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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2
Ainsi, dans ce moment, tout chargement de blé étranger, qui entre en France, n'en peut plus sortir, et n'a devant lui qu'un marché. S'il entre en Angleterre, il peut se diriger ailleurs, et a le choix de tous les marchés du monde.
Qu'en résulte-t-il? C'est que l'Angleterre tend à devenir l'entrepôt provisoire de tous les pays. Il y a peu de navires, venant du nord de l'Europe ou de l'Amérique, qui ne commencent par aller à Hall ou à Liverpool pour prendre langue, comme on dit; il y a peu de négociants qui ne donnent ordre à leurs expéditions de se diriger vers la Grande-Bretagne, préférant naturellement, à une époque où les fluctuations de prix peuvent être si brusques, se réserver plusieurs chances que de se réduire à une. Une fois le blé à Liverpool, il s'y vendra à prix égal, ou même à un prix un peu inférieur; car, dans ce genre d'affaires, le négociant aspire à réaliser, et d'autant plus qu'on approche davantage de l'époque prévue d'une réaction dans les prix.
L'Angleterre, par le fait même qu'elle a laissé l'exportation libre, sera le pays le mieux approvisionné, et de plus elle fera un profit sur l'approvisionnement des autres peuples. (V. tome IV, pages 94 à 97.)
C'est ce que lord John Russell, répondant à M. Baillie, a exposé en ces termes:
«Nous savons parfaitement qu'il y a de grandes demandes de blé en France et en Belgique; que le prix s'élève et s'élèvera probablement encore dans ces pays. Mais nous sommes d'opinion, généralement parlant, que prohiber l'exportation du blé, c'est le moyen le plus sûr d'en empêcher l'importation dans nos ports. (Assentiment.) Nous croyons que tout marchand importateur, s'il est assuré en introduisant du blé chez nous, soit de le vendre pour le consommateur, soit de pouvoir le porter sur d'autres marchés, selon ses convenances, aura des raisons déterminantes pour le porter ici. (Écoutez, écoutez.) Nous considérons, au contraire, que s'il sait que son blé, une fois entré, ne peut plus sortir, cela le portera à fuir un marché où sa denrée serait emprisonnée, et à la porter ailleurs.»
On trouve dans les Voyages du capitaine Basil-Hall le récit d'un fait analogue. En 1812, l'Inde fut désolée par la famine. Partout on s'empressa d'interdire l'exportation du riz. Il se rencontra, à Bombay, une administration composée d'hommes éclairés et énergiques. En face de la disette, elle maintint la liberté des transactions. Le résultat fut que toutes les expéditions de riz se dirigèrent sur Bombay. C'est là que les navires se rendaient d'abord, pour combiner leurs opérations ultérieures. Très-souvent, ils se défaisaient de leurs cargaisons, même à des prix réduits, préférant recommencer un second voyage. C'est à Bombay que l'Inde alla s'approvisionner, et c'est là aussi que la famine se fit le moins sentir.
Indépendamment du tort général que fait presque toujours l'intervention directe de l'État en matière de commerce, elle est accompagnée, comme tout ce qui est brusque et imprévu, d'inconvénients accessoires dont on ne tient pas assez compte.
Dernièrement, vingt navires furent frétés pour aller charger du maïs à Bayonne. En arrivant dans ce port, les chargeurs signifièrent aux capitaines une ordonnance qui défendait l'exportation du maïs, ou, qui pis est, la soumettait à un droit de 17 fr. par hectolitre; et, par ce motif, ils voulurent se dispenser d'expédier. Mais les capitaines répondirent: Il n'y a pas force majeure; acquittez le droit et chargez. Force a été de donner à ceux-ci l'indemnité qu'ils ont exigée, et peut-être en faudra-t-il faire autant envers les destinataires, qui se croiront en droit d'exiger l'exécution des marchés.
Comme le maïs a été très-abondant dans le sud-ouest de la France, le prix en était peu élevé. La défense d'exportation survenue, le prix baissa encore. Alors, les négociants s'avisèrent de faire des marchés à Rouen, à Nantes, à Paris, ce que facilita beaucoup l'énorme différence qui existait entre le cours du maïs et celui du froment.
Ces négociants reviennent à Bayonne exécuter les achats. En arrivant, ils apprennent que les sévères lois de la boulangerie ont été bouleversées, que le mélange de la farine de maïs avec celle de froment a été autorisé, que, par suite de cette résolution aussi subite qu'imprévue, le prix du maïs s'est élevé de 5 à 6 fr. par hectolitre, et que leurs marchés sont devenus inexécutables ou ruineux. Croit-on que le commerce mis, par ces brusques revirements de législation, dans l'impossibilité de rien prévoir, soit très-disposé à remplir sa tâche bienfaisante, qui est de distribuer les produits de la manière la plus uniforme?
Nous pourrions faire des réflexions analogues au sujet de la détermination qui a été prise par un très-grand nombre de villes d'assurer leurs approvisionnements pour six mois.
L'intention est certainement irréprochable; mais oserait-on affirmer que le résultat n'a pas été funeste, que ces mesures n'ont pas concouru à la hausse extraordinaire du prix du blé?
Lorsque les approvisionnements se font dans le pays d'une manière successive, et arrivent dans nos ports de semaine en semaine, si chacun veut mettre dans sa maison la provision de toute l'année, comment est-il possible que le prix ne s'élève pas? Qu'arriverait-il à la halle aux blés de Paris, si chaque chef de famille s'y présentait pour acheter, à un moment donné, les trois à quatre hectolitres qu'il juge nécessaires à sa subsistance, et à celle de sa femme et de ses enfants pendant six mois? Les prix s'élèveraient certainement à un taux extravagant, pour faire, bientôt après, une chute non moins considérable.
Les villes annoncent qu'elles revendront ce blé (acheté pendant le paroxysme de la hausse occasionnée par elles-mêmes) au prix coûtant. Et si la baisse arrive, que feront-elles de ce blé? forceront-elles le consommateur à l'acheter au prix coûtant? Elles feront des pertes, dira-t-on, ce qui importe peu. Mais qui supporte ces pertes, sinon les consommateurs eux-mêmes, qui acquittent les droits d'octroi et les autres contributions qui forment les revenus municipaux?
On dira que nous sommes très-décourageants, et que, dans notre foi au laissez faire, nous conseillons de se croiser les bras. À entendre ce langage, il semblerait qu'en dehors de l'État et des municipalités, il n'y a pas d'action dans le monde; que ceux qui désirent vendre et ceux qui ont besoin d'acheter sont des êtres inertes et privés de tout mobile. Si nous conseillons le laissez faire, ce n'est point parce qu'on ne fera pas, mais parce qu'on fera plus et mieux. Nous persisterons dans cette croyance jusqu'à ce qu'on nous prouve une de ces deux choses: ou que les lois restrictives ajoutent un grain de plus aux récoltes, ou qu'elles rendent la distribution des subsistances plus uniforme et plus équitable.
15. – HAUSSE DES ALIMENTS, BAISSE DES SALAIRES
21 Mars 1847.Quelle est l'influence du prix des aliments sur le taux des salaires?C'est un point sur lequel les partisans de la liberté et ceux de la restriction diffèrent complétement.
Les protectionnistes disent:
Quand les aliments sont chers, on est bien obligé de payer de forts salaires, car il faut que l'ouvrier vive. La concurrence réduit la classe ouvrière à se contenter des simples moyens de subsistance. Si celle-ci renchérit, il faut bien que le salaire s'élève. Aussi M. Bugeaud disait: Que le pain et la viande soient chers, tout le monde sera heureux.
Par la même raison, selon ces messieurs, le bon marché de la subsistance entraîne le bon marché des salaires. C'est sur ce principe qu'ils disent et répètent tous les jours que les manufacturiers anglais n'ont renversé les lois-céréales que pour réduire, dans la même proportion, le prix de la main-d'œuvre.
Remarquons en passant que, si ce raisonnement était fondé, la classe ouvrière serait entièrement désintéressée dans tout ce qui arrive en ce monde. Que les restrictions ou les intempéries, ou ces deux fléaux réunis, renchérissent le pain, peu lui importe: le salaire se mettra au niveau. Que la liberté ou la récolte amène l'abondance et la baisse, peu lui importe encore: le salaire suivra cette dépression.
Les libre-échangistes répondent:
Quand les objets de première nécessité sont à bas prix, chacun dépense pour vivre une moindre partie de ses profits. Il en reste plus pour se vêtir, pour se meubler, pour acheter des livres, des outils, etc. Ces choses sont plus demandées, il en faut faire davantage; cela ne se peut sans un surcroît de travail, et tout surcroît de travail provoque la hausse des salaires.
Au rebours, quand le pain est cher, un nombre immense de familles est réduit à se priver d'objets manufacturés, et les gens aisés eux-mêmes sont bien forcés de réduire leurs dépenses. Il s'ensuit que les débouchés se ferment, que les ateliers chôment, que les ouvriers sont congédiés, qu'ils se font concurrence entre eux sous la double pression du chômage et de la faim, en un mot il s'ensuit que les salaires baissent.
Et comment pourrait-il en être autrement? Eh quoi! les choses seraient tellement arrangées que lorsque la disette, absolue ou relative, naturelle ou artificielle, désole le pays, la classe ouvrière seule ne supporterait pas sa part de souffrance? Le salaire venant compenser, par son élévation, la cherté des subsistances, maintiendrait cette classe à un niveau nécessaire et immuable!
Après tout, voici une année qui décidera entre le raisonnement des protectionnistes et le nôtre. – Nous saurons si, malgré tous les efforts qu'on a faits pour accroître le fonds des salaires, malgré les emprunts que se sont imposés les villes, les départements et l'État, malgré qu'on ait fait travailler les ouvriers avec des ressources qui n'existent pas encore, malgré qu'on ait engagé l'avenir, nous saurons si le sort des ouvriers a joui de ce privilége d'immutabilité qu'implique l'étrange doctrine de nos adversaires.
Nous demandons que toutes les sources d'informations soient explorées; qu'on consulte les livres des hôpitaux, des hospices, des prisons, des monts-de-piété; qu'on dresse la statistique des secours donnés à domicile; qu'on relève les registres de l'état civil; qu'on suppute le nombre des morts, des naissances, des mariages, des abandons, des infanticides, des vols, des faillites, des expropriations; que l'on compare ces données, pour l'année 1847, avec celles que fournissent les années d'abondance et de bon marché. Si la détresse publique ne se manifeste pas par tous les signes à la fois; s'il n'y a pas accroissement de misère, de maladie, de mortalité, de crimes, de dettes, de banqueroutes; s'il ne s'est pas fermé plus d'ateliers, s'il ne règne pas dans la classe ouvrière plus de souffrances et d'appréhensions, pour tout dire en un mot, si le taux du salaire s'est maintenu, alors nous passerons condamnation. Nous nous déclarerons battu sur le terrain des doctrines, et nous baisserons notre drapeau devant celui de la rue Hauteville.
Mais si les faits nous donnent raison, s'il est prouvé que la cherté des blés a versé sur notre pays, et spécialement sur la classe ouvrière, des calamités sans nombre, s'il est démontré que le mot disette a un sens, une signification, et que ce phénomène se manifeste de quelque manière (car la théorie des protectionnistes ne va à rien moins qu'à prétendre que la disette n'est rien), qu'ils nous permettent de réclamer avec une énergie toujours croissante la libre entrée des subsistances et des instruments de travail dans le pays, qu'ils nous permettent de manifester notre aversion pour la disette et surtout pour la disette légale. Elle peut convenir à ceux qui possèdent la source des subsistances, le sel, ou l'instrument du travail, le capital; ou du moins ils peuvent se le figurer. Mais, qu'ils se fassent ou non illusion (et nous croyons que leur illusion à cet égard est complète), toujours est-il que la rareté des aliments est le plus grand des fléaux pour ceux qui n'ont que des bras. Nous croyons que les produits avec lesquels se paye le travail étant moindres, la masse du travail restant la même, il est inévitable qu'il reçoive une moindre rémunération.
Les protectionnistes diront, sans doute, que nous altérons leur théorie; qu'ils n'ont jamais poussé l'absurdité au point de préconiser la disette; qu'ils désirent comme nous l'abondance, mais seulement celle qui est le fruit du travail national.
À quoi nous répondrons que l'abondance dont jouit un peuple est toujours le fruit de son travail, alors même qu'il aurait cédé quelques-uns des produits de ce travail contre une égale valeur de produits étrangers.
Quoi qu'il en soit, la question n'est pas ici de comparer la disette à l'abondance, la cherté au bon marché, dans toutes leurs conséquences, mais seulement dans leurs effets sur le taux des salaires.
Disent-ils ou ne disent-ils pas que le bon marché des subsistances entraîne le bon marché des salaires? N'est-ce pas sur cette assertion qu'ils s'appuient pour enrôler à leur cause la classe ouvrière? N'affirment-ils pas tous les jours que les manufacturiers anglais ont voulu ouvrir les portes aux denrées venues du dehors, dans l'unique but de réduire le taux de la main-d'œuvre?
Nous désirons et nous demandons instamment qu'une enquête soit ouverte sur les fluctuations du salaire et sur le sort des classes laborieuses, dans le cours de cette année. C'est le moyen de vider, une fois pour toutes et par les faits, la grande question qui divise les partisans de la restriction et ceux de la liberté21.
16. – LA TRIBUNE ET LA PRESSE, À PROPOS DU TRAITÉ BELGE
(Journal des Économistes.) Avril 1846.Voici quelque chose de nouveau, – ce que les Anglais appellent a free-trade debate, – une joute entre deux principes, la liberté et la protection. – Pendant bien des années, les chefs de la Ligue ont provoqué, au sein des Communes, de semblables discussions. Sûrs d'être défaits, ils ne regardaient pas comme inutiles ces longues et laborieuses veilles où s'élaborait cette reine du monde, l'opinion; – l'opinion qui assure enfin leur victoire. Pendant ce temps-là, il ne se fût pas trouvé chez nous un député assez audacieux pour articuler cette impopulaire expression: un principe. L'inattention, le dédain, la raillerie, peut-être quelque chose de pis, eussent prouvé au téméraire qu'il est des époques où, si l'on n'est pas sceptique, il faut du moins le paraître, et où quiconque croit à quelque chose n'est propre à rien.
Enfin, voici venir l'ère des discussions théoriques, les seules, il faut le reconnaître, qui grandissent les questions, éclairent l'esprit public. La protection et la liberté se sont prises corps à corps, à propos du traité belge. – Je dis à propos, car il était le prétexte plutôt que le sujet du débat. Chacun savait d'avance que le projet ministériel ne rencontrerait pas d'opposition sérieuse au scrutin.
Nous n'avons donc pas à l'examiner, et nous nous bornerons à une remarque. En toutes choses, il est un signe auquel le progrès se fait reconnaître: c'est la simplification. S'il en est ainsi, rien de plus rétrograde que le traité belge, car il complique d'une manière exorbitante l'action de la douane. La voilà donc chargée, non-seulement de constater la valeur des objets importés pour prélever une taxe proportionnelle, mais, si c'est du fil, de s'assurer de son origine; de lui ouvrir ou de lui fermer certains bureaux; de lui appliquer, selon l'occurrence, ou le droit de 22 pour 100, ou celui de 11 pour 100, ou ce dernier augmenté de la moitié de la différence, ou bien encore des trois quarts de la différence. – Et si c'est de la toile? Oh! alors viennent de nouvelles complications: on comptera le nombre des fils contenus dans l'espace de cinq millimètres, sur quatre points différents du tissu, et la fraction de fil ne sera prise pour fil entier qu'autant qu'elle se trouvera trois fois sur quatre.
Et tout cela, pourquoi? De peur que le bon peuple de France ne soit inondé de mouchoirs et de chemises, malheur qui arriverait assurément, si la douane se bornait à recouvrer le revenu de l'État.
Non, la vérité ne saurait être dans ce dédale de subtilités. On a beau dire que nous sommes absolus. Oui, nous le sommes, et nous disons: Si le public est fait pour quelques producteurs, nos adversaires ont raison et il faut repousser les produits belges; s'il s'appartient à lui-même, laissez-le se pourvoir comme il l'entend.
J'ajouterai une observation plus grave. Les traités de commerce sont toujours et nécessairement contraires aux saines doctrines, parce qu'ils reposent tous sur cette idée que l'importation est funeste en soi. Si on la croyait utile, évidemment on ouvrirait ses portes, et tout serait dit.
Ils ont de plus l'inconvénient d'éveiller l'hostilité de tous les peuples, hors un. —Je veux bien acheter des vins, pourvu qu'ils ne soient pas français.– Voilà le traité de Méthuen. —Je veux bien acheter des toiles, pourvu qu'elles ne soient pas à bon marché, c'est-à-dire anglaises.– Voilà le traité belge. – Quand notre siècle sera vieux, je crains bien qu'il ne dise: À quarante-six ans, dans mon âge mûr, j'étais encore bien novice.
Mais laissons la douane, et ses fils, et ses fractions de fils, et ses moitiés et ses quarts de différence; et passons à la lutte des doctrines, seule chose qui, dans cette discussion, ait une importance réelle.
M. Lestiboudois a ouvert la brèche avec sa théorie de l'an passé. Vous la rappelez-vous? – «Le commerce extérieur ruine une nation qui achète avec ses capitaux des objets de consommation fugitive.»
Avec ou sans commerce, on se ruine quand on dépense plus qu'on ne gagne, ce que font les gens paresseux, désordonnés et prodigues. En quoi la douane y peut-elle quelque chose? Si, cet été, il plaisait à Paris de se croiser les bras, de ne rien faire, si ce n'est boire, manger et s'ébattre; si, après avoir dévoré ses provisions, il s'en procurait d'autres en vendant, dans les provinces, ses meubles, ses bijoux, ses instruments, ses outils, et jusqu'à son sol et ses palais, il se ruinerait à coup sûr. Mais remarquez ceci: ses vices étant donnés, loin qu'il pût imputer sa ruine à ses relations avec les provinces, ce sont ces relations qui retarderaient le jour de la souffrance et du dénûment. – Tant que la France sera laborieuse et prévoyante, ne craignons pas que le commerce extérieur lui enlève ses capitaux. – Que si jamais elle devient fainéante et fastueuse, le commerce extérieur la fera vivre plus longtemps sur ses capitaux acquis.
M. Ducos est venu ensuite. Il a déployé du talent. Mais ce n'est pas ce dont il faut le plus le louer. Sachons apprécier surtout son courage et son désintéressement. Il faut du courage pour faire retentir le mot liberté au sein d'une Chambre et en face d'un pays presque exclusivement hostiles. Il faut du désintéressement pour rompre en visière avec le parti qui seul peut vous ouvrir l'accès du pouvoir, et dans une cause qui seule peut vous le fermer.
Que dirons-nous de M. Corne? Il a défendu le régime protecteur avec un accent de conviction qui atteste sa sincérité. Mais plus M. Corne est sincère, plus il est à plaindre, puisque sa logique l'a conduit à ces affligeantes conclusions: La liberté est antipathique à l'égalité, et la justice au bien-être.
M. Wustemberg a paru vouloir se poser, dès le début, en homme pratique, c'est-à-dire dégagé de tout principe absolu, partisan tour à tour, selon l'occurrence, de la liberté et de la protection. – Nous avons d'abord été surpris de cette profession d'absence de foi. Ce n'est pas que nous ignorions le vernis de sagesse et de modération qu'elle donne. Comment révoquer en doute la supériorité de l'homme qui juge tous les partis, se préserve de toute exagération, discerne le fort et le faible de toute théorie? – Mais ces praticiens ont beau dire, si la restriction est mauvaise en soi, tout ce qu'on peut concéder à la restriction modérée, c'est d'être modérément mauvaise. Aussi nous avons été heureux d'apprendre, quand M. Wustemberg a développé sa pensée, qu'il condamne le principe de la protection, qu'il avoue le principe de la liberté et que sa modération doit s'entendre du passage d'un système à l'autre. (V. ci-après le no 49.)
Il y aurait peu d'utilité à passer en revue tous les discours qui ont occupé trois séances. Je me hâte d'arriver à celui qui a fait, sur l'assemblée et le public, l'impression la plus profonde. Ce ne sera pas cependant sans rendre hommage à une courte, mais substantielle allocution de M. Kœchlin, qui a relevé avec netteté les faits et les calculs erronés que le monopole invoquait à son aide. On y voit combien il faut se tenir en garde contre la statistique.
Ce n'est pas chose aisée que d'apprécier les paroles d'un premier ministre. Faut-il les juger en elles-mêmes, en se bornant à rechercher leur conformité avec la vérité abstraite? Faut-il les apprécier au point de vue des opinions de l'orateur, manifestées par ses actes et ses discours antérieurs? Ne peut-on point douter qu'elles soient l'expression, du moins complète, de sa pensée intime? Est-il permis d'espérer qu'un chef de cabinet viendra exposer sa doctrine, comme un professeur, sans se soucier ni des exigences de l'opinion, ni des passions de la majorité, ni du retentissement de ses paroles, ni des craintes et des espérances qu'elles peuvent éveiller?
Si encore M. Guizot était un de ces hommes, comme on peint le duc de Wellington, qui ne savent parler que tout juste assez pour dire ce qu'ils ont sur le cœur? Mais on reconnaît qu'il possède au plus haut degré toutes les ressources oratoires, et qu'il excelle particulièrement dans l'art de mettre, non point les maximes en pratique, mais les pratiques en maximes, selon le mot qu'on attribue à M. Dupin.
Ce n'est donc qu'avec beaucoup de circonspection qu'on peut apprécier la portée et la pensée d'un tel discours; et, le meilleur moyen, c'est de se mettre à la place de l'orateur et de peser les circonstances dans lesquelles il a parlé.
Quelles sont ces circonstances?
D'un côté, une grande nation qui passe pour habile en matière commerciale, au sein de laquelle les connaissances sont très-répandues, exige l'application du principe proclamé vrai d'ailleurs par tous les hommes, sans exception, qui ont fait de la science économique l'étude de toute leur vie.
En outre, un ministre auquel l'Europe décerne le titre de grand homme d'État, un cabinet composé d'hommes supérieurs, les chefs de toutes les oppositions s'accordent un moment pour rendre à ce principe le plus sincère des hommages, la réalisation.
Eh bien! pense-t-on que, lorsque le monde entier assiste à ce grand spectacle, M. Guizot pourra, sans compromettre sa renommée, venir élever à la tribune française le drapeau de la protection?
D'un autre côté, il s'adresse à des hommes qui, presque tous, croient, je ne dirai pas leur fortune, mais celle de leurs commettants, liée au régime protecteur. Bien plus, ils ont la conviction que la fortune de la France est attachée au maintien de ce régime. Enfin, au dehors des Chambres, l'opinion, la presse sont pour le monopole; et s'il y a une association un peu forte en France, c'est celle qui s'est vouée à le défendre. Pense-t-on que le premier ministre arborera le drapeau de la liberté?
Que fera-t-il donc?
Il débutera par un pompeux éloge de la réforme anglaise, mais ensuite, en entassant distinctions sur distinctions, il prouvera qu'elle n'est pas applicable à la France.
Il dira, par exemple, que la population de la Grande-Bretagne étant en très-grande majorité composée d'ouvriers des manufactures, il y avait intérêt à lui donner à bon marché le pain, la viande et tous les aliments; – ce qui est sans application à notre pays agricole.
Comme si, précisément parce que notre population est, en très-grande majorité, vouée aux travaux de l'agriculture, il n'y avait pas également intérêt à lui donner la houille, le fer et le vêtement à bon marché.
Mais enfin, il faudra bien que le ministre se prononce. Qu'est-ce donc qui est applicable à la France? Est-ce la restriction? est-ce la liberté?
Ni l'une ni l'autre. Il faut voir, examiner, résoudre les questions une à une, à mesure qu'elles se présentent, et sans les rattacher à aucun système; en un mot, poursuivre la marche que le cabinet s'est tracée dans la voie du progrès. – (Car, quel ministre peut avouer qu'il n'est pas dans le progrès?)
En sorte que, lorsque le chef du cabinet descend de la tribune, les libéraux se disent: Il y a une pensée de liberté dans ce discours-là.