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Lettres de Mmes. de Villars, de Coulanges et de La Fayette, de Ninon de L'Enclos et de Mademoiselle Aïssé
LETTRE IV
Madrid, 15 décembre 1679.Je fus hier au Retiro, cette maison où le roi et la reine sont présentement. J'entrai par l'appartement de la camarera mayor, qui me vint recevoir avec toutes sortes d'honnêtetés; elle me conduisit par de petits passages dans une galerie où je croyois ne trouver que la reine; mais je fus bien étonnée quand je me vis avec toute la famille royale; le roi étoit assis dans un grand fauteuil, et les reines sur des carreaux. La camarera me tenoit toujours par la main, m'avertissant du nombre de révérences que j'avois à faire, et qu'il falloit commencer par le roi. Elle me fit approcher si près du fauteuil de sa majesté Catholique, que je ne comprenois point ce qu'elle vouloit que je fisse. Pour moi, je crus n'avoir rien à faire qu'une profonde révérence; sans vanité, il ne me la rendit pas, quoiqu'il ne me parût pas chagrin de me voir. Quand je contai cela à M. de Villars, il me dit que sans doute la camarera vouloit que je baisasse la main à sa majesté. Je m'en doutai bien; mais je ne m'y sentis pas portée. Il m'ajouta qu'elle avoit proposé à la princesse d'Harcourt de baiser cette main, et que, sur l'avis que cette princesse lui en avoit demandé, il lui avoit répondu de n'en rien faire.
Me voilà donc au milieu de ces trois majestés; la reine mère me disant, comme la veille, beaucoup de choses obligeantes, et la jeune reine me paroissant fort aise de me voir. Je fis ce que je pus pour qu'elle ne le témoignât que de bonne sorte. Le roi a un petit nain flamand qui entend et qui parle très-bien françois. Il n'aidoit pas peu à la conversation. On fit venir une des filles d'honneur en guarda-infante11, pour me faire voir cette machine. Le roi me fit demander comment je la trouvois, et je répondis au nain que je ne croyois pas qu'elle eût jamais été inventée pour un corps humain. Il me parut assez de mon avis. On m'avoit fait donner une almoada12. Je m'assis seulement un instant pour obéir, et je pris aussitôt une légère occasion de me tenir debout, parce que je vis beaucoup de segnoras de honor qui n'étoient point assises, et que je crus leur faire plaisir de faire comme elles: je me tins donc toujours debout, quoique les reines me dissent souvent de m'asseoir. La jeune fit une légère collation servie à genoux par ses dames, qui ont des noms admirables, et qui ne prétendent pas moins être que des maisons d'Arragon, de Portugal, de Castille, et autres des plus grandes. La reine mère prit du chocolat: le roi ne prit rien.
La jeune reine, comme vous pouvez penser, étoit habillée à l'espagnole, de ces belles étoffes qu'elle a apportées de France; très-bien coiffée, ses cheveux de travers sur le front, et le reste épars sur les épaules. Elle a le teint admirable, de beaux yeux, la bouche très-agréable quand elle rit. Que c'est une belle chose de rire en Espagne! Mais il est plaisant que je vous fasse le portrait de la reine.
Cette galerie est assez longue, tapissée de damas ou de velours cramoisi, chamarré fort près à près de larges passemens d'or. Depuis un bout jusqu'à l'autre, est le plus beau tapis de pied que j'aie jamais vu; des tables, cabinets et brâsiers, des flambeaux sur les tables: et de temps en temps, on voit des menines très-parées, qui entrent avec deux flambeaux d'argent pour changer, quand il faut moucher les bougies. Elles font de grandes et longues révérences de bonne grâce. Assez loin des reines, il y avoit quelques filles d'honneur assises à bas, et plusieurs dames d'un âge avancé, avec leurs habits de veuves, debout, appuyées contre la muraille. Le roi et la reine s'en allèrent après trois quarts d'heure, le roi marchant le premier. La jeune reine prit sa belle-mère par la main, passant devant à la porte de la galerie, après quoi elle revint plus vîte que le pas me retrouver. La camarera mayor ne revint point, et il parut assez qu'on lui donnoit toutes sortes de libertés de m'entretenir. Il ne demeura qu'une vieille dame fort loin. Elle me dit que, si la dame n'y étoit pas, elle m'embrasseroit bien. Il n'étoit que quatre heures quand j'arrivai là; il en étoit sept et demie avant que j'en sortisse; et ce fut moi qui voulus sortir.
Je vous assure, madame, que je voudrois que le roi, la reine mère et la camarera mayor eussent pu entendre tout ce que je dis à la princesse. Je voudrois que vous le sussiez aussi, et que vous nous eussiez pu voir nous promener dans cette galerie que les flambeaux rendoient très-agréable. Cette jeune reine, dans la nouveauté et la beauté de ses habits avec une infinité de diamans, étoit ravissante.
Imaginez-vous une fois pour toutes, que le noir et le blanc ne sont pas plus différens que la vie d'Espagne et celle de France. Il me semble que cette jeune princesse fait très-bien. Elle voudroit que j'eusse l'honneur de la voir tous les jours; je l'assurai que j'en serois charmée; mais je la suppliai de m'en dispenser, à moins qu'on ne me fît voir clair comme le jour que le roi et la reine mère le souhaitoient presqu'autant qu'elle. La camarera mayor me vint prendre à la porte de la galerie pour me reconduire. Je trouvai là des femmes françoises de la reine, auxquelles je dis qu'il falloit apprendre l'espagnol, et s'empêcher, autant qu'il leur seroit possible, de dire un mot de françois à la reine. Je savois qu'on les grondoit un peu, quand elles lui parloient trop souvent. Je dis en espagnol à la camarera mayor, ce que je disois à ces Françoises: elle m'en sut un très-bon gré. Voilà, à peu près, madame, tout ce que je puis vous mander de cette première visite.
Si vous aviez été aujourd'hui ici, vous auriez eu le plaisir de voir au travers d'une porte le plus beau nonce du monde et le mieux disant. Il parle un espagnol tout-à-fait aisé. Je l'ai reçu en cérémonie tout à mon aise sur des carreaux, et lui dans un fauteuil. Il m'a fort parlé de Charles-Quint. J'étois un peu honteuse d'en être si peu instruite; je n'en ai pas fait semblant; je disois quelques mots par-ci, par-là, rappelant dans ma mémoire beaucoup de beaux endroits, dont mon fils aîné m'a entretenue quelquefois. Mon fils l'abbé, qui m'assistoit en cette occasion, a beaucoup brillé dans cette conversation, et n'y a pas moins paru que sur les bancs de Sorbonne.
M. de Villars, qui revient de la ville, se met à vos pieds, pour parler en termes espagnols. Il me vient d'avouer qu'il a passé son après-dinée chez cette femme dont vous lui avez vu le portrait. Il dit qu'elle n'a plus de beauté, mais bien de l'esprit. J'en jugerai incessamment; car il veut que ce soit une des premières dont je reçoive visite.
Adieu, madame: si ma lettre ne vous prouve le plaisir que je prends à penser à vous, et à vous entretenir, je ne sais pas ce qu'il faut faire pour vous le persuader. Peut-être aimeriez-vous mieux en douter; car cette lettre est bien longue pour une personne comme vous, au milieu de la bonne compagnie et des plaisirs. Telle cependant que vous voyez cette lettre, il y a mille choses que je ne vous mande point, et que je vous dirois bien. Je ne pense point, quand tout le monde verroit ceci, que je pusse en recevoir ni reproche ni blâme. Cependant usez-en avec prudence.
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Madrid, 27 décembre 1679.J'ai reçu depuis peu mes visites. La manière dont se passe cette cérémonie, est une chose assez singulière. Premièrement, dès que j'ai été arrivée, toutes les dames, princesses, duchesses, Grandes, ont envoyé plusieurs fois me complimenter, et s'informer avec soin quand elles me pouroient voir, chacune voulant être avertie des premières. Enfin ce temps est venu; il y a quelques jours qu'on leur fit savoir que je recevrois le monde trois jours de suite. On envoie un page chez toutes celles qui ont envoyé, avec des billets qu'on nomme nudillos, parce qu'en effet ce sont des billets noués. Ce fut la marquise d'Assera, veuve du duc de Lerme, que j'ai vue en France, et qui croit que je lui ai rendu quelque petit service, qui fit les trois jours les honneurs de ma maison. La dame de ce portrait qu'a M. de Villars, les a faits aussi. Je crois qu'elle a été belle, et même qu'elle le seroit encore passablement, sans cette épouvantable coiffure de veuve qu'elle porte. Il n'est pas possible, à quelque belle personne que ce soit, de le paroître avec cet accoutrement; et je ne sais pas comment une veuve qui seroit un peu galante, et qui compte sur sa beauté, ne se remarie pas tout au plus tard au bout de l'an. Cette dame a bien de l'esprit, et est honnête et polie. Je ne vous dirai point les pas comptés que l'on fait pour aller recevoir les dames, les unes à la première estrade, les autres à la seconde ou à la troisième; car, par parenthèse, j'ai un très-grand appartement. Tirez de là, en soupirant pour moi, la conséquence de ce qu'il m'en coûte à le meubler. Il faut, en entrant et en sortant, passer devant toutes ces dames. Celle qui me conduisoit avoit assez d'affaire à me redresser; car j'oubliois souvent le cérémonial. Ces visites durent tout le jour. On les conduit dans une chambre couverte de tapis de pied, un grand brâsier d'argent au milieu. Je n'oublierai pas de vous dire que, dans ce brâsier; il n'y a point de charbon, mais de petits noyaux d'olives qui s'allument, et qui font le plus joli feu du monde, une petite vapeur douce. Ce feu dure plus que la journée. La manière de s'entretenir et de se faire des amitiés, seroit trop longue à vous dire. Toutes ces femmes causent comme des pies dénichées; très-parées en beaux habits et pierreries, hors celles qui ont leurs maris en voyage ou en ambassade. Une des plus jolies, sans comparaison13, étoit vêtue de gris par cette raison. Pendant l'absence de leurs maris, elles se vouent à quelque saint, et portent, avec leur habit gris ou blanc, de petites ceintures de corde ou de cuir. Je ne puis vous dépeindre aucune beauté; car je n'en ai point vu. La connétable de Castille est des mieux faites; mais revenons à notre brâsier; toutes assises sur nos jambes, sur ces tapis; car, quoiqu'il y ait quantité d'almohadas, ou carreaux, elles n'en veulent point. Dès qu'il y a cinq ou six dames, on apporte la collation qui recommence une infinité de fois. On présente d'abord de grands bassins de confitures sèches; ce sont des filles qui servent, après cela quantité de toutes sortes d'eaux glacées, et puis du chocolat; ce qu'elles ont mangé ou emporté de marons glacés, qu'elles nomment castagnas, ne se peut comprendre, tant elles les trouvent bons. Il règne une grande honnêteté parmi elles; touchées de plaire et de faire plaisir; avec tout cela, madame, que je fus aise de me trouver à la fin de mes trois jours! La plupart me sont venu voir deux fois; trois ou quatre entendent et parlent un peu le françois, et moi très-peu l'espagnol. Si ce récit vous paroît trop long, gardez-le pour le mettre en la place de la lecture que vous faites quelquefois les soirs. Il n'a tenu qu'à moi de vous faire encore un détail des comédies et de leurs machines. La reine, avec qui je me suis trouvée deux fois, comme elle y alloit, m'y a voulu mener; mais jusqu'ici je m'en suis exemptée par m'y figurer un ennui mortel, et je lui ai dit que j'irois quand elle seroit au palais. Cette jeune reine est assurément plus belle et plus aimable que toutes les dames de sa cour. Elle n'a point encore fait son entrée; on dit que le deux du mois prochain on saura le jour destiné à cette cérémonie; il y a des soupçons sur une grossesse. A l'égard de ne la pas voir aussi souvent qu'elle me témoigne le souhaiter, ce que je fais jusqu'à la durété, ce n'est pas que je méprise cet honneur, et que je n'en sache faire tout le cas que je dois; mais je crains plus que je ne puis vous le dire, qu'on ne me puisse accuser de trop d'empressement. Ce que la princesse fera de bien ou moins bien, ne me doit point être attribué; elle se conduit fort prudemment; il n'auroit pas été plus mal qu'on lui eût donné en France quelque bonne tête en qui elle eût confiance; cette cour est remplie de plusieurs personnes, qui peuvent indirectement se mêler de lui donner des conseils; il y a bien peu qu'elle y est, pour savoir choisir les bons et rejeter les mauvais; ce ne sont nullement mes affaires; et, si la reine mère n'avoit souhaité que je visse plus souvent la reine que je ne me l'étois proposé, je n'y aurois été qu'une seule fois. Je vous assure, madame, que, quand il faut m'habiller, quoiqu'il me soit permis d'aller avec toutes sortes de manteaux, et qu'il me faut sortir de ma chambre, je suis triste et peinée par avance, d'aller représenter en public. On prépare, pour l'entrée de la reine, cinq ou six beaux arcs de triomphe. J'en ai vu un qui m'a paru tel. Si le deux du mois prochain on la croit encore grosse, elle fera son entrée dans une espèce de chaise découverte, que des hommes porteront sur leurs épaules; sinon elle la fera à cheval. J'étois, il y a peu de jours, avec elle; le roi vient faire de petites comparanzas14 et puis s'en reva. Elle me montroit un fort beau présent d'une parure de pierreries, que le roi lui avoit fait le matin. Ils se couchent tous les jours à huit heures et demie, c'est-à-dire, le moment d'après qu'ils sont sortis de table, ayant encore le morceau au bec.
Le prince de Ligne mourut, il y a trois jours; il étoit assez vieux; sa femme s'en retourne en Flandre. Il y en a huit qu'un fameux théatin, nommé le P. Vintimille, fut chassé; il étoit intrigant, à ce qu'on dit, des amis de feu don Juan, et ennemi déclaré de la reine mère; il eût fort souhaité d'être confesseur de la jeune reine; il ne lui auroit pas fait des scrupules de rien; il est ami de la connétable Colonne que je n'ai point encore vue, parce que je n'ai fait aucune visite: je les commencerai bientôt, et la verrai des premières. Elle ne sort point de son couvent: on croyoit qu'elle demeureroit chez la marquise de los Balbasès, sa belle-sœur; mais cela ne sera pas.
Le duc d'Ossone continue de ne pas aller à la cour.
Il y a très-souvent, ce qu'on appelle des cérémonies de chapelle, dans l'église qui touche la maison où leurs majestés sont à présent; on voit la reine à travers les barreaux d'une tribune; elle est très-magnifiquement parée, aussi bien que toutes les dames: ce lieu d'oraison n'est pas moins chéri d'elles. La fête de Noël est solemnisée dans le palais par des parures extraordinaires, et la comédie sur les quatre heures. Sans beaucoup me divertir ici, je vous dirai, madame, qu'il n'y a lieu au monde où je voulusse être qu'en Espagne, tant que M. de Villars y sera, cela s'entend; voilà la pure vérité.
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Madrid, 12 janvier 1680.Je vous rendis compte par ma dernière lettre des visites que j'avais reçues; je n'entrerai point dans le détail de celles que je rends. J'oubliai de vous dire que toutes ces grandes dames ne se parlent que par tu et toi; c'est une marque d'amitié. Nous commençons à nous tutoyer. Le roi et la reine usent de ces termes entr'eux. La reine n'est plus grosse. Dès le lendemain qu'elle ne le fut plus, le roi et la reine allèrent au Pardo, jolie maison à deux lieues d'ici; elle eut le plaisir de monter un peu à cheval, et de voir tuer un sanglier par le roi, son mari. Son entrée se fera samedi prochain; on dit qu'il s'y verra des magnificences extraordinaires. Leurs majestés quitteront le Retiro, et iront demeurer au palais; l'appartement de la reine est fort doré et très-bien meublé; nous l'allâmes voir l'autre jour. Quand elle y sera, et qu'elle recevra mille visites, je me propose, sans en rien dire, de lui en rendre moins. Toutes les dames, qui sans vanité m'aiment assez, croient et s'attendent que j'y serai tous les jours, et que je puis un peu contribuer à leur faire faire leur cour; mais, ma chère madame, entre vous et moi, non-seulement je ne veux entrer en rien, mais je voudrois me mettre entièrement hors de portée d'aucun soupçon. Je vous prie d'avoir quelque application pour entrevoir au lieu où vous êtes, si l'on ne trouvera pas que ce soit le meilleur parti. Il se peut fort bien qu'on ne prendra pas la peine de songer à ce que je fais ou ne fais pas, à moins que vous ne le mettiez sur le tapis. Il n'y a presque pas de milieu entre voir la reine très-souvent, ou ne la voir que très-rarement, en cherchant, pour le public et pour elle, des raisons qui ne seront guère vraisemblables, puisque le roi, la reine mère, et la camarera mayor font paroître qu'ils sont très-aises que je sois souvent avec elle, et tout le monde disant que l'ambassadrice d'Allemagne étoit tous les jours avec la reine mère, ne parlant ensemble qu'allemand. Vous voyez donc que, du côté de cette cour, tout veut que je sois souvent avec la reine; mais si je ne sais que la cour de France l'approuve, rien ne me peut empêcher de retirer mes troupes, et de laisser penser ici tout ce qu'on voudra: c'est pourquoi je vous supplie encore une fois de tâcher de savoir ce que vous pourrez là-dessus. Cette jeune reine se conduit jusqu'ici avec beaucoup de douceur et de soumission pour le roi; on dit qu'il l'aime fort: chacun a sa manière d'aimer; je le vois assez souvent venir dans une galerie où est la reine. Vous avez apparemment vu de ses portraits.
Le lendemain de l'entrée, il y aura une fête le soir, que l'on nomme mascarade, où tous les grands de la cour courent deux à deux dans une lice avec un flambeau à la main. Le roi court avec son grand écuyer. Ce sont des habits extraordinaires; je crois que cela sera plus beau à dépeindre qu'à voir. Un autre jour, ce sera juego de cagnas; je ne sais pas trop ce que c'est; on jette des cannes en l'air. Mais la grande fête, ce sera celle de la course des taureaux. Pour celle-là, je crois que ce sera une très-belle chose. Des Grands, des fils de Grands tauricideront. La magnificence du train et des livrées sera, à ce qu'on dit, surprenante. Pourvu qu'il ne s'y tue personne, j'y prendrai peut-être quelque plaisir. Si cela est, je vous souhaiterai souvent sur mon balcon. Hélas! madame, si j'osois, je vous y souhaiterois, même quand la fête seroit ennuyeuse.
Je ne me suis point encore habillée à l'espagnole, quoique j'aie fait faire deux habits. La reine mère aime tout-à-fait l'habit à la françoise, et toutes les dames aussi; c'est-à-dire, les manteaux principalement, et c'est ce qui m'accommode fort. Le noir ou la couleur ne marquent pas plus de respect l'un que l'autre.
Il fait aussi froid ici qu'à Paris; j'espère qu'il n'y fera pas plus chaud.
Le marquis de Flamarens est à Madrid avec l'habit espagnol et la honille. Je croirois sans peine qu'il s'y ennuiera bientôt. Le comte de Charni, prétendu fils naturel de feu Monsieur (duc d'Orléans), y passe une vie bien triste. C'est un honnête homme; et s'il est vrai, comme on n'en doute pas, qu'il ait l'honneur d'être frère de tant de princesses, celles qui sont en état de lui faire du bien, devroient bien lui en faire un peu, et lui procurer quelque moyen de subsister. Nous ne le voyons pas souvent, ni Flamarens non plus; il faut qu'ils aient des égards.
Je n'ai été qu'une seule fois chez la reine mère depuis que je suis ici.
La reine m'a expressément chargée de vous faire ses complimens. Je vous mène au palais toutes les fois que j'y vais; et votre nom, sans que je me le propose, est toujours dans toutes nos conversations. La philosophie en-dehors, et les pieds en-dedans, la pensèrent faire mourir de rire. Ce que les François et Françoises trouvent ici de triste, ne l'est nullement, et la reine m'a avoué de très-bonne foi qu'elle n'avoit jamais cru s'accoutumer aussitôt. Vous pouvez penser que je ne lui tiens guère de propos qui soient propres à faire soupirer incessamment après la France. Enfin jusqu'ici j'ai fait de mon mieux par le seul plaisir de bien faire.
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Madrid, 26 janvier 1680.Je ne vous entretiendrai guère de l'entrée de la reine d'Espagne. Elle en étoit le plus grand et le plus agréable ornement; à cheval sous un grand dais, fort parée, un chapeau de plumes blanches, un habillement fait exprès pour ce jour de cérémonie; précédée de plusieurs Grands fort brodés, et quantité de livrées riches et mal entendues, aussi-bien que les habits des maîtres. La reine avoit très-bonne grâce. Elle quitta un peu sa gravité devant le balcon où nous étions, et je la lui vis reprendre. Il y a eu deux jours de suite des feux d'artifice devant le palais, où je me dispensai d'aller. Jusqu'ici il n'y a point eu d'autre fête. Le roi mène souvent la reine dans des couvens, et ce n'est point du tout une fête pour elle. Elle a voulu absolument que je l'y suivisse ces deux derniers jours. Comme je n'y connois personne, je m'y suis beaucoup ennuyée; et je crois qu'elle ne vouloit que j'y fusse, qu'afin de lui tenir compagnie. Le roi et et la reine sont assis, chacun dans un fauteuil; des religieuses à leurs pieds, et beaucoup de dames qui viennent leur baiser les mains. On apporte la collation; la reine fait toujours ce repas d'un chapon rôti. Le roi la regarde manger, et trouve qu'elle mange beaucoup. Il y a deux nains qui soutiennent toujours la conversation. Je croyois hier au soir, au sortir du couvent, m'en retourner chez moi; mais la connétable de Castille me pria que nous allassions ensemble au palais; car vous saurez que, sans l'avoir mérité, il ne tiendroit qu'à moi de me donner un grand air ici, les dames croyant que c'est assez qu'une ambassadrice soit de la même nation que leur reine, pour leur être de quelque agrément. Je fais aussi de mon mieux pour ne pas tromper leur attente. Voilà toutes les affaires que je veux avoir au palais. La reine mère est toujours une très-bonne princesse; je n'en puis dire autre chose. Je n'abuse point des bontés qu'elle m'a fait paroître; car, depuis que je suis à Madrid, je n'ai été que deux fois chez elle. Il y a, depuis deux jours, un ambassadeur d'Espagne nommé pour la France. L'on a révoqué celui que vous aviez. C'est le marquis de la Fuente, fils de celui que vous avez vu ambassadeur. Sa femme partira bientôt. Elle ne vous paroîtra ni jeune ni belle; elle est peut-être l'un et l'autre en ce pays. C'est une bonne femme.
Je ne passe pas en Espagne une vie aussi oisive que je voudrois, et ce sera beaucoup si je puis jamais rendre toutes les visites que j'ai à y faire. Tout ce que j'y ai de plus agréable, c'est la commodité des habits. La reine mère et toutes les dames approuvent toujours si fort ceux que j'ai, et sur-tout les manteaux, que vous pouvez croire avec quel plaisir je les satisfais. Le noir, comme je crois vous l'avoir déjà mandé, n'est pas une couleur plus respectueuse qu'une autre.
Je ne vois pas qu'on se presse trop ici d'expédier le brevet de cette pension de deux mille écus pour madame de Grancey; M. de Villars voudroit bien lui être utile; mais avec tout l'or qui vient des Indes, l'Espagne ne paroît pas opulente. Ce que j'ai vu de plus riche, de plus doré, de plus magnifique, est l'appartement de la reine. Il y a entre autres meubles dans sa chambre, une tapisserie, dont ce qu'on y voit de fond, est de perles. Ce ne sont point des personnages; on ne peut pas dire que l'or y soit massif, mais il est employé d'une manière et d'une abondance extraordinaires. Il y a quelques fleurs: ce sont des bandes de compartimens; mais il faudroit être plus habile que je ne suis à représenter les choses, pour vous faire comprendre la beauté que compose le corail employé dans cet ouvrage. Ce n'est point une matière assez précieuse pour en vanter la quantité; mais la couleur et l'or qui paroît dans cette broderie, sont assurément ce qu'on auroit peine à vous décrire; mais il ne vous importe guère. Cette tapisserie m'est demeurée dans la tête; c'est ce qui m'a fait écrire ceci, qui vise assez au galimatias. Adieu, madame: ce que je sens bien distinctement, c'est que je vous aime. Aimez-moi aussi, je vous en prie; et ne consentez jamais en vous-même que je sois en Espagne et vous en France.
Madrid, 27 janvier 1680.Comme le courrier ne partit point hier au soir, et qu'il me reste un peu de temps, je veux vous conter, si je puis, en peu de mots, une belle aventure. Nous arrivions hier, M. de Villars et moi, sur les dix heures du matin, quand nous vîmes entrer dans ma chambre une tapada, suivie d'une autre qui paroissoit sa suivante. Je fis signe à M. de Villars que c'étoit à lui à se mettre en devoir de faire les honneurs; la suivante se retira. L'autre fit signe qu'elle vouloit que quelques gens qui étoient dans l'antichambre, se retirassent aussi. Elle s'approcha d'une fenêtre avec M. de Villars, me faisant signe en même temps de m'approcher. Elle leva son manteau, je n'en étois guère plus savante. Je me souvenois un peu d'avoir vu quelque personne qui lui ressembloit; M. de Villars s'écria: c'est madame la connétable Colonne! Sur cela je me mis à lui faire quelques complimens. Comme ce n'est pas son style, elle vint au fait. Elle pleura et demanda qu'on eût pitié d'elle. Pour dire deux mots de sa personne, sa taille est des plus belles. Un corps à l'espagnole qui ne lui couvre ni trop ni trop peu les épaules. Ce qu'elle en montre, est très-bien fait: deux grosses tresses de cheveux noirs, renouées par le haut d'un beau ruban couleur de feu: le reste de ses cheveux en désordre et mal peigné; de très-belles perles à son cou; un air agité qui ne siéroit pas bien à une autre, et qui pour lui être assez naturel, ne gâte rien; de belles dents. Je voudrois bien vous faire entendre tout ceci en peu de mots. La connétable est dans un couvent royal, nommé San-Domingo. Elle en est déjà sortie quatre ou cinq fois; et la dernière qu'elle y entra, le nonce fit semblant de vouloir parler à une religieuse à la porte; et quand elle fut ouverte, la connétable que l'on croyoit bien loin, rentra promptement; car en Espagne, dans ces sortes de couvens, il y a d'extraordinaires régularités sur les entrées et les sorties. Quand elle y fut, les parens du connétable exigèrent d'elle qu'elle signeroit entre les mains du roi un papier, par lequel elle s'engageroit de ne plus sortir sans la permission de son mari, promettant que, si elle en sortoit, on pourroit la renvoyer à Saragosse, ou en tel autre lieu que son mari souhaiteroit. La voilà donc avec de doubles liens. Quand le marquis de los Balbasès revint avec sa femme, elle crut qu'ils la recevroient dans leur maison; mais ils s'en excusèrent, disant qu'elle étoit trop petite. Le bruit de l'entrée de la reine a fait prendre la résolution à madame Colonne de sortir encore de son couvent. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Elle envoie emprunter un carrosse, et s'en va droit chez la marquise de los Balbasès. Elle fut bien reçue, malgré leur surprise. Au bout de quelques jours, quelqu'un vint lui dire que los Balbasès l'alloit envoyer à Saragosse trouver son mari. Sur cela elle demande un carrosse pour aller prendre l'air; on lui en donne un. Elle fait quelques tours par la ville, et se fait descendre à notre porte; la voilà chez nous disant qu'elle n'en vouloit plus sortir, et que l'on ne voudroit pas la mettre dans la rue. Il parut qu'elle seroit bien aise de voir le nonce. Nous la fîmes dîner; je lui fis de mon mieux, parce qu'en effet elle fait très-grande pitié d'être de l'humeur qu'elle est. Le marquis de los Balbasès envoie un de ses parens pour essayer de la résoudre à retourner, et à ne pas donner une nouvelle scène au public. Elle dit qu'elle n'en fera rien. Le nonce arrive; elle le prie qu'il la fasse rentrer dans son couvent. Il répond qu'il n'en a pas le pouvoir. Une dame de qualité de nos amies, qui est la comtesse de Villombrosa, dont le fils a épousé la fille de los Balbasès, vint ici. M. de Villars et le nonce firent plusieurs allées et venues chez los Balbasès, qui promit plusieurs fois, foi de cavalier, qu'il ne feroit nulle violence à madame Colonne pour retourner avec son mari; qu'il la prioit de revenir chez lui, et que l'on tâcheroit de faire en sorte que le roi qui avoit l'écrit de madame Colonne, ne sauroit rien, de sa sortie, et que, si elle s'opiniâtroit à ne pas vouloir revenir, elle alloit mettre contre elle le roi, son mari, et toute sa famille. Enfin, madame, il étoit près de minuit que nous ne savions tous que faire par les conséquences que cette pauvre créature attiroit contre elle en demeurant chez nous. Mais enfin elle se résolut à s'en aller. La comtesse de Villombrosa, M. de Villars et moi la remmenâmes chez le marquis de los Balbasès. Sa femme et lui la reçurent très-bien; mille embrassades. Vraiment, c'est une chose inconcevable que les mouvemens extraordinaires qui se passent dans cette tête. Elle l'avoue elle-même. Si elle ne fait pas plus de chemin, ce n'est pas manque de bonne volonté. Cependant, s'il lui prend envie une autre fois de revenir chez nous et de n'en vouloir pas sortir, par les frayeurs qu'on ne la remette au pouvoir de son mari, nous en serions bien embarrassés. Si cette histoire vous ennuie, madame, prenez-vous-en à l'envie et au plaisir que j'ai de vous conter tout ce que je sais qui peut vous être écrit.