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Lettres de Mmes. de Villars, de Coulanges et de La Fayette, de Ninon de L'Enclos et de Mademoiselle Aïssé
LETTRE XV
Madrid, 28 mai 1680.J'ai vu M. et madame de Grana; le mari me vint voir il y a deux ou trois jours; il fut toute l'après-dînée avec moi. Il parle mieux françois qu'un François même; il est de bonne conversation. Il s'ennuie à la mort à Madrid, quoiqu'il y ait demeuré long-temps, et qu'il y ait beaucoup de parens. Il est épouvanté du gouvernement, quoiqu'il n'en parle que comme en doit parler un ambassadeur de l'Empereur, à une Françoise. Il dit qu'il ne sera pas long-temps ici. Il me soutient qu'il n'y avoit qu'un ambassadeur de France qui pût présentement trouver quelque plaisir dans cette cour, en entendant parler du méchant état où on la voit. Pour moi, madame, vous croyez bien que je n'entre dans aucun de ces détails.
Je jouis du beau temps, qui est admirable présentement. Depuis un mois, il est tempéré. Nous ne voyons ni ne sentons de soleil que ce qu'il en faut pour réjouir. La reine m'ordonne, et, si je l'ose dire, me prie instamment de la voir souvent. L'ennui du palais est affreux, et je dis quelquefois à cette princesse, quand j'entre dans sa chambre, qu'il me semble qu'on le sent, qu'on le voit, qu'on le touche, tant il est répandu épais. Cependant je n'oublie rien pour faire en sorte de lui persuader qu'il faut s'y accoutumer, et tâcher de le moins sentir qu'elle pourra; car il n'est pas en mon pouvoir de la gâter, en la flattant de sottises et de chimères, dont beaucoup de gens ne sont que trop prodigues. On a cru deux mois qu'elle étoit grosse; c'est à elle à savoir s'il y en avoit sujet. On ne peut être moins propre à questionner que je le suis sur de pareils chapitres. De plus, vous savez que, quand elle est partie de Paris, je n'étois pas beaucoup dans sa confiance, ni connue et considérée au Palais-royal. Je ne m'entremets de rien ici: la reine a du plaisir à voir une Françoise, et à parler sa langue naturelle. Nous chantons ensemble des airs d'opéra. Je chante quelquefois un menuet qu'elle danse. Quand elle me parle de Fontainebleau, de St-Cloud, je change de discours; et il faut éviter de lui en écrire des relations. Quand elle sort, rien n'est si triste que ses promenades. Elle est avec le roi dans un carrosse fort rude, tous les rideaux tirés. Mais enfin ce sont des usages d'Espagne; et je lui dis souvent qu'elle n'a pas dû croire qu'on les changeroit pour elle, ni pour personne. Entre nous, ce que je ne comprends pas, c'est qu'on ne lui ait pas cherché par mer et par terre, et au poids de l'or, quelque femme d'esprit, de mérite et de prudence, pour servir à cette princesse de consolation et de conseil. Croyoit-on qu'elle n'en eût pas besoin en Espagne? Elle se conduit envers le roi avec douceur et complaisance. Pour des plaisirs, elle n'en voit aucun à espérer dans cette cour; mais comme je n'ai aucun personnage à faire auprès d'elle, et que je n'ai ni charge ni mission de m'en mêler, ni de pénétrer rien sur le présent, le passé et l'avenir, elle me fait beaucoup d'honneur de vouloir que je sois souvent auprès d'elle; mais, quand cela n'est pas, je ne meurs point d'ennui avec M. de Villars, avec qui j'aime bien autant m'aller promener. Si je vous disois la continuation, où, pour mieux dire, l'augmentation des misères de ce pays, cela vous feroit de la peine. Adieu, madame; je suis à vous de tout mon cœur.
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Madrid, 13 juin 1680.Depuis ma dernière lettre, nous avons fait un petit voyage en la seule maison qu'ait le roi d'Espagne, quand il veut, pour quelque temps, quitter la demeure de Madrid. Elle s'appelle Aranjuez. Elle passe ici pour la merveille du monde. La situation pour les eaux est des plus belles; et, si M. le Nostre en trouvoit une pareille, ce qu'il y pourroit faire s'appelleroit en effet une merveille. Le jardin, qui est grand, est entouré de deux rivières dont l'une est le Tage, et l'autre le Guadaran. Voilà de grands noms; mais me voilà, pour toute ma vie, détrompée de ces noms fameux. N'avez-vous pas une haute idée de ce Tage? et le Mançanarès n'a-t-il pas quelquefois touché votre imagination, comme de quelque agréable rivière? Le Tage est plus grand; mais, en revanche, son eau n'est point claire. Il faut pourtant dire la vérité; ce jardin, pour l'Espagne, est agréable, par la quantité de fontaines et d'arbres qui y sont; car rien n'est si rare en ce pays que les bois, par la sécheresse du climat. Je n'ai rien trouvé à redire au peu de largeur des allées. C'est Philippe II qui les a fait planter; et peut-être que, de son temps, il falloit qu'elles fussent ainsi pour être parfaites. La maison serait assez belle, si elle étoit achevée; mais il s'en faut plus de la moitié, quoique le dessin ne soit pas grand. Il y a sept ou huit lieues d'Aranjuez à Madrid. Nous y allâmes le vendredi, et nous en revînmes le lundi: j'allai le lendemain, voir la reine: je lui en dis des merveilles, et je la suppliai de le dire au roi qui entra. Elle fit fort bien son devoir: je lui avois conseillé de marquer quelque impatience que sa majesté la menât voir ce beau lieu. Elle n'eut pas de peine à lui persuader que j'en étois charmée; car il le croit au-dessus de tout ce qu'il y a au monde. Cette demeure, qui semble n'être propre que pour le temps des chaleurs, est mortelle en été; et le gouverneur a permission de n'y être jamais en cette saison. Pour toutes bêtes rares, il y a une infinité d'horribles chameaux: d'en voir un seul, comme on en voit quelquefois à Paris, ne fait pas un effet désagréable, comme lorsqu'on en voit beaucoup ensemble. Tout ce qu'on voit là ne fait point du tout souvenir de la ménagerie de Versailles. Il n'y a même point de ménagerie; car ces vilains animaux paissent dans les champs comme des troupeaux de bœufs et de vaches; et l'on s'en sert pour porter des pierres ou de la terre, quand on bâtit. Me voilà donc revenue de cette maison royale, dont je ne vous parlerai plus.
Les Espagnols nous disent incessamment que nous aurons bientôt la guerre: les pauvres gens en ont grand'peur. Pour moi, j'aime bien mieux l'ennui de Madrid, que d'en partir pour une telle raison, et je leur réponds toujours que je n'en crois rien. Ce bruit est plus grand au palais qu'ailleurs; et la reine, comme vous pouvez penser, en est bien alarmée. Elle continue de se bien porter. C'est un heureux tempérament pour la santé; et je ne sais pas ce qui se passe dans son esprit et dans sa tête, pour la soutenir si bien; car pour son cœur, je crois qu'il ne s'y passe rien. Quand je suis un peu de temps sans la voir, elle ne le trouve point bon. Nous chantons comme des cigales. Elle lit des opéras; elle joue à merveille du clavecin, assez bien de la guitare; en moins de rien, elle a appris à jouer de la harpe. Elle ne prend pas beaucoup de consolation dans les livres de dévotion. Cela n'est point extraordinaire à son âge. Je dis souvent que je voudrois bien qu'elle fût grosse, et qu'elle eût un enfant.
Je n'ai point vu le marquis de Grana depuis que je vous ai écrit. Je serois fort aise que nous nous vissions, mais la politique qu'il croit devoir garder en cette cour, le retient peut-être et sa femme aussi, qui, par politique de son côté, s'habille à l'espagnole. On l'en devroit récompenser, car elle est bien mieux autrement.
Il y aura lundi une fête de taureaux. On s'y attend à beaucoup de plaisir, parce qu'on n'a jamais vu de taureaux si furieux. L'abbé de Villars vous entretiendra, si vous voulez, sur ce sujet. Il est charmé de celle qu'il a vue; mais, quoi qu'il vous en puisse dire, croyez-moi, c'est une épouvantable beauté. Il y aura une autre fête le 31 de ce mois, dont je vous ferai écrire une ample relation. Vous la trouverez bien extraordinaire. Elle ne se fait que de cinquante en cinquante ans. On y brûle beaucoup de Juifs; et il y a d'autres supplices pour des hérétiques et des athées. Ce sont des choses horribles.
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Madrid, 25 juillet 1680.Je n'ai pas eu le courage d'assister à cette horrible exécution des Juifs. Ce fut un affreux spectacle, selon ce que j'en ai entendu dire; mais, pour la semaine du jugement, il fallut bien y être, à moins de bonnes attestations de médecins d'être à l'extrémité; car autrement on eût passé pour hérétique. On trouve même très-mauvais que je ne parusse pas me divertir tout-à-fait de ce qui s'y passoit. Mais ce qu'on a vu exercer de cruautés à la mort de ces misérables, c'est ce qu'on ne vous peut décrire.
Le marquis de Grana fit lundi son entrée. Les Espagnols s'attendoient à voir plus de magnificence. Pour moi, je trouve qu'il a bien fait de n'en pas faire davantage. C'est un très-galant homme, et qui fait toute la dépense qu'il peut. Il est effrayé de tout l'argent qu'il faut ici. Il en touche cependant beaucoup. Il a quinze cents pistoles de pension, payées par le roi d'Espagne, double franchise, et sa maison payée, sans les appointemens que lui donne l'Empereur, son maître. Il a pour le nôtre une grande estime et un grand respect; mais il mêle parmi cela certaines choses dans ses conversations avec les gens de cette cour sur les conquêtes du roi, qui marquent assez de vivacité. Je vois souvent sa femme au palais; elle a bien de l'esprit. J'irois bien plus souvent chez elle, les voir l'un et l'autre, si je ne craignois de leur faire de la peine, par les airs qu'il faut qu'ils observent ici. Le marquis de Grana est un des plus gros hommes que l'on voie, mais de très-bonne mine. Notre jeune reine, pour être heureuse, auroit grand besoin d'avoir du goût pour la solitude dans son triste palais, où elle veut que j'aille souvent griller de chaud avec elle. Il est violent le chaud qu'il fait ici. Il est vrai que, chez nous, nous n'en souffrons pas beaucoup. Nous sommes dans un appartement bas, délicieux pour cette saison. La reine a été ces jours passés deux fois incognito avec le roi, se promener à dix heures du soir dans cette rivière poudreuse. Elle me le fit savoir, afin que nous nous y trouvassions, et me donna un signe pour reconnoître son carrosse, et moi un pour reconnoître le mien. Si vous saviez ce que c'est que ce plaisir! On croit pourtant que la reine en doit de reste. Adieu, ma chère madame, c'en est un bien sensible pour moi de croire, comme je fais, que vous m'aimez véritablement. Si M. de Coulanges, selon les souhaits de M. de Schomberg, et par les pas qu'il a faits à Fontainebleau, eût été envoyé ambassadeur en Portugal, nous l'aurions gardé à son passage par Madrid, tout autant qu'il nous auroit été possible.
Si vous n'avez encore ni donné ni rompu ces petits boucaro, que je vous ai envoyés, dont le dedans étoit blanc, conservez-les; car ce blanc est une composition de bézoard.
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Madrid, 28 août 1680.Je vous adresse cette lettre à Paris, quoique, par votre dernière, vous m'ayez mandé que, dans trois jours, vous partiez pour Lyon. Il me revient par vous et par tout le monde, à quel point vous faites valoir mes lettres; et, comme je ne suis pas persuadée de leur mérite, j'ai été jusqu'à présent tout étonnée du cas qu'on en faisoit. Mais je crois en avoir découvert la raison; c'est que vous ne les donnez pas à lire, et que vous les lisez vous-même; comme cela ne vous coûte guère, vous y mettez tout ce qui leur manque pour les rendre agréables, et pour leur attirer des louanges. Je vous prie, ma chère madame, de m'avouer la vérité là-dessus, sans consulter votre modestie. Je lirai avec plus d'attention et de sensibilité tout ce que vous m'écrirez de Lyon, que tout ce que vous m'écrivez de Paris, parce que vous me parlerez plus de vous et de tout ce qui vous touche; car je prétends que vous n'omettiez rien de tout ce que vous ferez; je voudrois bien aussi tout ce que vous penserez. Pour moi, madame, si je voulois ne vous parler que de ce qui m'occupe le plus ici présentement, ce seroit de la cruelle canicule qu'on y souffre. Car la peste et la famine, que nous avons déjà vues deux fois, et la guerre qu'on croit fort proche, ne me paroissent pas encore si insupportables que l'horrible chaleur qu'il fait. Encore le jour se sauve-t-on assez, en se tenant dans un appartement bas; mais la nuit on n'y peut coucher, à cause des moucherons qui dévorent les pauvres personnes.
C'est vous, madame, qui pensez et qui écrivez mieux que personne du monde. Hélas! nous ne savons à qui en parler ici. Nous lisons vos lettres, M. de Villars, ma fille et moi, avec un grand goût et un grand plaisir. Elles m'en causent bien plus d'un, par ne me point laisser douter que vous ne m'aimiez; et, quoique ce plaisir réveille l'ennui que l'on souffre de ne point voir ce que l'on aime, et de qui l'on est aimé, cette peine est bien douce, comparée à la moindre diminution de votre amitié pour moi. Il y a quatre ou cinq endroits dans votre dernière lettre, d'une vivacité et d'une imagination bien ignorées jusqu'à vous, madame, et qu'on n'imitera jamais. Je ne pense pas même qu'on puisse faire aller son ambition jusqu'à espérer d'en devenir une méchante copie.
Puisque nous sommes sur les copies; voulez-vous bien que je vous fasse souvenir que vous m'avez parlé de votre portrait? Je n'aurois osé vous le demander, quelqu'envie que j'en eusse, si vous ne m'en aviez parlé la première.
J'aime notre jeune reine du plaisir qu'elle me paroît avoir, quand je lui nomme votre nom, et que je lui dis que vous vous souvenez d'elle. Elle m'a chargée de beaucoup d'amitiés pour vous. Je ne saurois vous rien dire qui puisse vous instruire sur tout ce qui la regarde. Nous en parlerons un jour, si nous nous revoyons. Elle est grasse, belle, buvant, mangeant, dormant, riant très-souvent, dansant de tout son cœur, quand nous sommes seules; moi chantant le menuet et le passe-pied. Contentez-vous de cela.
Vous n'avez pas trouvé que le marquis de la Fuente fît souvenir de M. de Villars. S'il n'y a point de guerre, sa femme partira au mois de septembre pour l'aller trouver. C'est une des plus raisonnables femmes d'ici: je vous prie de me mander tout ce que vous savez touchant la guerre.
Vous me dites, et cela est vrai, que l'on seroit bien heureux, si les lieux d'ennui pouvoient inspirer de solides et sérieuses réflexions pour le salut, nous détacher des choses de ce monde, qui se détachent tous les jours de nous: la santé, la jeunesse, la beauté, les amis.
Il passera dans peu un étranger20 à Lyon, qui vous remettra un très-petit présent de ma part. J'aime à vous marquer le plus souvent que je puis que je songe à vous, par ces légères bagatelles. M. de Villars en a honte; car il vous croit digne qu'on ne vous présente que des couronnes. Quand vous en auriez, il ne pourroit pas vous honorer, ni vous respecter au-delà de ce qu'il fait. Adieu, madame.
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Madrid, 15 août 1680.J'ai une véritable impatience d'avoir de vos nouvelles; j'en ai beaucoup aussi d'en apprendre de Paris, puisqu'on y parle sans cesse de guerre, sans que je comprenne encore qui commencera à la déclarer. Les Espagnols ne sont pas en état de la soutenir. Leur misère passe tout ce qu'on en peut imaginer. Il est vrai qu'ils espèrent, ou, pour mieux dire, qu'ils croient sûrement que l'Empereur, l'Angleterre et la Hollande se joindront à eux. Le prince de Parme doit partir aujourd'hui pour aller commander en Flandre. On dit ici qu'ils n'ont pas voulu qu'elle s'achevât de perdre, sans un Espagnol naturel. Notre marquis de Grana a le cœur bien envenimé contre la France; et, s'il étoit secondé par tout ce qu'il voudroit bien mettre contre nous, il tailleroit ce qu'il appelle de la besogne. Il est galant homme, il a de l'esprit; mais, dans ses manières de parler, on le prendroit pour être né sur les bords de la Garonne.
Nous avons été ici en véritable péril de mourir des excessives chaleurs. La beauté et la fraîcheur de la reine n'en ont point souffert. Elle m'a promis de me donner un petit coffre pour vous. Dès que je l'aurai, je chercherai une voie pour vous le faire tenir. Elle me paroît fort souhaiter votre amitié; je l'assure aussi qu'elle a raison de la souhaiter.
Je voudrois que l'on crût un peu moins aux horoscopes; je ne me reprocherai jamais d'avoir eu, sur ce sujet, de pernicieuse complaisance, et de n'avoir pas fait mon possible pour désabuser des faussetés qui s'y trouvent.
Il y a, dans la boîte que vous recevrez par le marquis de Ligneville, deux paires de bas de soie, des pastilles d'ambre dans une bourse, et un œuf d'aventurine avec des pastilles dedans, dont je crois que le goût ne vous déplaira pas. Je vous fais ce détail de peu d'importance, afin que vous vous aperceviez si l'on en prenoit quelque chose.
La connétable Colonne est dans la maison de son mari, assez inquiète de ce qu'elle deviendra, car elle n'est nullement résolue de s'en retourner en Italie avec lui. Elle voudroit bien pouvoir rentrer en ce temps-là dans un couvent à Madrid; bien entendu d'en sortir peu après, et de s'en aller, tant que terre la pourra porter, en Flandre, en Angleterre, en Allemagne; car, pour en France, elle a peur qu'on ne l'y veuille pas souffrir. Vraiment c'est un original qu'on ne peut assez admirer, à le voir de près, comme je le vois. Elle a ici un amant; elle me veut faire avouer qu'il est agréable, qu'il a quelque chose de fin et de fripon dans les yeux. Il est horrible; mais ce n'est pas ce qui devroit diminuer son inclination et la rebuter, au prix d'une autre petite chose qui ne vaut pas la peine d'en parler; c'est que cet amant ne l'aime point du tout, à ce qu'elle m'a dit. Elle se trouve heureuse cependant qu'il soit comme cela; parce que, s'il répondoit un peu à ses sentimens, les choses feroient encore plus d'éclat. Elle ne déplaît point; elle s'habille à l'espagnole, d'un air beaucoup plus agréable que ne font toutes les autres femmes de cette cour. Elle a trois grands fils mal élevés; l'aîné va épouser une des filles du duc de Medina Celi, premier ministre; mais vous ne vous souciez guère de tout cela.
Il est fort question ici que, dans peu, la duchesse de Terranova quittera sa place de camarera mayor qui sera, à ce qu'on dit, donnée à la duchesse d'Albuquerque. C'est une joie dans cette cour; car cette première n'y est pas aimée. Pour moi, il ne m'importe, pourvu que la reine s'en trouve bien. Adieu, ma très-chère madame; dites-vous souvent que je vous aime de tout mon cœur.
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Madrid, 29 août 1680.Je ne reçois point de lettres, madame; je n'ai point de vos nouvelles, et j'en voudrois savoir préférablement à toutes celles qu'on me peut mander de Paris. Comment vous portez-vous? Que faites-vous du matin jusqu'au soir? Combien serez-vous à Lyon? Après cela, je vais vous dire des miennes, qui ne sont pas des plus agréables. La misère augmente ici tous les jours, et les monnoies n'y sont point rehaussées. De douze mille écus que le roi donne à M. de Villars, ce n'est à Madrid qu'environ cinq mille cinq cents écus. Notre maison nous coûte neuf mille fr. de loyer. Voyez ce qui reste pour toutes sortes d'autres dépenses. M. de Villars veut donc me renvoyer pour se loger moins chèrement, et ne garder que très-peu de gens après mon départ. C'est une chose fort triste pour moi que cette séparation, attachée comme je le suis à M. de Villars, et fort triste aussi par ne trouver d'autre moyen de soulager sa dépense. J'ai été quelque temps sans dire ce projet à la reine, et quand je le lui ai appris, elle n'a pu le croire, ni s'y résoudre. Il y a plus d'honneur que de vanité à se persuader que cette pauvre princesse me regretteroit en demeurant en Espagne dans son triste palais, et ses tristes petites occupations. On lui a changé de camarera mayor: c'est, depuis deux jours, que la duchesse d'Albuquerque remplit cette place. La reine s'en accommodera mieux que de celle qu'elle avoit. Quel pays, madame, que celui-ci! Il faut bien aimer M. de Villars, pour sentir de la peine à le quitter; mais, à force aussi qu'on s'y ennuie, je désire qu'il n'y soit pas sans moi, puisqu'il n'y peut trouver mieux. Je sens une grande consolation d'avoir passé cette horrible canicule, dont je vous ai parlé, sans y avoir succombé. Il est mort ici une infinité de gens, et j'avois beaucoup de peur pour notre maison. Mais, ma chère madame, quand aurai-je de vos nouvelles? Vous aurez, par un homme qui partira bientôt, ce petit coffre de la reine, plein de pastilles à manger.
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Madrid, 5 septembre 1680.Je vous ai mandé par ma dernière lettre la destitution de la duchesse de Terranova; qu'on avoit mis à sa place la duchesse d'Albuquerque; et que je ne pouvois être ni aise ni fâchée de ce changement, que selon que la reine s'en trouveroit bien ou mal. Quoique madame de Terranova ait une grande aversion pour la France et pour les François, elle m'a toujours traitée fort honnêtement. On croit que la reine n'aura pas sujet de se repentir de ce changement. L'air du palais est déjà tout autre, et le roi aussi. Sa majesté a permis à la reine de ne se coucher plus qu'à dix heures et demie, et de monter à cheval quand elle voudra, quoique cela soit entièrement contre l'usage. Il lui a accordé encore une chose qui lui a donné une grande joie. Il y a trois ou quatre jours que me voyant entrer dans sa chambre, elle vint au-devant de moi avec un air de gaîté extraordinaire, et me dit: Ne direz-vous pas oui à ce que je vais vous demander? C'étoit que le roi vouloit bien que ma fille eût l'honneur d'être une de ses dames. Elle en étoit transportée. Vous jugez bien avec quel respect et quel plaisir je reçus ce qu'elle me disoit; mais elle fut un peu mortifiée quand je lui répondis que je croyois qu'il falloit, avant que d'accepter cet honneur, que M. de Villars en eût la permission du roi, notre maître. Ma fille ne s'en sent pas de joie. A son âge, combien ne se figure-t-on point de plaisirs dont, selon les apparences, elle ne jouiroit pas long-temps? Elle auroit d'illustres compagnes; car ce ne sont que des filles des maisons de Portugal, Aragon, Mauriquès, Castille; enfin tout ce qu'il y a de plus grand dans le royaume. Elles ont beaucoup de petites fonctions. La plupart n'omettent rien de celles qui regardent la galanterie.
L'on ne parle plus de guerre ici. Ce n'est pas ce qui me rassureroit.
Adieu, madame; je vous quitte pour m'aller parer. La reine vient de me mander que c'est aujourd'hui le jour de la naissance de notre roi, et que je ne manque pas d'aller au palais avec tout ce que j'ai de diamans. Si j'avois pu ce matin être à sa toilette, je lui aurois conseillé de n'affecter pas trop de magnificence ce jour-ci; car elle ne fera plaisir à personne; et je suis assurée que le roi, son oncle, l'en dispenseroit volontiers.
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Madrid, 12 septembre 1680.J'ai enfin reçu deux de vos paquets de Lyon, madame, et j'ai fort peu de temps à y répondre, parce que le courrier part ce soir. J'étois affligée de ne point recevoir de vos nouvelles; mais je ne l'étois point de l'appréhension que vous m'eussiez oubliée. Vous me parlez de la peste, et de la peine où vous en êtes pour moi. Elle ne m'a point approchée, Dieu merci, et il faut espérer qu'elle laissera Madrid hors d'intrigue. Vous me parlez encore d'une autre peste, qui est la continuation de la misère où l'on est ici. Elle augmente toujours, et les monnoies ne haussent point. Je ne vous ai que trop entretenue de tout cela; je ne veux point que vous y fassiez de réflexion. Vous êtes vive, et vous m'aimez. Pensez une fois, et puis n'y pensez plus, que les douze mille écus qu'on a d'appointemens, ne font ici que cinq mille cinq cents écus, et que nous payons neuf mille francs de loyer de notre maison. Je vous ai déjà mandé que M. de Villars, ne pouvant plus subsister, prenoit la résolution de me faire partir d'ici le mois prochain. Le marquis de Grana, qui est riche par lui-même, par ce que son maître lui donne, et par les pensions qu'il tire de cette cour, dit bien aussi qu'il n'y peut pas subsister. Qu'il est gascon, cet Allemand! un peu hargneux sur les affaires de France, et sur tout ce que projette et exécute le roi, notre maître.