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La Comédie humaine – Volume 02
Nous fûmes mariés à la fin de la semaine. Sûre de garder ma liberté, je mis alors beaucoup de gaieté dans les insipides détails de toutes les cérémonies: j'ai pu être moi-même, et peut-être ai-je passé pour une commère très-délurée, pour employer les mots de Blois. On a pris pour une maîtresse femme, une jeune fille charmée de la situation neuve et pleine de ressources où j'avais su me placer. Chère, j'avais aperçu, comme par une vision, toutes les difficultés de ma vie, et je voulais sincèrement faire le bonheur de cet homme. Or, dans la solitude où nous vivons, si une femme ne commande pas, le mariage devient insupportable en peu de temps. Une femme doit alors avoir les charmes d'une maîtresse et les qualités d'une épouse. Mettre de l'incertitude dans les plaisirs, n'est-ce pas prolonger l'illusion et perpétuer les jouissances d'amour-propre auxquelles tiennent tant et avec tant de raison toutes les créatures? L'amour conjugal, comme je le conçois, revêt alors une femme d'espérance, la rend souveraine, et lui donne une force inépuisable, une chaleur de vie qui fait tout fleurir autour d'elle. Plus elle est maîtresse d'elle-même, plus sûre elle est de rendre l'amour et le bonheur viables. Mais j'ai surtout exigé que le plus profond mystère voilât nos arrangements intérieurs. L'homme subjugué par sa femme est justement couvert de ridicule. L'influence d'une femme doit être entièrement secrète: chez nous, en tout, la grâce, c'est le mystère. Si j'entreprends de relever ce caractère abattu, de restituer leur lustre à des qualités que j'ai entrevues, je veux que tout semble spontané chez Louis. Telle est la tâche assez belle que je me suis donnée et qui suffit à la gloire d'une femme. Je suis presque fière d'avoir un secret pour intéresser ma vie, un plan auquel je rapporterai mes efforts, et qui ne sera connu que de toi et de Dieu.
Maintenant je suis presque heureuse, et peut-être ne le serais-je pas entièrement si je ne pouvais le dire à une âme aimée, car le moyen de le lui dire à lui? Mon bonheur le froisserait, il a fallu le lui cacher. Il a, ma chère, une délicatesse de femme, comme tous les hommes qui ont beaucoup souffert. Pendant trois mois nous sommes restés comme nous étions avant le mariage. J'étudiai, comme bien tu penses, une foule de petites questions personnelles, auxquelles l'amour tient beaucoup plus qu'on ne le croit. Malgré ma froideur, cette âme enhardie s'est dépliée: j'ai vu ce visage changer d'expression et se rajeunir. L'élégance que j'introduisais dans la maison a jeté des reflets sur sa personne. Insensiblement je me suis habituée à lui, j'en ai fait un autre moi-même. A force de le voir, j'ai découvert la correspondance de son âme et de sa physionomie. La bête que nous nommons un mari, selon ton expression, a disparu. J'ai vu, par je ne sais quelle douce soirée, un amant dont les paroles m'allaient à l'âme, et sur le bras duquel je m'appuyais avec un plaisir indicible. Enfin, pour être vraie avec toi, comme je le serais avec Dieu, qu'on ne peut pas tromper, piquée peut-être par l'admirable religion avec laquelle il tenait son serment, la curiosité s'est levée dans mon cœur. Très-honteuse de moi-même, je me résistais. Hélas! quand on ne résiste plus que par dignité, l'esprit a bientôt trouvé des transactions. La fête a donc été secrète comme entre deux amants, et secrète elle doit rester entre nous. Lorsque tu te marieras, tu approuveras ma discrétion. Sache cependant que rien n'a manqué de ce que veut l'amour le plus délicat, ni de cet imprévu qui est, en quelque sorte, l'honneur de ce moment-là: les grâces mystérieuses que nos imaginations lui demandent, l'entraînement qui excuse, le consentement arraché, les voluptés idéales longtemps entrevues et qui nous subjuguent l'âme avant que nous nous laissions aller à la réalité, toutes les séductions y étaient avec leurs formes enchanteresses.
Je t'avoue que, malgré ces belles choses, j'ai de nouveau stipulé mon libre arbitre, et je ne veux pas t'en dire toutes les raisons. Tu seras certes la seule âme en qui je verserai cette demi-confidence. Même en appartenant à son mari, adorée ou non, je crois que nous perdrions beaucoup à ne pas cacher nos sentiments et le jugement que nous portons sur le mariage. La seule joie que j'aie eue, et qui a été céleste, vient de la certitude d'avoir rendu la vie à ce pauvre être avant de la donner à des enfants. Louis a repris sa jeunesse, sa force, sa gaieté. Ce n'est plus le même homme. J'ai, comme une fée, effacé jusqu'au souvenir des malheurs. J'ai métamorphosé Louis, il est devenu charmant. Sûr de me plaire, il déploie son esprit et révèle des qualités nouvelles. Être le principe constant du bonheur d'un homme quand cet homme le sait et mêle de la reconnaissance à l'amour, ah! chère, cette certitude développe dans l'âme une force qui dépasse celle de l'amour le plus entier. Cette force impétueuse et durable, une et variée, enfante enfin la famille, cette belle œuvre des femmes, et que je conçois maintenant dans toute sa beauté féconde. Le vieux père n'est plus avare, il donne aveuglément tout ce que je désire. Les domestiques sont joyeux; il semble que la félicité de Louis ait rayonné dans cet intérieur, où je règne par l'amour. Le vieillard s'est mis en harmonie avec toutes les améliorations, il n'a pas voulu faire tache dans mon luxe; il a pris, pour me plaire, le costume, et avec le costume les manières du temps présent. Nous avons des chevaux anglais, un coupé, une calèche et un tilbury. Nos domestiques ont une tenue simple, mais élégante. Aussi passons-nous pour des prodigues. J'emploie mon intelligence (je ne ris pas) à tenir ma maison avec économie, à y donner le plus de jouissances pour la moindre somme possible. J'ai déjà démontré à Louis la nécessité de faire des chemins, afin de conquérir la réputation d'un homme occupé du bien de son pays. Je l'oblige à compléter son instruction. J'espère le voir bientôt membre du Conseil-Général de son département par l'influence de ma famille et de celle de sa mère. Je lui ai déclaré tout net que j'étais ambitieuse, que je ne trouvais pas mauvais que son père continuât à soigner nos biens, à réaliser des économies, parce que je le voulais tout entier à la politique; si nous avions des enfants, je les voulais voir tous heureux et bien placés dans l'État; sous peine de perdre mon estime et mon affection, il devait devenir député du département aux prochaines élections; ma famille aiderait sa candidature, et nous aurions alors le plaisir de passer tous les hivers à Paris. Ah! mon ange, à l'ardeur avec laquelle il m'a obéi, j'ai vu combien j'étais aimée. Enfin, hier, il m'a écrit cette lettre de Marseille, où il est allé pour quelques heures.
«Quand tu m'as permis de t'aimer, ma douce Renée, j'ai cru au bonheur; mais aujourd'hui je n'en vois plus la fin. Le passé n'est plus qu'un vague souvenir, une ombre nécessaire à faire ressortir l'éclat de ma félicité. Quand je suis près de toi, l'amour me transporte au point que je suis hors d'état de t'exprimer l'étendue de mon affection: je ne puis que t'admirer, t'adorer. La parole ne me revient que loin de toi. Tu es parfaitement belle, et d'une beauté si grave, si majestueuse, que le temps l'altérera difficilement; et, quoique l'amour entre époux ne tienne pas tant à la beauté qu'aux sentiments, qui sont exquis en toi, laisse-moi te dire que cette certitude de te voir toujours belle me donne une joie qui s'accroît à chaque regard que je jette sur toi. L'harmonie et la dignité des lignes de ton visage, où ton âme sublime se révèle, a je ne sais quoi de pur sous la mâle couleur du teint. L'éclat de tes yeux noirs et la coupe hardie de ton front disent combien tes vertus sont élevées, combien ton commerce est solide et ton cœur fait aux orages de la vie s'il en survenait. La noblesse est ton caractère distinctif; je n'ai pas la prétention de te l'apprendre; mais je t'écris ce mot pour te faire bien connaître que je sais tout le prix du trésor que je possède. Le peu que tu m'accorderas sera toujours le bonheur pour moi, dans longtemps comme à présent; car je sens tout ce qu'il y a eu de grandeur dans notre promesse de garder l'un et l'autre toute notre liberté. Nous ne devrons jamais aucun témoignage de tendresse qu'à notre vouloir. Nous serons libres malgré des chaînes étroites. Je serai d'autant plus fier de te reconquérir ainsi que je sais maintenant le prix que tu attaches à cette conquête. Tu ne pourras jamais parler ou respirer, agir, penser, sans que j'admire toujours davantage la grâce de ton corps et celle de ton âme. Il y a en toi je ne sais quoi de divin, de sensé, d'enchanteur, qui met d'accord la réflexion, l'honneur, le plaisir et l'espérance, qui donne enfin à l'amour une étendue plus spacieuse que celle de la vie. Oh! mon ange, puisse le génie de l'amour me rester fidèle et l'avenir être plein de cette volupté à l'aide de laquelle tu as embelli tout autour de moi! Quand seras-tu mère, pour que je te voie applaudir à l'énergie de ta vie, pour que je t'entende, de cette voix si suave et avec ces idées si fines, si neuves et si curieusement bien rendues, bénir l'amour qui a rafraîchi mon âme, retrempé mes facultés, qui fait mon orgueil, et où j'ai puisé, comme dans une magique fontaine, une vie nouvelle? Oui, je serai tout ce que tu veux que je sois: je deviendrai l'un des hommes utiles de mon pays, et je ferai rejaillir sur toi cette gloire dont le principe sera ta satisfaction.»
Ma chère, voilà comment je le forme. Ce style est de fraîche date, dans un an ce sera mieux. Louis en est aux premiers transports, je l'attends à cette égale et continue sensation de bonheur que doit donner un heureux mariage quand, sûrs l'un de l'autre et se connaissant bien, une femme et un homme ont trouvé le secret de varier l'infini, de mettre l'enchantement dans le fond même de la vie. Ce beau secret des véritables épouses, je l'entrevois et veux le posséder. Tu vois qu'il se croit aimé, le fat, comme s'il n'était pas mon mari. Je n'en suis cependant encore qu'à cet attachement matériel qui nous donne la force de supporter bien des choses. Cependant Louis est aimable, il est d'une grande égalité de caractère, il fait simplement les actions dont se vanteraient la plupart des hommes. Enfin, si je ne l'aime point, je me sens très-capable de le chérir.
Voilà donc mes cheveux noirs, mes yeux noirs dont les cils se déplient, selon toi, comme des jalousies, mon air impérial et ma personne élevée à l'état de pouvoir souverain. Nous verrons dans dix ans d'ici, ma chère, si nous ne sommes pas toutes deux bien rieuses, bien heureuses dans ce Paris, d'où je te ramènerai quelquefois dans ma belle oasis de Provence. O Louise, ne compromets pas notre bel avenir à toutes deux! Ne fais pas les folies dont tu me menaces. J'épouse un vieux jeune homme, épouse quelque jeune vieillard de la chambre des pairs. Tu es là dans le vrai.
XIV
LE DUC DE SORIA AU BARON DE MACUMER
Madrid.Mon cher frère, vous ne m'avez pas fait duc de Soria pour que je n'agisse pas en duc de Soria. Si je vous savais errant et sans les douceurs que la fortune donne partout, vous me rendriez mon bonheur insupportable. Ni Marie ni moi, nous ne nous marierons jusqu'à ce que nous ayons appris que vous avez accepté les sommes remises pour vous à Urraca. Ces deux millions proviennent de vos propres économies et de celles de Marie. Nous avons prié tous deux, agenouillés devant le même autel, et avec quelle ferveur! ah! Dieu le sait! pour ton bonheur. O mon frère! nos souhaits doivent être exaucés. L'amour que tu cherches, et qui serait la consolation de ton exil, il descendra du ciel. Marie a lu ta lettre en pleurant, et tu as toute son admiration. Quant à moi, j'ai accepté pour notre maison et non pour moi. Le roi a rempli ton attente. Ah! tu lui as si dédaigneusement jeté son plaisir, comme on jette leur proie aux tigres, que, pour te venger, je voudrais lui faire savoir combien tu l'as écrasé par ta grandeur. La seule chose que j'aie prise pour moi, cher frère aimé, c'est mon bonheur, c'est Marie. Aussi serai-je toujours devant toi ce qu'est une créature devant le Créateur. Il y aura dans ma vie et dans celle de Marie un jour aussi beau que celui de notre heureux mariage, ce sera celui où nous saurons que ton cœur est compris, qu'une femme t'aime comme tu dois et veux être aimé. N'oublie pas que, si tu vis par nous, nous vivons aussi par toi. Tu peux nous écrire en toute confiance sous le couvert du nonce, en envoyant tes lettres par Rome. L'ambassadeur de France à Rome se chargera sans doute de les remettre à la secrétairerie d'état, à monsignore Bemboni, que notre légat a dû prévenir. Toute autre voie serait mauvaise. Adieu, cher dépouillé, cher exilé. Sois fier au moins du bonheur que tu nous as fait, si tu ne peux en être heureux. Dieu sans doute écoutera nos prières pleines de toi.
Fernand.
XV
LOUISE DE CHAULIEU A MADAME DE L'ESTORADE
Mars.Ah! mon ange, le mariage rend philosophe?.. Ta chère figure devait être jaune alors que tu m'écrivais ces terribles pensées sur la vie humaine et sur nos devoirs. Crois-tu donc que tu me convertiras au mariage par ce programme de travaux souterrains? Hélas! voilà donc où t'ont fait parvenir nos trop savantes rêveries? Nous sommes sorties de Blois parées de toute notre innocence et armées des pointes aiguës de la réflexion: les dards de cette expérience purement morale des choses se sont tournés contre toi! Si je ne te connaissais pas pour la plus pure et la plus angélique créature du monde, je te dirais que tes calculs sentent la dépravation. Comment, ma chère, dans l'intérêt de ta vie à la campagne, tu mets tes plaisirs en coupes réglées, tu traites l'amour comme tu traiteras tes bois! Oh! j'aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique. Tu étais comme moi la jeune fille la plus instruite, parce que nous avions beaucoup réfléchi sur peu de choses; mais, mon enfant, la philosophie sans l'amour, ou sous un faux amour, est la plus horrible des hypocrisies conjugales. Je ne sais pas si, de temps en temps, le plus grand imbécile de la terre n'apercevrait pas le hibou de la sagesse tapi dans ton tas de roses, découverte peu récréative qui peut faire enfuir la passion la mieux allumée. Tu te fais le destin, au lieu d'être son jouet. Nous tournons toutes les deux bien singulièrement: beaucoup de philosophie et peu d'amour, voilà ton régime; beaucoup d'amour et peu de philosophie, voilà le mien. La Julie de Jean-Jacques, que je croyais un professeur, n'est qu'un étudiant auprès de toi. Vertu de femme! as-tu toisé la vie? Hélas! je me moque de toi, peut-être as-tu raison. Tu as immolé ta jeunesse en un jour, et tu t'es faite avare avant le temps. Ton Louis sera sans doute heureux. S'il t'aime, et je n'en doute pas, il ne s'apercevra jamais que tu te conduis dans l'intérêt de ta famille comme les courtisanes se conduisent dans l'intérêt de leur fortune; et certes elles rendent les hommes heureux, à en croire les folles dissipations dont elles sont l'objet. Un mari clairvoyant resterait sans doute passionné pour toi; mais ne finirait-il point par se dispenser de reconnaissance pour une femme qui fait de la fausseté une sorte de corset moral aussi nécessaire à sa vie que l'autre l'est au corps? Mais, chère, l'amour est à mes yeux le principe de toutes les vertus rapportées à une image de la divinité! L'amour, comme tous les principes, ne se calcule pas, il est l'infini de notre âme. N'as-tu pas voulu te justifier à toi-même l'affreuse position d'une fille mariée à un homme qu'elle ne peut qu'estimer? Le devoir, voilà ta règle et ta mesure; mais agir par nécessité, n'est-ce pas la morale d'une société d'athées? Agir par amour et par sentiment, n'est-ce pas la loi secrète des femmes? Tu t'es faite homme, et ton Louis va se trouver la femme! O chère, ta lettre m'a plongée en des méditations infinies. J'ai vu que le couvent ne remplace jamais une mère pour des filles. Je t'en supplie, mon noble ange aux yeux noirs, si pure et si fière, si grave et si élégante, pense à ces premiers cris que ta lettre m'arrache! Je me suis consolée en songeant qu'au moment où je me lamentais, l'amour renversait sans doute les échafaudages de la raison. Je ferai peut-être pis sans raisonner, sans calculer: la passion est un élément qui doit avoir une logique aussi cruelle que la tienne.
Lundi.Hier au soir, en me couchant, je me suis mise à ma fenêtre pour contempler le ciel, qui était d'une sublime pureté. Les étoiles ressemblaient à des clous d'argent qui retenaient un voile bleu. Par le silence de la nuit, j'ai pu entendre une respiration, et, par le demi-jour que jetaient les étoiles, j'ai vu mon Espagnol, perché comme un écureuil dans les branches d'un des arbres de la contre-allée des boulevards, admirant sans doute mes fenêtres. Cette découverte a eu pour premier effet de me faire rentrer dans ma chambre, les pieds, les mains comme brisés; mais, au fond de cette sensation de peur, je sentais une joie délicieuse. J'étais abattue et heureuse. Pas un de ces spirituels Français qui veulent m'épouser n'a eu l'esprit de venir passer les nuits sur un orme, au risque d'être emmené par la garde. Mon Espagnol est là sans doute depuis quelque temps. Ah! il ne me donne plus de leçons, il veut en recevoir, il en aura. S'il savait tout ce que je me suis dit sur sa laideur apparente! Moi aussi, Renée, j'ai philosophé. J'ai pensé qu'il y avait quelque chose d'horrible à aimer un homme beau. N'est-ce pas avouer que les sens sont les trois quarts de l'amour, qui doit être divin? Remise de ma première peur, je tendais le cou derrière la vitre pour le revoir, et bien m'en a pris! Au moyen d'une canne creuse, il m'a soufflé par la fenêtre une lettre artistement roulée autour d'un gros grain de plomb. Mon Dieu! va-t-il croire que j'ai laissé ma fenêtre ouverte exprès? me suis-je dit; la fermer brusquement, ce serait me rendre sa complice. J'ai mieux fait, je suis revenue à ma fenêtre comme si je n'avais pas entendu le bruit de son billet, comme si je n'avais rien vu, et j'ai dit à haute voix: — Venez donc voir les étoiles, Griffith? Griffith dormait comme une vieille fille. En m'entendant, le Maure a dégringolé avec la vitesse d'une ombre. Il a dû mourir de peur aussi bien que moi, car je ne l'ai pas entendu s'en aller, il est resté sans doute au pied de l'orme. Après un bon quart d'heure, pendant lequel je me noyais dans le bleu du ciel et nageais dans l'océan de la curiosité, j'ai fermé ma fenêtre, et je me suis mise au lit pour dérouler le fin papier avec la sollicitude de ceux qui travaillent à Naples les volumes antiques. Mes doigts touchaient du feu. Quel horrible pouvoir cet homme exerce sur moi! me dis-je. Aussitôt j'ai présenté le papier à la lumière pour le brûler sans le lire... Une pensée a retenu ma main. Que m'écrit-il pour m'écrire en secret? Eh bien, ma chère, j'ai brûlé la lettre en songeant que, si toutes les filles de la terre l'eussent dévorée, moi, Armande-Louise-Marie de Chaulieu, je devais ne la point lire.
Le lendemain, aux Italiens, il était à son poste; mais, tout premier ministre constitutionnel qu'il a été, je ne crois pas que mes attitudes lui aient révélé la moindre agitation de mon âme: je suis demeurée absolument comme si je n'avais rien vu ni reçu la veille. J'étais contente de moi, mais il était bien triste. Pauvre homme, il est si naturel en Espagne que l'amour entre par la fenêtre! Il est venu pendant l'entr'acte se promener dans les corridors. Le premier secrétaire de l'ambassade d'Espagne me l'a dit en m'apprenant de lui une action qui est sublime. Étant duc de Soria, il devait épouser une des plus riches héritières de l'Espagne, la jeune princesse Marie Hérédia, dont la fortune eût adouci pour lui les malheurs de l'exil; mais il paraît que, trompant les vœux de leurs pères qui les avaient fiancés dès leur enfance, Marie aimait le cadet de Soria, et mon Felipe a renoncé à la princesse Marie en se laissant dépouiller par le roi d'Espagne. — Il a dû faire cette grande chose très simplement, ai-je dit au jeune homme. — Vous le connaissez donc? m'a-t-il répondu naïvement. Ma mère a souri. — Que va-t-il devenir? car il est condamné à mort, ai-je dit. — S'il est mort en Espagne, il a le droit de vivre en Sardaigne. — Ah! il y a aussi des tombes en Espagne? dis-je pour avoir l'air de prendre cela en plaisanterie. — Il y a de tout en Espagne, même des Espagnols du vieux temps, m'a répondu ma mère. — Le roi de Sardaigne a, non sans peine, accordé au baron de Macumer un passe-port, a repris le jeune diplomate; mais enfin il est devenu sujet sarde, il possède des fiefs magnifiques en Sardaigne, avec droit de haute et basse justice. Il a un palais à Sassari. Si Ferdinand VII mourait, Macumer entrerait vraisemblablement dans la diplomatie, et la cour de Turin en ferait un ambassadeur. Quoique jeune, il... — Ah! il est jeune! — Oui, mademoiselle, quoique jeune il est un des hommes les plus distingués de l'Espagne! Je lorgnais la salle en écoutant le secrétaire, et semblais lui prêter une médiocre attention; mais, entre nous, j'étais au désespoir d'avoir brûlé la lettre. Comment s'exprime un pareil homme quand il aime? et il m'aime. Être aimée, adorée en secret, avoir dans cette salle où s'assemblent toutes les supériorités de Paris un homme à soi, sans que personne le sache! Oh! Renée, j'ai compris alors la vie parisienne, et ses bals et ses fêtes. Tout a pris sa couleur véritable à mes yeux. On a besoin des autres quand on aime, ne fût-ce que pour les sacrifier à celui qu'on aime. J'ai senti dans mon être un autre être heureux. Toutes mes vanités, mon amour-propre, mon orgueil étaient caressés. Dieu sait quel regard j'ai jeté sur le monde! — Ah! petite commère! m'a dit à l'oreille la duchesse en souriant. Oui, ma très-rusée mère a deviné quelque secrète joie dans mon attitude, et j'ai baissé pavillon devant cette savante femme. Ces trois mots m'ont plus appris la science du monde que je n'en avais surpris depuis un an, car nous sommes en mars. Hélas! nous n'avons plus d'Italiens dans un mois. Que devenir sans cette adorable musique, quand on a le cœur plein d'amour?
Ma chère, au retour, avec une résolution digne d'une Chaulieu, j'ai ouvert ma fenêtre pour admirer une averse. Oh! si les hommes connaissaient la puissance de séduction qu'exercent sur nous les actions héroïques, ils seraient bien grands; les plus lâches deviendraient des héros. Ce que j'avais appris de mon Espagnol me donnait la fièvre. J'étais sûre qu'il était là, prêt à me jeter une nouvelle lettre. Aussi n'ai-je rien brûlé: j'ai lu. Voici donc la première lettre d'amour que j'ai reçue, madame la raisonneuse: chacune la nôtre.
«Louise, je ne vous aime pas à cause de votre sublime beauté; je ne vous aime pas à cause de votre esprit si étendu, de la noblesse de vos sentiments, de la grâce infinie que vous donnez à toutes choses, ni à cause de votre fierté, de votre royal dédain pour ce qui n'est pas de votre sphère, et qui chez vous n'exclut point la bonté, car vous avez la charité des anges; Louise, je vous aime parce que vous avez fait fléchir toutes ces grandeurs altières pour un pauvre exilé; parce que, par un geste, par un regard, vous avez consolé un homme d'être si fort au-dessous de vous, qu'il n'avait droit qu'à votre pitié, mais à une pitié généreuse. Vous êtes la seule femme au monde qui aura tempéré pour moi la rigueur de ses yeux; et comme vous avez laissé tomber sur moi ce bienfaisant regard, alors que j'étais un grain dans la poussière, ce que je n'avais jamais obtenu quand j'avais tout ce qu'un sujet peut avoir de puissance, je tiens à vous faire savoir, Louise, que vous m'êtes devenue chère, que je vous aime pour vous-même et sans aucune arrière-pensée, en dépassant de beaucoup les conditions mises par vous à un amour parfait. Apprenez donc, idole placée par moi au plus haut des cieux, qu'il est dans le monde un rejeton de la race sarrasine dont la vie vous appartient, à qui vous pouvez tout demander comme à un esclave, et qui s'honorera d'exécuter vos ordres. Je me suis donné à vous sans retour, et pour le seul plaisir de me donner, pour un seul de vos regards, pour cette main tendue un matin à votre maître d'espagnol. Vous avez un serviteur, Louise, et pas autre chose. Non, je n'ose penser que je puisse être jamais aimé; mais peut-être serai-je souffert, et seulement à cause de mon dévouement. Depuis cette matinée où vous m'avez souri en noble fille qui devinait la misère de mon cœur solitaire et trahi, je vous ai intronisée: vous êtes la souveraine absolue de ma vie, la reine de mes pensées, la divinité de mon cœur, la lumière qui brille chez moi, la fleur de mes fleurs, le baume de l'air que je respire, la richesse de mon sang, la lueur dans laquelle je sommeille. Une seule pensée troublait ce bonheur: vous ignoriez avoir à vous un dévouement sans bornes, un bras fidèle, un esclave aveugle, un agent muet, un trésor, car je ne suis plus que le dépositaire de tout ce que je possède; enfin, vous ne vous saviez pas un cœur à qui vous pouvez tout confier, le cœur d'une vieille aïeule à qui vous pouvez tout demander, un père de qui vous pouvez réclamer toute protection, un ami, un frère; tous ces sentiments vous font défaut autour de vous, je le sais. J'ai surpris le secret de votre isolement! Ma hardiesse est venue de mon désir de vous révéler l'étendue de vos possessions. Acceptez tout, Louise, vous m'aurez donné la seule vie qu'il y ait pour moi dans le monde, celle de me dévouer. En me passant le collier de la servitude, vous ne vous exposez à rien: je ne demanderai jamais autre chose que le plaisir de me savoir à vous. Ne me dites même pas que vous ne m'aimerez jamais: cela doit être, je le sais; je dois aimer de loin, sans espoir et pour moi-même. Je voudrais bien savoir si vous m'acceptez pour serviteur, et je me suis creusé la tête afin de trouver une preuve qui vous atteste qu'il n'y aura de votre part aucune atteinte à votre dignité en me l'apprenant, car voici bien des jours que je suis à vous, à votre insu. Donc, vous me le diriez en ayant à la main un soir, aux Italiens, un bouquet composé d'un camélia blanc et d'un camélia rouge, l'image de tout le sang d'un homme aux ordres d'une candeur adorée. Tout sera dit alors: à toute heure, dans dix ans comme demain, quoi que vous vouliez qu'il soit possible à l'homme de faire, ce sera fait dès que vous le demanderez à votre heureux serviteur,