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Des homicides commis par les aliénés

Emile Blanche
Des homicides commis par les aliénés
Lorsqu'il s'agit de juger un criminel, la première pensée qui vienne à l'esprit, c'est que la gravité du crime qu'il a commis doit correspondre au degré de sa dépravation morale.
Lorsqu'un aliéné commet un attentat, le premier sentiment est également que le délire doit être conforme et proportionné à la violence de l'acte.
Dans le premier cas, cette impression sommaire n'est pas toujours justifiée par l'étude ultérieure des mobiles auxquels le coupable a cédé; dans le second, elle est absolument contraire à l'observation des faits, et la gravité de l'attentat commis par l'aliéné est le plus souvent en proportion inverse de l'étendue du trouble intellectuel dont il est atteint.
Le mémoire que j'ai l'honneur de soumettre à l'Académie a pour objet d'indiquer les rapports des actes accomplis par les aliénés, et qui chez un homme responsable s'appellent des crimes, avec les formes d'aliénation dans le cours desquelles ces actes sont survenus.
C'est un chapitre détaché de l'histoire des Folies dangereuses. Pour rendre l'exposé plus simple et plus clair, il ne sera question ici que des aliénés qui tuent, mais ces considérations pourraient s'appliquer aussi aux fous qui incendient et à ceux qui volent.
Si on admet l'existence d'une monomanie homicide, la question devient relativement facile à étudier. Les impulsions délirantes sont continues, elles concordent avec les conceptions qui semblent les avoir inspirées. Le médecin averti a l'attention éveillée, et le jour où le malade passe de l'idée à l'acte, le seul étonnement qu'il soit en droit d'éprouver, c'est que l'attentat se soit fait attendre si longtemps.
Si au contraire l'homicide, au lieu d'appartenir exclusivement à une espèce, peut être accompli par des aliénés représentant des types variés de la maladie, si la violence peut éclater à l'improviste ou être préparée par de longues hésitations, si elle résulte aussi bien de la mélancolie anxieuse et sombre que de l'excitation maniaque, il importe de rechercher comment et à quelles conditions ces états dissemblables peuvent aboutir à la même conséquence.
Il m'a paru que le meilleur mode d'investigation était de passer en revue les formes d'aliénation où l'homicide se produit le plus souvent; j'espère démontrer ainsi que des malades différents les uns des autres pour le médecin qui se borne à constater les idées délirantes prédominantes, peuvent offrir des analogies saisissantes à l'observateur qui pénètre plus avant dans l'analyse de la maladie.
Le délire de persécution est certainement celui où la tendance à l'homicide semble le plus logiquement commandée; l'aliéné est sous le coup d'une pression irritante ou terrible; ses ennemis l'obsèdent, sans qu'il ait fourni le plus léger prétexte à leur hostilité, ils s'acharnent contre lui, le calomnient, le menacent, l'empêchent de jouir de la vie, s'il est riche, de gagner son pain, s'il est pauvre; ses nuits sont troublées par les propos injurieux des voisins, ses journées s'écoulent dans les mêmes angoisses; tous les moyens sont bons à ses persécuteurs qui disposent de ressources mystérieuses, qui, non contents de le perdre au dehors, pénètrent jusque dans l'intimité de sa pensée, le forcent à vouloir ce qu'il ne voudrait pas, et ne lui accordent pas une heure de répit.
En pareil cas, il semble que le meurtre s'excuse par les droits de la légitime défense, et il n'est pas un de nous qui, se représentant par la pensée une situation si douloureuse, ne se demande s'il ne se délivrerait pas à tout prix d'une telle angoisse.
Et cependant, ce n'est pas parmi les persécutés que se rencontrent le plus grand nombre d'aliénés homicides. Pourquoi? C'est parce qu'avant de subir l'entraînement qui détermine les attentats contre les personnes, il faut qu'il intervienne un élément nouveau. Les persécutés inertes, résignés à leur sort, n'ont pas l'énergie de commencer la lutte; c'est souvent en souriant qu'ils racontent leurs infortunes auxquelles ils échappent par la fuite, si même ils essaient de s'y soustraire.
On trouve à côté, et comme types tout différents, des malades atteints du même délire de persécution, mais sujets à des exaltations critiques. Calmes habituellement, ils s'excitent, sans autre cause qu'une modification cérébrale dont ils n'ont pas conscience. Ces attaques se répètent plus ou moins, avec des durées variables et surtout des intensités inégales.
Quand la crise est peu accentuée, elle se traduit par un besoin de mouvement ou par une anxiété vague; plus elle augmente, plus elle devient menaçante; si une circonstance quelconque l'arrête dans son évolution, les aliénés ne sont qu'inquiétants, ils restent inoffensifs; mais si la crise atteint son paroxysme, ils vont jusqu'à l'acte, et se vengent ou se préservent d'un danger imaginaire en frappant celui qu'ils supposent être l'auteur de leurs maux. Chez les uns, la crise se manifeste sous une forme visible, traduite par les gestes et les paroles; chez les autres, elle se dissimule sous une agitation latente qui couve sans éclater. Quel que soit le mode d'expression, le fond est le même. L'excitation cérébrale éteinte, les malades rentrent dans la passivité et cessent d'être dangereux, jusqu'au retour, souvent possible à prévoir, de commotions semblables. L'homicide est provoqué par une impulsion soudaine en apparence, mais préparée en réalité, par l'accroissement des phénomènes d'irritation encéphalique, et destinée à s'effacer si l'occasion a fait défaut, ou si le calme est revenu.
Les alcooliques, et ils sont presque tous, à de certains moments et à des degrés divers, des persécutés, fournissent l'exemple le plus complet de ces ébranlements critiques; eux aussi sont tourmentés par des ennemis; au lieu de les entendre, ils les voient; on ne se contente pas de les obséder, on en veut à leur vie. Toujours agités, ils le deviennent à l'excès sous l'influence d'un progrès de l'intoxication; intermittente, nocturne ou diurne, et d'autant plus marqué qu'il se continue le jour et la nuit.
La maladie procède là, et c'est sa loi pathologique, par accès de courte durée en général; l'homicide est une des conséquences ordinaires et faciles à prévoir de cette marche du mal; tout le monde sait comment il s'accomplit; l'alcoolique, errant, incertain de sa direction matérielle et morale, torturé par des hallucinations terrifiantes, frappe à la manière des bêtes fauves quand la peur les envahit.
Il existe incontestablement des persécutés non intoxiqués qui ont par intervalles des affinités avec les alcoolisés persécutés. L'hallucination de la vue se mêle chez eux avec celle de l'ouïe, parfois elle la domine, donnant ainsi la preuve d'une excitation cérébrale plus vive. Sous la pression de cette poussée congestive, ils se transforment, et franchissent l'intervalle de la passivité à l'activité et par conséquent de la pensée à l'acte.
Quand on cherche à quel degré un malade peut être dangereux, on doit l'étudier au point de vue tout spécial de ces crises si mobiles, d'aspect si varié, mais pourtant possibles à reconnaître lorsqu'on s'y applique attentivement.
Les épileptiques que tant de symptômes analogues rapprochent des alcooliques, en dehors de l'attaque, les épileptiques deviennent souvent des meurtriers. L'analyse des troubles cérébraux par lesquels ils passent fournit les mêmes données, sans qu'on soit autorisé à dire que l'impulsion obéit à des règles précises.
Quelques exemples tirés surtout de l'étude des faits judiciaires permettent de signaler les procédés les plus habituels par lesquels l'homicide est accompli.
Dans une première catégorie, on peut ranger les épileptiques impulsifs qui, l'oeil ardent, le visage en feu, la vue troublée, à peine assez conscients de leurs actes pour les mener à fin, se précipitent sur le passant inconnu, le couteau, le marteau ou le bâton à la main, et le tuent, si le hasard ne permet pas qu'il échappe à cet assaut inattendu.
À une seconde classe appartiendraient les épileptiques à crise non convulsive, latente, prolongée, qui épient et semblent combiner leur agression, mais qui, en réalité, ne sont pas encore arrivés au point où, selon l'expression de M. le professeur Lasègue, ils seront mûrs pour la violence; ce sont ceux qu'on voit se promener pendant des heures avant d'agir, à l'aspect étrange plutôt qu'effrayant, et doublement dangereux parce qu'ils sont demi-maîtres d'eux-mêmes.
Dans une troisième division se placent les épileptiques à petit mal, chez lesquels, en dehors des attaques éclamptiques, il s'est produit une perversion mentale durable. Ceux-ci, les plus redoutables de tous, agissent en vertu d'une délibération poursuivie, patiente, et ne faisant explosion que si l'état congestif du cerveau, manifesté par ses signes habituels, a acquis une intensité suffisante pour déterminer la violence terminale.
C'est également à un entraînement devenu irrésistible que cèdent certains aliénés suicides qui tuent pour être tués; ils ont souvent fait sur eux-mêmes de nombreuses tentatives qui ont plus ou moins approché du but; enfin arrive le moment où l'impulsion est plus forte que leur résistance, et ils commettent un meurtre. Il n'y a pas à tenir compte des mobiles qu'ils allèguent après coup pour expliquer leur acte; en réalité, ils ont obéi à une impulsion produite par une surexcitation cérébrale momentanément plus intense et dont ils n'ont pas eu conscience.
Dans d'autres conditions pathologiques, un homme, sous le coup d'une lésion cérébrale chronique, est sujet à des exacerbations plus ou moins passagères et qui rentrent dans les conditions aiguës de l'épilepsie et de l'alcoolisme.
En fait, il n'est ni un buveur, ni un comitial, mais dût-il, dans ses intervalles réputés lucides, n'avoir jamais énoncé une conception délirante, le jour où l'accès aigu ou subaigu se produit, il se développe en lui une aptitude transitoire aux plus terribles attentats.
Les malades de cette espèce ne sont pas rares, et ce sont eux qui créent les plus grandes difficultés aux médecins consultés par la justice. Pour comprendre la marche et la nature de leur maladie, pour oser les exonérer d'une responsabilité qui semblerait si justifiée, il faut se représenter l'évolution des impulsions homicides dans les cas où l'aliénation remplit les intervalles qui séparent les crises; on voit alors que les symptômes sont les mêmes, et que l'état continu, uniforme, du trouble mental, occupant une place restreinte, n'a qu'une valeur secondaire.
Quelques observations choisies parmi les faits les plus intéressants qu'il m'a été donné d'observer pendant ma longue carrière de médecin d'aliénés et de médecin légiste prouvent qu'il ne s'agit pas d'une visée plus ou moins ingénieuse de l'esprit. Ces faits, classés dans l'ordre que je viens de suivre, serviront de pièces à l'appui et d'arguments à la démonstration.
J'aurais craint d'abuser de la bienveillante attention de l'Académie en rapportant ici ces observations, et je me suis borné à donner les conclusions auxquelles elles conduisent.
En résumé, il n'existe pas de forme spéciale d'aliénation mentale qui doive porter le nom de Monomanie homicide.
L'homicide peut être commis par des aliénés atteints d'affections mentales diverses, à la condition que les malades soient sujets à des crises d'excitation dite congestive assez intenses pour qu'ils n'en restent pas à la pensée et qu'ils en viennent à l'acte.
Ces crises, d'intensité et de durées variables, s'accusent par des signes qui doivent éveiller la défiance. Lors même qu'elles se dissiperaient sans avoir abouti à un meurtre ou à des violences graves, le devoir du médecin est de se tenir sur ses gardes.
L'alcoolisme et l'épilepsie représentent les maladies à perversions mentales dans lesquelles on observe le plus communément l'invasion de ces crises portées à leur plus grande puissance; ce sont aussi les espèces où on voit le plus souvent survenir les homicides; le délire de persécution et la monomanie suicide en offrent également des exemples assez fréquents.
Enfin, des malades atteints d'affections cérébrales congénitales ou acquises, caractérisées d'abord par des accidents physiques et plus tard par des troubles plus ou moins vagues du caractère ou de l'intelligence, peuvent être disposés à subir des crises d'excitation, et à commettre, sous cette influence passagère, des meurtres ou des actes de violence en désaccord avec leur état pathologique pendant les longues intermissions qui séparent les crises.
DÉLIRE DE PERSÉCUTION. – ILLUSIONS DES SENS. – TENTATIVE DE MEURTRE SUR UN ECCLÉSIASTIQUE. – IRRESPONSABILITÉ
Nous soussignés, docteurs en médecine de la Faculté de Paris, commis le 13 septembre 1871, par une Ordonnance de M. Blain des Cormiers, juge d'instruction près le Tribunal de première instance du département de la Seine, à l'effet de constater l'état mental de la nommée C… (Anne-Joséphine), inculpée d'avoir, à Paris, le 6 août 1871, commis une tentative d'assassinat sur la personne de M. l'abbé B…; après avoir prêté serment, consulté les pièces du dossier, recueilli tous les renseignements de nature à nous éclairer, et visité la prévenue à différentes reprises, avons consigné, dans le présent Rapport, les résultats de notre examen:
La fille C… est née en Belgique; âgée d'environ 48 ans, elle est douée d'une constitution robuste; une surdité assez prononcée est la seule infirmité dont elle soit atteinte. Si l'on s'en rapporte aux renseignements qu'elle donne sur ses antécédents, il n'y aurait pas eu d'aliénés dans sa famille; son père est mort à 80 ans; sa mère a succombé à la suite d'un accouchement.
Les antécédents tels que le dossier nous les fait connaître sont les suivants. La fille C… a été condamnée pour vol en 1855, à cinq ans de prison. À l'expiration de sa peine, elle est revenue à Paris, et, depuis cette époque, plus particulièrement dans ces dernières années, elle a mené une existence tourmentée, sur laquelle elle nous donne des renseignements précis. Les détails dans lesquels elle est entrée nous ont paru d'une très-grande importance dans l'appréciation de son état mental. Nous les exposerons tels qu'ils se sont présentés dans le long et minutieux examen auquel nous avons soumis la fille C… Ses réponses que nous reproduirons textuellement, pour ne rien leur enlever de leur caractère de sincérité absolue, sont conformes à celles qui ont été consignées dans ses différents interrogatoires; toutefois, elles traduisent d'une manière plus complète, plus fidèle, les préoccupations, les conceptions délirantes de la fille C…
D. Depuis quand êtes-vous ici?
R. Il y a un mois à peu près.
D. Pourquoi vous y a-t-on amenée?
R. J'ai été arrêtée parce que j'avais tiré deux coups de revolver sur le curé de Montmartre pendant la grand'messe.
D. Que vous avait-il fait?
R. Messieurs, je vais vous dire; j'ai eu un malheur pendant que j'étais domestique chez M. L… j'ai volé de l'argent dans son bureau, et j'ai été condamnée à cinq ans de prison.
Quand je suis sortie de prison, j'avais pris de bonnes résolutions de travailler; j'ai eu la bêtise de me mettre dans la religion, et ma cause a été divulguée; ce sont les prêtres qui ont fait cela par intérêt; alors tout le monde a su que j'avais volé.
D. Comment vous êtes-vous aperçue de cela?
R. Ce n'était pas difficile; en chaire c'était de moi qu'on parlait.
D. Est-ce que vous avez entendu le prédicateur vous désigner par votre nom?
R. Non; quand il parlait de moi, il le mettait au masculin, ainsi il disait les mots: forçat, galérien, en me montrant, et un jour il me dit entre les dents: «Vous en avez assez.» Il y a eu un missionnaire, l'abbé M… qui est venu prêcher à Montmartre; c'est le premier sermon où l'on s'est occupé de moi. Il a parlé de «l'or de Carthage», c'était pour moi qu'il disait cela, et comme une autre fois le curé, dans un sermon, a dit: «Qu'on se trompait, si l'on croyait que ceux qui volaient se corrigeaient tout à coup, qu'il leur fallait longtemps pour se corriger,» j'ai cru que c'était lui qui avait divulgué ma cause et qui avait dit à l'abbé M… de faire son sermon sur moi.
D. Qu'est-ce que cela signifiait pour vous l'or de Carthage?
R. Cela signifiait que j'étais une voleuse, car on dit que les Carthaginois étaient des voleurs,
D. Est-ce qu'on vous accusait aussi en dehors de l'église?
R. Je crois bien, Messieurs, c'était la même chose à l'atelier. Je travaillais à la maison G… Dans le commencement, cela allait bien; les contre-maîtres étaient bons pour moi d'abord; on me donnait de l'ouvrage, et puis au bout de quelques jours on m'en refusait par taquinerie. Quand j'arrivais à l'atelier, c'était comme un enfer; j'ai été bien malheureuse; pourtant le courage ne me manquait pas, mais quand on est résolu à bien faire, c'est un martyre d'endurer ce que j'ai enduré. Chaque fois que j'y allais, il y avait des huées, des gestes.
D. Depuis quand?
R. C'est depuis que le curé est arrivé en 1867. Il voulait m'avoir.
D. Pourquoi voulait-il vous avoir?
R. Par intérêt. J'avais à peu près 1,200 francs d'économies; j'ai eu des difficultés avec un vicaire à ce sujet-là; c'est de là que tout cela vient.
D. Monsieur le curé de Montmartre passe pour un excellent homme?
R. Oui, il passe pour un très-brave homme, mais il est pétri de perfidie à mon endroit; c'est une surfine canaille.
D. Qu'est-ce qui vous a donné la preuve qu'il s'occupait de vous?
R. Une fois, sur les buttes, je le rencontre; je le traite de lâche, de prêtre indigne. Il me dit: «Nous allons vous faire chaisière.» C'était certainement à moi qu'il s'adressait.
D. Est-ce que M. le Curé vous a toujours donné sujet de vous plaindre de lui?
R. Non, il y a eu un temps où il avait encore des égards pour moi; mais un dimanche, je me suis aperçue que les élèves d'un pensionnat qui étaient à côté de moi à l'église se retournaient pour me regarder pendant le sermon, elles avaient l'air de me dire: «C'est pour vous qu'on parle, vous faites trop de toilette.» Après, elles m'ont laissée tranquille. Elles avaient l'air de dire: «Puisqu'il ne faut pas la regarder, laissons-la.»
D. Qu'est-ce qui a fait changer M. le curé?
R. Je crois que ce sont les marguilliers, le personnel rapace. Tous se sont mêlés de me faire de petites taquineries. Ainsi, le gardien du Calvaire avait dressé son chien à courir après moi quand je passais. La chaisière disait au donneur d'eau bénite, d'une voix forte: «Huez la donc.»
D. Comment vous, qui êtes un peu sourde, entendez-vous si bien ce que l'on dit de vous?
R. On peut facilement distinguer. Les personnes qui sont sourdes, quand elles regardent ceux qui parlent, comprennent facilement au mouvement des lèvres.
D. Alors vous pensez que c'était le personnel de l'église qui avait indisposé le curé contre vous?
R. Le gardien du Calvaire surtout. Les vicaires aussi. Il y en avait un, l'abbé J… qui me huait, me conspuait dans l'église. Plus il y avait de monde, moins il se gênait; en passant à côté de moi, il faisait: «Pschitt!» en signe de mépris. Un autre vicaire encore davantage. Il venait se mettre à côté de moi, et il faisait le signe de cracher. Je me suis plainte du donneur d'eau bénite à l'ambassadeur belge. Il a été conduit trois fois au violon, et, comme il continuait, on a employé quelqu'un d'en haut pour le surveiller; il a disparu pendant une journée, et quand il est revenu, il était encore plus acharné.
D. Comment en êtes-vous venue à la résolution de tuer M. le curé?
R. Je ne voulais pas le tuer, je voulais seulement le blesser, je voulais tirer dans les fesses, parce que j'ai entendu dire que dans les chairs ce n'est pas mortel. Je savais qu'on m'arrêterait, que je passerais aux assises, parce qu'il y aurait eu des journaux, et que j'aurais pu faire connaître que si j'étais venue une seconde fois en prison, c'était leur faute, aux curés. Je voulais qu'on voie bien clairement que c'est l'argent qui les fait agir.
D. Vous rappelez-vous à quelle époque vous avez conçu le projet de tirer sur M. le curé?
R. Il y a déjà quelque temps, mais je lui avais pardonné parce qu'il avait très-bien soigné son vieux père. Je lui ai écrit à ce sujet là.
D. Combien de temps avant cette tentative avez-vous acheté votre revolver?
R. En 1860, c'était pour me défendre des attaques d'un voisin qui ne me laissait pas une minute de repos.
Il avait ameuté tout le quartier contre moi. Je n'osais plus sortir de chez moi. On me traitait de voleuse, toujours à cause des prêtres qui avaient divulgué ma cause.
J'ai quitté Paris, je me suis trouvée à Reischoffen, dans les ambulances, puis j'ai été à Marseille; enfin, je suis revenue à Paris le 23 juillet dernier. J'avais écrit à l'ambassade belge que je donnais au curé de Montmartre jusqu'au 1er août pour me rendre justice et me donner la place de chaisière pour m'indemniser.
Le lundi, 6 août, je voulais tirer sur lui aux vêpres, pas à la grand'messe, pour ne pas faire de scandale. Voilà que le dimanche, le curé a fait la quête; je savais bien que ce n'était pas à lui de la faire; il l'a faite par taquinerie; il est passé devant moi, sans me présenter la bourse, il a fait exprès d'aller causer avec des dames qui étaient à côté de moi. Alors moi, exaspérée, j'ai pris mon revolver sous mon caraco, j'ai déchargé mon coup sur lui. J'ai été très-agitée parce que ce n'était pas le moment que j'avais choisi; si j'avais eu le temps de me préparer, j'aurais été plus calme.
D. Que s'est-il passé ensuite?
R. Après, je n'ai pas dit une parole, je me recueillais, j'étais convaincue qu'ils allaient me tuer.
D. Qui «ils»?
R. Le suisse, le bedeau, qui s'étaient précipités sur moi.
D. Regrettez-vous ce que vous avez fait; êtes-vous inquiète de ce qui peut vous arriver?
R. Non, je ne suis pas inquiète.
D. Vous nous disiez que vous aviez fait quelques économies, vous reste-t-il encore un peu d'argent?
R. J'ai tout dépensé. Quand je suis allée à Marseille, j'avais acheté une petite voiture et de la mercerie pour vendre dans les rues; c'était la même chose qu'à Paris; j'ai vu des personnes dans la banlieue qui chuchotaient et disaient: «Il ne faut rien lui acheter.» J'ai vu que cela venait encore des prêtres. J'ai écrit au curé pour le supplier de ne pas me montrer au doigt, il n'en a pas tenu compte.
Je lui prédisais malheur, il a continué.
Quand je suis revenue, c'était encore pire qu'avant. Ainsi, quand j'allais faire mon heure d'adoration, il le savait, et venait tout exprès dans l'église pour me narguer. Je suis certaine qu'il avait divulgué ma cause partout. Ainsi, à Lyon, en venant par le chemin de fer, j'ai très-bien vu deux jeunes gens, sur le quai de la Gare, qui ont chuchoté en me regardant, je me suis dit tout de suite: «Me voilà encore reconnue.» Maintenant, je suis dépouillée, je n'ai plus rien, et je ne peux plus trouver de travail nulle part.
D'abord on me reçoit, puis deux ou trois jours après on me refuse.
C'est toujours la même chose.
D. Vous nous avez parlé de votre condamnation, avez-vous été prise sur le fait?
R. Non, Monsieur, ce n'est que quelque temps après. J'avais pu m'en aller en Belgique où j'ai un frère officier.
Il est un peu fier, il ne m'a pas bien reçue.
Je suis revenue à Paris, et l'idée m'est venue d'acheter des vêtements d'homme, puis de repartir pour la Belgique, habillée en homme. Je voulais aller dans le café où il va d'habitude, je l'aurais provoqué en lui jetant un verre de bière à la figure. Mais il y avait des agents à la gare, ils ont regardé dans mon paquet que j'avais laissé un moment, il y avait des vêtements de femme; quand je suis venue pour le prendre, ils m'ont arrêtée, c'est comme cela que j'ai été reconnue et passée en jugement.
D. Pourquoi ne pas garder vos vêtements de femme pour aller jeter un verre de bière à la figure de votre frère?
R. C'est que je ne voulais pas que dans le café on me prît pour sa maîtresse.
D. Avez-vous eu quelque liaison dans votre vie?
R. Jamais, Messieurs, je n'ai eu de rapports avec un homme; je n'ai jamais aimé personne. On me faisait rougir rien qu'en me parlant mariage. Ce n'était pas dans mes idées.
D. Vous nous dites que le curé avait indisposé tout le voisinage contre vous par ses révélations; vous poursuivait-on jusque dans votre chambre?
R. Pas directement, mais ils cherchaient à savoir ce que je faisais chez moi.