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Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome I
D'un autre côté, le comte de Guiche étant retourné à son logis, il rencontra Vineuil, qui l'attendoit dans une impatience extrême de sçavoir l'état de ses affaires. Le comte de Guiche lui dit assez froidement qu'il croyoit que tout étoit rompu, de la manière dont madame d'Olonne le traitoit; et, comme Vineuil vouloit savoir le détail de la conversation, le comte de Guiche, qui avoit peur de se découvrir, changeoit de propos à tous momens. Cela donna quelques soupçons à Vineuil, qui étoit fin et amoureux de madame d'Olonne, et qui ne se mêloit des affaires du comte de Guiche que pour se prévaloir auprès de sa maîtresse des choses qu'il auroit apprises. Il sortit, voyant qu'il ne découvroit rien, et fut trois jours durant dans des inquiétudes mortelles de ne pouvoir apprendre ce qu'il soupçonnoit et qu'il vouloit sçavoir. Assurément il alloit chez Fiesque avec un visage de favori disgracié depuis qu'il voyoit que le comte de Guiche ne lui donnoit plus de part dans l'honneur de sa confidence; il n'en disoit rien à cette belle, pour ne se pas décréditer en montrant son malheur.
Enfin, au bout de trois jours, étant allé chez le comte de Guiche: «Qu'ai-je fait, Monsieur, lui dit-il, qui vous ait obligé de me traiter ainsi? Je vois bien que vous vous cachez de moi sur l'affaire de madame d'Olonne; apprenez-m'en la raison, ou si vous n'en avez point, continuez à me dire ce que vous sçavez, comme vous avez accoutumé. – Je vous demande pardon, mon pauvre Vineuil, lui dit le comte de Guiche; mais madame d'Olonne, en m'accordant les dernières faveurs, avoit exigé de moi que je ne vous en parlasse point, ni à Fiesque encore moins qu'au reste du monde, parcequ'elle disoit que vous étiez méchant et Fiesque jalouse. Quelque indiscret qu'on soit, il n'y a point d'affaire qu'on ne tienne secrète dans le commencement, quand on a pu se passer de confident pour en venir à bout. Je l'éprouve aujourd'hui, car naturellement j'aime assez à conter une aventure amoureuse; cependant j'ai été trois jours sans vous conter celle-ci, vous à qui je dis toutes choses. Mais donnez-vous patience, mon cher; je m'en vais vous dire tout ce qui s'est passé entre madame d'Olonne et moi, et, par un détail le plus exact du monde, réparer en quelque manière l'offense faite à l'amitié que j'ai pour vous.
«Vous saurez donc qu'à la première visite que je lui rendis après lui avoir écrit la lettre que vous avez vue, il ne me parut à sa mine ni rudesse, ni douceur; et la compagnie qui étoit chez elle empêcha de m'en éclaircir mieux. Tout ce que je pus remarquer fut qu'elle m'observoit de temps en temps. Mais y étant retourné le lendemain et l'ayant trouvée seule, je lui représentai si bien mon amour et la pressai si fort d'y répondre, qu'elle m'avoua qu'elle m'aimoit, et me promit de m'en donner des marques, à la condition que je viens de vous dire. Vous sçavez bien que je lui voulus promettre tout. Dans ces momens-là nous ouïmes du bruit, de sorte que madame d'Olonne me dit que je revinsse le lendemain, un peu devant la nuit, deguisé en fille qui lui apporteroit des dentelles à vendre. M'en étant donc retourné chez moi, je vous y trouvai, et vous pûtes bien voir par la froideur avec laquelle je vous reçus et je vous parlai que tout le monde m'importunoit alors, et particulièrement vous, mon cher, de qui j'étois plus en garde que de personne. Vous vous en aperçûtes aussi, et c'est ce qui vous fit soupçonner que je ne vous disois pas tout. Lorsque vous fûtes sorti, je donnai ordre que l'on dît à ma porte que je n'étois pas au logis, et je me préparai pour ma mascarade du lendemain. Tout ce que l'imagination peut donner de plaisir par avance, je l'eus vingt-quatre heures durant; les quatre ou cinq dernières me durèrent plus que les autres; enfin, celle que j'attendois avec tant d'impatience étant arrivée, je me fis porter chez madame d'Olonne. Je la trouvai en cornette sur son lit, avec un deshabillé couleur de rose. Je ne vous sçaurois exprimer, mon cher, comme elle étoit belle ce jour-là! Tout ce que l'on peut dire est au dessous des agrémens qu'elle avoit: sa gorge étoit à demi découverte; elle avoit plus de cheveux abattus58 qu'à l'ordinaire et tout annelés; ses yeux étoient plus brillans que les astres; l'amour et la couleur de son visage animoient son teint du plus beau vermillon du monde. «Eh bien, mon cher! me dit-elle, me sçaurez-vous bon gré de ce que je vous épargne la peine de soupirer long-temps? Trouvez-vous que je vous fasse trop acheter les grâces que je vous fais? Dites, mon cher? ajouta-t-elle. Mais quoi! vous me paroissez tout interdit. – Ah! Madame, lui répondis-je, je serois bien insensible si je conservois du sang-froid en l'état où je vous vois! – Mais puis-je m'assurer, me dit-elle, que vous ayez oublié la petite Beauvais et la comtesse de Fiesque? – Oui, lui dis-je, Madame, vous le pouvez. Et comment me souviendrois-je des autres, ajoutai-je, que vous voyez bien que je me suis presque oublié moi-même. – Je ne crains, répliqua-t-elle, que l'avenir: car, pour le présent, mon cher, je me trompe fort si je vous laisse penser à d'autres qu'à moi.» Et en achevant ces paroles elle se jeta à mon col, et, me serrant avec ses bras que vous connoissez, elle me tira sur elle. Ainsi tous deux couchés, nous nous baisâmes mille fois, n'en voulant pas demeurer là, et cherchant quelque chose de plus solide, mais de ma part inutilement. Il faut se connoître, Vineuil, et savoir à quoi l'on est propre. Pour moi, je vois bien que je ne suis pas né pour les dames; il me fut impossible d'en sortir à mon honneur, quelque effort que fît mon imagination et l'idée et la présence du plus bel objet du monde. «Qu'y a-t-il, me dit-elle, Monsieur, qui vous met en si pauvre état? Est-ce ma personne qui vous cause du dégoût, ou si vous ne m'apportez que le reste d'une autre?»
«La honte que me fit ce discours, mon cher, acheva de m'ôter les forces qui me restoient. «Je vous prie, Madame, lui dis-je, de ne point accabler un misérable de reproches; assurément je suis ensorcelé.» Au lieu de me répondre, elle appelle sa femme de chambre: «Dites, Quentine, mais dites-moi la vérité, comme suis-je faite aujourd'hui? Ne suis-je pas malpropre? Ne trompez pas votre maîtresse: il y a quelque chose à mon fait qui ne va pas bien». Quentine n'osant répondre en la colère où elle la vit, madame d'Olonne lui arracha un miroir qu'elle avoit. Après avoir fait toutes les mines qu'elle avoit accoutumé de faire quand elle vouloit plaire à quelqu'un, pour juger si mon impuissance venoit de sa faute ou de la mienne, elle secoua sa jupe, qui étoit un peu froissée, et entra brusquement dans son cabinet qu'elle avoit à la ruelle de son lit. Pour moi, qui étois comme un condamné, je me demandois à moi-même si tout ce qui s'étoit passé n'étoit point un songe, avec toutes les réflexions qu'on peut faire en pareil rencontre. Je m'en allai au logis de Manicamp, où, lui ayant conté toute mon aventure: «Je vous ai bien de l'obligation, mon cher, me dit-il, car assurément c'est pour l'amour de moi que vous avez été insensible auprès d'une si belle femme. – Quoique peut-être vous en soyez cause, lui dis-je, je ne l'ai pas fait pour vous obliger. Je vous aime fort, ajoutai-je, je vous l'avoue; mais avec tout cela je vous avois oublié en ce rencontre. Je ne comprends pas une si extraordinaire foiblesse; je pense qu'en quittant les habits d'un homme j'en avois quitté les véritables marques. Cette partie est morte en moi par laquelle j'ai été jusqu'ici une espèce de chancelier59. Comme j'achevois de parler, un de mes gens m'apporta une lettre de la part de madame d'Olonne qu'un des siens lui avoit donnée. La voici dans ma poche; je vous la vais lire.» En disant cela, le comte lut cette lettre à Vineuil:
LETTRESi j'aimois le plaisir de la chair, je me plaindrois d'avoir été trompée; mais, bien loin de m'en plaindre, j'ai de l'obligation à votre foiblesse: elle est cause que, dans l'attente du plaisir que vous ne m'avez pu donner, j'en ai goûté d'autres par imagination qui ont duré plus long-temps que ceux que vous m'eussiez donnés si vous eussiez été fait comme un autre homme. J'envoie maintenant savoir ce que vous faites, et si vous avez pu gagner votre logis à pied; ce n'est pas sans raison que je vous fais cette demande, car je n'ai jamais vu un homme en si méchant état que celui où je vous laissai. Je vous conseille de mettre ordre à vos affaires; avec plus de chaleur naturelle que je ne vous en ai vu, vous ne sçauriez encore vivre long-temps. En verité, Monsieur, vous me faites pitié, et, quelque outrage que j'aie reçu de vous, je ne laisse pas de vous donner un bon avis: fuyez Manicamp 60 . Si vous êtes sage, vous pourrez recouvrer votre santé, mais restez quelque temps sans le voir. C'est assurément de lui que vient votre foiblesse, car, pour moi, à qui mon miroir et ma représentation ne mentent point, je ne crains pas qu'on me puisse accuser, ni me faire reproche.
«À peine eus-je achevé de lire cette lettre que j'y fis cette réponse:
LETTREJe vous avoue, Madame, que j'ai bien fait des fautes en ma vie, car je suis homme et encore jeune; mais je n'en ai jamais fait une plus grande que celle de la nuit passée: elle n'a point d'excuse, Madame, et vous ne sçauriez me condamner à quoi que ce soit que je n'aie bien mérité. J'ai tué, j'ai trahi, j'ai fait des sacrilèges; pour tous ces crimes-là vous n'avez qu'à chercher des supplices; si vous voulez ma mort, je vous irai porter mon épée; si vous ne me condamnez qu'au fouet, je vous irai trouver nu, en chemise. Souvenez-vous, Madame, que j'ai manqué de pouvoir, et non de volonté; j'ai été comme un brave soldat qui se trouve sans armes lorsqu'il faut qu'il aille au combat. De vous dire, Madame, d'où cela est venu, j'en serois bien empêché; peut-être m'est-il arrivé comme à ceux de qui l'appétit se passe quand ils attendent trop à manger; peut-être que la force de l'imagination a consumé la force naturelle. Voilà ce que c'est, Madame, de donner tant d'amour: une médiocre beauté, qui n'auroit pas troublé l'ordre de la nature, auroit été plus satisfaite. Adieu, Madame; je n'ai rien à vous dire davantage, sinon que peut-être me pardonnerez-vous le passé, si vous me donnez lieu de faire mieux à l'avenir: je ne demande pour cela que jusqu'à demain, à la même heure qu'hier.
«Après avoir envoyé par un de mes laquais ces belles promesses à celui de madame d'Olonne qui attendoit sa réponse à mon logis, je m'en allai, et, ne doutant point que mes offres ne fussent bien reçues, je voulus prendre un soin particulier de moi. Je me baignai, et me fis frotter avec des essences de senteur; je mangeai des œufs frais, des culs d'artichauts, et pris un peu de vin; ensuite je fis cinq ou six tours de chambre et me mis au lit sans Manicamp. J'avois si fort en tête de réparer ma faute que je fuyois mes amis comme la peste. Le lendemain m'étant levé gaillard de corps et d'esprit, je dînai de fort bonne heure, aussi légèrement que j'avois soupé, et ayant passé l'après-dînée à donner ordre à mon petit équipage d'amour, je m'en allai chez madame d'Olonne à la même heure que l'autre fois. Je la trouvai sur son même lit, ce qui me donna d'abord quelques appréhensions qu'il ne me portât malheur; mais enfin, m'étant assuré le mieux que je pus, je m'allai jeter à ses genoux. Elle étoit à demi déshabillée et tenoit un éventail dont elle jouoit. Sitôt qu'elle me vit, elle rougit un peu, dans le souvenir assurément de l'affront qu'elle avoit reçu la veille; et, Quentine s'étant retirée, je me mis sur le lit avec elle. La première chose qu'elle fit fut de me mettre son éventail devant les yeux. Cela l'ayant rendue aussi hardie que s'il y eût eu une muraille entre nous deux: «Eh bien! me dit-elle, pauvre paralytique, êtes-vous venu aujourd'hui ici tout entier? – Ah! Madame, lui répondis-je, ne parlons plus du passé.» Et là-dessus me jetant à corps perdu entre ses bras, je la baisai mille fois et la priai qu'elle se laissât voir toute nue. Après un peu de résistance qu'elle fit pour augmenter mes désirs et pour affecter la modestie qui sied si bien aux femmes, plutôt que par aucune défiance qu'elle eût d'elle-même, elle me laissa voir tout ce que je voulus. Je vis un corps en bon point et le mieux proportionné du monde et un fort grand éclat de blancheur. Après cela, je recommençai à l'embrasser. Nous faisions déjà du bruit avec nos baisers; déjà nos mains, entrelacées les unes dans les autres, exprimoient les dernières tendresses d'amour; déjà le mélange de nos âmes avoit fait l'union de nos corps, quand elle s'aperçut du pauvre état où j'étois. Ce fut alors que, voyant que je continuois à l'outrager, elle ne songea plus qu'à la vengeance. Il n'y a point d'injures qu'elle ne me dît; elle me fit les plus violentes menaces du monde. Pour moi, sans faire ni prières ni plaintes, parceque je sçavois ce que j'avois mérité, je sortis brusquement de chez elle et me retirai chez moi, où, m'étant mis au lit, je tournai toute ma colère contre la cause de mes malheurs.
D'un juste dépit tout plein,Je pris un rasoir en main;Mais mon envie étoit vaine,Puisque l'auteur de ma peine,Que la peur avoit glacé,Tout malotru, tout plissé,Comme allant chercher son centre,S'étoit sauvé dans mon ventre.«Ne pouvant donc rien faire, voici à peu près comme la rage me fit parler: «Eh bien! traître, qu'as-tu à dire, infâme partie de moi-même et véritablement honteuse, car on seroit bien ridicule de te donner un autre nom? Dis-moi, t'ai-je jamais obligé à me traiter de la sorte et me faire recevoir les plus rudes affronts du monde? Me faire abuser des grâces qu'on me fait et me donner à vingt-deux ans les infirmités de la vieillesse!» Pendant que la colère me fit parler ainsi,
L'œil attaché sur le plancher,Rien ne le sçauroit plus toucher.Aussi, lui faire des reproches,C'est justement parler aux roches.«Je passai le reste de la nuit en des inquiétudes mortelles; je ne sçavois pas si je devois écrire à madame d'Olonne ou la surprendre par une visite imprévue. Enfin, après avoir été long-temps à balancer, je pris ce dernier parti, au hasard de trouver quelque obstacle à nos plaisirs. Je fus assez heureux pour la rencontrer seule à l'entrée de la nuit. Elle s'étoit mise au lit aussitôt que j'étois sorti d'auprès d'elle. En entrant dans sa chambre, je lui dis: «Madame, je viens mourir à vos genoux ou vous satisfaire. Ne vous emportez pas, je vous prie, que vous ne sachiez si je le mérite.» Madame d'Olonne, qui craignoit autant que moi un malheur semblable à ceux qui m'étoient arrivés, n'eut garde de m'épouvanter par des reproches; au contraire, elle me dit tout ce qu'elle put pour rétablir en moi la confiance de moi-même, que j'avois quasi perdue; et, en effet, si j'avois été ensorcelé, comme je lui avois dit deux jours auparavant, je rompis le charme à la troisième fois. Vous jugez bien, ajouta le comte de Guiche, qu'elle ne me dit point d'injures en la quittant, comme elle avoit fait les autres fois. Voilà l'état de mes affaires, que je vous prie de faire semblant d'ignorer.»
Vineuil le lui ayant promis, ils se séparèrent. Le comte de Guiche alla chez madame la comtesse de Fiesque, à qui, entre autres choses, il dit qu'il ne songeoit plus à madame d'Olonne.
Cet amant ne fut pas long-temps avec sa nouvelle maîtresse sans que Marsillac s'en aperçût, quelque soin qu'elle prît de tromper celui-ci et quelque peu d'esprit qu'il eût; mais la jalousie, qui tient lieu de finesse, lui fit découvrir moins d'empressement en elle pour lui qu'elle n'avoit accoutumé: de sorte que, lui ayant fait quelques plaintes douces au commencement, et puis après un peu plus aigres, voyant enfin qu'elle n'en faisoit pas moins, il se résolut de se venger tout d'un coup de son rival et de sa maîtresse. Il donna donc à ses amis toutes les lettres de madame d'Olonne et les pria de les montrer partout. Mademoiselle d'Orléans61 haïssoit fort le comte de Guiche. Il lui donna la lettre qu'il avoit écrite à sa maîtresse, dans laquelle il parloit mal de la reine et du duc d'Anjou. La première chose que fit la princesse fut de montrer au duc d'Anjou la lettre du comte de Guiche, croyant l'animer d'autant plus contre lui qu'elle sçavoit que ce prince l'aimoit fort. Cependant le prince n'eut pas tout l'emportement que la princesse avoit espéré, et se contenta de dire à Péguilin62 que son cousin étoit un ingrat et qu'il ne lui avoit jamais donné sujet de parler de lui comme il faisoit, et que tout le ressentiment qu'il en auroit aboutiroit à n'avoir plus pour lui la même estime qu'il avoit eue, mais que, si la reine sçavoit la manière dont il parloit d'elle, elle n'auroit pas assurément tant de modération que lui. La princesse, n'étant pas satisfaite de voir tant de bonté au prince pour le comte de Guiche, résolut d'en parler à la reine, et, comme elle dit son dessein à quelqu'un, le maréchal de Grammont63 en fut averti et l'alla supplier de ne pas pousser son fils. Elle le promit et n'y manqua pas. Cette princesse étoit fière et ne pardonnoit pas aisément aux gens qui n'avoient pas pour elle tout le respect à quoi sa grande naissance et son mérite extraordinaire obligeoient tout le monde; mais, quand une fois elle étoit persuadée qu'on l'aimoit, il n'y avoit rien de si bon qu'elle.
Pendant que le maréchal et ses amis tâchoient d'étouffer le bruit qu'avoit fait Marsillac avec la lettre du comte de Guiche, on apprit que Madame d'Olonne montroit celle-ci pour ruiner un mariage qui faisoit la fortune de Marsillac:
LETTRENe songez-vous point, Madame, à la contrainte où je suis? Il faut que, deux ou trois fois la semaine, j'aille rendre visite à mademoiselle de la Rocheguyon 64 , que je lui parle comme si je l'aimois, et que je donne un temps à cela que je ne devrois employer qu'à vous voir, à vous écrire et à songer à vous; et, en quelque état où je puisse être, ce me seroit une grande peine d'être obligé d'entretenir un enfant. Mais maintenant que je ne vis que pour vous, vous devez bien juger que c'est une mort pour moi. Ce qui me fait prendre patience en quelque manière, c'est que j'espère de me venger d'elle en l'épousant sans l'aimer, et qu'après cela, voyant de plus près la différence qu'il y a de vous à elle, je vous aimerai toute ma vie encore plus, s'il se pouvoit, que je ne fais.
Cela surprit d'abord tout le monde: on n'avoit vu jusque là que des amants indiscrets et point encore de maîtresses; on ne pouvoit s'imaginer qu'une femme, pour se venger d'un homme qu'elle n'aimoit plus, aidât tellement elle-même à se convaincre. Cette indiscrétion ne fit pourtant pas l'effet que madame d'Olonne s'étoit promis: M. de Liancourt65, grand-père de mademoiselle de la Rocheguyon, sachant que madame d'Olonne le vouloit aigrir contre Marsillac, répondit à ceux qui lui parlèrent de cette lettre que, hors l'offense de Dieu, Marsillac ne pouvoit pas mieux faire, jeune comme il étoit, que s'appliquer à gagner le cœur d'une aussi belle dame qu'étoit Madame d'Olonne; que ce n'étoit pas d'aujourd'hui qu'on déchiroit les femmes dans les ruelles des maîtresses, mais que, comme la passion qu'on avoit pour elle étoit bien plus violente que celle qu'on avoit pour les autres, elle ne duroit pas d'ordinaire si long-temps; par exemple, celle de Marsillac n'étoit plus si ferme pour madame d'Olonne, et il aimoit encore mademoiselle de la Rocheguyon. Madame d'Olonne ne ruina donc point les affaires de Marsillac, comme elle avoit espéré, et, confirmant seulement ce qu'elle avoit dit d'elle, elle ôta à ses amis le moyen de la défendre.
Les choses étant en ces termes, et le comte de Guiche étant demeuré le maître en apparence, madame d'Olonne alla un soir trouver la comtesse de Fiesque, et, après quelques discours généraux, elle la pria de remercier de sa part l'abbé Fouquet de quelque service qu'elle prétendoit avoir reçu de lui, et de lui bien exagérer l'obligation qu'elle lui avoit. Mais, l'abbé étant un des principaux personnages de cette histoire, il est à propos de faire voir comment il étoit fait.
Portrait de l'abbé FouquetL'abbé Fouquet, frère du procureur général et surintendant des finances, étoit originairement d'Anjou, de famille de robe avant la fortune, mais depuis gentilhomme comme le roi. Il avoit les yeux bleus et vifs, le nez bien fait, le front grand, le menton plus avancé, la forme du visage plate, les cheveux d'un châtain clair, la taille médiocre et la mine basse; il avoit un air honteux et embarrassé; il avoit la conduite du monde la plus éloignée de sa profession; il étoit agissant, ambitieux et fier avec des gens qu'il n'aimoit pas, mais le plus chaud et le meilleur ami qui fut jamais. Il s'étoit embarqué à aimer plus par gloire que par amour; mais après, l'amour étoit demeuré le maître. La première femme qu'il avoit aimée étoit madame de Chevreuse66, de la maison de Lorraine, dont il avoit été fort aimé; l'autre étoit madame de Châtillon, qui, dans les faveurs qu'elle lui avoit faites, avoit plus considéré ses intérêts que ses plaisirs. Comme c'étoit une des plus belles femmes de France et des plus extraordinaires, il faut faire voir ici la peinture de sa vie67.
LIVRE SECOND
HISTOIRE DE Mme DE CHÂTILLON
Portrait de madame de ChâtillonMadame la duchesse de Châtillon, fille de M. de Boutteville68 qui eut la tête coupée pour s'être battu en duel, contre les édits du roi père de Louis XIV, femme de Gaspard, duc de Châtillon69, avoit les yeux noirs et vifs, le front petit, le nez bien fait, la bouche rouge, petite et relevée, le teint comme il lui plaisoit; mais d'ordinaire elle le vouloit avoir blanc et rouge; elle avoit un rire charmant, et qui alloit réveiller la tendresse jusqu'au fond des cœurs; elle avoit les cheveux fort noirs, la taille grande, l'air bon, les mains longues, sèches et noires, les bras de la même couleur et carrés, ce qui tiroit à de méchantes conséquences pour ce que l'on ne voyoit pas; elle avoit l'esprit doux et accort, flatteur et insinuant; elle étoit infidèle, intéressée et sans amitié. Cependant, quelque épreuve que l'on fît de ses mauvaises qualités, quand elle vouloit plaire, il n'étoit pas possible de se défendre de l'aimer; elle avoit des manières qui charmoient; elle en avoit d'autres qui attiroient le mépris de tout le monde. Pour de l'argent et des honneurs, elle se seroit déshonorée, et auroit sacrifié père, mère et amants70.
Gaspard de Coligny, et depuis duc de Châtillon, après la mort du maréchal son père et de son frère aîné, devint amoureux de mademoiselle de Boutteville; et parceque le prince de Condé en devint amoureux aussi, Coligny le pria de se déporter de son amour, puisqu'il n'avoit pour but que la galanterie, et que lui songeoit au mariage. Le prince, parent et ami de Coligny, ne put honnêtement lui refuser sa demande, et, comme sa passion ne faisoit que de naître, il n'eut pas beaucoup de peine à s'en défaire. Il promit à Coligny que non seulement il n'y songeroit plus, mais qu'il le serviroit en cette affaire contre le maréchal son père et ses parents, qui s'y opposoient; et, en effet, malgré tous les arrêts du Parlement et tous les obstacles que le maréchal son père y pût apporter, le prince assista si bien Coligny, alors de ce nom, qu'on appela depuis Châtillon par la mort de son frère, qu'il lui fit enlever mademoiselle de Boutteville, et lui prêta vingt mille francs pour sa subsistance. Coligny mena sa maîtresse à Château-Thierry, où il consomma le mariage; de là ils passèrent outre, et s'en allèrent à Stenay, ville de sûreté que M. le Prince, à qui elle étoit, leur avoit donnée pour leur séjour. Soit que Coligny ne trouvât pas sa maîtresse aussi bien faite qu'il se l'étoit imaginé, soit que l'amour qui étoit satisfait lui donnât le loisir de faire des réflexions sur le mauvais état de sa fortune, soit qu'il craignît d'avoir donné à sa femme le mal qu'il avoit, il lui prit un chagrin épouvantable le lendemain de son mariage; et, pendant qu'il fut à Stenay, le chagrin lui continua de telle sorte qu'il ne sortoit non plus des bois qu'un sauvage. Deux ou trois jours après, il s'en alla à l'armée, et sa femme dans un couvent de religieuses à deux lieues de Paris. Ce fut là où Roquelaure71, qui sçavoit sa nécessité, lui envoya mille pistoles, et Vineuil deux mille écus, qu'on leur doit encore, quoique la duchesse soit riche et que cet argent ait été employé à son usage particulier.
Le défaut d'âge de Coligny lorsqu'il épousa sa femme rendant son mariage invalide, et se trouvant majeur à son retour, on passa un contrat de mariage, dans l'hôtel de Condé, devant tous les parents de la demoiselle, et ensuite ils furent épousés dans Notre-Dame par le coadjuteur de Paris72. Quelque temps après, madame de Châtillon, se trouvant incommodée, alla prendre des eaux, où le duc de Nemours se rencontra et devint amoureux d'elle.
Portrait de M. le duc de NemoursLe duc de Nemours avoit les cheveux fort blonds, le nez bien fait, la bouche petite et de belle couleur et la plus jolie taille du monde; il avoit dans ses moindres actions une grâce qu'on ne pouvoit exprimer, et dans son esprit enjoué et badin un tour admirable. La liberté de se voir à toute heure, que l'usage a introduite dans les lieux où l'on prend des eaux, donna mille occasions au duc de Nemours de faire connoître son amour à sa maîtresse; mais, sçachant qu'on n'a jamais réglé d'affaires amoureuses, au moins avec les dames qu'on estime un peu, qu'en faisant une déclaration de bouche ou par écrit, il se résolut de parler, et, un jour qu'il étoit seul chez elle: «Il y a plus de trois semaines, Madame, lui dit-il, que je balance à vous dire ce que je sens pour vous; et quand, à la fin, je me détermine de vous en parler, c'est après avoir vu toutes les difficultés que je puis trouver en ce dessein. Je me fais justice, Madame, et par cette raison je ne devrois pas espérer; d'ailleurs, vous venez d'épouser un amant aimé, et c'est une difficile entreprise de l'ôter de votre cœur et de se mettre en sa place. Cependant je vous aime, Madame, et quand vous devriez, pour n'être pas ingrate, vous servir de cette raison contre moi, je vous avoue que c'est mon étoile, et non pas mon choix, qui m'oblige à vous aimer.» Madame de Châtillon n'avoit jamais eu tant de joie que ce discours lui en donna. M. de Nemours lui avoit paru si aimable73 que, si c'eût été l'usage que les femmes eussent parlé les premières de leur amour, celle-ci n'eût pas attendu si long-temps que fit son amant. Mais la peur de ne paroître pas assez précieuse l'embarrassa si fort qu'elle fut quelque temps sans sçavoir que répondre. Enfin, s'efforçant de parler pour cacher le désordre que son silence témoignoit: «Vous avez raison, Monsieur, lui dit-elle avec toutes les façons du monde, de croire qu'on aime fort son mari; mais vous voulez bien qu'on prenne la liberté de vous dire que vous avez tort d'avoir sur votre chapitre tant de modestie que vous avez. Si on étoit en état de reconnoître les bontés que vous avez pour les gens, vous verriez bien qu'ils vous estiment plus que vous ne faites. – Ah! Madame, reprit le duc de Nemours, il ne tient qu'à vous que je ne passe pour être le plus honnête homme de France.» À peine eut-il achevé ces mots, que la comtesse de Maure74 entra dans sa chambre, devant laquelle il fallut bien changer de conversation, quoique ces deux amants ne changeassent point de pensée. Leur distraction et leur embarras firent juger à la comtesse de Maure que leurs affaires étoient plus avancées qu'elles n'étoient, et cela fut cause qu'elle se préparoit à faire une visite fort courte, lorsque le duc de Nemours la prévint. Le prince, amoureux et discret, sçachant bien qu'il jouoit un méchant personnage devant une femme clairvoyante comme la comtesse de Maure, sortit et s'en alla chez lui écrire cette lettre à sa maîtresse: