
Полная версия
Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg
Dimanche 5 mai. Montréal.– Hier soir, les Montréaliens nous ont reçus d'une façon magnifique, dans la grande salle de l'hôtel Windsor. Et, quand mon tour a été venu, à la fin du dîner, de saluer le Canada, je n'ai eu qu'à raconter mon émotion de l'après-midi et de la nuit d'avant-hier.
«La courtoisie traditionnelle et si haute de l'Angleterre ne sera pas surprise si, venant pour la première fois dans ce pays, et y rencontrant de lointains et chers parents, c'est à eux que j'adresse mon salut.
»Canadiens-Français, j'ai deviné à plus d'un signe, et longtemps d'avance, hier, que nous approchions de votre pays.
»Dès le sud du lac Champlain, j'ai commencé d'observer que les labours étaient bien soignés. Les mottes s'alignaient droit, sans faire un coude, tout le long des guérets. A peine la neige avait fondu, que déjà de grands amis de la terre, de fins laboureurs ouvraient les sillons pour la semence. Et j'ai pensé: c'est comme chez nous; quand les hargnes de mars sont passées, la charrue mord les jachères.
»Un peu plus loin, j'ai vu des haies, des palissades plus multipliées qu'en pays de New-York. L'espace était immense, mais il était clos. Et j'ai pensé: ce sont bien sûr nos gens, qui aiment à être chez eux!
»En même temps, le caractère des paysages, par la culture qui fait une physionomie plus souple et plus vivante au sol, le caractère des paysages changeait. Quelques-uns de nous disaient: «N'est-ce pas notre plaine? N'est-ce pas nos montagnes? N'est-ce pas notre claire lumière?»
»Dans un chemin, j'ai vu beaucoup d'enfants. Et j'ai dit: nombreux, mutins, bien allants, ce sont leurs fils!
»J'ai aperçu, enveloppé d'ormeaux, un clocher fin, tout blanc, d'où partait l'Angelus du soir, et j'ai dit: puisque mon Dieu est là présent, les Canadiens sont tout autour!
»Et, en effet, dès que le train se fut arrêté, nous vîmes une grande foule qui nous attendait, et des visages heureux et tout à fait de la parenté. On se reconnaissait. On se disait: «Ah! les braves gens! Les gens de chez nous!» Le bruit des acclamations renaissait comme la houle.
»Alors, chacun de nous a senti les larmes lui monter aux yeux, celles qui sont toutes nobles, celles qui effacent peut-être les fautes du passé.
»Et j'ai résolu de saluer, ce soir, les Canadiens-Français, qui ont fait pleurer les Français de France.»
Aujourd'hui dimanche, nous allons voir le parc de Montréal. Il est au milieu et au-dessus de la ville, montagne boisée d'assez bonne hauteur. Les premières pentes sont couvertes de belles villas et de jardins, puis les routes montent en lacet parmi des futaies. Nos chevaux tirent à plein collier. Nous rencontrons des groupes de cavaliers qui sont, certainement, des Anglo-Canadiens, car cette ville est mixte, partagée inégalement entre des races différentes. J'ai même traversé plusieurs fois un quartier où abondent les enseignes et les affiches en hébreu. Il y a peu de monde au parc ce matin, et, par moments, lorsque les érables, les chênes, les hêtres, forment muraille et font l'ogive, ou qu'une avenue transversale ouvre sur un petit plateau gazonné, mouillé et tournant, on se croirait loin d'une ville. Cependant, la ville nous enveloppe. Un caillou bien lancé retomberait sur une maison. Nous arrivons sur une vaste terrasse sablée, ménagée au sommet du parc, et protégée par une balustrade. De là, le jour étant limpide, et le paysage très plat, on a une vue géographique, étendue et précise. En bas, à une belle profondeur, apparaît très net et presque sans relief le dessin de la ville, avec les rues, les avenues, les places, quelques clochers, quelques tours, et, à la périphérie, des cheminées d'usines. Elle s'infléchit à l'ouest et à l'est; elle fera bientôt, nous disent nos amis Canadiens, le tour de la montagne, et elle sera une cité immense comparable aux plus grandes des États-Unis, dominée par une gerbe de futaies. Déjà son étendue et sa puissance me surprennent. Elle occupe tout l'espace entre la montagne et le Saint-Laurent, qu'on voit venir des brumes de l'extrême ouest et se perdre dans les brumes de l'est. Elle a ses manufactures au bord du fleuve, et un voile de fumée, qui paraît mince parce que tout est grand ici, flotte sur les eaux jaunes. Au delà du fleuve, s'étend une plaine et, si je ne savais où je suis, je dirais le royaume des plaines. Il n'a point de limite discernable. Les plus voisines de ces étendues sont à cette distance où déjà les couleurs des choses se fondent et renaissent en harmonie. A l'heure où nous sommes, le ton commun est un roux ardent, qui se mélange peu à peu de violet, et se perd dans cette pourpre qui unit le bas du ciel à la ligne invisible de l'horizon. Des montagnes pareilles à celle qui nous sert d'observatoire, des Laurentides isolées, se lèvent au sud-est; elles ont la forme des meules de paille, les premières presque nettes, les autres, deux, trois, je ne saurais donner un nombre, si transparentes et d'un contour si léger qu'elles semblent des nuages pour un moment posés.
Les campagnes autour de Montréal.– Je n'ai pas entrepris de raconter le voyage de la délégation Champlain, ni de nommer tous ceux que je me félicite d'avoir connus ou retrouvés, ni de décrire les réceptions qui nous furent faites, à Étienne Lamy et à moi, après le départ de la délégation, par les principales œuvres de charité ou d'enseignement chrétien de Montréal. Je recevrai, bien sûr, à Québec, dans les grandes salles des maisons d'éducation, ce même accueil, délicieux et ancien, composé d'amitié, de menuet et d'éternité. Que de fois, en France, j'ai été ému par ces visages mêmes, cette politesse, cette révérence, cette grandeur et cette jeunesse! Je n'écris pas un livre, mais des notes où le paysage a la plus grande part. Et je dirai quelque chose des campagnes, parce que je les ai vues mieux que tout le reste.
Je suis invité à déjeuner chez un riche cultivateur du village de Saint-Laurent, frère d'un chanoine de la cathédrale. Et comme le chanoine fait partie de cette sorte de famille ecclésiastique, vicaires généraux, secrétaires, économes, que préside l'archevêque, mon très honoré et cher ami monseigneur Bruchési, c'est de l'archevêché que nous partons. Il est de bonne heure. L'automobile qui est venue nous chercher appartient à un cultivateur, frère aussi du chanoine et de mon hôte prochain. Nous passons au pied de la montagne-parc, dans ce joli faubourg d'Outremont où sont bâties des villas, parmi des verdures caduques, en ce moment jeunes et fines. La route ne vaut pas les routes de France; elle est seulement suffisante; mais nous n'avons pas fait trois milles hors de la ville, que nous nous trouvons en présence de l'obstacle le plus inattendu: une maison en voyage. Oui, une maison en bois, comme elles sont presque toutes à la campagne, de notable largeur, et composée d'un rez-de-chaussée, d'un premier étage et de deux mansardes. Elle a dû se mettre en marche à l'aurore. Elle est solidement assise sur des rouleaux; les rouleaux peuvent tourner sur des madriers qu'on a disposés sur le chemin, l'un à droite, l'autre à gauche, comme des rails, et l'énorme promeneuse est tirée par une chaîne, qui s'enroule autour d'un treuil, en avant. Quant au treuil, il a été planté, – pouvait-il l'être mieux? – droit au milieu de la couche de macadam, et un brave cheval, tranquillement, tourne autour du pivot. Notre chauffeur n'hésite pas; il donne un coup de volant à droite, fait sauter l'automobile sur la banquette d'herbe, coule dans un caniveau, remonte, salue le cheval résigné qui hale la maison, puis il reprend la route et file à bonne allure. La campagne est de sol léger, propre à la culture maraîchère. Je n'aperçois pas une terre en friche, pas un buisson inutile. Mes compagnons me donnent quelques détails sur Saint-Laurent, dont nous approchons.
– Cinq cents feux, dont cent cinquante abonnés au téléphone.
– A quoi sert le téléphone, dans les fermes?
– Pour les affaires, donc! Et en hiver, quand on ne peut pas sortir, on fait un bout de causette par le fil. Ce qu'on s'amuse, l'hiver!
Cette note, cette allusion au plaisir de l'hiver, voilà dix fois que je l'entends, depuis le peu de jours que je vis au Canada. J'apprends aussi que la spéculation sur les terrains, qui détruit tout l'ordre des valeurs en abaissant le travail, se porte particulièrement sur cette région où nous sommes. Un nouveau chemin de fer, le Grand Nord, va la traverser. Les compagnies américaines n'acquièrent pas seulement, comme les nôtres, la largeur d'un trait de plume sur le plan cadastral: elles achètent des domaines considérables, qu'elles revendront s'il leur plaît. Presque toutes les fermes de la paroisse de Saint-Laurent ont été cédées ainsi, depuis quelques mois, soit au Grand Nord, soit à des compagnies financières. Tout autour de Montréal, d'ailleurs, ce sont des centaines de familles qui se trouvent volontairement appauvries de leur maison et de leur terre, et chargées d'or. Des fermes de 50.000 francs viennent d'être payées 200.000 francs, d'autres 500.000. La tradition rurale est ébranlée et la vocation des jeunes en grand péril. Je regarde les guérets sablonneux où demain seront bâties des usines. L'automobile s'engage dans un chemin transversal et médiocre, et s'arrête devant une très jolie maison, construite en bois verni, et précédée d'un petit pré clos. Tout le long de la clôture blanche, des drapeaux aux couleurs françaises, d'autres aux couleurs pontificales ont été plantés, et, çà et là, des banderoles portent écrit, en lettres d'or, le mot «Bionvenue». La façade du cottage, les colonnes de la véranda qui tourne, selon la mode canadienne, autour du rez-de-chaussée surélevé, sont décorées de drapeaux aussi et de guirlandes. Toute la famille est là groupée, le père et la mère, des frères et des sœurs, des fils et des filles. On me reçoit comme un parent qui aurait longtemps oublié de venir en Amérique, et que l'on fête, afin qu'il se souvienne et qu'il regrette sa négligence. Quelqu'un m'a dit hier, à Montréal, dans la rue: «Vous allez dîner chez monsieur Adélard Cousineau? – Oui. – C'est un homme qui «vaut» un gros chiffre.» Il avait précisé. Mais ce n'est pas notre manière de compter. La richesse est ici évidente: il suffit, pour n'en pas douter, de pénétrer dans le salon où l'on me fait asseoir, puis dans la salle à manger ornée de fleurs. Mais, en voyant mon hôte robuste, aux yeux clairs, au visage hâlé, je pense beaucoup moins à sa fortune qu'à ce qu'il «vaut» moralement, à son air d'honnête homme, de brave homme, et encore de pionnier qui a lutté. Il préside la table, autour de laquelle ont pris place des frères, des beaux-frères, des fils, des neveux; les jeunes femmes et les jeunes filles servent les plats innombrables, changent les assiettes, et ne cessent d'aller et de venir entre la salle et la cuisine; mais non pas toutes, car, dans le salon voisin, pendant le repas, une voix fraîche chante des chansons et des romances. Les souvenirs me reviennent en foule, surtout ceux des métairies de la Vendée, où les femmes, qui sont reines et reines incroyablement, d'après l'usage ancien mangent après les hommes. Nous causons aisément, et sans chercher les mots, à cause des fraternités qui nous lient, et du goût de la terre que nous avons commun. Puis je vais visiter la ferme voisine, «la maison de Jasmin», qu'on m'a dit être du vrai type français, et pareille aux anciennes. Elle date de 1808. C'est, en effet, en plus grand, un logement de fermiers français. Hélas, le domaine a été vendu. Il va falloir quitter le sol défriché par les aïeux, voir détruire les plantations qui promettent et celles qui sont en plein remerciement. Le père me montre ses groseilliers et ses pommiers. La mère, – elle a eu dix-sept enfants, – me présente deux jeunes gars élancés, à l'œil timide et brillant, et me dit, avec fierté: «En voici deux, monsieur, qui seront cultivateurs, comme nous. Ils ne veulent rien autre chose. N'est-ce pas?» Et les enfants confirment de la tête, gravement, la parole maternelle.
Nous remontons en voiture. L'automobile achève de traverser la grande île sur laquelle est bâti Montréal. Je retrouve un de ces paysages fluviaux qui sont vraiment une des caractéristiques de la nature américaine: eaux débordantes, îles et rives boisées, terres à peine émergentes, solitude des forêts primitives, noyées dans les fleuves géants. Nous entrons alors dans la paroisse de Saint-Eustache. Les cultures reparaissent, puis les bois. Nous avons pris une belle route qui coupe un bois non exploité. Et je ne veux pas dire que des bûcherons n'y sont jamais venus couper un tronc d'arbre, mais la main de l'homme, la main ravageuse n'a pas travaillé avec méthode. Les essences les plus diverses sont mêlées, et j'admire le vert tout jeune des épinettes, et ces thuyas échevelés, qu'on appelle cèdres au Canada, et dont le bois n'est jamais attaqué par la vermine. Le regard est vite arrêté; il ne fouille pas les profondeurs; mais il y a des clairières, aux deux bords de la route, et j'aperçois, au milieu des arbres qui font le rond, des fleurs d'une blancheur vive, que je ne connais pas. «C'est le lis des bois», me dit un de mes compagnons. Je descends, et, marchant sur la très épaisse mousse, toute gonflée d'eau, j'approche du massif sauvage. Non, je n'ai jamais vu ces trois pétales charnus, pointus, d'un blanc parfait, ouverts à l'extrémité d'une tige fine et haute d'un pied. Je cueille une gerbe de ces premières annonciatrices du printemps canadien. Nous repartons. Les terres de labour nous rendent l'horizon. Un peu de temps, nous suivons un vallon encaissé, fait en corbeille longue, et plein d'arbres qui ne dépassent les bords que du sommet de leurs frondaisons, et, quand nous sortons de là, nous sommes devant une ferme de belle apparence, qui a ses étables à droite et, à gauche, ses hangars.
– Je vous présente monsieur Philias Barbe.
Je vois venir à moi un homme encore jeune, maigre, roux de cheveux, qui me tend la main. Une chose m'étonne. Il ignorait, il y a une minute, qu'il dût recevoir une visite; nous sommes à la fin de la semaine: et cependant il est rasé avec soin, il porte une chemise blanche et un complet de drap noir avec lequel il pourrait faire son tour de ville. Je ne tarde pas à avoir l'explication. Nous montons l'escalier qui conduit à la salle de réception, bien ornée ici, de tapis, de fauteuils, de rideaux et de gravures. On m'a raconté, en chemin, que M. Philias Barbe, qui possède, par héritage, un domaine de deux cents arpents, en a acheté un second, de même étendue, dans le voisinage immédiat, pour établir son fils aîné. Il est propriétaire, il est riche, la plupart des agriculteurs canadiens le sont, du moins ceux qui possèdent la vieille terre patrimoniale: mais cela ne m'explique pas la barbe fraîche, un samedi à quatre heures, alors qu'il est de tradition lointaine, dans nos campagnes, de passer chez le barbier le dimanche matin, avant la grand'messe. Au moment où nous entrons dans le salon de la ferme, – aucun autre mot n'est exact, – deux grandes jeunes filles travaillent à des ouvrages de couture. L'une est en corsage blanc, l'autre en corsage rose. Je demande en riant si les fermières canadiennes s'habillent ainsi pour faire le ménage.
– Non, bien sûr, répond l'aînée; mais, le samedi après-midi, c'est l'habitude que les pères, les mères et les jeunes filles fassent un brin de toilette.
– Et qui achève l'ouvrage?
– Les garçons: vous n'avez qu'à voir mes frères.
En effet, un jeune homme entre, décidé et de mine intelligente, comme le père. Il est en habits de travail. La mère a dix enfants, cinq filles et cinq fils. Deux des filles sont religieuses. Les fils font valoir le domaine, et il n'y a pas besoin de valets de ferme, non! bien que l'ouvrage ne chôme pas. Il faut des spécialistes chez maître Philias Barbe. Tout le lait des vaches doit être expédié à la beurrerie. Et, pas de retards!.. Beau temps ou mauvais temps, on est toujours pressé. La grande culture, à elle seule, occuperait bien six hommes qui n'auraient qu'une demi-bonne humeur au travail; mais le père a entrepris de cultiver les fraises, les tomates, et autres bricoles, et tout doit arriver frais au marché de Montréal, à plus de sept lieues d'ici!
Nous allons, entre hommes, visiter les terres. Elles sont jolies, plaisantes à l'œil, et fines de grain. Ce n'est plus tout à fait la plaine, mais une lente montée, qui fait voir toute la moisson au soleil, dès l'aurore, et au maître également. La meilleure partie est labourée. Mais au sommet de la vague, loin de nous, et dans le bleu déjà des brumes d'horizon, il y a des bois.
– A qui sont-ils?
– Ils sont à moi. Mais ceux de droite sont à l'aîné.
J'ai pris congé de toute la famille rangée devant le perron de la ferme. La mère m'a offert un verre de «chartreuse», qu'elle avait faite avec des herbes puissantes. Et je suis parti, regardant derrière moi, tant que j'ai pu apercevoir la maison et les gens.
J'ai parcouru, un autre jour, le chemin de Montréal à Saint-Anne de Bellevue, qui côtoie le Saint-Laurent et les rapides de Lachine, et j'ai visité la ferme modèle du Bois de la Roche. Étables, écuries, bergeries, porcheries, poulailler, où vivent des bêtes de races choisies, j'ai visité toutes les dépendances de ce beau domaine qu'exploitent un régisseur et quatorze «engagés.» Mais je ne saurais pas juger l'agriculture de luxe. Je m'en tiens aux fermes conquises sur l'antique forêt, et transmises de père en fils, dans la même famille, presque toujours d'origine française et toujours cultivant elle-même. Plusieurs études généalogiques ont été faites, sur les familles rurales de telle ou telle paroisse. On y relève des noms qui nous sont familiers, parmi lesquels beaucoup de sobriquets, de seigneuries, comme on disait jadis. Il semble qu'on revoie, rien qu'à les prononcer, les anciens soldats des régiments de France, qui se firent laboureurs quand le Canada passa sous la domination anglaise. Je relève par exemple, dans le dictionnaire des familles de Charlesbourg, par le curé Gosselin, des Amiot, Larosée, Brindamour, Aubry, Beaulieu, Bergevin-Langevin, Blondain, Bresse, Ladouceur, Latulippe, Lavigueur, Roy, Vandal, Malouin, Papillon, Provençal, Robitaille, Sansfaçon. Mais le document le plus intéressant est ce Livre d'or de la noblesse rurale canadienne-française, qui fut publié à l'occasion des grandes fêtes du troisième centenaire de Québec, en 1908. Un Comité des anciennes familles fut chargé de rechercher, dans la province, quels étaient les cultivateurs qui pouvaient justifier de plus de deux cents ans de présence familiale sur la même terre. A chacun de ceux-ci, une croix de vermeil était promise, et un diplôme. Or, il y eut deux cent soixante-treize de ces nobles, et, assurément, le recensement ne put être complet. Qui étaient-ils, les chefs de la lignée? Après le traité de Paris, du 10 février 1763, il fut accordé aux Français un délai de dix-huit mois pour vendre leurs biens et retourner en France. Un grand nombre en profitèrent. Les historiens nous disent qu'il resta cinq cents soldats, quelques rares employés et artisans, et des laboureurs «attachés au sol et qui ne le quittèrent point». La plupart des prêtres, attachés aux âmes comme les paysans à la terre, ne songèrent pas même à laisser les paroisses commençantes. Et ce fut le début d'un empire.
Québec.– De la terrasse de Québec, où des habitués se promènent, dans le vent du matin, j'aperçois le plus beau carrefour d'eau qui soit au monde. Quatre régions de plateaux, d'une hauteur à peu près égale et s'opposant deux à deux, s'avancent dans le fleuve: celle de Québec, élevée de plus de cent mètres au-dessus des eaux, la côte de Beauport à gauche, la pointe de Lévis à droite, en face l'île d'Orléans. Je ne vois limpidement, avec tout l'amusement des reliefs et des couleurs, que la basse ville étendue au-dessous de moi. Les autres terres sont distantes. Le paysage est immense. L'œil ne s'intéresse plus aux formes secondaires, mais aux longues lignes droites de ces terres hardies, qui enfoncent leurs falaises dans le courant. Les pointes sont brunes, les sommets d'un vert pâli par le lointain. Entre eux, il y a la lumière des eaux, qui est jaune aujourd'hui, et qu'un vieux Canadien m'assure avoir vue très bleue, et glauque, et violette, et quelquefois encore, au soleil descendant, toute tavelée d'or et de rouge, comme une forêt d'érables transparente. Cette lumière, au moment où je passe, n'a qu'une beauté médiocre. D'où vient donc mon émotion? Pourquoi mes lèvres, malgré moi, s'ouvrent-elles pour dire: «Que c'est beau! que c'est beau!» Pourquoi mes yeux se reposent-ils, avec une telle joie, sur ces étendues qui bâtissent, autour du Saint-Laurent, un dessin géométrique? Vers le nord et vers l'est, toute la côte de Beauport est dominée par la chaîne des Laurentides. Elles suivent le fleuve; elles ont des mouvements d'une souplesse parfaite; elles font, au bas du ciel, une suite de dentelures légères, dont la dernière, et d'un si grand dessin, celle du cap Tourmente, se perd, à d'infinies distances, du côté où est la mer. Longtemps je les ai regardées, et j'ai regardé l'île d'Orléans, et la pointe de Lévis. Et je devine que la beauté du paysage de Québec est d'abord d'ordre architectural, conforme à un instinct mystérieux de l'esprit, et qu'elle procède de cette ordonnance où se mêlent les lignes droites des caps et les lignes courbes des Laurentides.
Rien, en France, n'est plus français que ce Québec du Canada. Les gens et les maisons sont de chez nous. On ne voit pas de gratte-ciel. Les gamins, rencontrés dans la rue, flânent, jouent, rient, se disputent, s'envolent comme les nôtres. Lorsque, le soir, je rentre chez sir Adolphe Routhier, et que nous causons de toutes choses françaises, librement, il me semble que je suis en déplacement, aux environs de Paris, chez un confrère de l'Institut, qui a une belle maison et une famille fine.
Les campagnes. Saint-Joachim.– Je vais voir, sur la rive gauche du Saint-Laurent, des terres qui appartiennent, ou ont appartenu au séminaire de Québec, en vertu du testament de monseigneur de Montmorency-Laval (1680). Mon compagnon de route, le savant abbé Gosselin, me cite, de mémoire, les dates où quelques-unes des familles de Saint-Joachim s'établirent au bord du fleuve et défrichèrent le sol que les descendants n'ont pas quitté. «Il y a là, me dit-il, un Josef Bolduc, dont la noblesse remonte à sept générations, jusqu'à Louis Bolduc, procureur du Roi, de Saint-Benoît, évêché de Paris, et qui vint ici, dans le comté de Montmorency, en 1697. Il y a un Féruce Gagnon qui descend d'un Pierre Gagnon, de Tourouvre en Perche, venu à Saint-Joachim en 1674. Les Fillion descendent d'un Michel Fillion, notaire royal, de Saint-Germain-l'Auxerrois, mais ils ne sont «habitants» que depuis 1706. Les Fortin ont commencé d'ensemencer la Grande Ferme en 1760, et les Guilbaut de cultiver La Fripone en 1757. Vous verrez combien sont prospères les familles, celles-là ou d'autres, que nous visiterons.»
Le train s'arrête à la station de Saint-Joachim. Nous montons dans une petite voiture à quatre roues, et traversons le village, puis un grand bout de plaine, où chaque champ est soigneusement clos, où, çà et là, bordant les chemins, se lève une double ligne d'ormeaux. Les terres plates où nous voyageons, terres d'alluvions sans nul doute, s'étendent jusqu'au pied de la belle montagne qui porte le nom de Cap Tourmente. Quelle joie ce serait de vivre une semaine de chasse et de pêche dans ces Laurentides! Je n'ai pas vu encore d'aussi belles futaies d'érables. Elles n'ont pas leurs feuilles, mais leurs ramilles, et sans doute aussi les bourgeons entr'ouverts, font de grandes tentures, ocellées et moirées, aux flancs de la montagne. Nous devons être à une lieue au moins, peut-être une lieue normande, de cette forêt attirante. N'y pensons plus. Le chemin ne nous y mène pas. Il va parallèlement au fleuve, et voici, devant nous, une longue habitation en bois, avec la véranda coutumière. Le fermier, – par exception, le mot peut s'employer ici, – nous reçoit à l'entrée. Il est jeune, solide, haut en couleur, et il porte les moustaches, et ces demi-favoris que j'ai souvent vus en Normandie. La fermière, accorte, claire, pas très parlante mais parlant bien, a préparé le déjeuner. Elle a jeté, sur sa robe grise, un tablier à broderies rouges, et, quand nous entrons, elle appelle, pour nous faire honneur, sa dernière ou avant-dernière:
– Allons, viens dire bonjour, Marie-Olivine!
Les étables sont presque vides, car le temps est arrivé où les bestiaux vont dans les pâtures. Elles renferment d'ordinaire cent bêtes à cornes, et je pourrais visiter la laiterie modèle. Mais, plus que la laiterie et que le déjeuner, le paysage m'attire. Nous avons dépassé l'île d'Orléans dont j'aperçois l'extrémité boisée. D'autres îles, mais bien plus petites, tiennent le milieu de ce fleuve de douze kilomètres de largeur en cet endroit, et paraissent disposées en ligne, comme des navires en manœuvre: île aux Ruaux, la grosse île, île Sainte-Marguerite, île aux Grues, île aux Canots, île aux Oies. L'eau est basse, et la berge découverte. Devant moi, sur les vasières, ces choses immobiles, d'une éclatante blancheur, que sont-elles? Elles couvrent de grands espaces. Je sais que ce n'est pas une prairie de fleurs de nénuphars: il y aurait des feuilles. Des cailloux? ils seraient roulés et ramenés sur les rives. Tout à coup, le vent souffle vers nous et m'apporte le cri des oies sauvages. Elles s'agitent. Quelques-unes étendent leurs ailes. En même temps, de l'extrême horizon au-dessus du fleuve, du fond de l'azur brumeux, d'autres oies sauvages, en troupes immenses et formées en arc, émergent, arrivent dans la lumière, l'étincelle au poitrail, tournent un peu, s'abattent, et le bruit de leurs ailes passe comme une trombe. Les vasières sont entièrement blanches.