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La Comédie humaine – Volume 02
P. — S. Ma chère, avoue que les grands seigneurs savent aimer! Quel bond de lion africain! quelle ardeur contenue! quelle foi! quelle sincérité! quelle grandeur d'âme dans l'abaissement! Je me suis sentie petite et me suis demandé tout abasourdie: Que faire?.. Le propre d'un grand homme est de dérouter les calculs ordinaires. Il est sublime et attendrissant, naïf et gigantesque. Par une seule lettre, il est au delà des cent lettres de Lovelace et de Saint-Preux. Oh! voilà l'amour vrai, sans chicanes: il est ou n'est pas; mais quand il est, il doit se produire dans son immensité. Me voilà destituée de toutes les coquetteries. Refuser ou accepter! je suis entre ces deux termes sans un prétexte pour abriter mon irrésolution. Toute discussion est supprimée. Ce n'est plus Paris, c'est l'Espagne ou l'Orient; enfin, c'est l'Abencerrage qui parle, qui s'agenouille devant l'Ève catholique en lui apportant son cimeterre, son cheval et sa tête. Accepterai-je ce restant de Maure? Relisez souvent cette lettre hispano-sarrasine, ma Renée, et vous y verrez que l'amour emporte toutes les stipulations judaïques de votre philosophie. Tiens, Renée, j'ai ta lettre sur le cœur, tu m'as embourgeoisé la vie. Ai-je besoin de finasser? Ne suis-je pas éternellement maîtresse de ce lion qui change ses rugissements en soupirs humbles et religieux? Oh! combien n'a-t-il pas dû rugir dans sa tanière de la rue Hillerin-Bertin! Je sais où il demeure, j'ai sa carte: F., baron de Macumer. Il m'a rendu toute réponse impossible, il n'y a qu'à lui jeter à la figure deux camélias. Quelle science infernale possède l'amour pur, vrai, naïf! Voilà donc ce qu'il y a de plus grand pour le cœur d'une femme réduit à une action simple et facile. O l'Asie! j'ai lu les Mille et Une Nuits, en voilà l'esprit: deux fleurs, et tout est dit. Nous franchissons les quatorze volumes de Clarisse Harlowe avec un bouquet. Je me tords devant cette lettre comme une corde au feu. Prends ou ne prends pas tes deux camélias. Oui ou non, tue ou fais vivre! Enfin, une voix me crie: Éprouve-le! Aussi l'éprouverai-je!
XVI
DE LA MÊME A LA MÊME
Mars.Je suis habillée en blanc: j'ai des camélias blancs dans les cheveux et un camélia blanc à la main, ma mère en a de rouges; je lui en prendrai un si je veux. Il y a en moi je ne sais quelle envie de lui vendre son camélia rouge par un peu d'hésitation, et de ne me décider que sur le terrain. Je suis bien belle! Griffith m'a priée de me laisser contempler un moment. La solennité de cette soirée et le drame de ce consentement secret m'ont donné des couleurs: j'ai à chaque joue un camélia rouge épanoui sur un camélia blanc!
Une heure.Tous m'ont admirée, un seul savait m'adorer. Il a baissé la tête en me voyant un camélia blanc à la main, et je l'ai vu devenir blanc comme la fleur quand j'en ai eu pris un rouge à ma mère. Venir avec les deux fleurs pouvait être un effet du hasard; mais cette action était une réponse. J'ai donc étendu mon aveu! On donnait Roméo et Juliette, et comme tu ne sais pas ce qu'est le duo des deux amants, tu ne peux comprendre le bonheur de deux néophytes d'amour écoutant cette divine expression de la tendresse. Je me suis couchée en entendant des pas sur le terrain sonore de la contre-allée. Oh! maintenant, mon ange, j'ai le feu dans le cœur, dans la tête. Que fait-il? que pense-t-il? A-t-il une pensée, une seule qui me soit étrangère? Est-il l'esclave toujours prêt qu'il m'a dit être? Comment m'en assurer? A-t-il dans l'âme le plus léger soupçon que mon acceptation emporte un blâme, un retour quelconque, un remerciement? Je suis livrée à toutes les arguties minutieuses des femmes de Cyrus et de l'Astrée, aux subtilités des Cours d'amour. Sait-il qu'en amour les plus menues actions des femmes sont la terminaison d'un monde de réflexions, de combats intérieurs, de victoires perdues! A quoi pense-t-il en ce moment? Comment lui ordonner de m'écrire le soir le détail de sa journée? Il est mon esclave, je dois l'occuper, et je vais l'écraser de travail.
Dimanche matin.Je n'ai dormi que très peu, le matin. Il est midi. Je viens de faire écrire la lettre suivante par Griffith.
A monsieur le baron de Macumer.
Mademoiselle de Chaulieu me charge, monsieur le baron, de vous redemander la copie d'une lettre que lui a écrite une de ses amies, qui est de sa main et que vous avez emportée.
Agréez, etc.
Griffith.Ma chère, Griffith est sortie, elle est allée rue Hillerin-Bertin, elle a fait remettre ce poulet à mon esclave qui m'a rendu sous enveloppe mon programme mouillé de larmes. Il a obéi. Oh! ma chère, il devait y tenir! Un autre aurait refusé en écrivant une lettre pleine de flatteries; mais le Sarrasin a été ce qu'il avait promis d'être: il a obéi. Je suis touchée aux larmes.
XVII
DE LA MÊME A LA MÊME
2 avril.Hier, le temps était superbe, je me suis mise en fille aimée et qui veut plaire. A ma prière, mon père m'a donné le plus joli attelage qu'il soit possible de voir à Paris: deux chevaux gris pommelé et une calèche de la dernière élégance. J'essayais mon équipage. J'étais comme une fleur sous une ombrelle doublée de soie blanche. En montant l'avenue des Champs-Élysées, j'ai vu venir à moi mon Abencerrage sur un cheval de la plus admirable beauté: les hommes, qui maintenant sont presque tous de parfaits maquignons, s'arrêtaient pour le voir, pour l'examiner. Il m'a saluée, et je lui ai fait un signe amical d'encouragement; il a modéré le pas de son cheval, et j'ai pu lui dire: — Vous ne trouverez pas mauvais, monsieur le baron, que je vous aie redemandé ma lettre, elle vous était inutile... Vous avez déjà dépassé ce programme, ai-je ajouté à voix basse. Vous avez un cheval qui vous fait bien remarquer, lui ai-je dit. — Mon intendant de Sardaigne me l'a envoyé par orgueil, car ce cheval de race arabe est né dans mes macchis.
Ce matin, ma chère, Hénarez était sur un cheval anglais alezan, encore très beau, mais qui n'excitait plus l'attention: le peu de critique moqueuse de mes paroles avait suffi. Il m'a saluée, et je lui ai répondu par une légère inclinaison de tête. Le duc d'Angoulême a fait acheter le cheval de Macumer. Mon esclave a compris qu'il sortait de la simplicité voulue en attirant sur lui l'attention des badauds. Un homme doit être remarqué pour lui-même, et non pas pour son cheval ou pour des choses. Avoir un trop beau cheval me semble aussi ridicule que d'avoir un gros diamant à sa chemise. J'ai été ravie de le prendre en faute, et peut-être y avait-il dans son fait un peu d'amour-propre, permis à un pauvre proscrit. Cet enfantillage me plaît. O ma vieille raisonneuse! Jouis-tu de mes amours autant que je me suis attristée de ta sombre philosophie? Chère Philippe II en jupon, te promènes-tu bien dans ma calèche? Vois-tu ce regard de velours, humble et plein, fier de son servage, que me lance en passant cet homme vraiment grand qui porte ma livrée, et qui a toujours à sa boutonnière un camélia rouge, tandis que j'en ai toujours un blanc à la main? Quelle clarté jette l'amour! Combien je comprends Paris! Maintenant tout m'y semble spirituel. Oui, l'amour y est plus joli, plus grand, plus charmant que partout ailleurs. Décidément j'ai reconnu que jamais je ne pourrais tourmenter, inquiéter un sot, ni avoir le moindre empire sur lui. Il n'y a que les hommes supérieurs qui nous comprennent bien et sur lesquels nous puissions agir. Oh! pauvre amie, pardon, j'oubliais notre l'Estorade; mais ne m'as-tu pas dit que tu allais en faire un génie? Oh! je devine pourquoi: tu l'élèves à la brochette pour être comprise un jour. Adieu, je suis un peu folle et ne veux pas continuer.
XVIII
DE MADAME DE L'ESTORADE A LOUISE DE CHAULIEU
Avril.Chère ange, ou ne dois-je pas plutôt dire cher démon, tu m'as affligée sans le vouloir, et, si nous n'étions pas la même âme, je dirais blessée; mais ne se blesse-t-on pas aussi soi-même? Comme on voit bien que tu n'as pas encore arrêté ta pensée sur ce mot indissoluble, appliqué au contrat qui lie une femme à un homme! Je ne veux pas contredire les philosophes ni les législateurs, ils sont bien de force à se contredire eux-mêmes; mais, chère, en rendant le mariage irrévocable et lui imposant une formule égale pour tous et impitoyable, on a fait de chaque union une chose entièrement dissemblable, aussi dissemblable que le sont les individus entre eux; chacune d'elles a ses lois intérieures différentes; celles d'un mariage à la campagne, où deux êtres seront sans cesse en présence, ne sont pas celles d'un ménage à la ville, où plus de distractions nuancent la vie; et celles d'un ménage à Paris, où la vie passe comme un torrent, ne seront pas celles d'un mariage en province, où la vie est moins agitée. Si les conditions varient selon les lieux, elles varient bien davantage selon les caractères. La femme d'un homme de génie n'a qu'à se laisser conduire, et la femme d'un sot doit, sous peine des plus grands malheurs, prendre les rênes de la machine si elle se sent plus intelligente que lui. Peut-être, après tout, la réflexion et la raison arrivent-elles à ce qu'on appelle dépravation. Pour nous la dépravation, n'est-ce pas le calcul dans les sentiments? Une passion qui raisonne est dépravée; elle n'est belle qu'involontaire et dans ces sublimes jets qui excluent tout égoïsme. Ah! tôt ou tard tu te diras, ma chère: Oui! la fausseté est aussi nécessaire à la femme que son corset, si par fausseté on entend le silence de celle qui a le courage de se taire, si par fausseté l'on entend le calcul nécessaire de l'avenir. Toute femme mariée apprend à ses dépens les lois sociales qui sont incompatibles en beaucoup de points avec celles de la nature. On peut avoir en mariage une douzaine d'enfants, en se mariant à l'âge où nous sommes; et, si nous les avions, nous commettrions douze crimes, nous ferions douze malheurs. Ne livrerions-nous pas à la misère et au désespoir de charmants êtres? tandis que deux enfants sont deux bonheurs, deux bienfaits, deux créations en harmonie avec les mœurs et les lois actuelles. La loi naturelle et le code sont ennemis, et nous sommes le terrain sur lequel ils luttent. Appelleras-tu dépravation la sagesse de l'épouse qui veille à ce que la famille ne se ruine pas par elle-même? Un seul calcul ou mille, tout est perdu dans le cœur. Ce calcul atroce, vous le ferez un jour, belle baronne de Macumer, quand vous serez la femme heureuse et fière de l'homme qui vous adore; ou plutôt cet homme supérieur vous l'épargnera, car il le fera lui-même. Tu vois, chère folle, que nous avons étudié le code dans ses rapports avec l'amour conjugal. Tu sauras que nous ne devons compte qu'à nous-mêmes et à Dieu des moyens que nous employons pour perpétuer le bonheur au sein de nos maisons; et mieux vaut le calcul qui y parvient que l'amour irréfléchi qui y met le deuil, les querelles ou la désunion. J'ai cruellement étudié le rôle de l'épouse et de la mère de famille. Oui, chère ange, nous avons de sublimes mensonges à faire pour être la noble créature que nous sommes en accomplissant nos devoirs. Tu me taxes de fausseté parce que je veux mesurer au jour le jour à Louis la connaissance de moi-même; mais n'est-ce pas une trop intime connaissance qui cause les désunions? Je veux l'occuper beaucoup pour beaucoup le distraire de moi, au nom de son propre bonheur; et tel n'est pas le calcul de la passion. Si la tendresse est inépuisable, l'amour ne l'est point: aussi est-ce une véritable entreprise pour une honnête femme que de le sagement distribuer sur toute la vie. Au risque de te paraître exécrable, je te dirai que je persiste dans mes principes en me croyant très-grande et très-généreuse. La vertu, mignonne, est un principe dont les manifestations diffèrent selon les milieux: la vertu de Provence, celle de Constantinople, celle de Londres et celle de Paris ont des effets parfaitement dissemblables sans cesser d'être la vertu. Chaque vie humaine offre dans son tissu les combinaisons les plus irrégulières; mais, vues d'une certaine hauteur, toutes paraissent semblables. Si je voulais voir Louis malheureux et faire fleurir une séparation de corps, je n'aurais qu'à me mettre à sa lesse. Je n'ai pas eu comme toi le bonheur de rencontrer un être supérieur, mais peut-être aurai-je le plaisir de le rendre supérieur, et je te donne rendez-vous dans cinq ans à Paris. Tu y seras prise toi-même, et tu me diras que je me suis trompée, que monsieur de l'Estorade était nativement remarquable. Quant à ces belles amours, à ces émotions que je n'éprouve que par toi; quant à ces stations nocturnes sur le balcon, à la lueur des étoiles; quant à ces adorations excessives, à ces divinisations de nous, j'ai su qu'il y fallait renoncer. Ton épanouissement dans la vie rayonne à ton gré; le mien est circonscrit, il a l'enceinte de la Crampade, et tu me reproches les précautions que demande un fragile, un secret, un pauvre bonheur pour devenir durable, riche et mystérieux! Je croyais avoir trouvé les grâces d'une maîtresse dans mon état de femme, et tu m'as presque fait rougir de moi-même. Entre nous deux, qui a tort, qui a raison? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux, et peut-être la société nous vend-elle fort cher nos dentelles, nos titres et nos enfants! Moi, j'ai mes camélias rouges, ils sont sur mes lèvres, en sourires qui fleurissent pour ces deux êtres, le père et le fils, à qui je suis dévouée, à la fois esclave et maîtresse. Mais, chère! tes dernières lettres m'ont fait apercevoir tout ce que j'ai perdu! Tu m'as appris l'étendue des sacrifices de la femme mariée. J'avais à peine jeté les yeux sur ces beaux steppes sauvages où tu bondis, et je ne te parlerai point de quelques larmes essuyées en te lisant; mais le regret n'est pas le remords, quoiqu'il en soit un peu germain. Tu m'as dit: Le mariage rend philosophe! hélas! non; je l'ai bien senti quand je pleurais en te sachant emportée au torrent de l'amour. Mais mon père m'a fait lire un des plus profonds écrivains de nos contrées, un des héritiers de Bossuet, un de ces cruels politiques dont les pages engendrent la conviction. Pendant que tu lisais Corinne, je lisais Bonald, et voilà tout le secret de ma philosophie: la Famille sainte et forte m'est apparue. De par Bonald, ton père avait raison dans son discours. Adieu, ma chère imagination, mon amie, toi qui es ma folie!
XIX
LOUISE DE CHAULIEU A MADAME DE L'ESTORADE
Eh bien, tu es un amour de femme, ma Renée; et je suis maintenant d'accord que c'est être honnête que de tromper: es-tu contente? D'ailleurs l'homme qui nous aime nous appartient; nous avons le droit d'en faire un sot ou un homme de génie; mais, entre nous, nous en faisons le plus souvent des sots. Tu feras du tien un homme de génie, et tu garderas ton secret: deux magnifiques actions! Ah! s'il n'y avait pas de paradis, tu serais bien attrapée, car tu te voues à un martyre volontaire. Tu veux le rendre ambitieux et le garder amoureux! mais, enfant que tu es, c'est bien assez de le maintenir amoureux. Jusqu'à quel point le calcul est-il la vertu ou la vertu est-elle le calcul? Hein? Nous ne nous fâcherons point pour cette question, puisque Bonald est là. Nous sommes et voulons être vertueuses; mais en ce moment je crois que, malgré tes charmantes friponneries, tu vaux mieux que moi. Oui, je suis une fille horriblement fausse: j'aime Felipe, et je le lui cache avec une infâme dissimulation. Je le voudrais voir sautant de son arbre sur la crête du mur, de la crête du mur sur mon balcon; et, s'il faisait ce que je désire, je le foudroierais de mon mépris. Tu vois, je suis d'une bonne foi terrible. Qui m'arrête? quelle puissance mystérieuse m'empêche de dire à ce cher Felipe tout le bonheur qu'il me verse à flots par son amour pur, entier, grand, secret, plein? Madame de Mirbel fait mon portrait, je compte le lui donner, ma chère. Ce qui me surprend chaque jour davantage, est l'activité que l'amour donne à la vie. Quel intérêt prennent les heures, les actions, les plus petites choses! et quelle admirable confusion du passé, de l'avenir dans le présent! On vit aux trois temps du verbe. Est-ce encore ainsi quand on a été heureuse? Oh! réponds-moi, dis-moi ce qu'est le bonheur, s'il calme ou s'il irrite. Je suis d'une inquiétude mortelle, je ne sais plus comment me conduire: il y a dans mon cœur une force qui m'entraîne vers lui, malgré la raison et les convenances. Enfin, je comprends ta curiosité avec Louis, es-tu contente? Le bonheur que Felipe a d'être à moi, son amour à distance et son obéissance m'impatientent autant que son profond respect m'irritait quand il n'était que mon maître d'espagnol. Je suis tentée de lui crier quand il passe: — Imbécile, si tu m'aimes en tableau, que serait-ce donc si tu me connaissais!
Oh! Renée, tu brûles mes lettres, n'est-ce pas? moi, je brûlerai les tiennes. Si d'autres yeux que les nôtres lisaient ces pensées qui sont versées de cœur à cœur, je dirais à Felipe d'aller les crever et de tuer un peu les gens pour plus de sûreté.
Lundi.Ah! Renée, comment sonder le cœur d'un homme? Mon père doit me présenter ton monsieur Bonald, et, puisqu'il est si savant, je le lui demanderai. Dieu est bien heureux de pouvoir lire au fond des cœurs. Suis-je toujours un ange pour cet homme? Voilà toute la question.
Si jamais, dans un geste, dans un regard, dans l'accent d'une parole, j'apercevais une diminution de ce respect qu'il avait pour moi quand il était mon maître d'espagnol, je me sens la force de tout oublier! Pourquoi ces grands mots, ces grandes résolutions? te diras-tu. Ah! voilà, ma chère. Mon charmant père, qui se conduit avec moi comme un vieux cavalier servant avec une Italienne, faisait faire, je te l'ai dit, mon portrait par madame de Mirbel. J'ai trouvé moyen d'avoir une copie assez bien exécutée pour pouvoir la donner au duc et envoyer l'original à Felipe. Cet envoi a eu lieu hier, accompagné de ces trois lignes:
«Don Felipe, on répond à votre entier dévouement par une confiance aveugle: le temps dira si ce n'est pas accorder trop de grandeur à un homme.»
La récompense est grande, elle a l'air d'une promesse, et, chose horrible, d'une invitation; mais, ce qui va te sembler plus horrible encore, j'ai voulu que la récompense exprimât promesse et invitation sans aller jusqu'à l'offre. Si dans sa réponse il y a ma Louise, ou seulement Louise, il est perdu.
Mardi.Non! il n'est pas perdu. Ce ministre constitutionnel est un adorable amant. Voici sa lettre:
«Tous les moments que je passais sans vous voir, je demeurais occupé de vous, les yeux fermés à toute chose et attachés par la méditation sur votre image, qui ne se dessinait jamais assez promptement dans le palais obscur où se passent les songes et où vous répandiez la lumière. Désormais ma vue se reposera sur ce merveilleux ivoire, sur ce talisman, dois-je dire; car pour moi vos yeux bleus s'animent, et la peinture devient aussitôt une réalité. Le retard de cette lettre vient de mon empressement à jouir de cette contemplation pendant laquelle je vous disais tout ce que je dois taire. Oui, depuis hier, enfermé seul avec vous, je me suis livré, pour la première fois de ma vie, à un bonheur entier, complet, infini. Si vous pouviez vous voir où je vous ai mise, entre la Vierge et Dieu, vous comprendriez en quelles angoisses j'ai passé la nuit; mais, en vous les disant, je ne voudrais pas vous offenser, car il y aurait tant de tourments pour moi dans un regard dénué de cette angélique bonté qui me fait vivre, que je vous demande pardon par avance. Si donc, reine de ma vie et de mon âme, vous vouliez m'accorder un millième de l'amour que je vous porte!
»Le si de cette constante prière m'a ravagé l'âme. J'étais entre la croyance et l'erreur, entre la vie et la mort, entre les ténèbres et la lumière. Un criminel n'est pas plus agité pendant la délibération de son arrêt que je ne le suis en m'accusant à vous de cette audace. Le sourire exprimé sur vos lèvres, et que je venais revoir de moment en moment, calmait ces orages excités par la crainte de vous déplaire. Depuis que j'existe, personne, pas même ma mère, ne m'a souri. La belle jeune fille qui m'était destinée a rebuté mon cœur et s'est éprise de mon frère. Mes efforts, en politique, ont trouvé la défaite. Je n'ai jamais vu dans les yeux de mon roi qu'un désir de vengeance; et nous sommes si ennemis depuis notre jeunesse, qu'il a regardé comme une cruelle injure le vœu par lequel les cortès m'ont porté au pouvoir. Quelque forte que vous fassiez une âme, le doute y entrerait à moins. D'ailleurs je me rends justice: je connais la mauvaise grâce de mon extérieur, et sais combien il est difficile d'apprécier mon cœur à travers une pareille enveloppe. Être aimé, ce n'était plus qu'un rêve quand je vous ai vue. Aussi, quand je m'attachai à vous, ai-je compris que le dévouement pouvait seul faire excuser ma tendresse. En contemplant ce portrait, en écoutant ce sourire plein de promesses divines, un espoir que je ne me permettais pas à moi-même a rayonné dans mon âme. Cette clarté d'aurore est incessamment combattue par les ténèbres du doute, par la crainte de vous offenser en la laissant poindre. Non, vous ne pouvez pas m'aimer encore, je le sens; mais, à mesure que vous aurez éprouvé la puissance, la durée, l'étendue de mon inépuisable affection, vous lui donnerez une petite place dans votre cœur. Si mon ambition est une injure, vous me le direz sans colère, je rentrerai dans mon rôle; mais si vous vouliez essayer de m'aimer, ne le faites pas savoir sans de minutieuses précautions à celui qui mettait tout le bonheur de sa vie à vous servir uniquement.»
Ma chère, en lisant ces derniers mots, il m'a semblé le voir pâle comme il l'était le soir où je lui ai dit, en lui montrant le camélia, que j'acceptais les trésors de son dévouement. J'ai vu dans ces phrases soumises tout autre chose qu'une simple fleur de rhétorique à l'usage des amants, et j'ai senti comme un grand mouvement en moi-même... le souffle du bonheur.
Il a fait un temps détestable, il ne m'a pas été possible d'aller au bois sans donner lieu à d'étranges soupçons; car ma mère, qui sort souvent malgré la pluie, est restée chez elle, seule.
Mercredi soir.Je viens de le voir, à l'Opéra. Ma chère, ce n'est plus le même homme: il est venu dans notre loge présenté par l'ambassadeur de Sardaigne. Après avoir vu dans mes yeux que son audace ne déplaisait point, il m'a paru comme embarrassé de son corps, et il a dit alors mademoiselle à la marquise d'Espard. Ses yeux lançaient des regards qui faisaient une lumière plus vive que celle des lustres. Enfin il est sorti comme un homme qui craignait de commettre une extravagance. — Le baron de Macumer est amoureux! a dit madame de Maufrigneuse à ma mère. — C'est d'autant plus extraordinaire que c'est un ministre tombé, a répondu ma mère. J'ai eu la force de regarder madame d'Espard, madame de Maufrigneuse et ma mère avec la curiosité d'une personne qui ne connaît pas une langue étrangère et qui voudrait deviner ce qu'on dit; mais j'étais intérieurement en proie à une joie voluptueuse dans laquelle il me semblait que mon âme se baignait. Il n'y a qu'un mot pour t'expliquer ce que j'éprouve, c'est le ravissement. Felipe aime tant, que je le trouve digne d'être aimé. Je suis exactement le principe de sa vie, et je tiens dans ma main le fil qui mène sa pensée. Enfin, si nous devons nous tout dire, il y a chez moi le plus violent désir de lui voir franchir tous les obstacles, arriver à moi pour me demander à moi-même, afin de savoir si ce furieux amour redeviendra humble et calme à un seul de mes regards.
Ah! ma chère, je me suis arrêtée et suis toute tremblante. En t'écrivant, j'ai entendu dehors un léger bruit et je me suis levée. De ma fenêtre je l'ai vu allant sur la crête du mur, au risque de se tuer. Je suis allée à la fenêtre de ma chambre et je ne lui ai fait qu'un signe; il a sauté du mur, qui a dix pieds; puis il a couru sur la route, jusqu'à la distance où je pouvais le voir, pour me montrer qu'il ne s'était fait aucun mal. Cette attention, au moment où il devait être étourdi par sa chute, m'a tant attendrie que je pleure sans savoir pourquoi. Pauvre laid! que venait-il chercher, que voulait-il me dire?