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Des homicides commis par les aliénés
Des homicides commis par les aliénés

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Des homicides commis par les aliénés

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Ils montaient sur la tour Solférino pour plonger dans ma chambre.

Ils se mêlaient de tout. Je ne pouvais pas sortir sans qu'ils soient à me guetter.

Un soir, je rentrais avec un journal à la main; l'abbé M… passe à côté de moi, et il dit: «Voilà-t-il pas qu'elle va lire le journal, maintenant,» et il fait un geste de mépris. J'ai eu envie de lui dire: «Est-ce que je ne l'ai pas payé?» Mais je me suis retenue pour ne pas faire de discussion dans la rue. Je sais bien ce qu'ils veulent à présent. Ils vont faire tout ce qu'ils pourront pour prouver que j'ai eu un accès de fièvre chaude. Le directeur et les soeurs d'ici sont d'accord avec eux. Quand ils ont su que vous étiez venus me voir, ils ont dit: Il faut lui fermer la bouche.

Le directeur a voulu m'interroger, j'ai refusé de répondre. Je les tiens. Ah! J'ai supplié le curé à mains jointes de ne pas me faire connaître, il n'en a pas tenu compte. Je ne prierai plus maintenant. Il faut que l'on sache tout.

D. Avez-vous entendu des personnes parler de vous quand vous étiez seule dans votre chambre?

R. Non, il n'y a que les voisins qui me taquinaient, qui me guettaient, et qui faisaient des saletés devant ma porte, mais ils ne me parlaient pas.

Ma chambre donnait sur le cimetière; j'ai vu le gardien du Calvaire qui dressait son vieux chien à aboyer après moi. Il en avait un plus jeune qui a disparu, après que je me suis plainte au commissaire de police et à l'ambassadeur belge. Cette fois là, il s'est aperçu que je le surveillais; alors il s'est faufilé le long de la muraille comme quelqu'un qui se cache, et je ne l'ai plus vu.

D. Alors, vous voyiez les personnes qui s'occupaient de vous?

R. Messieurs, c'était bien facile. Depuis qu'il y a eu du bruit sur mon compte, je suis certaine que je ne faisais pas un pas sans être suivie.

J'avais cessé de me confesser au curé de Montmartre, et j'allais à confesse, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Le curé voulait savoir où j'allais, il aurait voulu que je vienne à la paroisse, moi, je m'y refusais. Ils m'ont fait suivre pendant deux bonnes années au moins; j'ai tout fait pour les dépister, je les retrouvais toujours; ils étaient acharnés après moi.

D. Quelles espèces de gens étaient-ce?

R. J'ai bien fait attention. Il y avait surtout un homme gros, et le gardien du Calvaire. Un jour, je descendais de chez moi, je m'aperçois qu'ils me suivent: je me dis, je vais les tromper. Je descends jusqu'aux halles, je passe à travers les voitures, je me sauve jusque dans le faubourg Saint-Germain. J'entre dans une église, je ne sais plus laquelle. Il y avait un prêtre au confessionnal, avec une pénitente d'un côté, je me mets de l'autre côté, J'attends dix minutes, et le prêtre m'entend. Quand je sors de l'église, le gros homme était là, il avait l'air très-contrarié. Alors je voulus m'amuser à leurs dépens; je ne sortais plus qu'avec une grosse Bible sous mon bras.

Ils disaient: la voilà encore, elle va se confesser, suivons-la. Un jour, j'ai descendu les buttes en courant. En bas, je me retourne, je revois encore le même homme, il était très-essoufflé et paraissait très-contrarié. Je l'ai pris pour un inspecteur des moeurs. J'ai écrit cela à l'ambassadeur belge.

D. Comment viviez-vous?

R. Très-simplement. On disait que je faisais trop de toilette; j'achetais de bonnes choses pour que cela dure plus longtemps, voilà tout.

D. Comment vous nourrissiez-vous?

R. Je préparais mes aliments moi-même. Je suis très-sobre, je ne bois presque pas de vin. Je suis sûre que je n'en bois pas 20 litres par an. Je préfère le café, j'en prenais pas mal; quelquefois cela me portait un peu sur les nerfs.

D. Depuis que vous êtes ici, êtes vous plus tranquille, a-t-on cessé de vous tourmenter?

R. Oui, je suis tranquille; pourtant les soeurs sont contrariées que je n'aie pas voulu répondre au directeur. Mais je ne dois de réponse qu'au juge d'instruction. Je vois bien qu'on cherche à me gagner; le curé de Montmartre est déjà en communication avec les soeurs d'ici. Ils vont faire tout ce qu'ils pourront pour mettre cela sur le compte de la folie; c'est qu'il faudra prêter serment, et ils savent bien que je ne vais pas me présenter bouche close à la Cour d'assises. Oui, je dirai devant tout le monde que s'il y a tant de repris de justice qui ne reviennent pas au bien, c'est la faute des prêtres; Ils sucent jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Je ne suis pas inquiète, allez, je les tiens.

Nous avons tenu à reproduire fidèlement les paroles de la fille C…; mais ce que nous ne pouvons rendre, c'est l'accent de conviction avec lequel ses réponses nous ont été faites.

Nous aurions pu insister sur quelques détails qui l'auraient montrée laborieuse, économe, d'une piété exagérée peut-être, mais correspondant à un sentiment élevé, celui de sa réhabilitation: nous avons pensé que nous devions nous en tenir exclusivement à l'appréciation des faits qui ont précédé la tentative de meurtre à laquelle elle s'est livrée, et qui, pour nous, n'est qu'une des manifestations de l'état morbide qu'il nous reste à définir.

La fille C… est atteinte de délire lypémaniaque avec prédominance d'idées de persécution. Si l'on cherchait à préciser le début des troubles, on pourrait le faire remonter à l'époque où elle allait quitter Paris, sous des vêtements d'homme, avec l'intention d'aller provoquer son frère à Bruxelles. Si nous la perdons de vue pendant les cinq années qu'elle a passées en prison, il nous est facile de rétablir à partir de ce moment l'enchaînement des faits, de constater les illusions du sens de la vue, et surtout de l'ouïe, de suivre les déterminations déraisonnables, mais logiques, qu'elles entraînent. La vie de la fille C… n'est plus, comme elle le dit elle-même, qu'un martyre; et ne se rendant pas compte de l'origine même de ce martyre, qui est son propre ouvrage, elle ne vit plus que pour trouver aux faits les plus simples, les plus habituels de son existence, une interprétation fausse. Chaque jour, ses griefs prétendus augmentent; chaque jour, un incident nouveau vient grossir le nombre des taquineries dont elle se croit la victime. Ses imaginaires persécuteurs sont des prêtres, qu'elle accuse d'avoir divulgué sa cause; et, sans prendre garde que c'est la préoccupation constante de la tenir cachée, qui s'est transformée en elle, elle ne voit plus dans les attitudes, dans les gestes, dans les paroles de ceux qu'elle soupçonne, que des allusions blessantes qui l'irritent. Tout son délire s'alimente de ces illusions incessantes; la surdité dont elle est atteinte en favorise encore le retour. Elle cherche à lire sur les lèvres, et ce qu'elle surprend, ce sont toujours de nouvelles insultes. Elle n'a pas conscience de la part active qu'elle prend à la création de ces interprétations fausses; et c'est avec ces éléments que se constitue un délire, en apparence si complexe, au fond si précis et si net, qui devait aboutir aux violences sur le curé de Montmartre, organisateur, selon elle, du complot tramé contre son repos, contre sa réputation.

Rien ne manque dans ses réponses, qui sont pour nous absolument significatives, ni ces expressions qu'adoptent les aliénés de ce genre, qui reviennent à chaque instant dans leurs discours, qui sont caractéristiques d'un trouble mental essentiellement chronique, Il n'y manque pas même la préméditation, dont, bien à tort, on ne suppose pas les aliénés capables; mais cette préméditation même a son caractère spécial.

La fille C… ne cache pas ses projets; il y a deux ans qu'elle avertit le curé lui-même, l'ambassadeur de Belgique, le commissaire de police, et il n'eût fallu qu'un peu plus de clairvoyance pour empêcher un attentat dont les suites pouvaient être plus graves.

Plus nous avons examiné cette fille, plus s'est faite claire, certaine, absolue, la conviction d'une aliénation mentale déjà ancienne; et, si nous n'avions eu déjà l'examen direct pour nous éclairer, nous aurions trouvé, dans le dossier, une lettre adressée au curé de Montmartre, à la date du 7 septembre 1868, et qui ne permet aucun doute; nous en extrayons les passages suivants:

«Monsieur, écrit-elle, je veux vous dire ce que j'ai sur le coeur. Le jour de l'Adoration vous faisiez l'innocent, vous veniez de bonne heure, comme pour me donner le change, comme pour dire, je ne vois pas le prédicateur, je ne puis donc pas lui raconter votre histoire, comme si je ne savais pas qu'avant d'arriver le prêtre me connaissait; je n'ai qu'à me présenter dans l'une des églises qui s'ouvrent à la neuvaine de Mai pour apprendre combien vous êtes habile à donner les signalements. Mais pour les deux premiers prêtres qui sont venus prêcher, c'est autre chose, vous les avez fait venir pour me montrer à eux, vous m'avez parfaitement bien fait espionner.

«… Vous avez détruit par vos paroles le peu de confiance que l'on pouvait avoir encore en moi. Monsieur le curé, je ne mettrai plus les pieds dans votre église; vous avez comblé la mesure. Je vous ai prié, je vous ai supplié de ne pas me forcer à courir à l'autre bout de Paris pour sanctifier mon Dimanche, je n'ai pu l'obtenir.

«Eh bien, s'il faut se tuer de fatigue, on se tuera, voilà tout. Du reste, je ne tiens pas à la vie, car vous en avez fait un long martyre; ma réputation, vous vous en êtes joué; mon existence, vous l'avez compromise; vous m'avez fait au coeur une plaie incurable, car, quand bien même je partirais, et ce ne sera pas long, je penserai toujours avec une grande douleur que ceux-là même qui devaient être bienveillants pour moi, qui auraient dû me protéger, qui auraient dû donner l'exemple et cacher ma faute, que ce sont ceux-là même qui ont été les plus pressés de la divulguer, qui ont été mes ennemis les plus acharnés… Je me dis, les prêtres voyagent, les soeurs de charité, les frères ignorantins aussi, et comme je ne suis pas pour rester à Paris, si, n'importe où j'irai, je venais à rencontrer un prêtre, soit un frère, soit une soeur, et que ces trois différentes personnes me connaissent, je serais sûre d'être trahie là où je serais rencontrée, comme je suis sûre d'être trahie dans tout Paris, car quand le curé et le clergé donnent l'exemple, les paroissiens ont carte blanche, etc.»

En effet, elle quitte Paris, mais ses préoccupations délirantes la suivent partout. Elle se croit reconnue, espionnée, et, reprenant au loin le système organisé par elle, elle ne doute pas que les machinations odieuses dont elle était victime à Paris sont continuées en province. Il semble que ce soit à Marseille, que le projet de blesser M. le curé de Montmartre ait été conçu, et cela «parce que dans la banlieue elle a vu des gens qui chuchotaient et qui disaient: la voilà, il ne faut rien lui acheter.» Elle n'a pas plus conscience de la valeur morale de cet acte, qu'elle n'a conscience de l'état de trouble intellectuel permanent dans lequel elle vit. Elle est calme, sans inquiétude; ce qu'elle a fait, elle est prête encore à le faire; ce n'était pour elle, et ce n'est aussi pour nous, que le complément de ses conceptions délirantes.

Ce dénouement nécessaire, malheureusement non prévu par tous ceux qui ont méconnu son état, se serait produit beaucoup plus tôt peut-être, si cette femme, au lieu de n'avoir que des illusions, eût été sollicitée par des hallucinations. Mais il ne semble pas que ce phénomène ait existé chez elle; elle parle bien des moyens à l'aide desquels on parvient à savoir la pensée, mais elle ne donne à ce sujet que des renseignements un peu vagues; elle affirme qu'elle n'a rien vu, rien entendu, rien senti d'extraordinaire dans sa chambre; seulement ses voisins, pour la taquiner, parce qu'elle est très-propre, s'amusaient à cracher devant sa porte. Pour elle, il y a toujours un fait extérieur, dénaturé, interprété dans le sens de son délire, qui sert de point de départ à ses déterminations.

Dans la prison, son attitude n'est pas moins caractéristique; méfiante et soupçonneuse, elle est déjà convaincue que les soeurs de Saint-Lazare l'espionnent pour le compte du curé de Montmartre. Elle est en garde contre le directeur, auquel elle refuse de répondre, parce que deux religieuses l'ont conduite auprès de lui. On veut lui fermer la bouche, mais «je les tiens», nous répète-t-elle, avec cette satisfaction à la fois vaniteuse et naïve des aliénés atteints de délires systématisés.

De tous ces faits, de l'étude attentive à laquelle nous nous sommes livrés, nous nous croyons autorisés à conclure:

1° Que la nommée C… (Anne-Joséphine) est atteinte d'aliénation mentale.

2° Que les troubles intellectuels qu'elle présente appartiennent au genre des délires de persécution avec illusions des sens.

3° Que le début de cette affection remonte à plusieurs années déjà. S'il ne nous a pas été possible de préciser la date de son apparition, il est resté, du moins, évident pour nous, que le délire existait en 1868, avec les caractères que nous lui retrouvons encore aujourd'hui.

4° Qu'à l'époque et au moment où la fille C… a commis l'acte dont elle est inculpée, elle était dominée par des conceptions délirantes qui lui étaient la conscience, et par conséquent, la responsabilité de ses actions.

5° Que la fille C… obéissant aux suggestions de son délire, est absolument incapable de se diriger; que, de plus, ayant perdu toute conscience de la valeur morale de ses actes, en tant qu'ils ont rapport à ses conceptions délirantes, elle est depuis longtemps et restera désormais une aliénée dangereuse.

6° Qu'il y a lieu, au point de vue de sa propre sécurité et dans un intérêt d'ordre et de sécurité publies, de la placer et de la maintenir dans un établissement spécialement consacré aux aliénés.

À Paris, le 27 septembre 1871.

Signé: A. MOTET, É. BLANCHE.

Dans ce fait significatif, deux crises plus manifestes et des accès de moindre intensité attirent l'attention. La fille C… est prise d'une impulsion au vol qui contraste avec sa conduite habituelle. Les détails de cette poussée impulsive ne nous sont pas assez connus pour que nous y insistions. La vie ultérieure de la malade se passe dans une sorte de vagabondage moral familier aux aliénés de cette catégorie, interdit aux persécutés passifs qui sont exempts d'attaques congestives et qui ne commettent pas d'actes dangereux. À en croire son récit, le découragement moral, l'impossibilité de trouver du secours, l'abandon du clergé auquel elle s'était adressée, expliquent et justifient la diversité de ses états psychologiques: si on rédige les observations des maladies mentales sous la dictée des malades raisonneurs, la formule est toujours la même; il est naturel que de telles causes provoquent de tels effets, et la folie devient la résultante logique des événements.

En réalité, il n'en est pas ainsi, et ce qui le prouve, c'est que les impulsions violentes naissent sans provocation, lentes ou instantanées, passant ou non de la pensée à l'acte, suivant que l'excitation cérébrale varie de degré.

Chez la fille C… aucun incident exceptionnel ne s'est produit. À ses périodes multiples d'excitations physico-morales, tantôt elle part en voyage à la recherche d'un parent, tantôt elle fuit au hasard pour se soustraire aux persécutions; plus calme, elle revient et se rassérène. Comment a-t-elle pu suffire, avec ses ressources plus que restreintes, à cette vie errante, nul ne le sait.

Un jour, pendant la messe, ayant hésité si longtemps, elle tire deux coups de pistolet sur le curé de sa paroisse. L'accès s'épuise rapidement, comme il arrive presque toujours en pareil cas.

La fille C… arrêtée sans résistance, plaide les circonstances plus qu'atténuantes qui ont motivé sa violence. Elle se fait, à l'usage des juges, le roman psychologique qu'elle s'est répété tant de fois. Un élément nouveau vient cependant s'y ajouter: ce n'est pas pour elle, c'est pour le droit qu'elle a combattu. À la fois héroïne et victime, elle témoigne par le mélange des aspirations vaniteuses avec la dépression mélancolique, qu'elle appartient au type des persécutés à crises impulsives.

Dans la prison, nouvelle attaque d'excitation cérébrale, sans résultat cette fois, mais qui se traduit par la terreur intermittente des religieuses qui la surveillent. On voit ainsi l'appétit du meurtre et du vol éclater comme par hasard, au cours d'un délire continu mais inoffensif dans ses phases de mélancolie.

DÉLIRE DE PERSÉCUTION. – HALLUCINATIONS. – ILLUSIONS DES SENS. – ACCÈS D'AGITATION MANIAQUE AIGUË. – GUÉRISON DE L'ACCÈS MANIAQUE. – PERSISTANCE DE CONCEPTIONS DÉLIRANTES ET DES HALLUCINATIONS. – MÉGALOMANIE. – MEURTRE. – IRRESPONSABILITÉ

B… Jean, âgé de 30 ans, né à Metz (Moselle), terrassier, est un homme d'une haute stature, et qui a toutes les apparences d'une grande force physique. La physionomie a une expression étrange et qui annonce des préoccupations incessantes; il parle avec lenteur, avec hésitation même, non comme s'il cherchait à dissimuler, mais comme s'il craignait de révéler des secrets qui ne lui appartiennent pas; il a même un accent de parfaite sincérité et des formules de politesse naïve qui font contraste avec son aspect grossier. Sa tête, mal conformée, est garnie d'une chevelure épaisse, inculte, mal plantée, qui contribue encore à donner à l'ensemble de sa personne un air sauvage.

B… d'une santé habituellement bonne, n'avait pas d'habitudes d'ivrognerie. Il était seulement sujet à des érysipèles de la face et du cuir chevelu, et c'est à la suite du dernier, dont il a été atteint dans le courant du mois de juin 1869, qu'il a présenté les symptômes, d'abord d'une affection cérébrale aiguë, puis d'une aliénation mentale avec accès de fureur. Conduit au dépôt de la Préfecture de police, il est déclaré atteint de mélancolie anxieuse, et envoyé d'abord à Sainte-Anne, puis dans un autre asile où il entre le 15 juin, et d'où il sort le 10 juillet suivant, avec la mention qu'il est actuellement guéri de l'aliénation mentale qui avait motivé sa séquestration, et qu'il y a lieu de le mettre en liberté. B… revient chez lui. Depuis ce moment jusqu'au 4 septembre, il ne semble pas que B… ait attiré l'attention par des allures et des actes excentriques. Nous nous l'expliquons d'ailleurs par les manières réservées et discrètes de l'inculpé qui paraît sans cesse absorbé dans ses réflexions, et qui ne parle que difficilement et peu.

Mais si l'enquête ne nous apprend rien de positif sur ce qui s'est passé dans ce laps de temps, B… nous le fait savoir par ce qu'il raconte de tout ce qu'il a souffert depuis son retour chez lui. Nous allons reproduire textuellement le récit de B… récit qui a été fait en plusieurs fois, sans que jamais aucune trace de simulation ait pu nous inspirer le moindre doute sur sa sincérité, récit dans lequel il n'a jamais varié, et qui montre à quel point B… a la raison troublée:

Voici ce que B… nous a dit: «Il s'est marié il y a 13 ans; il a toujours aimé sa femme; c'est elle qui n'était pas bonne pour lui; elle voulait se remarier; si elle avait pensé à la Providence divine, elle n'aurait pas fait ce qu'elle a fait; elle n'aurait pas débauché autant de peuple; il ne l'a jamais surprise, mais il l'a su tout de même par beaucoup de monde; il a trouvé des signalements contre elle qui lui faisaient des injustices.

«Elle ne le trouvait pas assez bel homme. Il ne veut pas parler; ce serait trop long; il faut connaître la manière de comprendre le secret; c'est un secret qu'il a dans l'estomac. Il faut qu'il parle lentement; c'est la Providence qui le protège.

«Il entend bien le secret, lui, mais il ne peut pas le dire; il pourrait bien le faire entendre d'ici au Palais-Royal à quelqu'un qu'il voudrait; mais il ne le dirait pas à son frère: il ne peut pas le dire; c'est pour la vie; ce doit être la Providence qui lui a donné cela. Il y a au moins deux mois qu'il a vécu de poison, du verre pilé que sa belle-soeur mettait dans son vin; ses cousins étaient complices; il a été averti par des personnages somnambules; il avait tout cela sur les épaules, ils l'ont assez travaillé; il croit qu'il en est débarrassé; il a découvert et ôté les secrets aux somnambules; il croit qu'ils n'embarrasseront plus beaucoup Paris en ce moment. Il est arrivé beaucoup de choses par lui dans ces derniers temps; nous devons le savoir, ça doit être connu; il doit y avoir de l'argent de rentré par son ordre, parce que la Providence le protège; l'argent appartient à la France; dans une cellule il ne peut pas savoir la somme; il peut éteindre les incendies dans toutes les villes d'Europe; il peut se promener partout sans quitter l'endroit où il est; il ne peut pas rester en cellule; la Providence lui annonce qu'il va être empereur; avant-hier il a arrêté la colère de Dieu qui voulait punir le peuple pour ses méchancetés; il serait bien content de connaître l'empereur de France. Sa femme vit; ce n'est pas elle qui a été tuée; ils disent que c'est la femme d'un des hommes qui sont dans la cellule; c'est une somnambule qui a tué la femme; elle a voulu le tuer aussi; il a reçu quatre coups de poignard.

(Il nous montre les cicatrices sur son ventre, et nous ne voyons qu'une très-ancienne et très-petite cicatrice, produite probablement par une piqûre de sangsue.)

«C'est une nommée Françoise qui a fait tuer la femme par un homme; il se souvient que la femme a été prise par le col, et ensuite on lui a coupé le col avec un rasoir; elle n'était pas encore étranglée; il était couché dans le même lit, il n'a pas pu l'empêcher; il ne peut pas couvrir tout contre les somnambules; il en a eu jusqu'à vingt après lui, mais ils n'étaient pas assez forts, c'étaient surtout des femmes. On lui mouillait son pantalon, on voulait l'enlever pour le conduire dans son pays. On l'a fait passer pour fou; on l'a fait mener à Sainte-Anne, de là dans un autre asile; sa femme est venue le chercher en pleurant. Sa femme l'a fait sortir pour le faire assassiner par les somnambules; elle a pleuré devant les pieds de ces messieurs qu'elle avait besoin de lui.

«Après son retour chez lui, les somnambules ont commencé à le tourmenter; sa femme et ses complices ont commencé à lui donner du verre pilé; elle mangeait au dehors avec ses compagnons, et lui, mangeait son pain sec; c'était dans le vin qu'était le poison.»

Tel a été le récit de B… Dans toutes les visites que nous lui avons faites, il a constamment répété les mêmes phrases en se servant des mêmes expressions. Il lui est arrivé parfois de nous éconduire, toujours avec les mêmes formes de politesse, assurant qu'il ne pouvait pas parler. Cependant il a fini par nous avouer que les somnambules continuaient à le tourmenter; que la nuit on l'empêchait de dormir, qu'on le soulevait dans son lit, que le matelas lui donnait des secousses; et, en effet, le surveillant nous apprend que B… a rejeté le matelas tout neuf sur lequel il couchait, se plaignant qu'il avait une mauvaise odeur et qu'il contenait du poison; il a également rendu les draps, il s'enveloppe dans une couverture et s'étend sur la paillasse. On nous informe aussi qu'un jour il a eu un accès d'emportement; il menaçait de tout briser si on ne voulait pas laisser venir sa femme qu'il entendait l'appeler; il murmure des mots inintelligibles et il semble écouter des voix qui lui parlent; quand il se décide à répondre, il tient les discours les plus incohérents et les plus insensés; il croit que tout est détruit dans Paris, que la colonne de Juillet est renversée; il nous dit tantôt que la Seine est gelée, tantôt que l'eau est changée en sang; il voit Dieu et cause avec lui; il a vu aussi la sainte Vierge et l'enfant Jésus dans sa maison; Dieu lui parle et lui fait connaître ses volontés; c'est lui, B… qui doit sauver le monde.

Il dit tantôt que c'est sa femme qui a été tuée, tantôt que c'est une inconnue; il accuse toujours les somnambules de le travailler; B… est tellement dominé par ses hallucinations, qu'il ne prend aucun soin de sa personne, qu'il satisfait ses besoins personnels dans son lit ou dans ses vêtements, et qu'il résiste quand on veut le nettoyer; il est constamment absorbé dans ses pensées; il passe ses journées entières à écouter les voix qui lui parlent.

Ainsi que nous l'avons déjà dit, rien dans la tenue, ni dans l'accent de B… n'annonce la moindre idée de simulation; toute sa personne, au contraire, l'expression de sa physionomie, sa voix, tout est marqué au sceau de la plus parfaite sincérité. D'ailleurs, la forme même des conceptions délirantes que l'on trouve chez B… est caractéristique, et ne pourrait être imaginée et réalisée par un homme sain d'esprit qui voudrait en imposer et simuler la folie. Pour aller au-devant de l'objection de la simulation, nous avons soumis B… à une très-longue observation, et, dans les nombreuses visites que nous lui avons faites, nous n'avons jamais surpris le moindre indice qui pût nous faire douter de la réalité de l'aliénation mentale dont il présente les symptômes.

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