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Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg
Washington, après une soirée.– Parmi les gloires américaines, il faut célébrer l'œillet rose et la rose qui a nom, équitablement, «american beauty». Ce sont des fleurs de grande santé, d'une richesse de ton qui ne heurte pas et ne fatigue pas; elles ont le parfum non pas subtil, mais d'une fraîcheur vive et durable; elles coûtent cher; elles meurent à profusion sur les tables et dans les salons; on m'a dit qu'elles vivaient en serre, – du moins les premières de la saison, – et si j'en préfère d'autres, je ne veux pas le savoir, mais elles ont le droit d'être aimées.
A la fin d'un de ces dîners d'apparat qui ont groupé, chaque soir, les membres de la délégation Champlain, j'ai posé cette question à mes voisins américains:
– Ne pensez-vous pas que l'Amérique, qui a eu un bel éveil littéraire, avec Longfellow, Edgar Poe, Thoreau, Hawthorn, aura un jour sa grande période de littérature et d'art?
Un citoyen considérable des États-Unis a répondu fermement:
– Non.
– Parce que?
– Nous ne faisons rien pour cela. Nous ne le désirons pas.
– Les Barbares ont dû dire comme vous.
– Pas tout à fait. Ils brisaient les œuvres d'art: nous les achetons.
– Comment pouvez-vous admettre que votre patrie pourra manquer, toujours, de génies créateurs? Vous acceptez qu'elle n'ait qu'une civilisation moindre? Toute matérielle?
– Oui, surtout matérielle, nos profits nous permettant de jouir, comme d'un luxe, des arts qui n'auront pas fleuri chez nous. Nous buvons votre champagne: c'est la même chose. J'accepte très bien l'idée d'une Amérique tributaire de quelques nations anciennes, pour les jeux de l'esprit.
– Ce que vous appelez jeu, c'est la vie même. Je vais vous dire le rêve que j'ai fait. Je suis, pour vous, plus ambitieux que vous.
Ma voisine, Américaine, écoutait de ses deux yeux où il y avait une mine d'or et une forêt mêlées, tandis que mon interlocuteur, comme un taureau qui va charger, baissant un peu sa face carrée, coiffée d'une lamelle de cheveux noirs, fixait sur moi des prunelles non habituées aux nuances, et qui ne cessaient de dire: «Non, non, non.»
– Pourquoi pas? Vous dites que l'éducation, l'exemple, la lecture des journaux, le besoin de luxe, développent jusqu'à la folie l'ambition de la richesse, et que toute la puissance des esprits américains est captée par les affaires. Vous faites de l'hyperbole, tout simplement, comme les poètes. Vous oubliez de quels éléments votre peuple est fabriqué. C'est un alliage où il entre de tout. Il n'est pas possible que, de tant de races qui se rencontrent ici, et se fondent, quelques hommes ne naissent pas, doués du génie qui fait les grands poètes ou les grands peintres. Je suppose qu'ils naissent. Que leur faut-il pour devenir illustres? L'admiration? Ils auront celle des femmes américaines qui ont cent fois plus de culture que leurs maris. Elles proclameront que ce livre est très beau et que ce panneau décoratif est une merveille. Elles y mettront la passion de la découverte, et la ténacité de l'amour-propre. Et les hommes ne tarderont pas à les croire, et à répéter: «Nous avons de grands artistes», non parce qu'ils goûteront le livre ou la peinture, mais par patriotisme, et parce que les Américaines l'auront dit. Alors, le monde sera averti et sommé de ne pas marchander son admiration à l'Amérique pensante, versifiante, romanisante, à l'Amérique décoratrice ou musicienne. Vous élèverez un palais à l'art américain; vous ferez faire, en or, la statue de vos poètes vivants, et vous mettrez un droit ad valorem, prohibitif, sur tout exemplaire importé d'Homère, de Dante, de Racine ou de Shakespeare. Vous pouvez rire de mon rêve. Il est pour le bel honneur de l'Amérique.
Ma voisine approuvait, et disait:
– Oui, les femmes inventeront les génies.
L'homme politique riposta, rudement:
– Qu'elles les fassent donc: c'est beaucoup mieux leur rôle.
Une grande dame, anglaise, resta droite, et dit:
– Parce qu'ils commencent, ils s'imaginent que les autres finissent. La vérité est qu'ils commencent, et que les autres ne finissent pas.
Je me souvenais de ce fragment de conversation, en recevant, à l'hôtel, et au moment où j'allais quitter Washington, la visite d'un Français. C'était un religieux, jeune encore, et que j'avais connu en France. Nous avions, à nous retrouver, cette joie et cette peine qu'on imaginera. La joie cependant dominait. Nous ne pouvions nous faire qu'un petit nombre de questions, car le temps pressait. Les premières furent: «Vous souvenez-vous?» La seconde: «Parlez-moi de la France.» Et, en finissant, mon ami me racontait sa vie en exil. Il professe à l'Université catholique de Washington. Je demandai:
– Vos étudiants ont-ils le goût de la philosophie et de la théologie?
– Remarquablement, me répondit-il. J'avais été l'objet de grandes commisérations, le jour où l'on avait appris que je devais enseigner en Amérique. «Les Américains, me disait-on, ne vous suivront pas; ils ne sont pas doués pour d'autres sciences que les mécaniques et les mathématiques.» Or, cela n'est pas vrai. Vous pouvez le dire hardiment. L'esprit philosophique est répandu en Amérique; je suis frappé du progrès rapide, de l'aptitude, de la vigueur et de la bonne volonté intellectuelle que je rencontre parmi mes auditeurs. Vous ne sauriez croire, au surplus, l'admiration de l'Américain, en général, pour toute intellectualité.
3 mai. Lac Champlain.– Nous avons, ces jours derniers, assisté à un bal donné par la «Société des Cincinnati.» Les descendants de ceux qui ont combattu, dans la guerre de l'Indépendance, portaient, hommes et femmes, un bijou qui rappelle cette noblesse. A Philadelphie, on nous a montré la maison de l'Indépendance, la cloche, aujourd'hui fêlée, qui sonna la liberté de l'Amérique, et, dans les salles du premier étage, les portraits des Américains et des gentilshommes français qui se battirent pour la même cause. Il y a partout, ici, un respect du passé, une recherche des moindres bribes d'histoire et de tradition. Les Américains réussissent, à force d'amour, à faire une grande histoire avec un court passé. Et nous? Quels mauvais trésoriers de l'histoire de France nous avons eus! Dix peuples pourraient se faire des ancêtres avec ceux que nous avons vu calomnier, oublier, effacer. La joie est vive, lorsque des étrangers célèbrent quelqu'un de ces Français d'autrefois, et nous rappellent la parenté. Nous avons eu cette joie aujourd'hui, de l'aube à la nuit.
Depuis hier soir, nous voyagions en train spécial, afin de gagner les rives du lac Champlain. Ce matin, à la première heure, la sensation d'immobilité m'éveille. J'ouvre la fenêtre du Pullman, et je reconnais qu'en effet nous sommes arrêtés, sur une voie de garage, en rase campagne. Le jour est levé, le soleil ne l'est pas, mais va paraître. J'ai devant moi, à droite de la ligne du chemin de fer, des terres baissantes, herbues, sauvages à la manière des pâtures délaissées; au delà une maison grande, sous des ormes, et au delà encore les eaux du lac, dont le luisant ne m'arrive que par lames, entre les brouillards blancs qui voyagent et qui montent. Le silence est admirable. C'est la saison, – déjà passée chez nous, – où les merles, à l'aube, se posent sur la pointe des arbres. Ils n'y manquent point. La dentelure des collines, au delà du lac et au-dessus des brouillards, devient d'un bleu vif, et soudain le globe du soleil dépasse le bord de l'écran. Aussitôt, un gros héron butor, qui regagne les bois, arrive au vol, les pattes en gouvernail et franchit le remblai. J'entends le bruit de rames de ses ailes courtes. J'entends venir un train, de l'extrême horizon, et le bruit est si menu qu'il rend présente l'immensité du paysage où il se dilue. La paix primitive est encore ici. Je sors, je vois, sur la gauche de la ligne, des plans successifs de collines boisées, dont les dernières ont un air de montagne. Ce sont les monts Adirondacks. On les appelle montagnes vertes, dans le pays, mais elles regardent le matin, et des milliards de bourgeons, tout empâtés, les habillent de pourpre. Chênes peut-être, érables probablement: ce bel érable qui a deux saisons rouges.
Vers huit heures, des automobiles viennent nous chercher. Je monte dans la première, avec Hanotaux et deux autres de nos compagnons. Nous n'avons pas un long chemin à faire: une côte entre des futaies claires, un palier de peu d'étendue, un tournant à gauche, une belle courbe descendante, jalonnée d'arbres verts, et nous voici devant le perron d'une grande villa, au bord de l'eau. Nos hôtes pour la matinée, Mr. et Mrs. S. H. P. Pell, s'avancent sous la véranda. L'automobile s'arrête, et, à ce moment, un petit coup de canon retentit en avant. Nous regardons dans la direction d'où le coup est parti, et nous voyons l'herbe de la prairie toute constellée de drapeaux tricolores. Une seconde automobile arrive; elle est saluée comme la nôtre. Dans la belle maison très claire, très blanche, ornée de portraits de famille et de gravures anciennes représentant les aspects d'autrefois de ce lieu tout ennobli d'histoire, nous sommes accueillis avec une grâce intelligente, et une science du monde qui laisse transparaître un cœur attentif et vrai. Il y a des minutes où de simples particuliers et de simples actions deviennent des arguments en faveur d'un pays. Et je ne pourrai plus entendre médire de l'esprit américain, sans me souvenir de l'hospitalité des Américains de Ticonderoga. Le nom est le nom indien de la forteresse qui fut confiée par Louis XV au marquis de Montcalm. Les Français disaient, disent et diront encore «Carillon.» A Carillon, le 8 juillet 1758, le marquis de Montcalm n'avait que 3.570 réguliers, 87 marins, 85 Canadiens et 16 sauvages sous ses ordres, c'est-à-dire 3.758 soldats; mais il était retranché dans les bois, et il avait un refuge, en cas de besoin. Abercromby commandait une armée de 16.500 hommes, et il s'avançait pour vaincre cet ennemi faible et pour établir définitivement la domination anglaise sur le Canada. L'heure n'était pas venue. Une fois de plus, bien que l'ennemi fût vaillant et obstiné, la France, à armes inégales, fut victorieuse. En entrant dans la maison de Mr. Pell, nous nous rappelons cette date, ces chiffres, et tout leur bel honneur. Nous nous souvenons que le matin, dans cette forêt où nous allons entrer tout à l'heure, Montcalm, enlevant sa veste et l'accrochant à une branche d'arbre, dit à ses hommes, qui achevaient de garnir de pieux les retranchements: «Enfants, la journée sera chaude.» Nous nous rappelons que, le soir, à cette même place, à la lueur longue du jour allongée par le reflet du lac, il écrivait: «Quelle journée pour la France! La trop petite armée du Roi vient de battre ses ennemis… Ah! quelles troupes que les nôtres! Je n'en ai jamais vu de pareilles.»
En combien de lieux de la terre, chez les autres, notre mémoire ne pourrait-elle pas nous parler ainsi, tout bas, de la gloire de nos armes? Mais ce qui est délicieux, c'est que la famille étrangère qui nous reçoit se souvient aussi, et qu'elle comprend, et qu'elle sait encore autre chose que de l'histoire. Tandis qu'on nous sert un premier déjeuner d'une ordonnance jolie et méditée, – il y avait jusqu'à des fruits de Californie ou de Floride jetés dans du vin aromatisé, – nos hôtes et les parents de nos hôtes nous parlent de cette France qu'ils connaissent, et qu'ils aiment, de Jacques Cartier, de Roberval, de Champlain «père des sauvages», des missionnaires, de Frontenac, de Vaudreuil, de Montcalm. Ces noms revivent, et ceux des adversaires. Nous apprenons que Mr. Pell a voulu acheter tout le territoire où se battirent, autour de Carillon, les Français et les Anglais, afin qu'on ne puisse y bâtir d'hôtel, et diminuer le caractère sacré de ce paysage. N'est-ce pas un joli trait, et appartient-il, par hasard, à cette «civilisation matérielle» dont on fait aux Américains, tantôt un reproche, tantôt un si lourd compliment?
Nous sortons de la villa; nous traversons la prairie, et, le terrain se relevant un peu, nous sommes devant un fortin carré, en pierre, protégé par des fossés. Les propriétaires l'ont restauré, mais la plus grande partie de ces moellons sont véritablement des pierres de guerre, et les poutrelles noires des chambres ont bruni à la fumée des pipes que fumaient, dans l'hiver dur de ces climats, les enfants perdus et presque abandonnés des régiments de France. On pense à ces reproches qu'ils devaient faire, aux nouvelles apportées par les sauvages, au vent qui soufflait, à la tempête de neige, et au «quand même» qu'ils disaient tous, après avoir grogné. Le fort est pavoisé en notre honneur. Sur la façade, une plaque de bronze porte cette inscription: Germain redoubt, constructed by captain Germain, régiment des Gardes de la Reine, in 1758, by order of the marquis de Montcalm, in command of the fortress of Carillon. Le long de l'ancien chemin couvert, tranchée aujourd'hui, nous montons vers l'intérieur des terres. Devant nous, à cinq cents mètres, de hauts glacis couronnent la colline, et cachent, jusqu'à la toiture, une construction qui devait servir de logement aux officiers. J'aperçois deux drapeaux claquant à la pointe de deux perches immenses, et plus bas comme une corbeille de fleurs violettes, – mouvantes, car le vent est vif, – où ils auraient été plantés. Mais personne ne m'explique encore ce que nous allons voir. Et Mr. Pell, qui marche près de moi, se baissant, cueille la feuille laineuse d'une plante sauvage et me dit: «Gardez-la, en souvenir. Ici même, voilà quelques années, nous avons voulu faire une tranchée. Aux premiers coups de pioche, les ouvriers ont découvert des corps couchés, revêtus d'uniformes galonnés. L'ordre a été donné aussitôt de reniveler le sol et de n'y plus toucher.» Je continue de gravir la colline. Il faut tourner pour trouver l'entrée de la forteresse de Carillon. Une douzaine de canons, en dehors, sont encore braqués sur le lac et sur la petite montagne voisine, «le mont de France», d'où tirait l'artillerie anglaise. J'entre dans la forteresse. Elle est en atours de fête. Elle attendait la France. Ah! la voici qui est venue, la France. Et elle voit, devant la façade du vieux logement de Montcalm, dix étendards de soie que le vent déplie et qui retombent, pesants, sur la hampe, carrés violets bordés de blanc, panneaux bleus barrés de rouge, panneaux multicolores, tous les étendards des régiments de France qui furent représentés à la bataille de Carillon. Les couleurs victorieuses revivent dans la lumière. Et, bien au-dessus, dominant les talus et les toits, deux grands drapeaux protègent les autres, les commandent et les expliquent: le drapeau étoilé de la jeune Amérique, et le drapeau de l'ancienne France, tout blanc, fleurdelisé. Mes yeux se sont emplis de larmes, et je crois bien que deux larmes ont coulé. Je suis sûr qu'elles disaient: «Vive cette Amérique-là, qui a le cœur profond!» Elles disaient autre chose encore, et je me sentais vivre dans la France d'autrefois, unanime.
La maison du fort est devenue un musée. Des épées, des fusils, des balles, des lettres, des clés, des bêches qui se sont battues, elles aussi, en élevant des retranchements, des gravures de plusieurs époques sont là, pendus aux murailles ou serrés dans des vitrines, jusqu'à une vieille montre que le journal de la forteresse, – conservé également, – disait avoir été perdue parmi les ruines. Nous nous attardons, et je vois que nos compagnons de voyage parlent moins que tout à l'heure. Mais, lorsque nous faisons le tour des talus de Carillon, et que nous observons, dans la pleine clarté de dix heures du matin, toute la contrée que commande le vieux fort, les paroles reviennent, la joie aussi. Au delà des terres descendantes, au delà du lac, étroit en ce point, les collines s'étagent, et le bleu des lointains s'affermit jusqu'à dessiner des lignes nettes sur l'azur pâle du ciel. Quelqu'un dit:
– N'êtes-vous pas d'avis que cela ressemble à la plaine de Pau, vue de la terrasse?
En effet, si j'efface de mon souvenir l'image des eaux bleues, que ne rappellent en aucune façon les eaux du lac Champlain, troublées par la fonte des neiges, et qui refusent le ciel, les deux paysages ont une parenté de mouvement. L'atmosphère même est transparente ici, et favorable aux architectures étagées des lointains.
Un autre de nos compagnons, qui observe plutôt la forme longue du lac, et la couleur des arbres de premier plan, dit, presque au même moment:
– Je crois voir les Vosges, avec Retournemer et Longemer.
Tous d'ailleurs, nous reconnaissons ici des harmonies françaises.
Quelques heures plus tard, nous sommes sur une pointe de terre, loin déjà du fort de Carillon, au pied d'un phare de pierre blanche. Le phare domine un meulon de mauvaise rocaille, unique, debout parmi des lieux bas et des prairies. Quel désert ce doit être, et depuis l'origine du monde, cet éperon que bat la vague courte du lac Champlain! Mais aujourd'hui les gens des villages américains, ceux qui habitent dans les monts Adirondacks, ceux de l'autre côté de l'eau, mineurs, fermiers, et quelques industriels, ou des pêcheurs de truites venus pour préparer la campagne prochaine, sont accourus à Crown point. Des chevaux, au piquet, broutent dans les prairies; d'autres sont attachés aux branches d'un fragment de haie, reste peut-être d'une plantation faite par la main d'un vieux Français jalonneur et jaloux; des carrioles américaines, – un petit siège sur quatre roues légérissimes, – des chariots, vingt automobiles sont épars dans les herbes, tandis qu'autour du phare, à tous les degrés du raidillon de pierre, assise sur des planches ou sur la terre, la population mélangée, familière, contenant mal les enfants qui trottent comme des cailleteaux, écoute, comprend ou fait semblant de comprendre les discours qui glorifient Champlain. Le médaillon de bronze qui représente la France, l'œuvre de Rodin apportée par nous, est déjà posée dans sa niche, face au large. Le vent souffle. Il fait vibrer les dix cordes tendues depuis la lanterne du phare jusqu'à terre, en couronne, et claquer le grand pavois, tous les drapeaux qui les ornent. Et, comme j'ai de longues distractions lorsque le discours est en anglais, j'entends ce que disent les drapeaux:
– Les voyez-vous, ces hommes assis au premier rang? Ils ne sont pas d'ici.
– C'est évident qu'ils ne sont pas d'ici! Vous parlez pour dire peu de chose: sont-ils tannés par le grand air? Ont-ils l'honnête laisser-aller du citoyen américain?
– Je suppose qu'ils sont de Paris?
– Vous avez un moyen bien simple de le savoir, mon cher. Ne faites pas tant de bruit! Écoutez! Quand ils sont de Paris, ils ne manquent jamais de le dire!
– … Justement, l'orateur vient de le proclamer: ils viennent de Paris.
– Pas très étendue, la France!
– Pas très redoutable!
Un drapeau sur lequel il y avait de la fumée noire dit:
– Pas très sérieuse!
Alors, le drapeau anglais, qui n'avait rien dit, claqua d'un coup si sec qu'un fouet n'aurait pas mieux fait.
– Très sérieuse, mon cher. J'ai connu les Français, à une époque où vous n'étiez pas grand'chose, soit dit sans vous offenser. J'ai connu Champlain. Il avait l'air jovial. Il plaisantait volontiers. Les sauvages lui disaient: «Nous aimons que tu nous parles. Tu as toujours quelque chose de joyeux à dire.» Mais, croyez-moi, je m'y entends: c'était un colonial, et un rude adversaire. Je dis adversaire, parce que c'est le nom qu'on donne à ses anciens ennemis quand ils sont devenus nos amis, vous comprenez?
– A peu près.
Je laisse les drapeaux s'agiter. Je pense à ce brave dont c'est la fête, en ce moment, à sa petite ville de Brouage, endormie et ruinée dans les herbes, aux rêves de gloire qu'il y fit, tout jeune, semblable en cela à beaucoup d'hommes de son temps, et qu'il accomplit parce qu'il avait un cœur capable de souffrir pour son amour. Or il aimait la France: il la quitta pour la mieux servir; il emporta d'elle, aux Indes Occidentales et plus tard au Canada, pauvre compagnon, une image parfaite et toute sainte. Presque seul parmi les sauvages, ayant chargé sur ses fortes épaules des rames, des provisions et la couverture où il se coucherait pour la nuit, éprouvé par le chaud, le froid, les moustiques, la longueur des exils et l'incessante trahison des hommes, il allait, sur les terres mêmes où nous sommes, à la découverte, voyant un monde nouveau se lever autour de lui, et le donnant à son maître du ciel en même temps qu'il le donnait au Roi, secrètement, à chaque heure, à chaque regard par quoi il prenait possession de ce monde inconnu. Car il disait: «Les rois ne doivent songer à étendre leur domination dans les pays infidèles, que pour y faire régner Jésus-Christ.» Le commerce n'était pas oublié. Mais quelle humanité supérieure! Elle est encore vivante, méconnue seulement. Champlain a passé ici. Je songe que ce paysage a été reflété dans ses yeux comme il l'est dans les miens. Ce paysage? Est-ce bien sûr? Où sont les témoins certains? Ce n'est pas la prairie, qui est neuve. Ce ne sont ni les arbres, trop jeunes pour l'avoir pu connaître, ni les eaux qui ont changé, ni les nuages, ni les ancêtres même des spectateurs rassemblés sur cette grève: à peine peut-on dire que le mouvement du sol chantait, comme aujourd'hui, le même vers dans l'hymne universel.
Huit heures du soir.– Nous avons repris notre train spécial, et longé, aux dernières heures du jour, le lac Champlain. Il n'y a pas deux semaines que la débâcle des glaces a donné le signal du printemps. Déjà les bouleaux, au bout de leurs branches d'acier menu, ont des pendentifs d'un vert pâle. Les eaux sont devenues, vers le nord, extrêmement larges. Nous cherchons, dans la campagne où la lumière s'éteint, les clochers de chez nous. Les villages, à présent, sont presque entièrement habités par des Canadiens émigrés. Nous approchons de la frontière. Voici deux grandes fermes bâties sur le dos d'une longue et large vague de terre parallèle au remblai. Elles doivent voir, dans les demi-ténèbres, la fumée, qui est rouge en dessous, de la machine, et les panneaux de lumière entraînés sur les «lisses». Nous, le front appuyé aux vitres, nous voyons, car la distance ne doit pas être de trois cents mètres, des constructions nombreuses, trapues, faites en planches et qui ont l'air d'être posées sur le sol nu; puis des champs qui attendent la charrue. Un peu de neige dort et meurt en dormant dans le creux d'un sillon. «Ne trouvez-vous pas que les clôtures sont plus rapprochées? – Oui, besoin d'intimité: la famille et les champs sont comme chez nous, serrés autour des chefs. Voyez cette palissade qui clôt la jachère? – Et la ligne de poteaux autour du pré! – Et la haie! Oui, une haie! une clôture vivante! Ah! monsieur, qu'elle fleurisse seulement, et je me croirai à cinquante lieues de Paris! – Regardez l'homme, à présent!» Il rentrait le dernier, lent, balancé sur ses jambes, un peu courbé en avant et les bras dépassant la ligne du corps, comme s'il tenait la charrue. Mais je voyais bien qu'il causait avec sa terre, en marchant, et qu'il avait si profond dans l'esprit l'espérance et le souci du printemps, que le passage du train n'interrompait pas le songe. Il revenait. Il était une ombre dont la forme s'est promptement fondue avec les mottes et couchée dans l'universelle ténèbre, et il n'y eut plus, pour nous déjà bien loin, qu'une fenêtre éclairée, un point lumineux, dominateur et doux sur la courbe invisible, et vers lequel le fermier s'avançait.
La nuit est venue. Le sommeil commence à nous prendre. Tout à coup je sursaute. Le train s'arrête. Nous sommes enveloppés d'une foule qui crie. Le nègre se précipite pour empêcher ces voyageurs d'envahir les wagons. Le bruit augmente. Hanotaux paraît à l'extrémité de la voiture, et appelle à haute voix: «Monsieur de Rochambeau? Général Lebon? Barthou? Lamy? René Bazin? Blériot?..» et tous les autres noms successivement. Il nous presse: «Dépêchez-vous! On veut vous voir! Le train ne s'arrête que cinq minutes!» Nous accourons. L'un après l'autre, nous apparaissons sur les marches du petit escalier du Pullman: mille, deux mille personnes peut-être se pressent sur le quai de la gare; hommes, femmes, enfants, tous nous tendent les mains; tous essayent d'approcher; tous crient: «Vive la France! Vivent les Français! Parlez-nous! Parlez-nous! Vive la France!» Je ne sais plus ce que j'ai dit. J'ai crié: «Vive le Canada!» Je crois que j'ai promis de revenir! Déjà! Les visages étaient de ceux que j'ai toujours connus. Les yeux brillaient d'une amitié sans étonnement, qui est celle de la race.
Quand j'ai demandé:
– Où sommes-nous?
– Saint-Jean! Et vive la France! m'ont-ils répondu.
… Le train s'est remis en marche. Les lumières de la gare de Saint-Jean sont menues comme un grain de poudre qui flamberait dans la nuit. Nous serons bientôt à Montréal.