
Полная версия
Mensonges
– « Que vous avez été bon pour moi!.. Oui, » insista-t-il en voyant un étonnement dans les yeux de Claude, « si vous n'aviez pas été aussi indulgent à mes premiers essais, je ne vous aurais point porté le Sigisbée; si vous ne l'aviez pas présenté à Mlle Rigaud, il dormirait à cette heure-ci dans l'armoire aux manuscrits de quelque théâtre. Si vous n'aviez pas parlé de moi à la comtesse Komof, on ne jouerait pas ma pièce chez elle et je n'irais pas dans cette soirée… Je suis heureux, très heureux!.. Ah! mon ami, vous me trouverez nigaud comme un collégien… si vous saviez comme j'ai rêvé, dans ma jeunesse, de ce monde où vous me conduisez maintenant, où la toilette seule des femmes est une poésie, où les choses font un cadre exquis à la joie et à la douleur!.. »
– « Si ces femmes avaient seulement une âme de la même étoffe que leur robe!.. » interrompit Claude en ricanant…« Mais je vous admire, » continua-t-il; « est-ce que vous croyez par hasard que vous allez être du monde parce que vous serez reçu chez Mme Komof, une étrangère dont l'hôtel est un passage, ou chez une des cinq ou six curieuses que vous rencontrerez là, et qui vous diront qu'elles sont à la maison tous les jours avant le dîner? Vous irez dans le monde, mon cher, vous irez beaucoup, si ce sport vous amuse; vous n'en serez jamais, non plus que moi, non plus qu'aucun artiste, eût-il du génie, parce que vous n'y êtes pas né, tout simplement, et que votre famille n'en est pas. On vous recevra, on vous fera fête. Mais essayez donc de vous y marier, et vous verrez… Et c'est la grâce que je vous souhaite… Ces femmes que vous rêvez si délicates, si fines, si aristocratiques, bon Dieu! si vous les connaissiez! Des vanités habillées par Worth ou Laferrière… Mais il n'y en a pas dix qui soient capables d'une émotion vraie. Les plus honnêtes sont celles qui prennent un amant parce qu'elles y trouvent du plaisir. Si vous les disséquiez, vous trouveriez à la place du cœur la note de la couturière, une demi-douzaine de préjugés qui leur tiennent lieu de principes, la rage d'éclipser celle-ci ou celle-là… Sommes-nous assez bêtes tout de même d'être ici, dans cette voiture, deux hommes à peu près intelligents, qui avons du travail chez nous, et vous avec un frémissement dans le cœur, à l'idée d'aller vous mêler à de grandes dames ou soi-disant telles, et moi!.. »
– « Que vous a fait Colette aujourd'hui? » interrogea doucement René, que l'âpreté de la parole de son ami avait froissé comme il arrivait souvent; mais comment lui en aurait-il voulu de cette sorte d'hostilité contre ses illusions que Claude lui montrait ainsi? Presque toujours ces furieuses déclamations avaient pour cause, il le savait, une coquetterie de cette actrice dont le malheureux était follement épris, et qui se jouait de lui, tout en l'aimant elle-même, à sa manière. C'était une de ces passions à base de haine et de sensualité, qui dépravent le cœur en le torturant, et transforment celui qui les éprouve en une bête féroce. Un des traits particuliers à ces sortes d'amours, c'est qu'ils procèdent par crises aiguës et violentes, comme les images physiques dont ils se repaissent. Claude venait sans doute de voir tout d'un coup, dans un éclair, la physionomie de sa maîtresse, et une rage soudaine contre elle avait succédé en lui à la bonne humeur de sa visite chez les Fresneau, – rage qu'il aurait satisfaite en ce moment par n'importe quelle outrance de paradoxe. Il se rua aussitôt sur le chemin que son ami venait de lui indiquer, et, lui serrant le bras de toute sa force:
– « Ce qu'elle m'a fait?.. » dit-il en riant d'un rire de malade. « Voulez-vous apprécier cet analyste aigu du cœur de la femme, ce psychologue subtil, comme on m'appelle dans les articles, ce Jobard de la grande espèce, comme je m'appelle moi-même? Hélas! Mon intelligence ne m'a jamais servi qu'à éclairer mes bêtises!.. Vous ai-je raconté, » ajouta-t-il d'une voix plus basse, « que j'ai la honte d'être jaloux de Salvaney?.. Mais vous ne connaissez pas Salvaney, un élégant de la nouvelle école qui s'amuse, son carnet de chèques à la main, – à cinq louis près, et commun!.. Avec un nez comme un cornet, un front dénudé, de gros yeux à fleur de tête, le teint d'un bouvier!.. Mais voilà: il est anglomane, anglomane à faire paraître Français le prince de Galles… Il a passé l'année dernière trois mois à Florence, et je l'ai entendu lui-même se vanter de n'avoir pas mis, durant ces trois mois, une chemise qui n'eût été blanchie à Londres. Je vous prie de croire que dans ce monde qui vous fascine tant, un trait pareil fait plus d'honneur à un homme que d'avoir écrit le Nabab ou l'Assommoir, ces deux chefs-d'œuvres… Hé bien! ce personnage plaît à Colette. Il est dans sa loge autant que moi. Il la regarde avec ses yeux de buveur de wisky. C'est lui qui a inventé d'aller, après l'Opéra, en compagnie, boire de cet ignoble alcool dans un bar infect de la rue Lafayette; je vous y mènerai, vous jugerez le pèlerin… Et Colette s'y laisse conduire, et Colette va en coupé avec lui… – Ah çà! me dit-elle, vous n'allez pas en être jaloux, de celui-là? D'abord il sent le gin… – Elles vous disent cela, ces femelles, elles vous salissent jusque dans sa vie physique celui avec qui elles ont couché hier… Bref, ce matin, j'étais chez elle. Que voulez-vous? Je savais tout cela et je n'y croyais pas. Un Salvaney! Si vous le voyiez, vous comprendriez que ce n'est, en effet, pas croyable, et elle, vous la connaissez, avec ses beaux yeux tendres, sa beauté si fine, sa bouche à la Botticelli… Ah! quelle pitié!.. Oui, j'étais chez elle… On apporte une lettre. Le domestique, un nouveau venu et très mal stylé, dit stupidement: – C'est de M. Salvaney, on attend la réponse… – Elle venait de me jurer, entre deux baisers, qu'il ne s'était rien passé entre eux, rien, pas même une ombre d'ombre de cour. Elle tenait la lettre à la main. Je me dis, oui, j'eus la niaiserie de me dire: Elle va me tendre la lettre et j'y trouverai la preuve écrite qu'elle ne m'a pas menti, une preuve certaine, puisque Salvaney ne pouvait pas savoir que je verrais cette lettre. Elle tenait la lettre et elle me regardait. – C'est bien, fit-elle, je vais répondre. Vous permettez? ajouta-t-elle, et elle passa dans l'autre chambre… avec sa lettre! Vous croyez sans doute que j'ai pris mon chapeau et ma canne, et que je suis parti pour ne plus revenir, en me disant: Voilà une grande coquine!.. Je suis resté, mon cher ami; elle est revenue, elle a sonné, rendu la réponse au domestique, puis elle s'est avancée vers moi: Vous êtes fâché? m'a-t-elle dit. – Un silence. – Vous avez eu envie de lire cette lettre? – Un silence encore. – Non, continua-t-elle en fronçant ses jolis sourcils, vous ne la lirez pas, je l'ai brûlée. Elle ne contenait rien que la demande d'un échantillon d'étoffe pour un déguisement de bal, mais je veux que vous me croyiez sur parole… – Et ce fut dit, ce fut joué!.. Elle n'a jamais eu plus de talent. Ce que je lui ai répondu, ne me le demandez pas. Je l'ai traitée comme la dernière des dernières. Tout ce que j'ai dans le cœur pour elle de rancunes, de dégoûts et de mépris, je le lui ai craché à la figure, et puis, comme elle pleurait, je l'ai prise dans mes bras et je l'ai possédée, là, sur le canapé de ce fumoir où elle venait de me mentir ainsi et moi de l'insulter comme une fille… Suis-je assez bas?.. »
– « Mais vos soupçons étaient-ils justes? » demanda René.
– « S'ils étaient justes!.. » répondit Claude, avec cet accent de cruel triomphe que prennent les jaloux, lorsque leur affreuse frénésie de tout savoir les a conduits à reconnaître le bien fondé de leurs pires hypothèses. « Savez-vous ce que le billet de Salvaney demandait? Un rendez-vous… Et celui de Colette? Il fixait le rendez-vous… Je le sais, je l'ai fait suivre, oui, j'ai commis cette vilenie. Au sortir de la répétition, elle est allée chez lui, et elle y était encore à huit heures. »
– « Et vous ne rompez pas avec elle? » dit Vincy.
– « C'est fait, » répliqua Claude, « et pour toujours, je vous en donne ma parole. Seulement, je veux lui dire ce que je pense d'elle, une dernière fois. Ah! la gueuse! mais vous verrez comment je la traiterai ce soir… »
La lamentation de Claude trahissait une telle souffrance que l'allégresse de René en fut du coup toute diminuée… Le sentiment de pitié pour cet homme auquel il était profondément attaché, par ce lien de la reconnaissance si doux à un jeune cœur, se mélangeait à l'impression de dégoût que lui causait la honteuse duplicité de Colette. À ce moment, un obscur remords lui vint aussi, à se rappeler par contraste, le visage pur et l'âme fidèle de Rosalie. Mais ce ne fut qu'un frisson, vite dissipé par le spectacle de la volte-face à laquelle se livra aussitôt son compagnon. Ce diable d'homme, qui vivait uniquement sur ses nerfs, possédait le pouvoir de changer d'idées et de sentiments avec une rapidité déconcertante. Il venait de parler, avec un râle dans la voix, avec un désespoir dans le cœur que son ami savait sincère. Il fit claquer ses doigts, par un geste qui lui était familier quand il voulait reprendre courage; il dit simplement: « Allons, allons… » et il posa une question de littérature à l'autre stupéfié, si bien que les deux écrivains causaient du dernier roman d'un de leurs confrères, lorsqu'un arrêt de la voiture, obligée de prendre la file derrière d'autres, puis le glissement des roues sur du gravier, les avertit qu'ils étaient arrivés. René sentit son cœur battre de nouveau comme tout à l'heure, à petits coups secs et vibrants. La voiture s'arrêta devant un perron que protégeait une marquise, et ce fut, pour le jeune homme, une sensation de songe que de se trouver dans l'antichambre qu'il avait traversée une fois, mais de jour. Plusieurs domestiques en livrée se tenaient dans cette pièce, remplie de fleurs et chauffée par les invisibles bouches du calorifère. Les pardessus et les manteaux rangés sur une table et sur un des fauteuils témoignaient que la réunion devait être au complet dans les salons dont la rumeur arrivait jusque-là. Une jeune femme était dans cette antichambre, qu'un valet de pied débarrassait de sa fourrure, d'où elle sortit, les épaules nues, sa fine taille prise dans une robe toute rouge. Elle avait un profil délicat, un nez légèrement busqué, une bouche spirituelle. Des diamants brillaient dans ses cheveux d'un blond très doux. René la vit qui saluait Claude d'un signe de tête, et il se sentit pâlir, à rencontrer deux yeux qui se posaient sur lui indifféremment, des yeux d'un bleu tout clair, dans ce teint des blondes qu'il faut bien appeler, malgré la banalité de la métaphore, un teint de rose, car il en a la fine fraîcheur et la délicatesse.
– « C'est Mme Moraines, la fille de Victor Bois-Dauffin, l'ancien ministre de l'Empire. »
Cette phrase de Claude, jetée comme en réponse à une interrogation muette, devait souvent revenir à René. Il devait souvent se demander quel étrange hasard l'avait fait se rencontrer, à la première minute de son entrée à l'hôtel Komof, précisément avec celle des femmes réunies dans ces salons qui exercerait sur lui la plus profonde influence? Mais, sur la minute même, il n'éprouva aucun de ces pressentiments qui nous étreignent quelquefois, à nous trouver en face d'une créature qui nous sera très bienfaisante ou très funeste. La vision de cette belle jeune femme de trente ans, déjà disparue, tandis que Claude et lui attendaient les numéros de leurs pardessus, se confondit dans l'impression totale que lui donnait la nouveauté de toutes les choses autour de lui. Sans qu'il s'en rendît compte, la mollesse des tapis sous ses pieds, la magnificence de la décoration du vestibule, la hauteur des plafonds, la tenue des gens, les reflets des lumières, entraient pour beaucoup dans cette impression, étrangement mélangée de timidité torturante et de sensualité délicieuse. Lors de sa première visite chez la comtesse, il s'était déjà senti enveloppé par les mille atomes impondérables qui flottent dans l'atmosphère du grand luxe. Les personnes nées dans l'opulence ne perçoivent pas plus ces infiniment petits de sensation, que nous ne percevons le poids de l'air qui nous entoure. On ne sent rien de ce que l'on a senti toujours. Et les parvenus ne les racontent guère. Ils ont un instinct qui leur fait engloutir ces impressions-là dans le fond de leur cœur, comme plébéiennes et bourgeoises. René n'eut pas le temps d'ailleurs de réfléchir sur le plus ou moins de distinction du sentiment qui l'envahissait. Les portes s'étaient ouvertes de nouveau, et il entrait dans le premier salon, meublé avec cette somptuosité composite, propre aux grandes installations modernes, à Paris. Qui en a vu une en a vu cinq cents. Aux yeux du jeune homme, les moindres détails de cet ameublement devaient apparaître comme des signes de l'aristocratie la plus rare, depuis les vieilles étoffes des fauteuils jusqu'à la tapisserie à énormes personnages représentant un triomphe de Bacchus qui se déployait au-dessus de la cheminée. Ce premier salon, de dimension moyenne, communiquait, par une baie largement ouverte, avec un autre salon, beaucoup plus grand, celui-là, et où devaient s'être ramassés déjà tous les invités, à en juger par le brouhaha des conversations. René aperçut cet ensemble d'un regard, avec la surexcitation de facultés que certaines timidités affolantes donnent aux très jeunes gens; il vit la robe rouge de madame Moraines s'éloigner par la grande baie, au bras d'un habit noir, et devant la cheminée du petit salon, au pied de la tapisserie, la comtesse Komof qui causait au milieu d'un groupe, avec des jeux violents de physionomie et des gestes excessifs. C'était une femme d'un aspect presque tragique, grande, avec des épaules trop minces pour le reste de son corps, des cheveux blancs, un visage aux traits un peu forts et des prunelles grises d'un éclat insoutenable. Elle était vêtue d'une toilette sombre qui faisait encore mieux ressortir la magnificence des bijoux dont elle était couverte, et ses mains, qu'elle agitait tout en parlant, montraient des bagues de barbare, tant les saphirs, les émeraudes et les diamants des chatons étaient énormes. Elle répondit d'un sourire au salut que Claude et René vinrent lui adresser. Elle était en train de terminer le récit d'une séance de spiritisme, son occupation favorite.
– « La table montait, montait, montait, » disait-elle, « à peine si nos doigts pouvaient la suivre; alors, un souffle a passé sur les bougies, et dans l'obscurité j'ai vu une main qui allait et venait… énorme… la main de Pierre le Grand! »
Ses traits se décomposaient en parlant, ses yeux se fixaient dans une vision d'épouvante. L'être instinctif, presque sauvage, et comme au bord de la folie, qui se cache souvent chez les Russes même les plus raffinés, apparut quelques secondes sur ce visage. Puis la grande dame se souvint brusquement qu'elle avait à faire les honneurs de chez elle. Le sourire revint sur sa bouche, l'éclat de ses yeux s'atténua. Une de ces divinations propres aux femmes âgées, et qui en font, lorsqu'elles sont bonnes, des créatures délicieuses à fréquenter pour les hommes à irritabilité souffrante, lui révéla-t-elle que René se sentait déjà enveloppé de solitude, à deux pas de ce grand salon où il ne connaissait personne? Toujours est-il qu'elle eut la grâce de s'adresser à lui, avec un sourire, aussitôt son histoire contée:
– « Croyez-vous aux esprits, monsieur Vincy? Oui, car vous êtes poète… Mais nous en reparlerons un autre jour… Il faut que vous veniez avec moi, quoique je ne sois ni jeune ni jolie, et que je vous présente à quelques amies qui sont déjà vos admiratrices passionnées… »
Elle prit le bras du jeune homme. Bien qu'il fût grand lui-même, elle le dépassait de la moitié de la tête. Son masque tragique ne mentait pas. Elle avait eu vraiment la destinée que le caractère de ses yeux étranges et de sa physionomie violente laissait supposer. Son mari avait été tué presque devant elle, qui avait elle-même tué l'assassin. René savait cette histoire par Claude, et il voyait la scène: le comte Komof, haut personnage politique, poignardé par un conspirateur nihiliste, à son bureau; la comtesse entrant par hasard et abattant le meurtrier d'une balle de revolver. Elle avait pris le pistolet de cette même main longue, qui s'appuyait surchargée de tant de bagues sur la manche noire de l'habit de René, et elle commençait de lui raconter une nouvelle histoire, avec cette espèce d'énergie animale qui se mélange, dans ces organisations slaves, à la plus fine élégance des manières.
– « J'arrive donc à Paris, il y a huit ans, après la guerre… Tenez, je n'y étais pas venue depuis la première Exposition, en 1855. Ah! cher monsieur, ce Paris d'alors, ravissant, charmant… et votre empereur… idéal… » – elle appuyait sur les dernières syllabes des mots quand elle voulait marquer son enthousiasme. – « Enfin, ma fille, la princesse Roudine – vous ne la connaissez pas, elle habite Florence toute l'année, – était avec moi. Elle tombe malade, elle a été sauvée par le docteur Louvet, vous savez, ce mince avec un air de mignon de Henri III. Je l'appelle toujours Louvetsky, parce qu'il ne soigne que des Russes. Je ne pouvais pas songer à la transporter loin de Paris… Cet hôtel était à vendre tout meublé, je l'ai acheté… Mais j'ai tout bouleversé. Voyez… C'était le jardin ici… »
Elle montrait à René le grand salon, maintenant, où ils étaient entrés. Il formait une espèce de vaste hall dont les murs disparaissaient sous les toiles de toute grandeur et de toute école, ramassées par la comtesse au cours de ses vagabondages Européens. Si la première impression de luxe matériel avait été si forte sur René, l'impression de cette autre sorte de luxe, spirituel, si l'on peut dire, que représente le cosmopolitisme, venait s'y adjoindre, plus forte encore. La manière dont la comtesse avait prononcé le nom de Florence, comme si c'eût été un faubourg de Paris, la facilité d'existence que représentait cette installation improvisée dans ce palais, la manière dont cette grande dame russe parlait le français, comment un jeune homme, habitué à l'horizon précis et tout étroit d'une modeste famille de petite bourgeoisie parisienne, n'eût-il pas été frappé d'une sorte d'admiration enfantine, au contact de ces détails si nouveaux pour lui? Et il ouvrait les yeux pour absorber tout le charme du tableau que cette pièce formait à cette minute. Au fond, à gauche, des rideaux, d'un rouge sombre et maintenant baissés, masquaient la scène, établie pour la circonstance dans la grande salle à manger qui, d'ordinaire, ouvrait sur le hall, comme l'attestaient les trois marches aperçues au bas de ces rideaux. Au milieu, une colonne de marbre se dressait, surmontée d'un buste de bronze représentant le fameux Nicolas Komof, l'ami du tzar Pierre, et, autour de cet ancêtre, quatre énormes arbustes verdoyaient, plantés dans des vases en cuivre d'un travail persan. Entre cette espèce de monument familial et les rideaux baissés de la scène, des lignes de chaises étaient rangées. En ce moment, presque toute la portion féminine de l'assistance y avait pris place, et c'était, sous le feu des lustres, comme un parterre vivant d'épaules nues, les unes maigriotes et les autres du plus admirable modelé, de chevelures blondes ou noires, de visages éclairés par des yeux bruns ou bleus, de bras robustes ou fins. Les éventails battaient, les bijoux brillaient, les paroles et les rires se confondaient en une espèce de grande rumeur indistincte. Le chatoiement des étoffes des robes faisait de cette moitié du salon, où se tenaient les femmes, un éclatant contraste à la masse sombre des habits noirs pressés dans l'autre moitié. Quelques femmes cependant étaient debout parmi les hommes, et quelques hommes apparaissaient, comme perdus entre les chaises où causaient les femmes. Toute cette société, quoique très mélangée, se composait de personnes habituées à se retrouver sans cesse, et depuis des années, dans les lieux de rendez-vous qui servent de terrain commun aux divers mondes. Il y avait là des duchesses du plus pur faubourg Saint-Germain, de celles que les goûts de sport et de charité conduisent un peu partout; il y avait aussi des femmes de grands financiers et des femmes de diplomates, toute une série de représentantes de l'élégance cosmopolite, et même de simples femmes d'artistes, en train de poursuivre la fortune de leurs maris à travers les dîners en ville et les réceptions. Mais, pour un nouveau venu comme René Vincy, aucune des particularités sociales qui distribuaient ce salon en une série de petits groupes très distincts n'était perceptible. Il regardait ce spectacle, qui dépassait, comme première impression de luxe étalé, toutes ses chimères de jeune homme. Au milieu du brouhaha des voix, il se laissait présenter à quelques-uns des hommes qui se rencontraient sur le passage, et à quelques-unes des femmes du dernier rang des chaises. Il s'inclinait, balbutiait quelques mots en réponse aux compliments que les plus aimables lui formulaient. Madame Komof qui voyait son trouble, eut la charité de ne pas le quitter, d'autant plus que Claude, en proie sans doute à une nouvelle crise de sa passion, avait disparu. – Il devait être entré dans les coulisses, – et quand les trois coups résonnèrent, le poète se trouva tout naturellement assis auprès de la comtesse, dans l'ombre d'un des arbustes qui entouraient la colonne de l'ancêtre. Quel bonheur qu'il eût ainsi une place d'où il pouvait échapper aux regards!
IV
« LE SIGISBÉE »
Deux domestiques en livrée étaient venus relever les rideaux; et la scène apparut, minuscule. L'indication de la brochure portant simplement ces mots: « Dans un jardin, à Venise, » le décor avait pu être réduit à une toile qui fermait le fond, et à un fouillis de plantes empruntées aux célèbres serres de la comtesse. Avec leurs formes un peu raides et la nuance lustrée de leurs feuillages, ces arbustes exotiques faisaient un cadre bien différent de celui que la fantaisie de M. Perrin avait aménagé à la Comédie-Française. Il s'était, lui, le directeur artiste, s'il en fut jamais, complu à restituer une de ces terrasses sur la lagune, qui descendent vers l'eau glauque par un escalier de marbre blanc, avec des façades de palais à colonnettes rouges sur l'horizon bleuâtre, avec des fuites de noires gondoles au tournant des canaux. Cette nouveauté de décor, la petitesse de la scène, le cercle restreint du public et son caractère d'élite, tout contribuait à augmenter le trouble de René. Il retrouva l'espèce de battement affolé du cœur qu'il avait connu derrière un des portants du théâtre, le soir de la première représentation. Des applaudissements éclatèrent, qui saluaient l'entrée en scène de Colette Rigaud. L'actrice s'inclina en souriant, dans son costume à la Watteau, et, même sous cette robe copiée d'une des fêtes galantes du grand peintre, avec ses cheveux poudrés, une mouche au coin du sourire et du rouge sur ses joues trop pâles, elle gardait ce je ne sais quoi d'attendrissant qui venait de ses yeux et de sa bouche, tout pareils, en effet, aux yeux tristement songeurs et à la bouche, mélancolique dans la sensualité, que Botticelli donne à ses madones et à ses anges. Que de fois René avait entendu Claude gémir: « Lorsqu'elle m'a menti, et qu'elle me regarde avec ces yeux-là, je me mets à la plaindre de ses infamies au lieu de lui en vouloir. » Colette commença de réciter les premiers vers de son rôle avec ses lèvres à la fois un peu renflées et fines, et l'angoisse de René fut portée à son comble, tandis qu'il écoutait autour de lui les chuchotements presque à voix haute que les gens du monde se permettent volontiers lorsqu'une artiste joue dans un salon. « Elle est bien jolie… – Croyez-vous que ce soit le même costume qu'au théâtre?.. – Ma foi, elle est trop maigre pour mon goût… – Quelle voix sympathique!.. – Non, elle imite trop Sarah Bernhardt… – J'adore cette pièce, et vous?.. – Les vers, moi, ça me fait dormir… » L'oreille aiguë du poète surprenait ces exclamations et d'autres encore. Elles furent réprimées par une bordée de « chut »! qui partirent d'un groupe de jeunes gens, tout près de René, parmi lesquels se distinguait un personnage chauve, au nez un peu fort, à la face congestionnée. La comtesse lui envoya de la main un geste de remerciement et, se retournant vers son voisin:
– « C'est M. Salvaney, » fit-elle, « il est amoureux fou de Colette. »
Le silence s'était rétabli, un silence troublé à peine par le bruit des respirations, le froissement des étoffes et la palpitation des éventails. René, maintenant, écoutait chanter la musique de ses propres vers avec une griserie délicieuse, car, à ce silence et aux murmures approbatifs qui s'élevèrent bientôt, il comprenait, il sentait que son œuvre s'imposait à ce public de mondaines et de mondains réunis dans ce salon, comme elle s'était imposée à la salle de « première » au Théâtre-Français, toute remplie d'écrivains fatigués, de courriéristes blasés, de boulevardiers viveurs et de femmes galantes. Une hallucination intérieure ramenait malgré lui le jeune homme vers l'époque où il avait imaginé, puis écrit, cette saynète qui lui valait, ce soir, un nouveau et délicieux frémissement d'amour-propre, après avoir si profondément bouleversé sa vie. Il se revoyait au printemps dernier, se promenant dans les allées du jardin du Luxembourg, vers le crépuscule; et le mystère de la nuit commençante, l'arome des fleurs, l'azur assombri du ciel apparu à travers la feuillée encore rare, le marbre des statues des reines, tout de ce paysage l'avait enivré, d'autant plus que Rosalie marchait auprès de lui, silencieuse. Elle avait une si candide façon de le regarder avec ses yeux noirs, où il pouvait lire une tendresse inconsciente et passionnée! C'était ce soir-là qu'il lui avait parlé d'amour, ainsi, dans le parfum des premiers lilas, tandis que la voix de madame Offarel causant avec Émilie leur arrivait, indistincte. Il était revenu rue Coëtlogon en proie à cette fièvre d'espérance qui vous met les larmes au bord des yeux, le cœur au bord des lèvres, qui vous remue jusqu'à la racine la plus intime de votre être. Il lui avait été impossible de dormir, et là, seul dans sa chambre, il s'était, par comparaison avec Rosalie, rappelé sa première et unique maîtresse, une fille du quartier Latin, nommée Élise. Il l'avait rencontrée dans une brasserie où il s'était laissé entraîner par les deux seuls confrères qu'il connût. Élise était jolie, quoique fanée, avec du noir sous les yeux, de la poudre sur tout le visage, du carmin aux lèvres. Elle avait eu un caprice pour lui, et, bien qu'elle le choquât de toute manière, par ses gestes et par ses pensées, par sa voix et par ses sensations, il était devenu son amant; – triste intrigue qui avait duré six mois, et qui lui demeurait comme un souvenir amer. Il s'était attaché, malgré lui, à cette fille, étant de ceux que la volupté mène à la tendresse, et il avait cruellement souffert de ses coquetteries, de ses grossièretés de cœur, du fond d'infamie morale sur lequel la pauvre créature vivait. Assis à sa table de travail et songeant avec extase à la pureté de Rosalie, il avait conçu l'idée d'un poème où il mettrait en contraste une coquette d'une part, de l'autre une jeune fille vraie et tendre. Puis, comme il était un fervent lecteur des comédies de Shakespeare et de Musset, sa vulgaire aventure de brasserie avait, par une métamorphose étrange et cependant sincère, pris la forme d'une fantaisie italienne. Il avait, cette nuit même, jeté sur le papier le plan du Sigisbée et composé cinquante vers. C'était la simple histoire d'un jeune seigneur vénitien, Lorenzo, qui s'éprenait d'une froide et cruelle coquette: la princesse Cœlia. Il perdait, le malheureux, son cœur et ses larmes à courtiser cette implacable beauté, puis, sur le conseil d'un jeune marquis de Sénécé, roué français de passage à Venise, il affectait, pour piquer au jeu Cœlia, de s'intéresser à la jolie et douce comtesse Béatrice. Il découvrait alors que cette dernière l'aimait depuis longtemps; et quand Cœlia, prise au piège, essayait de l'attirer de nouveau, Lorenzo, éclairé par cette expérience, disait non à la perfide dont il avait été le triste Sigisbée, pour s'abandonner tout entier au charme de celle qui savait aimer, – simplement.