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Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 1)
Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 1)

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Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 1)

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Elle avait encore un autre espoir auquel elle donna bientôt le nom de certitude, et qui lui faisait supporter et la prolongation de son séjour à Norland, et la froideur presque méprisante de sa belle-fille, et tous les désagrémens d'un séjour où naguère elle était maîtresse; et cet espoir qui devint bientôt pour elle une réalité, était fondé sur l'attachement que M. Edward Ferrars, le frère de madame John Dashwood, paraissait avoir pour sa fille aînée, la sage et prudente Elinor. Ce jeune homme avait accompagné sa sœur et son beau-frère à Norland; depuis il y avait passé la plus grande partie de son temps, et il était facile de voir ce qui le retenait.

Bien des mères auraient encouragé ce sentiment par des motifs d'intérêt, car M. Edward Ferrars était le fils aîné d'une famille très-riche, et son père était mort depuis long-temps; d'autres l'auraient réprimé par des motifs de prudence, car Edward Ferrars dépendait absolument de sa mère, à qui, à l'exception d'une très-petite somme, la fortune entière appartenait. Elle pouvait en disposer suivant sa volonté, et madame Ferrars n'aurait certainement pas approuvé les liaisons de son fils avec une jeune personne sans biens. Mais madame Dashwood n'était ni intéressée ni prudente; la richesse d'Edward et sa dépendance ne se présentèrent pas une fois à sa pensée. Elle vit seulement qu'il paraissait aimable, qu'il aimait sa fille, qu'Elinor ne repoussait pas ses soins; il ne lui en fallait pas davantage pour décider dans sa tête qu'ils devaient être unis. Suivant ses principes, la différence de fortune était la chose du monde la plus indifférente quand les cœurs étaient d'accord, et qu'il y avait des rapports de caractère. Edward avait senti tout le mérite d'Elinor, ce qui prouve qu'il en avait lui-même, et du même genre, et que plus rien ne pourrait les séparer.

Edward Ferrars n'avait rien cependant de ce qui peut séduire au premier moment. Il n'était point beau; il avait peu de graces, et plutôt une espèce de gaucherie dans les manières, suite d'une excessive timidité; il avait besoin d'être encouragé, et ce n'était que dans une société intime qu'il pouvait plaire; il avait trop de défiance de lui-même, trop de réserve et de retenue pour le grand monde. Mais quand une fois il avait surmonté cette disposition naturelle, il devenait très-aimable, et tout indiquait chez lui un cœur ouvert, sensible et capable de tous les sentimens généreux. Il avait l'esprit simple, naturel et cultivé par une bonne éducation, mais il n'avait aucun talent brillant. Rien en lui ne pouvait répondre aux vœux de sa mère et de sa sœur, qui désiraient avec ardeur qu'il se distinguât… Par quoi? elles n'auraient pu le dire elles-mêmes positivement, par tout ce qui distingue un gentilhomme très-riche. Elles auraient voulu qu'il fît une grande figure dans le monde, d'une manière ou d'une autre, et qu'on parlât de lui. Madame Ferrars aurait désiré qu'il eût une opinion prononcée en politique, qu'il entrât dans le parlement, ou du moins qu'il se liât avec quelque orateur célébre en attendant qu'il le devînt lui-même. Madame John Dashwood se serait contentée que son frère fût cité par son élégance, par ses talens, ne fût-ce même que par celui de conduire un caricle de manière à faire effet. – Mais hélas! Edward n'aimait ni les grands hommes ni aucune des folies à la mode chez les jeunes gens. Toute son ambition, tous ses vœux se bornaient à une vie tranquille et retirée au sein du bonheur domestique; heureusement au reste pour sa mère et pour sa sœur, il avait un jeune frère qui promettait davantage: leur plus grand regret était qu'il ne fût pas l'aîné.

Edward se mettait si peu en avant, qu'il avait passé plusieurs semaines à Norland, sans attirer du tout l'attention de madame Dashwood. Tout occupée de sa douleur, elle vit seulement qu'il était tranquille, et qu'il ne cherchait pas à troubler son affliction par une gaîté importune ou par des conversations hors de propos. Elle fut ensuite prévenue en sa faveur par une réflexion d'Elinor qui remarquait un jour combien il ressemblait peu à Fanny; c'était la meilleure recommandation auprès de madame Dashwood. – Il suffit, dit-elle, qu'il ne ressemble pas à sa sœur pour faire son éloge; c'est dire qu'il est aimable, et pour cela seul je l'aime déja. – Je vous assure, maman, qu'il vous plaira quand vous le connaîtrez mieux. – Je n'en doute pas, mais que puis-je faire de plus que de l'aimer? – Vous l'estimerez. – Je n'ai jamais imaginé qu'on pût séparer l'estime de l'amitié. – Ni moi non plus, dit Elinor, et M. Edward Ferrars mérite l'une et l'autre.

De ce moment madame Dashwood commença à bâtir son château en Espagne, et à se rapprocher de ce jeune homme qui devait devenir son fils. Sa manière avec lui fut si tendre, si amicale, que bientôt toute réserve fut bannie et qu'il se montra tel qu'il était, avec tout son vrai mérite et son admiration pour Elinor. Il n'osa pas dire plus, mais la bonne mère acheva le reste dans sa pensée, et fut aussi convaincue de son ardent amour pour sa fille, que de toutes ses vertus. Sa tranquillité, sa froideur apparente, sa gravité si peu ordinaire à son âge, devinrent même à ses yeux un mérite de plus, quand elle vit que tout cela ne nuisait point à la chaleur réelle de son cœur et à la vivacité de ses sentimens. Elinor, pensait-elle, serait bien ingrate, si elle n'aimait pas ce bon jeune homme autant qu'elle en est aimée. Mais Elinor ne pouvait avoir un tort ni un défaut; elle n'a donc point d'ingratitude; elle éprouve aussi le sentiment qu'elle inspire. Ils sont égaux en vertus, en amour; que faut-il de plus? ils furent créés l'un pour l'autre: et voilà sa vive imagination aussi certaine de leur mariage, que si elle les avait vus devant l'autel.

– Dans quelques mois, ma chère Maria, dit-elle un jour à sa seconde fille, dans quelques mois notre Elinor sera probablement établie pour la vie; nous la perdrons, mais elle sera si heureuse!

– Ah, maman! comment pourrons-nous vivre sans elle? Elinor est notre ame, notre guide, notre tout dans ce monde.

– Ma chère enfant, ce sera à peine une séparation. Nous vivrons près d'elle, et nous pourrons nous voir tous les jours; vous gagnerez un second frère, un bon, un tendre frère; j'ai la plus haute opinion d'Edward… Mais vous êtes bien sérieuse, Maria, est-ce que vous désapprouvez le choix de votre sœur?

– J'avoue, dit Maria, que j'en suis au moins surprise. Edward est très-aimable, et comme un ami je l'aime tendrement. Mais cependant, ce n'est pas l'homme… Il manque quelque chose… Sa figure n'est point remarquable; il n'a point ces graces, cet attrait, que je m'attendais à trouver chez l'homme qui devait s'unir à ma sœur. Ses yeux sont grands, ils sont beaux peut-être, mais ils n'ont pas ce feu, cette expression qui annoncent à-la-fois la sensibilité et l'intelligence, et qui pénètrent dans le cœur. D'un autre côté, maman, je crains qu'il n'ait pas ce goût des beaux arts qui prouve une vraie sensibilité; la musique a peu d'attrait pour lui, et quoiqu'il admire beaucoup les dessins d'Elinor, ce n'est point l'admiration de quelqu'un qui s'y connaît. Il est évident que malgré toute son attention pendant qu'elle dessine, il n'y entend rien du tout; il admire au hasard plutôt son ouvrage que son talent, et comme un amoureux plutôt qu'en connaisseur: pour me satisfaire il faudrait qu'il fût tous les deux. Je ne pourrais pas être heureuse avec un homme qui ne partagerait pas en tout point mes sentimens, mes goûts; il faut qu'il voie, qu'il sente, qu'il juge exactement comme moi: la même lecture, le même dessin, la même musique, doivent saisir au même instant deux ames unies par une sympathie absolument nécessaire au bonheur. Ah, maman! avez vous entendu avec quelle monotonie, quel calme, Edward nous lisait hier les vers délicieux de Cowper? Je souffrais réellement pour ma sœur; elle le supportait avec une douceur incroyable! moi je pouvais à peine me contenir: entendre cette belle poésie qui m'a si souvent extasiée, l'entendre lire avec ce calme imperturbable, avec cette incroyable indifférence… Non, non, je ne concevrai jamais qu'on puisse aimer un homme qui lit de cette manière.

– Eh bien! ma chère Maria, je ne sais pourquoi cette manière me plaisait assez; j'entendais mieux les pensées que lorsque vous déclamez si vivement. Edward prononce si bien, il a un si beau son de voix, tant de simplicité. – Non, non, maman, ce n'est pas ainsi qu'on doit lire Cowper, et si Cowper ne l'anime pas, c'est qu'il ne peut être animé. Elinor ne sent pas comme moi sans doute, et peut-être, malgré cela, sera-t-elle heureuse avec lui; pour moi je ne pourrais l'être avec quelqu'un qui met si peu de feu et de sentiment dans sa lecture. Ah! maman, plus je connais le monde, et plus je suis convaincue que je ne rencontrerai jamais un homme que je puisse réellement aimer: il me faut trop de choses. Je voudrais les vertus d'Edward, ma vive sensibilité, et par-dessus, toutes les graces et toutes les perfections, dans la manière et dans l'extérieur: tout cela ne se trouvera jamais réuni.

– C'est difficile, il est vrai; mais vous n'avez que dix-huit ans, ma chère enfant, il n'est pas encore temps de désespérer d'un tel bonheur. Vous venez de me tracer le portrait de votre père quand il m'offrit son cœur et sa main, et toujours il m'a paru aussi parfait. Pourquoi seriez-vous moins heureuse que votre mère? puisse seulement votre félicité sur la terre être plus durable que la sienne.

Elles s'embrassèrent en versant des larmes, qui n'étaient pas sans douceur.

CHAPITRE IV

Quel dommage, Elinor, dit Maria à sa sœur, qu'Edward n'ait aucun goût pour le dessin!

– Aucun goût pour le dessin! pourquoi pensez-vous cela? Il ne dessine pas lui-même, il est vrai; mais il a le plus grand plaisir à voir de bons ouvrages en dessin et en peinture, et il sait les admirer. Je vous assure même qu'il a beaucoup de goût naturel pour cet art, quoiqu'il n'ait pas eu d'occasion de l'étudier. S'il l'avait entrepris, je crois qu'il aurait eu un vrai talent; il se défie de son propre jugement en cela comme en toute autre chose, et ne se hasarde pas à donner son opinion, mais il a un sentiment intérieur de ce qui est beau, et un goût simple et sûr qui le dirige très-bien.

Elinor défendit son ami avec plus de vivacité qu'à l'ordinaire, et Maria craignant de l'avoir offensée, ne dit plus rien contre le goût naturel d'Edward, mais sans en avoir meilleure opinion. Cette froide approbation qu'il donnait aux talens, sans en avoir lui-même, était trop loin de cet enthousiasme, de ces ravissemens qui, dans son idée, étaient la marque certaine du goût: cependant en souriant en elle-même de l'aveugle présomption d'Elinor, elle lui en sut beaucoup de gré.

J'espère, ma chère Maria, continua Elinor, que vous ne croyez pas vous-même qu'Edward manque de goût ou de sensibilité? Toute votre conduite avec lui est si parfaitement amicale; et je sais que si vous aviez cette opinion de lui, à peine pourriez-vous prendre sur vous d'être polie.

Maria ne sut que répondre: elle ne voulait pas blesser les sentimens de sa sœur, et dire ce qu'elle ne pensait pas lui était impossible. Après un instant de silence, elle lui dit: Ne soyez pas offensée, chère Elinor, si mes éloges ne répondent pas exactement à l'idée que vous avez de son mérite; j'ai moins d'occasion que vous de discerner toutes ses qualités, de connaître ses inclinations, ses goûts, de lire dans son cœur et dans son esprit; mais je vous assure que j'ai la plus haute opinion de sa bonté, de sa raison, de son bon sens, et je pense que personne n'est plus digne que lui d'inspirer une sincère amitié.

En vérité, dit Elinor en souriant, ses plus chers amis doivent être satisfaits de cet éloge, et je ne vois pas ce qu'on pourrait y ajouter.

Maria fut contente de ce que sa sœur était aussi vîte appaisée. Il est impossible, dit Elinor, lorsqu'on connaît Edward, lorsqu'on l'a entendu parler, de douter un instant de son jugement droit et de sa bonté; ses excellens principes, son esprit même sont quelquefois voilés par son excessive timidité, qui le rend trop souvent silencieux. Vous, Maria, vous le connaissez assez pour rendre justice à ses solides vertus, mais ses goûts, ses inclinations, comme vous les appelez, je conviens que vous avez eu moins d'occasions que moi de les distinguer dans les premiers temps de notre malheur. Vous vous êtes consacrée entièrement à notre bonne mère; pendant que vous étiez ensemble, je l'ai vu journellement, j'ai causé avec lui sur plusieurs sujets, j'ai étudié ses sentimens et entendu ses opinions sur différens objets de littérature et de goût, et je puis vous assurer que je ne hasarde point trop en vous disant qu'il a non-seulement beaucoup d'instruction, mais un sentiment naturel très-vif pour tout ce qui est digne d'admiration. Il a fait d'excellentes lectures avec beaucoup de plaisir et de discernement; son imagination est vive, ses observations justes et correctes, et son goût délicat et pur. Son extérieur même gagne à être mieux connu. A la première vue, sa figure n'a rien de remarquable, à l'exception cependant de ses yeux qui sont très-beaux, et de la douceur de sa physionomie; mais lorsqu'on le connaît mieux, on le juge bien différemment. Je vous assure qu'à présent il me paraît presque beau, ou je trouve au moins qu'il plaît mieux que s'il était beau. Qu'en dites-vous, Maria?

– Je dis que je le trouverai bientôt plus que beau, si je ne le fais pas encore. Quand vous me direz, Elinor, de l'aimer comme un frère, et qu'il fera votre bonheur, je vous promets de ne plus lui trouver aucun défaut.

Elinor rougit beaucoup à cette déclaration, et fut fâchée contre elle-même de s'être trahie en parlant d'Edward avec trop de feu. Elle sentait bien à quel point il l'intéressait; elle était persuadée que cet intérêt était réciproque, mais elle n'en avait pas cependant une conviction assez positive pour que les propos de Maria lui fussent agréables. Elle comprit fort bien les conjectures de sa mère et de sa sœur; elle savait qu'avec elles tous leurs vœux étaient de l'espoir, et tout espoir certitude. Elinor avait à peine de l'espoir, et voulut saisir cette occasion de dire à Maria l'exacte vérité de sa situation. – Je ne prétends point vous nier, lui dit-elle, en se remettant, quelle haute opinion j'ai de lui; je l'estime, il m'intéresse, mais. – Estime, intérêt, interrompit vivement Maria, insensible Elinor!.. ces expressions sont dictées par un cœur glacé; répétez ces froides paroles, et je vous quitte à l'instant.

Elinor ne put s'empêcher de rire. Excusez-moi, dit-elle, je n'ai pas je vous assure la moindre intention de vous chasser en vous parlant avec calme de mes sentimens. Croyez les si vous voulez plus forts que je ne l'avoue, et tels que son mérite, et le soupçon, l'espoir, si vous le voulez, de son affection pour moi, doivent me les inspirer, sans imprudence ou folie; mais je vous prie de ne pas aller plus loin: je n'ai pas la moindre assurance de la nature de cette affection. Il y a des momens où son existence même me semble douteuse, et jusqu'à ce que les sentimens d'Edward me soient entièrement dévoilés, vous ne devez pas être surprise que j'évite de donner aux miens quelques encouragemens, d'en parler avec exagération, de leur donner un autre nom que celui d'intérêt et d'estime. J'avoue que j'ai peu ou même point de doute sur sa préférence; mais il y a d'autres considérations à écouter; il ne faut pas ne voir que son inclination et la mienne. Il est loin d'être indépendant. Je ne connais pas sa mère; mais à en juger sur ce que dit Fanny, nous ne devons pas être disposées à la croire d'un caractère facile, et je suis bien trompée si Edward ne prévoit pas de sa part beaucoup de difficultés, s'il voulait épouser une femme qui n'eût ni rang ni fortune: et peut-être est-ce là la vraie cause de son silence.

Maria eut l'air très-étonnée en apprenant combien l'imagination de sa mère et la sienne propre étaient allées au-delà de la vérité. Réellement, s'écria-t-elle, vous n'êtes pas engagés l'un à l'autre? mais du moins cela ne peut tarder, et je trouve deux avantages à ce délai: je ne vous perdrai pas sitôt, et pendant ce temps-là Edward prendra plus de goût pour votre occupation favorite, la peinture, où vous réussissez si bien; votre talent doit développer le sien. Oh! s'il pouvait être assez stimulé par votre génie pour parvenir à dessiner lui-même: c'est cela qui serait indispensable à votre bonheur. Imaginez, Elinor, combien vous seriez heureuse. Occupés de même, à côté l'un de l'autre, comme ce serait délicieux. Elinor sourit. Il y aurait peut-être, dit-elle, jalousie de talens; j'aime autant que mon mari n'ait pas les mêmes, et qu'il aime à me lire, par exemple, pendant que je dessinerais. Maria allait dire quelque chose sur la lecture insipide des vers de Cowper, mais elle s'arrêta à temps, et sortit de la chambre.

Elinor avait dit à sa sœur l'exacte vérité; tout lui disait qu'Edward l'aimait, excepté lui-même. Emu, ravi à côté d'elle, suivant tous ses pas, tous ses mouvemens, écoutant chaque mot qu'elle prononçait; cent fois elle l'avait cru sur le point de lui faire l'aveu de son amour, mais cet aveu n'avait jamais été prononcé. Quelquefois elle le voyait tomber dans un tel abattement, qu'elle ne savait à quoi l'attribuer; ce ne pouvait être à la crainte de n'être pas aimé: malgré sa prudence et sa retenue, Elinor était trop franche, trop sincère pour affecter une indifférence qui n'était pas dans son cœur; elle lui témoignait assez d'intérêt pour le rassurer et lui laisser espérer d'obtenir un jour un sentiment plus tendre. Ce n'était donc pas la cause de sa tristesse; elle en trouvait une plus naturelle dans la dépendance de sa situation, qui lui défendait de se livrer à un sentiment inutile. Elle savait que madame Ferrars n'avait jamais cherché à rendre sa maison agréable à son fils, ni à lui donner les moyens de s'établir ailleurs, et ne cessait de lui répéter qu'il devait chercher à augmenter sa fortune, et que la sienne était à cette condition. Il était donc impossible qu'Elinor fût tout-à-fait à son aise et qu'elle nourrît les mêmes espérances que sa mère et sa sœur; et même plus ils se voyaient, plus elle doutait que l'attachement d'Edward fût de l'amour. Elle croyait ne voir en lui que les symptômes d'une tendre et simple amitié. Mais que ce fût amour ou amitié, c'était assez pour inquiéter madame John Dashwood, dès qu'elle s'en fut aperçue. Elle saisit la première occasion de parler devant sa belle-mère des grandes espérances de son frère qui était soumis aux volontés d'une mère, des projets que celle-ci formait pour la réputation de ses fils, et du danger extrême que courrait une jeune personne qui chercherait à attirer l'un d'eux dans quelque piège, et qui serait un obstacle aux vastes projets de leur mère. Madame Dashwood ne put ni feindre de ne pas l'entendre, ni l'entendre avec calme; elle répondit avec orgueil et dignité et quitta la chambre à l'instant, bien décidée à quitter aussi immédiatement une maison où sa chère Elinor était exposée à de telles insinuations, où l'on ne sentait pas tout ce qu'elle valait.

Elle allait en parler à ses filles et prendre ses mesures pour leur prompt départ, sans savoir où aller, lorsqu'elle reçut par la poste, une lettre qui contenait une proposition arrivée fort-à-propos pour la tirer de peine: c'était l'offre d'une petite maison qu'on lui cédait à un prix très modéré, et qui appartenait à un de ses parens, un baronnet, sir Georges Middleton, qui demeurait dans le Devonshire. La lettre était du baronnet lui-même, écrite avec la plus cordiale amitié. Il avait appris, disait-il, que ses cousines cherchaient une demeure simple et petite; celle qu'il leur offrait n'était précisément qu'une chaumière; mais si elles voulaient l'accepter, il l'arrangerait de manière qu'elle fût agréable et commode à habiter. Il pressait vivement madame Dashwood, après lui avoir donné une légère description de la maison et des environs, de venir avec ses filles à Barton-Park, où il résidait; que là elles pourraient juger si la chaumière de Barton pouvait leur convenir et décideraient les réparations nécessaires. Il paraissait désirer vivement de les arranger dans son voisinage; et son style amical et franc, plut extrêmement à madame Dashwood, qui n'avait pas soutenu de relation avec ce parent éloigné qui la traitait avec tant d'obligeance, pendant qu'elle souffrait de la froideur et de l'insensibilité d'une parente bien plus proche.

Elle n'eut pas besoin de beaucoup de temps pour délibérer; sa résolution fut prise avant que la lettre fût achevée. La situation de Barton, et la grande distance de Devonshire à Sussex, qui la veille encore aurait été un motif de refus, fut alors sa recommandation principale. Quitter le voisinage de Norland n'était plus un malheur; c'était une bénédiction, et plus elle serait loin de sa méchante belle-fille, plus elle serait heureuse.

Elle annonçait donc sans différer à sir Georges Middleton, toute sa reconnaissance de ses bontés et sa prompte acceptation; elle se hâta ensuite d'aller lire les deux lettres à ses filles, pour avoir leur approbation, avant d'envoyer sa réponse. Elinor avait toujours pensé qu'il serait plus prudent de s'établir à quelque distance de Norland; elle fut donc loin de s'opposer au désir de sa mère d'aller en Devonshire. La simplicité de leur demeure, le peu d'argent qu'elle leur coûterait, le voisinage et la protection d'un bon parent, tout allait à merveille suivant les désirs de sa raison. Son cœur aurait voulu peut-être que la distance eût été moins grande, mais Elinor lui imposa silence, donna son plein consentement, et prépara tout pour leur prompt départ.

CHAPITRE V

A peine la réponse fut partie, que madame Dashwood voulut se donner le plaisir d'annoncer à son beau-fils, et surtout à Fanny, qu'elle était pourvue d'une demeure, et qu'elles ne les incommoderaient que peu de jours encore pendant qu'on préparait leur habitation. Fanny ne dit rien, son mari exprima seulement qu'il espérait que ce ne serait pas loin de Norland. Madame Dashwood répondit avec l'air du plaisir que c'était en Devonshire. Edward qui était présent, et déjà fort triste et silencieux, s'écria vivement avec l'expression de la surprise et du chagrin: En Devonshire, est-il possible! si loin d'ici! et dans quelle partie du Devonshire? Elle expliqua la situation: Barton-Park, dit-elle, est à quatre milles de la ville d'Exeter, et la maison que mon cousin nous offre touche presque à la sienne; ce n'est, dit-il, qu'une chaumière qu'il arrangera commodément pour nous! J'espère que nos vrais amis ne dédaigneront pas de venir nous voir; et quelque petite que soit notre demeure, il y aura toujours place pour ceux qui ne trouveront pas que la course soit trop longue. Elle conclut en invitant poliment M. et madame John Dashwood à la visiter à Barton, et demanda la même chose à Edward d'une manière plus pressante et plus amicale. Malgré son dernier entretien avec madame John Dashwood qui l'avait décidée à quitter Norland, son espoir du mariage de sa fille aînée avec Edward n'avait pas du tout diminué. Elle croyait que l'amour du jeune homme et le mérite d'Elinor aplaniraient tous les obstacles, et elle était bien aise de montrer à sa belle-fille, en invitant son frère, que tout ce qu'elle avait dit là-dessus n'avait pas eu le moindre effet; mais elle attendait encore celui de la promesse de John à son père, et le beau présent qu'il destinait sans doute à ses sœurs. Elle attendit en vain, il fallut se contenter de complimens très-polis sur le regret d'être autant séparé d'elles, et sur ce que cette grande distance le privait même du plaisir de leur être utile pour le transport de leurs meubles et de leurs coffres: tout cela devait aller par eau. Madame John Dashwood eut le chagrin de voir partir pour Barton les porcelaines et la vaisselle qu'elle avait enviées. Cependant ses belles-sœurs prièrent leur mère de lui laisser le beau déjeûner, qu'elle louait outre mesure, et qu'elle accepta comme quelque chose qui lui serait dû. Elle soupira encore à chaque objet de valeur qu'elle voyait empaqueter. «Il est bien dur, pensait-elle, que des personnes dont le revenu est si inférieur au mien aient une maison aussi bien fournie que la mienne.» Le piano-forte de Maria, qui était de la première force sur cet instrument, était beaucoup meilleur et plus beau que le sien; elle en fit la remarque avec aigreur, et aurait volontiers accepté un échange, qui ne lui fut pas proposé. Il n'y eut que les livres d'études qu'elle vit partir sans regret; elle en faisait peu d'usage, et son mari avait une belle bibliothèque, où il permit à ses sœurs de prendre quelques ouvrages favoris qui leur manquaient: ce fut tout ce qu'elles eurent de lui, avec une légère invitation de différer leur départ autant que cela leur conviendrait. J'ai promis à mon père, dit-il avec quelque embarras, de vous aider dans toutes les occasions, et je veux tenir ma promesse; ainsi vous pouvez rester chez moi jusqu'à ce que tout soit prêt à Barton pour vous recevoir. Alors seulement madame Dashwood comprit qu'elle n'avait plus rien à en attendre. Il lui offrit encore de lui acheter (très-bon marché) les chevaux et le carosse que son mari lui avait laissés et qui, dit-il, ne seraient plus à son usage, puisque sans doute elle n'aurait point d'équipage. Madame Dashwood aurait voulu pouvoir lui dire qu'à son âge elle pouvait encore moins s'en passer, et qu'elle voulait l'emmener; mais la prudente Elinor lui fit sentir qu'un équipage consumerait la moitié au moins de leur revenu, et ne convenait guère dans une simple petite demeure. Elle céda, ainsi que pour le nombre de leurs domestiques, qui fut fixé à trois femmes et un valet-de-chambre, qu'elles choisirent parmi leurs anciens serviteurs, qui tous auraient voulu les suivre. Le laquais et une des femmes furent envoyés avec les effets pour préparer la maison à recevoir leur maîtresse.

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