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La Comédie humaine – Volume VII
La Comédie humaine – Volume VII

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La Comédie humaine – Volume VII

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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Suzanne, une de ses favorites, spirituelle, ambitieuse, avait en elle l'étoffe d'une Sophie Arnould, elle était d'ailleurs belle comme la plus belle courtisane que jamais Titien ait conviée à poser sur un velours noir pour aider son pinceau à faire une Vénus; mais sa figure, quoique fine dans le tour des yeux et du front, péchait en bas par des contours communs. C'était la beauté normande, fraîche, éclatante, rebondie, la chair de Rubens qu'il faudrait marier avec les muscles de l'Hercule-Farnèse, et non la Vénus de Médicis, cette gracieuse femme d'Apollon.

— Hé! bien, mon enfant, conte-moi ta petite ou ta grosse aventure.

Ce qui, de Paris à Pékin, aurait fait remarquer le chevalier, était la douce paternité de ses manières avec ces grisettes; elles lui rappelaient les filles d'autrefois, ces illustres reines d'Opéra, dont la célébrité fut européenne pendant un bon tiers du dix-huitième siècle. Il est certain que le gentilhomme qui a vécu jadis avec cette nation féminine oubliée comme toutes les grandes choses, comme les Jésuites et les Flibustiers, comme les Abbés et les Traitants, a conquis une irrésistible bonhomie, une facilité gracieuse, un laissez-aller dénué d'égoïsme, tout l'incognito de Jupiter chez Alcmène, du roi qui se fait la dupe de tout, qui jette à tous les diables la supériorité de ses foudres, et veut manger son Olympe en folies, en petits soupers, en profusions féminines, loin de Junon surtout. Malgré sa robe de vieux damas vert, malgré la nudité de la chambre où il recevait, et où il y avait à terre une méchante tapisserie en guise de tapis, de vieux fauteuils crasseux, où les murs tendus d'un papier d'auberge offraient ici les profils de Louis XVI et des membres de sa famille tracés dans un saule pleureur, là le sublime testament imprimé en façon d'urne, enfin toutes les sentimentalités inventées par le royalisme sous la Terreur; malgré ses ruines, le chevalier se faisant la barbe devant une vieille toilette ornée de méchantes dentelles respirait le dix-huitième siècle!.. Toutes les grâces libertines de sa jeunesse reparaissaient, il semblait riche de trois cent mille livres de dettes et avoir son vis-à-vis à la porte. Il était aussi grand que Berthier communiquant, pendant la déroute de Moscou, des ordres aux bataillons d'une armée qui n'existait plus.

— Monsieur le chevalier, dit drôlement Suzanne, il me semble que je n'ai rien à vous raconter, vous n'avez qu'à voir.

Et Suzanne se posa de profil, de manière à faire à ses paroles un commentaire d'avocat. Le chevalier, qui, croyez-le bien, était un fin compère, abaissa, tout en tenant le rasoir oblique à son cou, son œil droit sur la grisette, et feignit de comprendre.

— Bien, bien, mon petit chou, nous allons causer tout à l'heure. Mais tu prends l'avance, il me semble.

— Mais, monsieur le chevalier, dois-je attendre que ma mère me batte, que madame Lardot me chasse? Si je ne m'en vais pas promptement à Paris, jamais je ne pourrai me marier ici, où les hommes sont si ridicules.

— Mon enfant, que veux-tu, la société change, les femmes ne sont pas moins victimes que la noblesse de l'épouvantable désordre qui se prépare. Après les bouleversements politiques viennent les bouleversements dans les mœurs. Hélas! la femme n'existera bientôt plus (il ôta son coton pour s'arranger les oreilles); elle perdra beaucoup en se lançant dans le sentiment; elle se tordra les nerfs, et n'aura plus ce bon petit plaisir de notre temps, désiré sans honte, accepté sans façon, et où l'on n'employait les vapeurs que (il nettoya ses petites têtes de nègre) comme un moyen d'arriver à ses fins; elles en feront une maladie qui se terminera par des infusions de feuilles d'oranger (il se mit à rire). Enfin le mariage deviendra quelque chose (il prit ses pinces pour s'épiler) de fort ennuyeux, et il était si gai de mon temps! Les règnes de Louis XIV et de Louis XV, retiens ceci, mon enfant, ont été les adieux des plus belles mœurs du monde.

— Mais, monsieur le chevalier, dit la grisette, il s'agit des mœurs et de l'honneur de votre petite Suzanne, et j'espère que vous ne l'abandonnerez pas.

— Comment donc! s'écria le chevalier en achevant sa coiffure, j'aimerais mieux perdre mon nom!

— Ah! fit Suzanne.

— Écoutez-moi, petite masque, dit le chevalier en s'étalant sur une grande bergère qui se nommait jadis une duchesse et que madame Lardot avait fini par trouver pour lui.

Il attira la magnifique Suzanne en lui prenant les jambes entre ses genoux. La belle fille se laissa faire, elle si hautaine dans la rue, elle qui vingt fois avait refusé la fortune que lui offraient quelques hommes d'Alençon autant par honneur que par dédain de leur mesquinerie. Suzanne tendit alors son prétendu péché si audacieusement au chevalier, que ce vieux pécheur, qui avait sondé bien d'autres mystères dans des existences bien autrement astucieuses, eut toisé l'affaire d'un seul coup d'œil. Il savait bien qu'aucune fille ne se joue d'un déshonneur réel; mais il dédaigna de renverser l'échafaudage de ce joli mensonge en y touchant.

— Nous nous calomnions, lui dit le chevalier en souriant avec une inimitable finesse, nous sommes sage comme la belle fille dont nous portons le nom; nous pouvons nous marier sans crainte, mais nous ne voulons pas végéter ici, nous avons soif de Paris, où les charmantes créatures deviennent riches quand elles sont spirituelles, et nous ne sommes pas sotte. Nous voulons donc aller voir si la capitale des plaisirs nous a réservé de jeunes chevaliers de Valois, un carrosse, des diamants, une loge à l'Opéra. Les Russes, les Anglais, les Autrichiens ont apporté des millions sur lesquels maman nous a assigné une dot en nous faisant belle. Enfin nous avons du patriotisme, nous voulons aider la France à reprendre son argent dans la poche de ces messieurs. Hé! hé! cher petit mouton du diable, tout ceci n'est pas mal. Le monde où tu vis criera peut-être un peu, mais le succès justifiera tout. Ce qui est très-mal, mon enfant, c'est d'être sans argent, et voilà notre maladie à tous deux. Comme nous avons beaucoup d'esprit, nous avons imaginé de tirer parti de notre joli petit honneur en attrapant un vieux garçon; mais ce vieux garçon, mon cœur, connaît l'alpha et l'oméga des ruses féminines, ce qui veut dire que tu mettrais plus facilement un grain de sel sur la queue d'un moineau que de me faire croire que je suis pour quelque chose dans ton affaire. Va à Paris, ma petite, vas-y aux dépens de la vanité d'un célibataire, je ne t'en empêcherai pas, je t'y aiderai, car le vieux garçon, Suzanne, est le coffre-fort naturel d'une jeune fille. Mais ne me fourre pas là-dedans. Écoute, ma reine, toi qui comprends si bien la vie, tu me ferais beaucoup de tort et beaucoup de peine: du tort? tu pourrais empêcher mon mariage dans un pays où l'on tient aux mœurs; beaucoup de peine? en effet, tu serais dans l'embarras, ce que je nie, finaude! tu sais mon chou, que je n'ai plus rien, je suis gueux comme un rat d'église. Ah! si j'épousais mademoiselle Cormon, si je redevenais riche, certes je te préférerais à Césarine. Tu m'as toujours semblé fine comme l'or à dorer du plomb, et tu es faite pour être l'amour d'un grand seigneur. Je te crois tant d'esprit, que le tour que tu me joues là ne me surprend pas du tout, je l'attendais. Pour une fille, mais c'est jeter le fourreau de son épée. Pour agir ainsi, mon ange, il faut des idées supérieures. Aussi as-tu mon estime!

Et il lui donna sur la joue la confirmation à la manière des évêques.

— Mais, monsieur le chevalier, je vous assure que vous vous trompez, et que...

Elle rougit sans oser continuer, le chevalier avait, par un seul regard, deviné, pénétré tout son plan.

— Oui, je t'entends, tu veux que je te croie! Eh! bien, je te crois. Mais suis mon conseil, va chez monsieur du Bousquier. Ne portes-tu pas le linge chez monsieur du Bousquier depuis cinq à six mois? Eh! bien, je ne te demande pas ce qui se passe entre vous; mais je le connais, il a de l'amour-propre, il est vieux garçon, il est très-riche, il a deux mille cinq cents livres de rente et n'en dépense pas huit cents. Si tu es aussi spirituelle que je le suppose, tu verras Paris à ses frais. Va, ma petite biche, va l'entortiller, surtout sois déliée comme une soie, et à chaque parole, fais un double tour et un nœud; il est homme à redouter le scandale, et s'il t'a donné lieu de le mettre sur la sellette... enfin, tu comprends, menace-le de t'adresser aux dames du bureau de charité. D'ailleurs il est ambitieux. Eh! bien, un homme doit arriver à tout par sa femme. N'es-tu donc pas assez belle, assez spirituelle pour faire la fortune de ton mari? Hé! malepeste, tu peux rompre en visière à une femme de la cour.

Suzanne, illuminée par les derniers mots du chevalier, grillait d'envie de courir chez du Bousquier. Pour ne pas sortir trop brusquement, elle questionna le chevalier sur Paris, en l'aidant à s'habiller. Le chevalier devina l'effet de ses instructions, et favorisa la sortie de Suzanne en la priant de dire à Césarine de lui monter le chocolat que lui faisait madame Lardot tous les matins. Suzanne s'esquiva pour se rendre chez sa victime, dont voici la biographie.

Issu d'une vieille famille d'Alençon, du Bousquier tenait le milieu entre le bourgeois et le hobereau. Son père avait exercé les fonctions judiciaires de Lieutenant-Criminel. Se trouvant sans ressources après la mort de son père, du Bousquier, comme tous les gens ruinés de la province, était allé chercher fortune à Paris. Au commencement de la Révolution, il s'était mis dans les affaires. En dépit des républicains qui sont tous à cheval sur la probité révolutionnaire, les affaires de ce temps-là n'étaient pas claires. Un espion politique, un agioteur, un munitionnaire, un homme qui faisait confisquer, d'accord avec le Syndic de la Commune, des biens d'émigrés pour les acheter et les revendre; un ministre et un général étaient tous également dans les affaires. De 1793 à 1799, du Bousquier fut entrepreneur des vivres des armées françaises. Il eut alors un magnifique hôtel, il fut un des matadors de la finance, il fit des affaires de compte à demi avec Ouvrard, tint maison ouverte, et mena la vie scandaleuse du temps, une vie de Cincinnatus à sacs de blé récolté sans peine, à rations volées, à petites maisons pleines de maîtresses, et où se donnaient de belles fêtes aux Directeurs de la République. Le citoyen du Bousquier fut l'un des familiers de Barras, il fut au mieux avec Fouché, très-bien avec Bernadotte, et crut devenir ministre en se jetant à corps perdu dans le parti qui joua secrètement contre Bonaparte jusqu'à Marengo. Il s'en fallut de la charge de Kellermann et de la mort de Desaix que du Bousquier ne fût un grand homme d'État. Il était l'un des employés supérieurs du gouvernement inédit que le bonheur de Napoléon fit rentrer dans les coulisses de 1793 (voyez Une ténébreuse Affaire). La victoire opiniâtrement surprise à Marengo fut la défaite de ce parti, qui avait des proclamations tout imprimées pour revenir au système de la Montagne, au cas où le premier Consul aurait succombé. Dans la conviction où il était de l'impossibilité d'un triomphe, du Bousquier joua la majeure partie de sa fortune à la baisse, et conserva deux courriers sur le champ de bataille: le premier partit au moment où Mélas était victorieux; mais dans la nuit, à quatre heures de distance, le second vint proclamer la défaite des Autrichiens. Du Bousquier maudit Kellermann et Desaix, il n'osa pas maudire le premier Consul qui lui devait des millions. Cette alternative de millions à gagner et de ruine réelle priva le fournisseur de toutes ses facultés, il devint imbécile pendant plusieurs jours, il avait abusé de la vie par tant d'excès que ce coup de foudre le trouva sans force. La liquidation de ses créances sur l'État lui permettait de garder quelques espérances; mais, malgré ses présents corrupteurs, il rencontra la haine de Napoléon contre les fournisseurs qui avaient joué sur sa défaite. M. de Fermon, si plaisamment nommé Fermons la caisse, laissa du Bousquier sans un sou. L'immoralité de sa vie privée, ses liaisons avec Barras et Bernadotte déplurent au premier Consul encore plus que son jeu de Bourse; il le raya de la liste des Receveurs-Généraux où, par un reste de crédit, il s'était fait porter pour Alençon. De son opulence, du Bousquier conserva douze cents francs de rente viagère inscrite au Grand-Livre, un pur placement de caprice qui le sauva de la misère. Ignorant le résultat de la liquidation, ses créanciers ne lui laissèrent que mille francs de rente consolidés; mais ils furent tous payés par la vente des propriétés, par les recouvrements et par l'hôtel de Beauséant que possédait du Bousquier. Ainsi le spéculateur, après avoir frisé la faillite, garda son nom tout entier. Un homme ruiné par le premier Consul, et précédé par la réputation colossale que lui avaient faite ses relations avec les chefs des gouvernements passés, son train de vie, son règne passager, intéressa la ville d'Alençon où dominait secrètement le royalisme. Du Bousquier furieux contre Bonaparte, racontant les misères du premier Consul, les débordements de Joséphine et les anecdotes secrètes de dix ans de révolution, fut très-bien accueilli. Vers ce temps, quoiqu'il fût bien et dûment quadragénaire, du Bousquier se produisit comme un garçon de trente-six ans, de moyenne taille, gras comme un fournisseur, faisant parade de ses mollets de procureur égrillard, à physionomie fortement marquée, ayant le nez aplati mais à naseaux garnis de poils; des yeux noirs à sourcils fournis et d'où sortait un regard fin comme celui de monsieur de Talleyrand, mais un peu éteint; il gardait les nageoires républicaines, et portait fort longs ses cheveux bruns. Ses mains, enrichies de petits bouquets de poils à chaque phalange, offraient la preuve d'une riche musculature par de grosses veines bleues, saillantes. Enfin, il avait le poitrail de l'Hercule-Farnèse, et des épaules à soutenir la rente. On ne voit aujourd'hui de ces sortes d'épaules qu'à Tortoni. Ce luxe de vie masculine était admirablement peint par un mot en usage pendant le dernier siècle, et qui se comprend à peine aujourd'hui: dans le style galant de l'autre époque, du Bousquier eût passé pour un vrai payeur d'arrérages. Mais, comme chez le chevalier de Valois, il se rencontrait chez du Bousquier des symptômes qui contrastaient avec l'aspect général de la personne. Ainsi, l'ancien fournisseur n'avait pas la voix de ses muscles, non que sa voix fût ce petit filet maigre qui sort quelquefois de la bouche de ces phoques à deux pieds; c'était au contraire une voix forte mais étouffée, de laquelle on ne peut donner une idée qu'en la comparant au bruit que fait une scie dans un bois tendre et mouillé; enfin, la voix d'un spéculateur éreinté.

Du Bousquier avait conservé le costume à la mode au temps de sa gloire: les bottes à revers, les bas de soie blancs, la culotte courte en drap côtelé de couleur cannelle, le gilet à la Robespierre et l'habit bleu. Malgré les titres que la haine du premier Consul lui donnait auprès des sommités royalistes de la province, monsieur du Bousquier ne fut point reçu dans les sept ou huit familles qui composaient le faubourg Saint-Germain d'Alençon, et où allait le chevalier de Valois. Il avait tenté tout d'abord d'épouser mademoiselle Armande de Gordes, fille noble sans fortune, mais de qui du Bousquier comptait tirer un grand parti pour ses projets ultérieurs, car il rêvait une brillante revanche. Il essuya un refus. Il se consola par les dédommagements que lui offrirent une dizaine de familles riches qui avaient autrefois fabriqué le point d'Alençon, qui possédaient des herbages ou des bœufs, qui faisaient en gros le commerce des toiles, et où le hasard pouvait lui livrer un bon parti. Le vieux garçon avait en effet concentré ses espérances dans la perspective d'un heureux mariage, que ses diverses capacités semblaient d'ailleurs lui promettre; car il ne manquait pas d'une certaine habileté financière que beaucoup de personnes mettaient à profit. Semblable au joueur ruiné qui dirige les néophytes, il indiquait les spéculations, il en déduisait bien les moyens, les chances et la conduite. Il passait pour être un bon administrateur, il fut souvent question de le nommer maire d'Alençon; mais le souvenir de ses tripotages dans les gouvernements républicains lui nuisirent, il ne fut jamais reçu à la Préfecture. Tous les gouvernements qui se succédèrent, même celui des Cent-Jours, se refusèrent à le nommer maire d'Alençon, place qu'il ambitionnait, et qui, s'il l'avait obtenue, aurait fait conclure son mariage avec une vieille fille sur laquelle il avait fini par porter ses vues. Son aversion du gouvernement impérial l'avait d'abord jeté dans le parti royaliste où il resta malgré les injures qu'il y recevait; mais quand, à la première rentrée des Bourbons, l'exclusion fut maintenue à la Préfecture contre lui, ce dernier refus lui inspira contre les Bourbons une haine aussi profonde que secrète, car il demeura patiemment fidèle à ses opinions. Il devint le chef du parti libéral d'Alençon, le directeur invisible des élections, et fit un mal prodigieux à la Restauration par l'habileté de ses manœuvres sourdes et par la perfidie de ses menées. Du Bousquier, comme tous ceux qui ne peuvent plus vivre que par la tête, portait dans ses sentiments haineux la tranquillité d'un ruisseau faible en apparence, mais intarissable; sa haine était comme celle du nègre, si paisible, si patiente, qu'elle trompait l'ennemi. Sa vengeance, couvée pendant quinze années, ne fut rassasiée par aucune victoire, pas même par le triomphe des journées de juillet 1830.

Ce n'était pas sans intention que le chevalier de Valois envoyait Suzanne chez du Bousquier. Le libéral et le royaliste s'étaient mutuellement devinés malgré la savante dissimulation avec laquelle ils cachaient leur commune espérance à toute la ville. Ces deux vieux garçons étaient rivaux. Chacun d'eux avait formé le plan d'épouser cette demoiselle Cormon de qui monsieur de Valois venait de parler à Suzanne. Tous deux blottis dans leur idée, caparaçonnés d'indifférence, attendaient le moment où quelque hasard leur livrerait cette vieille fille. Ainsi, quand même ces deux célibataires n'auraient pas été séparés par toute la distance que mettaient entre eux les systèmes desquels ils offraient une vivante expression, leur rivalité en eût encore fait deux ennemis. Les époques déteignent sur les hommes qui les traversent. Ces deux personnages prouvaient la vérité de cet axiome par l'opposition des teintes historiques empreintes dans leurs physionomies, dans leurs discours, leurs idées, leurs costumes. L'un, abrupte, énergique, à manières larges et saccadées, à parole brève et rude, noir de ton, de chevelure, de regard, terrible en apparence, impuissant en réalité comme une insurrection, représentait bien la République. L'autre, doux et poli, élégant, soigné, atteignant à son but par les lents mais infaillibles moyens de la diplomatie, fidèle au goût, était une image de l'ancienne courtisanerie. Ces deux ennemis se rencontraient presque tous les soirs sur le même terrain. La guerre était courtoise et bénigne chez le chevalier, mais du Bousquier y mettait moins de formes, tout en gardant les convenances voulues par la société, car il ne voulait pas se faire chasser de la place. Eux seuls, ils se comprenaient bien. Malgré la finesse d'observation que les gens de province portent sur les petits intérêts au centre desquels ils vivent, personne ne se doutait de la rivalité de ces deux hommes. Monsieur le chevalier de Valois occupait une assiette supérieure, il n'avait jamais demandé la main de mademoiselle Cormon; tandis que du Bousquier, qui s'était mis sur les rangs après son échec dans la maison de Gordes, avait été refusé. Mais le chevalier supposait encore de grandes chances à son rival pour lui porter un coup de Jarnac si profondément enfoncé avec une lame trempée et préparée comme l'était Suzanne. Le chevalier avait jeté la sonde dans les eaux de du Bousquier; et, comme on va le voir, il ne s'était trompé dans aucune de ses conjectures.

Suzanne trotta de la rue du Cours par la rue de la Porte de Séez et la rue du Bercail, jusqu'à la rue du Cygne, où depuis cinq ans du Bousquier avait acheté une petite maison de province, bâtie en chaussins gris, qui sont comme les moellons du granit normand ou du schiste breton. L'ancien fournisseur s'était établi plus comfortablement que qui que ce fût en ville, car il avait conservé quelques meubles du temps de sa splendeur; mais les mœurs de la province avaient insensiblement effacé les rayons du Sardanapale tombé. Les vestiges de son ancien luxe faisaient dans sa maison l'effet d'un lustre dans une grange, car il n'y avait plus cette harmonie, lien de toute œuvre humaine ou divine. Sur une belle commode se trouvait un pot à l'eau à couvercle, comme il ne s'en voit qu'aux approches de la Bretagne. Si quelque beau tapis s'étendait dans sa chambre, les rideaux de croisée montraient les rosaces d'un ignoble calicot imprimé. La cheminée en pierre mal peinte jurait avec une belle pendule déshonorée par le voisinage de misérables chandeliers. L'escalier, par où tout le monde montait sans s'essuyer les pieds, n'était pas mis en couleur. Enfin, les portes mal réchampies par un peintre du pays effarouchaient l'œil par des tons criards. Comme le temps que représentait du Bousquier, cette maison offrait un amas confus de saletés et de magnifiques choses. Du Bousquier pouvait être considéré comme un homme à l'aise, il menait la vie parasite du chevalier; et celui-là sera toujours riche qui ne dépense pas son revenu. Il avait pour tout domestique une espèce de Jocrisse, garçon du pays, assez niais, façonné lentement aux exigences de du Bousquier qui lui avait appris, comme à un orang-outang, à frotter les appartements, essuyer les meubles, cirer les bottes, brosser les habits, venir le chercher le soir avec la lanterne quand le temps était couvert, avec des sabots quand il pleuvait. Comme certains êtres, ce garçon n'avait d'étoffe que pour un vice, il était gourmand. Souvent, lorsqu'il se donnait des dîners d'apparat, du Bousquier lui faisait quitter sa veste de cotonnade bleue carrée à poches ballottantes sur les reins et toujours grosses d'un mouchoir, d'un eustache, d'un fruit ou d'un casse-museau, il lui faisait endosser un habillement d'ordonnance, et l'emmenait pour servir. René s'empiffrait alors avec les domestiques. Cette obligation que du Bousquier avait tournée en récompense lui valait la plus absolue discrétion de son domestique breton.

— Vous voilà par ici, mademoiselle, dit René à Suzanne en la voyant entrer; c'est pas votre jour, nous n'avons point de linge à donner à madame Lardot.

— Grosse bête, dit Suzanne en riant.

La jolie fille monta, laissant René achever une écuellée de galette de sarrasin cuite dans du lait. Du Bousquier se trouvait encore au lit, occupé à paresser, à remâcher les plans que lui suggérait son ambition, car il ne pouvait plus être qu'ambitieux, comme tous les hommes qui ont trop pressé l'orange du plaisir. L'ambition et le jeu sont inépuisables. Aussi, chez un homme bien organisé, les passions qui procèdent du cerveau survivront-elles toujours aux passions émanées du cœur.

— Me voilà, dit Suzanne en s'asseyant sur le lit en en faisant crier les rideaux sur les tringles par un mouvement de brusquerie despotique.

— Quesaco, ma charmante? dit le vieux garçon en se mettant sur son séant.

— Monsieur, dit gravement Suzanne, vous devez être étonné de me voir venir ainsi, mais je me trouve dans des circonstances qui m'obligent à ne pas m'inquiéter du qu'en dira-t-on.

— Qu'est-ce que c'est que ça! fit du Bousquier en se croisant les bras.

— Mais ne me comprenez-vous pas? dit Suzanne. Je sais, reprit-elle en faisant une gentille petite moue, combien il est ridicule à une pauvre fille de venir tracasser un garçon pour ce que vous regardez comme des misères. Mais si vous me connaissiez bien, monsieur, si vous saviez tout ce dont je suis capable pour l'homme qui s'attacherait à moi, autant que je m'attacherais à vous, vous n'auriez jamais à vous repentir de m'avoir épousée. Ce n'est pas ici, par exemple, que je pourrais vous être utile à grand'chose; mais si nous allions à Paris, vous verriez où je conduirais un homme d'esprit et de moyens comme vous, dans un moment où l'on refait le gouvernement de fond en comble, et où les étrangers sont les maîtres. Enfin, entre nous soit dit, ce dont il est question, est-ce un malheur? n'est-ce pas un bonheur que vous payeriez cher un jour? A qui vous intéresserez-vous, pour qui travaillerez-vous?

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