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La Comédie humaine – Volume VII
La Comédie humaine – Volume VII

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La Comédie humaine – Volume VII

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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— Mon cher enfant, dit madame Granson à son fils, tu sais que nous allons dîner chez mademoiselle Cormon, prends un peu plus de soin de ta mise. Tu as tort de négliger la toilette, tu es fait comme un voleur. Mets ta belle chemise à jabot, ton habit vert de drap d'Elbeuf. J'ai mes raisons, ajouta-t-elle d'un air fin. D'ailleurs, mademoiselle Cormon part pour aller au Prébaudet, et il y aura chez elle beaucoup de monde. Quand un jeune homme est à marier, il doit se servir de tous ses moyens pour plaire. Si les filles voulaient dire la vérité, mon Dieu, mon enfant, tu serais bien étonné de savoir ce qui les amourache. Souvent, il suffit qu'un homme ait passé à cheval à la tête d'une compagnie d'artilleurs, ou qu'il se soit montré dans un bal avec des habits un peu justes. Souvent un certain air de tête, une pose mélancolique font supposer toute une vie; nous nous forgeons un roman d'après le héros; ce n'est souvent qu'une bête, mais le mariage est fait. Examine monsieur le chevalier de Valois, étudie-le, prends ses manières; vois comme il se présente avec aisance, il n'a pas l'air emprunté comme toi. Parle un peu, ne dirait-on pas que tu ne sais rien, toi qui sais l'hébreu par cœur!

Athanase écouta sa mère d'un air étonné mais soumis, puis il se leva, prit sa casquette, et se rendit à la Mairie en se disant: — Ma mère aurait-elle deviné mon secret? Il passa par la rue du Val-Noble, où demeurait mademoiselle Cormon, petit plaisir qu'il se donnait tous les matins, et il se disait alors mille choses fantasques: — Elle ne se doute certainement pas qu'il passe en ce moment devant sa maison un jeune homme qui l'aimerait bien, qui lui serait fidèle, qui ne lui donnerait jamais de chagrin; qui lui laisserait la disposition de sa fortune, sans s'en mêler. Mon Dieu! quelle fatalité! dans la même ville, à deux pas l'une de l'autre, deux personnes se trouvent dans les conditions où nous sommes, et rien ne peut les rapprocher. Si ce soir je lui parlais?

Pendant ce temps, Suzanne revenait chez sa mère en pensant au pauvre Athanase. Comme beaucoup de femmes ont pu le souhaiter pour des hommes adorés au delà des forces humaines, elle se sentait capable de lui faire avec son beau corps un marchepied pour qu'il atteignît promptement à sa couronne.

Maintenant il est nécessaire d'entrer chez cette vieille fille vers laquelle tant d'intérêts convergeaient, et chez qui les acteurs de cette scène devaient se rencontrer tous le soir même, à l'exception de Suzanne. Cette grande et belle personne assez hardie pour brûler ses vaisseaux, comme Alexandre, au début de la vie, et pour commencer la lutte par une faute mensongère, disparut du théâtre après y avoir introduit un violent élément d'intérêt. Ses vœux furent d'ailleurs comblés. Elle quitta sa ville natale quelques jours après, munie d'argent et de belles nippes, parmi lesquelles se trouvait une superbe robe de reps vert et un délicieux chapeau vert doublé de rose que lui donna monsieur de Valois, présent qu'elle préférait à tout, même à l'argent. Si le chevalier fût venu à Paris au moment où elle y brillait, elle eût certes tout quitté pour lui. Semblable à la chaste Suzanne de la Bible, que les vieillards avaient à peine entrevue, elle s'établissait heureuse et pleine d'espoir à Paris, pendant que tout Alençon déplorait ses malheurs pour lesquels les dames des deux Sociétés de Charité et de Maternité manifestèrent une vive sympathie. Si Suzanne peut offrir une image de ces belles normandes qu'un savant médecin a comprises pour un tiers dans la consommation que fait en ce genre le monstrueux Paris, elle resta dans les régions les plus élevées et les plus décentes de la galanterie. Par une époque où, comme le disait monsieur de Valois, la Femme n'existait plus, elle fut seulement madame du Valnoble; autrefois elle eût été la rivale des Rodhope, des Impéria et des Ninon. Un des écrivains les plus distingués de la Restauration l'a prise sous sa protection; peut-être l'épousera-t-il? il est journaliste, et partant au-dessus de l'opinion, puisqu'il en fabrique une nouvelle tous les six ans.

En France, dans presque toutes les préfectures du second ordre, il existe un salon où se réunissent des personnes considérables et considérées, qui néanmoins ne sont pas encore la crème de la société. Le maître et la maîtresse de la maison comptent bien parmi les sommités de la ville et sont reçus partout où il leur plaît d'aller, il ne se donne pas en ville une fête, un dîner diplomatique, qu'ils n'y soient invités; mais les gens à châteaux, les pairs qui possèdent de belles terres, la grande compagnie du département ne vient pas chez eux, et reste à leur égard dans les termes d'une visite faite de part et d'autre, d'un dîner ou d'une soirée acceptés et rendus. Ce salon mixte où se rencontrent la petite noblesse à poste fixe, le clergé, la magistrature, exerce une grande influence. La raison et l'esprit du pays résident dans cette société solide et sans faste où chacun connaît les revenus du voisin, où l'on professe une parfaite indifférence du luxe et de la toilette, jugés comme des enfantillages en comparaison d'un mouchoir à bœufs de dix ou douze arpents dont l'acquisition a été couvée pendant des années, et qui a donné lieu à d'immenses combinaisons diplomatiques. Inébranlable dans ses préjugés bons ou mauvais, ce cénacle suit une même voie sans regarder ni en avant ni en arrière. Il n'admet rien de Paris sans un long examen, se refuse aux cachemires aussi bien qu'aux inscriptions sur le Grand-Livre, se moque des nouveautés, ne lit rien et veut tout ignorer: science, littérature, inventions industrielles. Il obtient le changement d'un préfet qui ne convient pas, et si l'administrateur résiste, il l'isole à la manière des abeilles qui couvrent de cire un colimaçon venu dans leur ruche. Enfin, là, les bavardages deviennent souvent de solennels arrêts. Aussi, quoiqu'il ne s'y fasse que des parties de jeu, les jeunes femmes y apparaissent-elles de loin en loin; elles y viennent chercher une approbation de leur conduite, une consécration de leur importance. Cette suprématie accordée à une maison froisse souvent l'amour-propre de quelques naturels du pays qui se consolent en supputant la dépense qu'elle impose, et dont ils profitent. S'il ne se rencontre pas de fortune assez considérable pour tenir maison ouverte, les gros bonnets choisissent pour lieu de réunion, comme faisaient les gens d'Alençon, la maison d'une personne inoffensive de qui la vie arrêtée, dont le caractère ou la position laisse la société maîtresse chez elle, en ne portant ombrage ni aux vanités, ni aux intérêts de chacun. Ainsi la haute société d'Alençon se réunissait depuis long-temps chez la vieille fille dont la fortune était à son insu couchée en joue par madame Granson, son arrière-petite-cousine, et par les deux vieux garçons dont les secrètes espérances viennent d'être dévoilées. Cette demoiselle vivait avec son oncle maternel, un ancien Grand-Vicaire de l'Évêché de Séez, autrefois son tuteur, et de qui elle devait hériter. La famille, que représentait alors Rose-Marie-Victoire Cormon, comptait autrefois parmi les plus considérables de la province; quoique roturière, elle frayait avec la noblesse à laquelle elle s'était souvent alliée, elle avait fourni jadis des intendants aux ducs d'Alençon, force magistrats à la Robe et plusieurs évêques au Clergé. Monsieur de Sponde, le grand-père maternel de mademoiselle Cormon, fut élu par la Noblesse aux États-Généraux, et monsieur Cormon, son père, par le Tiers-État; mais aucun n'accepta cette mission. Depuis environ cent ans, les filles de cette famille s'étaient mariées à des nobles de la province, en sorte qu'elle avait si bien tallé dans le Duché, qu'elle y embrassait tous les arbres généalogiques. Nulle bourgeoisie ne ressemblait davantage à la noblesse.

Bâtie sous Henri IV par Pierre Cormon, intendant du dernier duc d'Alençon, la maison où demeurait mademoiselle Cormon avait toujours appartenu à sa famille, et parmi tous ses biens visibles, celui-là stimulait particulièrement la convoitise de ses deux vieux amants. Cependant loin de donner des revenus, ce logis était une cause de dépense; mais il est si rare de trouver dans une ville de province une demeure placée au centre, sans méchant voisinage, belle au dehors, commode à l'intérieur, que tout Alençon partageait cette envie. Ce vieil hôtel était situé précisément au milieu de la rue du Val-Noble, appelée par corruption le Val-Noble, sans doute à cause du pli que fait dans le terrain la Brillante, petit cours d'eau qui traverse Alençon. Cette maison est remarquable par la forte architecture que produisit Marie de Médicis. Quoique bâtie en granit, pierre qui se travaille difficilement, ses angles, les encadrements des fenêtres et ceux des portes sont décorés par des bossages taillés en pointes de diamant. Elle se compose d'un étage au-dessus d'un rez-de-chaussée; son toit extrêmement élevé présente des croisées saillantes à tympans sculptés, assez élégamment encastrées dans le chéneau doublé de plomb, extérieurement orné par des balustres. Entre chacune de ces croisées s'avance une gargouille figurant une gueule fantastique d'animal sans corps qui vomit les eaux sur de grandes pierres percées de cinq trous. Les deux pignons sont terminés par des bouquets en plomb, symbole de bourgeoisie, car aux nobles seuls appartenait autrefois le droit d'avoir des girouettes. Du côté de la cour, à droite, sont les remises et les écuries; à gauche, la cuisine, le bûcher et la buanderie.

Un des battants de la porte cochère restait ouvert et garni d'une petite porte basse, à claire-voie et à sonnette, qui permettait aux passants de voir, au milieu d'une vaste cour, une corbeille de fleurs dont les terres amoncelées étaient retenues par une petite haie de troène. Quelques rosiers des quatre saisons, des giroflées, des scabieuses, des lis et des genêts d'Espagne composaient le massif, autour duquel on plaçait pendant la belle saison des caisses de lauriers, de grenadiers et de myrtes. Frappé de la propreté minutieuse qui distinguait cette cour et ses dépendances, un étranger aurait pu deviner la vieille fille. L'œil qui présidait là devait être un œil inoccupé, fureteur, conservateur moins par caractère que par besoin d'action. Une vieille demoiselle, chargée d'employer sa journée toujours vide, pouvait seule faire arracher l'herbe entre les pavés, nettoyer les crêtes des murs, exiger un balayage continuel, ne jamais laisser les rideaux de cuir de la remise sans être fermés. Elle seule était capable d'introduire par désœuvrement une sorte de propreté hollandaise dans une petite province située entre le Perche, la Bretagne et la Normandie, pays où l'on professe avec orgueil une crasse indifférence pour le comfort. Jamais ni le chevalier de Valois, ni du Bousquier ne montaient les marches du double escalier qui enveloppait la tribune du perron de cet hôtel sans se dire, l'un qu'il convenait à un pair de France, et l'autre que le maire de la ville devait demeurer là. Une porte-fenêtre surmontait ce perron et entrait dans une antichambre éclairée par une seconde porte semblable qui sortait sur un autre perron du côté du jardin. Cette espèce de galerie carrelée en carreau rouge, lambrissée à hauteur d'appui, était l'hôpital des portraits de famille malades: quelques-uns avaient un œil endommagé, d'autres souffraient d'une épaule avariée; celui-ci tenait son chapeau d'une main qui n'existait plus, celui-là était amputé d'une jambe. Là se déposaient les manteaux, les sabots, les doubles souliers, les parapluies, les coiffes et les pelisses. C'était l'arsenal où chaque habitué laissait son bagage à l'arrivée et le reprenait au départ. Aussi, le long de chaque mur y avait-il une banquette pour asseoir les domestiques qui arrivaient armés de falots, et un gros poêle afin de combattre la bise qui venait à la fois de la cour et du jardin. La maison était donc divisée en deux parties égales. D'un côté, sur la cour, se trouvait la cage de l'escalier, une grande salle à manger donnant sur le jardin, puis un office par lequel on communiquait avec la cuisine; de l'autre, un salon à quatre fenêtres, à la suite duquel étaient deux petites pièces, l'une ayant vue sur le jardin et formant boudoir, l'autre éclairée sur la cour et servant de cabinet. Le premier étage contenait l'appartement complet d'un ménage, et un logement où demeurait le vieil abbé de Sponde. Les mansardes devaient sans doute offrir beaucoup de logements depuis long-temps habités par des rats et des souris dont les hauts-faits nocturnes étaient redits par mademoiselle Cormon au chevalier de Valois, en s'étonnant de l'inutilité des moyens employés contre eux. Le jardin, d'environ un demi-arpent, est margé par la Brillante, ainsi nommée à cause des parcelles de mica qui paillettent son lit; mais partout ailleurs que dans le Val-Noble où ses eaux maigres sont chargées de teintures et des débris qu'y jettent les industries de la ville. La rive opposée au jardin de mademoiselle Cormon est encombrée, comme dans toutes les villes de province où passe un cours d'eau, de maisons où s'exercent des professions altérées; mais par bonheur elle n'avait alors en face d'elle que des gens tranquilles, des bourgeois, un boulanger, un dégraisseur, des ébénistes. Ce jardin, plein de fleurs communes, est terminé naturellement par une terrasse formant un quai, au bas de laquelle se trouvent quelques marches pour descendre à la Brillante. Sur la balustrade de la terrasse imaginez de grands vases en faïence bleue et blanche d'où s'élèvent des giroflées; à droite et à gauche, le long des murs voisins, voyez deux couverts de tilleuls carrément taillés; tous aurez une idée du paysage plein de bonhomie pudique, de chasteté tranquille, de vues modestes et bourgeoises qu'offraient la rive opposée et ses naïves maisons, les eaux rares de la Brillante, le jardin, ses deux couverts collés contre les murs voisins, et le vénérable édifice des Cormon. Quelle paix! quel calme! rien de pompeux, mais rien de transitoire: là, tout semble éternel. Le rez-de-chaussée appartenait donc à la réception. Là tout respirait la vieille, l'inaltérable province. Le grand salon carré à quatre portes et à quatre croisées était modestement lambrissé de boiseries peintes en gris. Une seule glace, oblongue, se trouvait sur la cheminée, et le haut du trumeau représentait le Jour conduit par les Heures peint en camaïeu. Ce genre de peinture infestait tous les dessus de porte où l'artiste avait inventé ces éternelles Saisons, qui dans une bonne partie des maisons du centre de la France vous font prendre en haine de détestables Amours occupés à moissonner, à patiner, à semer ou à se jeter des fleurs. Chaque fenêtre était ornée de rideaux en damas vert relevés par des cordons à gros glands qui dessinaient d'énormes baldaquins. Le meuble en tapisserie, dont les bois peints et vernis se distinguaient par les formes contournées si fort à la mode dans le dernier siècle, offrait dans ses médaillons les fables de La Fontaine; mais quelques bords de chaises ou de fauteuils avaient été reprisés. Le plafond était séparé en deux par une grosse solive au milieu de laquelle pendait un vieux lustre en cristal de roche, enveloppé d'une chemise verte. Sur la cheminée se trouvaient deux vases en bleu de Sèvres, de vieilles girandoles attachées au trumeau et une pendule dont le sujet, pris dans la dernière scène du Déserteur, prouvait la vogue prodigieuse de l'œuvre de Sédaine. Cette pendule en cuivre doré se composait de onze personnages, ayant chacun quatre pouces de hauteur: au fond le déserteur sortait de la prison entre ses soldats; sur le devant la jeune femme évanouie lui montrait sa grâce. Le foyer, les pelles et pincettes étaient dans un style analogue à celui de la pendule. Les panneaux de la boiserie avaient pour ornement les plus récents portraits de la famille, un ou deux Rigaud et trois pastels de Latour. Quatre tables de jeu, un trictrac, une table de piquet encombraient cette immense pièce, la seule d'ailleurs qui fut planchéiée. Le cabinet de travail, entièrement lambrissé de vieux laque rouge, noir et or, devait avoir quelques années plus tard un prix fou dont ne se doutait point mademoiselle Cormon; mais lui en eût-on offert mille écus par panneau, jamais elle ne l'aurait donné, car elle avait pour système de ne se défaire de rien. La province croit toujours aux trésors cachés par les ancêtres. L'inutile boudoir était tendu de ce vieux perse après lequel courent aujourd'hui tous les amateurs du genre dit Pompadour. La salle à manger, dallée en pierres noires et blanches, sans plafond, mais à solives peintes, était garnie de ces formidables buffets à dessus de marbre qu'exigent les batailles livrées en province aux estomacs. Les murs, peints à fresque, représentaient un treillage de fleurs. Les siéges étaient en canne vernie et les portes en bois de noyer naturel. Tout y complétait admirablement l'air patriarcal qui se respirait à l'intérieur comme à l'extérieur de cette maison. Le génie de la province y avait tout conservé; rien n'y était ni neuf ni ancien, ni jeune ni décrépit. Une froide exactitude s'y faisait partout sentir.

Les touristes de la Bretagne et de la Normandie, du Maine et de l'Anjou, doivent avoir tous vu, dans les capitales de ces provinces, une maison qui ressemblait plus ou moins à l'hôtel des Cormon; car il est, dans son genre, un archétype des maisons bourgeoises d'une grande partie de la France, et mérite d'autant mieux sa place dans cet ouvrage qu'il explique des mœurs, et représente des idées. Qui ne sent déjà combien la vie était calme et routinière dans ce vieil édifice? Il y existait une bibliothèque, mais elle se trouvait logée un peu au-dessous du niveau de la Brillante, bien reliée, cerclée, et la poussière, loin de l'endommager, la faisait valoir. Les ouvrages y étaient conservés avec le soin que l'on donne, dans ces provinces privées de vignobles, aux œuvres pleines de naturel, exquises, recommandables par leurs parfums antiques, et produits par les presses de la Bourgogne, de la Touraine, de la Gascogne et du Midi. Le prix des transports est trop considérable pour que l'on fasse venir de mauvais vins.

Le fond de la société de mademoiselle Cormon se composait d'environ cent cinquante personnes: quelques-unes allaient à la campagne, ceux-ci étaient malades, ceux-là voyageaient dans le Département pour leurs affaires; mais il existait certains fidèles qui, sauf les soirées priées, venaient tous les jours, ainsi que les gens forcés par devoir ou par habitude de demeurer à la ville. Tous ces personnages étaient dans l'âge mur; peu d'entre eux avaient voyagé, presque tous étaient restés dans la province, et certains avaient trempé dans la Chouannerie. On commençait à pouvoir parler sans crainte de cette guerre depuis que les récompenses arrivaient aux héroïques défenseurs de la bonne cause. Monsieur de Valois, l'un des moteurs de la dernière prise d'armes où périt le marquis de Montauran livré par sa maîtresse, où s'illustra le fameux Marche-à-terre qui faisait alors tranquillement le commerce des bestiaux du côté de Mayenne, donnait depuis six mois la clef de quelques bons tours joués à un vieux républicain nommé Hulot, le commandant d'une demi-brigade cantonnée dans Alençon de 1798 à 1800, et qui avait laissé des souvenirs dans le pays (voyez Les Chouans). Les femmes faisaient peu de toilette, excepté le mercredi, jour où mademoiselle Cormon donnait à dîner, et où les invités du dernier mercredi s'acquittaient de leur visite de digestion. Les mercredis faisaient raout: l'assemblée était nombreuse, conviés et visiteurs se mettaient in fiocchi; quelques femmes apportaient leurs ouvrages, des tricots, des tapisseries à la main; quelques jeunes personnes travaillaient sans honte à des dessins pour du point d'Alençon, avec le produit desquels elles payaient leur entretien. Certains maris amenaient leurs femmes par politique, car il s'y trouvait peu de jeunes gens; aucune parole ne s'y disait à l'oreille sans exciter l'attention: il n'y avait donc point de danger ni pour une jeune personne, ni pour une jeune femme d'entendre un propos d'amour. Chaque soir, à six heures, la longue antichambre se garnissait de son mobilier; chaque habitué apportait qui sa canne, qui son manteau, qui sa lanterne. Toutes ces personnes se connaissaient si bien, les habitudes étaient si familièrement patriarcales, que, si par hasard, le vieil abbé de Sponde était sous le couvert, et mademoiselle Cormon dans sa chambre, ni Pérotte la femme de chambre, ni Jacquelin le domestique, ni la cuisinière ne les avertissaient. Le premier venu en attendait un second; puis, quand les habitués étaient en nombre pour un piquet, pour un whist ou un boston, ils commençaient sans attendre l'abbé de Sponde ou Mademoiselle. S'il faisait nuit, au coup de sonnette, Pérotte ou Jacquelin accourait et donnait de la lumière. En voyant le salon éclairé, l'abbé se hâtait lentement de venir. Tous les soirs, le trictrac, la table de piquet, les trois tables de boston et celle de whist étaient complètes, ce qui donnait une moyenne de vingt-cinq à trente personnes, en comptant celles qui causaient; mais il en venait souvent plus de quarante. Jacquelin éclairait alors le cabinet et le boudoir. Entre huit et neuf heures, les domestiques commençaient à arriver dans l'antichambre pour chercher leurs maîtres, et, à moins de révolutions, il n'y avait plus personne au salon à dix heures. A cette heure, les habitués s'en allaient en groupes dans la rue, dissertant sur les coups ou continuant quelques observations sur les mouchoirs à bœufs que l'on guettait, sur les partages de successions, sur les dissensions qui s'élevaient entre héritiers, sur les prétentions de la société aristocratique. C'était, comme à Paris, la sortie d'un spectacle. Certaines gens, parlant beaucoup de poésie et n'y entendant rien, déblatèrent contre les mœurs de la province; mais, mettez-vous le front dans la main gauche, appuyez un pied sur votre chenet, posez votre coude sur votre genou; puis, si vous vous êtes initié à l'ensemble doux et uni que présentent ce paysage, cette maison et son intérieur, la compagnie et ses intérêts agrandis par la petitesse de l'esprit, comme l'or battu entre des feuilles de parchemin, demandez-vous ce qu'est la vie humaine? Cherchez à prononcer entre celui qui a gravé des canards sur les obélisques égyptiens et celui qui a bostonné pendant vingt ans avec du Bousquier, monsieur de Valois, mademoiselle Cormon, le Président du Tribunal, le Procureur du Roi, l'abbé de Sponde, madame Granson, e tutti quanti? Si le retour exact et journalier des mêmes pas dans un même sentier n'est pas le bonheur, il le joue si bien que les gens, amenés par les orages d'une vie agitée à réfléchir sur les bienfaits du calme, diront que là était le bonheur.

Pour chiffrer l'importance du salon de mademoiselle Cormon, il suffira de dire que, statisticien né de la société, du Bousquier avait calculé que les personnes qui le hantaient possédaient cent trente et une voix au Collége électoral et réunissaient dix-huit cent mille livres de rente en fonds de terre dans la province. La ville d'Alençon n'était cependant pas entièrement représentée par ce salon, la haute compagnie aristocratique avait le sien, puis le salon du Receveur-Général était comme une auberge administrative due par le gouvernement où toute la société dansait, intriguait, papillonnait, aimait et soupait. Ces deux autres salons communiquaient au moyen de quelques personnes mixtes avec la maison Cormon, et vice versâ; mais le salon Cormon jugeait sévèrement ce qui se passait dans ces deux autres camps: on y critiquait le luxe des dîners, on y ruminait les glaces des bals, on discutait la conduite des femmes, les toilettes, les inventions nouvelles qui s'y produisaient.

Mademoiselle Cormon, espèce de raison sociale sous laquelle se comprenait une imposante coterie, devait donc être le point de mire de deux ambitieux aussi profonds que le chevalier de Valois et du Bousquier. Pour l'un et pour l'autre, là était la Députation; et par suite, la pairie pour le noble, une Recette Générale pour le fournisseur. Un salon dominateur se crée aussi difficilement en province qu'à Paris, et celui-là se trouvait tout créé. Épouser mademoiselle Cormon, c'était régner sur Alençon. Athanase, le seul des trois prétendants à la main de la vieille fille qui ne calculât plus rien, aimait alors la personne autant que la fortune. Pour employer le jargon du jour, n'y avait-il pas un singulier drame dans la situation de ces quatre personnages? Ne se rencontrait-il pas quelque chose de bizarre dans ces trois rivalités silencieusement pressées autour d'une vieille fille qui ne les devinait pas malgré un effroyable et légitime désir de se marier? Mais quoique toutes ces circonstances rendent le célibat de cette fille une chose extraordinaire, il n'est pas difficile d'expliquer comment et pourquoi, malgré sa fortune et ses trois amoureux, elle était encore à marier. D'abord, selon la jurisprudence de sa maison, mademoiselle Cormon avait toujours eu le désir d'épouser un gentilhomme; mais, de 1789 à 1799, les circonstances furent très-défavorables à ses prétentions. Si elle voulait être femme de condition, elle avait une horrible peur du tribunal révolutionnaire. Ces deux sentiments, égaux en force, la rendirent stationnaire par une loi, vraie en esthétique aussi bien qu'en statique. Cet état d'incertitude plaît d'ailleurs aux filles tant qu'elles se croient jeunes et en droit de choisir un mari. La France sait que le système politique suivi par Napoléon eut pour résultat de faire beaucoup de veuves. Sous ce règne, les héritières furent dans un nombre très-disproportionné avec celui des garçons à marier. Quand le Consulat ramena l'ordre intérieur, les difficultés extérieures rendirent le mariage de mademoiselle Cormon tout aussi difficile à conclure que par le passé. Si, d'une part, Rose-Marie-Victoire se refusait à épouser un vieillard; de l'autre, la crainte du ridicule et les circonstances lui interdisaient d'épouser un très-jeune homme: or, les familles mariaient de fort bonne heure leurs enfants afin de les soustraire aux envahissements de la conscription. Enfin, par entêtement de propriétaire, elle n'aurait pas non plus épousé un soldat; car elle ne prenait pas un homme pour le rendre à l'Empereur, elle voulait le garder pour elle seule. De 1804 à 1815, il lui fut donc impossible de lutter avec les jeunes filles qui se disputaient les partis convenables, raréfiés par le canon. Outre sa prédilection pour la noblesse, mademoiselle Cormon eut la manie très-excusable de vouloir être aimée pour elle. Vous ne sauriez croire jusqu'où l'avait menée ce désir. Elle avait employé son esprit à tendre mille piéges à ses adorateurs afin d'éprouver leurs sentiments. Ses chausses-trappes furent si bien tendues que les infortunés s'y prirent tous, et succombèrent dans les épreuves baroques qu'elle leur imposait à leur insu. Mademoiselle Cormon ne les étudiait pas, elle les espionnait. Un mot dit à la légère, une plaisanterie que souvent elle comprenait mal, suffisait pour lui faire rejeter ces postulants comme indignes: celui-ci n'avait ni cœur ni délicatesse, celui-là mentait et n'était pas chrétien; l'un voulait raser ses futaies et battre monnaie sous le poêle du mariage, l'autre n'était pas de caractère à la rendre heureuse; là, elle devinait quelque goutte héréditaire; ici, des antécédents immoraux l'effrayaient; comme l'Église, elle exigeait un beau prêtre pour ses autels; puis, elle voulait être épousée pour sa fausse laideur et ses prétendus défauts, comme les autres femmes veulent l'être pour les qualités qu'elles n'ont pas et pour d'hypothétiques beautés. L'ambition de mademoiselle Cormon prenait sa source dans les sentiments les plus délicats de la femme; elle comptait régaler son amant en lui démasquant mille vertus après le mariage, comme d'autres femmes découvrent les mille imperfections qu'elles ont soigneusement voilées; mais elle fut mal comprise: la noble fille ne rencontra que des âmes vulgaires où régnait le calcul des intérêts positifs, et qui n'entendaient rien aux beaux calculs du sentiment. Plus elle s'avança vers cette fatale époque si ingénieusement nommée la seconde jeunesse, plus sa défiance augmenta. Elle affecta de se présenter sous le jour le plus défavorable, et joua si bien son rôle, que les derniers racolés hésitèrent à lier leur sort à celui d'une personne dont le vertueux colin-maillard exigeait une étude à laquelle se livrent peu les hommes qui veulent une vertu toute faite. La crainte constante de n'être épousée que pour sa fortune la rendit inquiète, soupçonneuse outre mesure; elle courut sus aux gens riches: et les gens riches pouvaient contracter de grands mariages; elle craignait les gens pauvres auxquels elle refusait le désintéressement dont elle faisait tant de cas en une semblable affaire; en sorte que ses exclusions et les circonstances éclaircirent étrangement les hommes ainsi triés, comme pois gris sur un volet. A chaque mariage manqué, la pauvre demoiselle, amenée à mépriser les hommes, dut finir par les voir sous un faux jour. Son caractère contracta nécessairement une intime misanthropie qui jeta certaine teinte d'amertume dans sa conversation et quelque sévérité dans son regard. Son célibat détermina dans ses mœurs une rigidité croissante, car elle essayait de se perfectionner en désespoir de cause. Noble vengeance! elle tailla pour Dieu le diamant brut rejeté par l'homme. Bientôt l'opinion publique lui fut contraire, car le public accepte l'arrêt qu'une personne libre porte sur elle-même en ne se mariant pas, en manquant des partis ou les refusant. Chacun juge que ce refus est fondé sur des raisons secrètes, toujours mal interprétées. Celui-ci disait qu'elle était mal conformée; celui-là lui prêtait des défauts cachés; mais la pauvre fille était pure comme un ange, saine comme un enfant, et pleine de bonne volonté, car la nature l'avait destinée à tous les plaisirs, à tous les bonheurs, à toutes les fatigues de la maternité.

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