jeune corps souple.

Elle éclata de rire et s'exclama:

– Oh! pardon!.. Je vous ai trop bien obéi!

Une seconde, pas même une seconde, il la retint ainsi tout près de lui; – peut-être simplement parce que l'espace était bien étroit où ils se trouvaient réunis, dans le sentier qui surplombait la mer…

Mais tout de suite, elle jeta, la voix un peu mordante:

– Eh! bien, nous n'avançons plus?

– Mais si…

Sans lâcher la main qu'il sentait frémir, impatiente, dans la sienne, il reprit la montée qui devenait, de minute en minute, plus facile.

– Maintenant, merci… Je puis bien aller seule. Je préfère, dit-elle, impérative à son tour.

Cette fois, aussitôt, il desserra sa solide étreinte.

– Allez…

– Pas bien loin!.. Nous arrivons!

En effet, adroits comme ils l'étaient tous deux, ils eurent vite gravi la dernière pente, et ils furent sur la lande déserte où le vent écrasait l'herbe courte.

– Eh! bien, nous voilà encore arrivés sans aventure fâcheuse, malgré vos appréhensions! lança-t-elle, un peu railleuse.

– Des appréhensions bien vaines, je le reconnais. C'est que je ne suis pas habitué à de si vaillante compagne de promenade.

– Mme de Ryeux n'est pas marcheuse…

– Oh! pas du tout, articula-t-il, avec une conviction ironique. Si elle s'était trouvée, pour ses péchés, sur cette lande déserte, sûrement elle n'aurait pas imaginé même qu'on pût s'engager dans le sentier de chèvre que nous venons d'arpenter. Et maintenant, goûtons, voulez-vous?

– Oui. Nous restons ici?

– A moins que vous ne préfériez aller ailleurs? Je prends le panier…

Elle le laissa faire; cela lui semblait tout simple qu'il la servît; et son féminisme prenait un inconscient plaisir à ce que l'homme sentît, même en cette menue circonstance, qu'il n'était pas le maître.

Pourtant, quand il revint, l'instinct de la «ménagère» se réveilla en elle; vive, elle ouvrit le panier pour excursion qui enfermait, avec le goûter lui-même, tous ses accessoires, théière, bouilloire, tasses, assiettes, même thermos… Elle commençait à sortir les bibelots. Il l'arrêta:

– Vous n'avez pas peur du vent, ici? Vous n'aurez pas froid?

– Froid!.. Oh! non!.. Je n'ai pas froid du tout… Voyez comme mes mains sont chaudes!

Elle les lui tendait, d'un geste franc de camarade. Il les prit et les souleva un peu vers ses lèvres; elles étaient longues, fines, très soignées, l'annulaire droit serti par un seul jonc d'or où s'enchâssait une large chrysolithe.

– Puis-je?.. Me permettez-vous?..

– Non, certes, fit-elle, presque raide, avec un froncement des sourcils, qui, une seconde, rendit son visage dur. J'ai horreur du flirt et de tout ce qui en approche.

– Alors, mettons que je n'ai rien dit.

Et aussitôt, il laissa les mains retomber.

– C'est cela. N'oubliez pas que je ne suis rien d'autre qu'une compagne de passage… Je puis dire, plus justement, un compagnon, puisque vous trouvez que j'ai l'air d'un jeune garçon…

– Pas toujours! prononça-t-il brièvement. Vous devez être, ou vous serez… une dangereuse androgyne…

– Dangereuse?

– Oui, pour les pauvres diables qui, bénévolement, se laisseront attirer par vous.

– Vers moi, corrigea-t-elle; mais pas, par moi! Et contre mon gré!

– Quel air de protestation!

– Je ne proteste pas. Je vous livre tout simplement mon idée bien sincère. J'aime trop mon indépendance pour ne pas la défendre contre toutes les intrusions. Voilà. Et maintenant, si nous goûtions?

Il se mit à rire de son accent de gamine affamée. Il prenait le thermos.

– Du thé, voulez-vous?

– Oh! oui, ce sera délicieux!

– Alors, je vais vous installer.

– Où?.. Vous seriez bien en peine…

– Non… dans l'auto…

– Comme une vieille dame?.. Jamais de la vie! Voici ma tasse. Versez-moi ce bienheureux thé; et je vais le prendre là, debout, devant la mer… la mer que dans si peu de jours, je ne vais plus voir!

– Vous êtes fâchée de rentrer à Paris?

– Navrée!

– Pourquoi? questionna-t-il hardiment.

– Pour tant de raisons!..

– Qui sont des secrets?

– Non… Mais je suis un livre à serrure; et je n'ai pas pour habitude d'en donner la clef aux étrangers.

Il ne se laissa pas désarçonner; et gaiement, il prononça:

– Ici, nous sommes en dehors des habitudes.

– C'est vrai… Ce n'est pas l'usage, vous avez raison, qu'une jeune personne s'en aille courir les routes et goûter, sur une falaise déserte, avec un monsieur inconnu.

– Pas inconnu du tout. Vous savez très bien qui je suis…

– Oui… je sais… un peu…

Elle ne poursuivit pas. Elle se souvenait du jugement de Mlle de Villebon, et une indéfinissable expression détendait la ligne ferme de ses lèvres.

Il le remarqua aussitôt.

– Vous avez entendu dire du mal de moi, n'est-ce pas?

Elle mordait son sandwich à belles dents, et négligemment, elle laissa tomber:

– Non… pas du mal!

– Pas du bien, sûrement!

– Ni du bien ni du mal… La vérité, tout uniment, ce me semble…

– Voulez-vous me dire ce que c'était?

Elle rit et but une gorgée du thé brûlant.

– Bien sûr que non! D'ailleurs, je ne m'occupe jamais que de ma propre impression.

– Et quelle est votre impression? Est-ce que vous consentiriez à ouvrir la serrure pour me la confier?.. puisque je suis en cause…

– Je pense que vous êtes très curieux…

– Non!.. simplement, j'aime à m'instruire.

– Sur ce qui se passe dans le cerveau, ou le cœur, des gens que vous rencontrez!..

– Oh! pas de tous!.. Oh! non!.. Encore un sandwich?

– Oui… Ne me trouvez pas une affreuse gourmande. Mais cet air délicieux m'a donné un appétit de loup.

– A moi aussi!.. Alors dévorons! Heureusement, le maître d'hôtel de ma mère a été généreux! Seulement, je fais très mal mon service… J'aurais dû vous offrir une assiette et une fourchette pour manger vos sandwiches, tenir devant vous ladite assiette…

– Un soin bien inutile que vous auriez pris là! Je suis si habituée à me nourrir «en camp volant»… Que de fois, il m'est arrivé de déjeuner comme cela, debout, d'une tasse de lait et d'un petit pain, dans quelque modeste crèmerie.

Il la regarda, presque choqué; mais l'élégante originalité du visage dissipa aussitôt l'impression.

– Ça devait être bien désagréable! remarqua-t-il seulement, très convaincu.

A son tour, elle lui jeta un coup d'œil de sincère surprise:

– Qu'est-ce que cela peut bien faire?.. Est-ce que vous êtes un sybarite?

– Déplorablement… oui, je le crains… Et je n'ai pas envie du tout de me corriger!.. Mon excuse, c'est que depuis ma plus tendre jeunesse, on m'a donné, sur ce chapitre, de très fâcheuses habitudes. Ainsi, j'ai été amené à croire impossible – sauf nécessité absolue! – de manger autrement que devant une table correctement dressée, ayant derrière moi un serviteur, non moins correct, pour me présenter ma pitance… C'est ridicule, mais c'est comme cela… Peut-être, pour cette raison, je ne vous vois pas du tout, avec votre visage, à la Vinci, dans une honnête crèmerie!.. J'aime même mieux ne pas penser que vous pouvez vous trouver dans un pareil cadre!

– Pourquoi?

– Parce qu'il vous va fort mal!.. Je vous avoue mes faiblesses. Ne vous moquez pas de moi!

– Que vous êtes donc «homme du monde»! Moi, je ne suis pas une femme du monde; c'est pourquoi, sans doute, la crèmerie me laisse indifférente.

– Vous n'êtes pas une femme du monde? Qu'êtes-vous donc, alors?.. Voulez-vous me le dire, puisqu'il est convenu que je suis curieux…

– Ce que je suis?.. Une femme qui gagne sa vie!

– Eh! bien, je vous en adresse mon très respectueux compliment d'être inférieur qui ne sait que dépenser l'argent, à lui légué par sa famille.

– Je suppose que c'est là une agréable situation!.. Mais tout de même, vous avez raison, une situation un peu inférieure!.. Je me demande comment un homme qui pourrait devenir quelque chose, se contente d'être une inutilité de luxe!

Une fibre tressaillit en lui. Il lui était désagréable que cette singulière petite fille le jugeât une nullité; d'autant qu'elle avait parlé ni rude ni agressive, seulement un peu dédaigneuse.

Et impatient, il jeta:

– A quoi bon compliquer la vie d'obligations que rien n'impose?

– Rien, peut être, sauf le désir de posséder une valeur personnelle!

Il rit, avec une mine de confusion voulue:

– Je suis très paresseux et tout à fait dépourvu d'ambition. J'avoue qu'il me suffit d'être un pauvre clubman trouvant intérêt à son écurie de courses, et encore à toute sorte de distractions et plaisirs, plus ou moins frivoles, je le reconnais… En toute humilité, je dois confesser que jamais, il ne m'est venu la prétention de valoir quelque chose!..

– Ah? fit-elle, brièvement. Mais je suppose que vous plaisantez! Autrement…

– Vous vous arrêtez?.. Quoi? autrement… Dites… Je veux savoir ce que vous pensez sur mon compte…

– Autrement, je dirais: «tant pis pour vous», s'il en est ainsi!..

Il comprit très bien qu'elle le jugeait avec sa rigueur de femme consciente des difficultés et du prix de la lutte pour la vie qu'il ignorait lui-même… Et aussi avec l'intransigeance des êtres jeunes. Pourtant, il interrogea, mi-dépité, mi-intéressé:

– Est-ce que vous parlez sérieusement?.. ou bien pour me faire honte?.. Vous savez comment on en use avec les petits?

– Je suis très sincère.

– Ah!.. Eh bien, à mon tour de dire «tant pis»! Alors, vous, mademoiselle, vous vous mouvez dans l'existence, attentive toujours à suivre un idéal que vous prétendez atteindre?

A sa profonde surprise, elle ne répondit pas tout de suite; et l'accent était un peu étrange quand elle dit enfin:

– Jusqu'ici, oui, il en a été ainsi pour moi.

– Jusqu'ici?..

Elle haussa les épaules.

– Sait-on jamais l'avenir!

Puis, brusquement, elle fit quelques pas en avant vers la mer. Il ne la suivit pas. De nouveau, il la regardait curieux, et avec le même plaisir des yeux; mais, en lui, demeurait une sorte d'impatience devant la sévère impertinence de son jugement sur lui, qu'il devinait trop bien. Ce en quoi, il voyait juste. Toutefois, chez elle aussi, il y avait de la curiosité. Ce Raymond de Ryeux lui paraissait un type un peu particulier, de cette phalange des gens du monde qu'elle englobait dans un impitoyable dédain. Plus intelligent, semblait-il, que la plupart, cependant; et elle s'amusait de sa galanterie caressante, comme des imprévus de leur situation, sur cette lande isolée. Les hommes qui l'approchaient d'ordinaire, chez Mme Ronal, étaient plus austères ou plus rudes. Avec ses camarades du Conservatoire, c'était autre chose encore… Celui-ci était d'espèce différente…

Comme elle ne bougeait pas, il appela:

– Je crois qu'il faudrait songer au retour, mademoiselle.

– Déjà?..

Vivement, elle avait tourné vers lui un visage déçu; et il oublia son impatience.

Il dit aussitôt:

– Nous resterons autant que vous voudrez!

– Alors, encore quelques minutes de grâce; et puis, en gens bien sages, nous partirons! C'est réellement exquis, cet espace, ce vent, cette solitude, ce silence!

– Ce silence… Hum! nous n'étions pas silencieux tout à l'heure! J'ai même entendu de dures vérités!

Une courte flamme monta aux joues de Claude.

– Prenez-les pour ce qu'elles valent, venues d'une étrangère dont l'opinion n'a cure pour vous. Mais vous avez raison, ma franchise a été malhonnête… Et je m'en excuse!

Maintenant elle souriait un peu, de son sourire indéfinissable où il y avait une ironie à peine voilée. Et il remarqua, un peu âpre:

– Vos lèvres seules s'excusent de votre sévérité; mais votre pensée les désavoue.

Elle rit franchement:

– Je tâche d'être polie comme une dame du monde… et comme une personne reconnaissante de la délicieuse promenade qu'elle vous doit…

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