
Полная версия
Vie de Christophe Colomb
Ces paroles prononcées avec assurance, la physionomie pénétrée de Colomb, l'attitude décidée d'Alonzo Pinzo et de ses frères calmèrent cette légère effervescence, et les caravelles se mirent en mesure d'appareiller. Elles se trouvaient alors mouillées sous Saltès, petite île placée devant Palos, à l'embouchure des petites rivières Odiel et Tinto, et Colomb, pour ne pas effrayer les esprits, avait eu la bonne politique de faire connaître qu'il voulait d'abord se rendre aux îles Canaries, d'où il se proposait de se diriger constamment vers l'Ouest, jusqu'à ce qu'il eût connaissance des terres transatlantiques. Or, rien ne pouvait être plus judicieux que cette route, car les îles Canaries se trouvent au commencement des parages des vents alizés qui soufflent toujours de la partie du Nord-Est à l'Est, et qui sont si favorables pour un voyage tel que celui que l'illustre navigateur entreprenait. Il ignorait, il est vrai, que la direction de ces vents était presque invariable dans toute la ligne qu'il allait parcourir, mais ce qu'il en avait vu lors de son voyage en Guinée, ce que sa sagacité lui en faisait présumer, furent probablement ce qui le détermina dans le plan de son itinéraire qui ne pouvait être tracé avec plus de jugement. D'ailleurs, avec cette route, si l'île de Cipango, telle qu'elle était portée sur la carte de Toscanelli, existait, il devait l'atteindre après un trajet seulement d'environ 800 lieues marines (4560 kilomètres à peu près).
Mais pendant que les caravelles mettaient sous voiles, elles se trouvèrent soudainement entourées de barques et de chaloupes portant la population presque entière de Palos qui, sous prétexte de venir faire ses adieux, fit retentir l'air de cris de désespoir. Les hommes et les femmes de ces embarcations poussaient des exclamations lamentables, se tordaient les mains en s'agitant dans tous les sens, disaient que les caravelles couraient à une destruction certaine dans les abîmes de l'Océan, et répétèrent ces fables que l'on avait tant de fois débitées sur les projets de Colomb et sur la soi-disante absurdité de ses plans.
Colomb, debout sur la petite dunette qu'on avait établie sur l'arrière du pont pour lui servir de logement particulier, était alors occupé à commander la manœuvre, et son ami, le médecin Garcia Fernandez était auprès de lui. «Vous entendez ces clameurs, lui dit-il; eh bien, elles ne sont pas plus déraisonnables, elles sont même plus excusables que plusieurs des discours que, depuis près de vingt ans, j'ai été condamné à entendre sortir de la bouche de prétendus savants: quand la nuit de l'ignorance obscurcit l'esprit, les pensées entassent des arguments absolument semblables à ceux-ci. Dans leur ressentiment, les entendez-vous qui excitent à la révolte, et qui me maudissent parce que je suis né en pays étranger? Mais viendra le jour où Gênes ne se croira nullement déshonorée pour avoir donné le jour à Christophe Colomb, où votre fière Espagne s'enorgueillira de ma gloire, et où elle s'efforcera de la revendiquer.»
Pour en finir avec ces cris, Colomb ordonna qu'on laissât accoster une de ces chaloupes où il avait remarqué une jeune femme portant un enfant dans ses bras, et qui se faisait distinguer autant par sa jeunesse et sa beauté que par la vivacité de son exaspération. Il demanda son nom; on lui dit que c'était Monica, femme de Pépé, l'un des matelots de son bâtiment. Il la fit monter à bord et il s'avança jusqu'à l'escalier pour la recevoir et pour la mettre à même de faire ses adieux à son mari. Il lui parla avec douceur en présence de tout l'équipage; son regard, qui était d'une sévérité voisine de la rudesse quand il était mécontent, s'empreignit d'un caractère de bénignité qui toucha tous les cœurs et attendrit même celui de Monica qui ne put que pleurer et se taire, quand le grand-amiral lui dit: «Et moi aussi, je laisse derrière moi des êtres qui me sont plus chers que la vie; j'ai aussi un fils, mais qui n'a pas le bonheur d'avoir une mère, et qui serait doublement orphelin s'il nous arrivait malheur; mais nous devons tous obéir à la reine, et nous devons avoir confiance en Dieu, qui nous protégera, puisque nous partons pour accomplir sa volonté.»
Les manœuvres de l'appareillage n'avaient pas été discontinuées; les ancres furent mises en place et saisies le long du bâtiment, les embarcations furent toutes hissées à bord; alors on força de voiles; les chaloupes des habitants de Palos, essayant vainement de suivre les caravelles, finirent par retourner au port, et les matelots voyant leur chef toujours très-décidé, sachant d'ailleurs qu'ils devaient relâcher aux Canaries pour y prendre des vivres frais, espérant peut-être que quelque circonstance mettrait obstacle à leur grand voyage, se soumirent à la nécessité et prirent leur parti sur le départ de Palos.
Les premiers soins du grand-amiral furent d'organiser le service de mer, et de prescrire comment les relations entre son équipage et lui seraient réglées, et comment on honorerait sa dignité. En effet, il connaissait trop bien quelle était la manière d'être des bâtiments, pour ignorer qu'un commandant doit s'abstenir de tout rapport familier avec ses subordonnés, et qu'afin de ne rien perdre du respect et du prestige qu'il savait, par la suite, devoir être si utiles au succès de sa mission, il était convenable qu'il agît, en général, par l'intermédiaire de ses officiers, afin que l'observance rigoureuse des formes et du décorum retînt dans leurs positions respectives des hommes qui pourraient se laisser aller à leurs passions, et qui étaient réunis dans un espace aussi resserré.
Il ne voulut pas, cependant, vivre dans l'ignorance de ce qui se passait ou se disait à bord, car il comprenait fort bien l'importance d'être averti de tout en temps utile, pour pouvoir, au besoin, y obvier à propos. Or, il était parfaitement en mesure sous ce rapport, car Garcia Fernandez, que ses fonctions rapprochaient de tous, devait le mettre dans la confidence de tous les bruits, propos ou projets qui pourraient se tenir ou se discuter dans l'équipage. Il y avait aussi à bord un jeune homme d'un esprit très-chevaleresque qui lui était dévoué: c'était don Pedro Guttierez, gentilhomme de la maison du roi, qui avait voulu se distinguer parmi les habitués du palais en briguant l'honneur de s'embarquer avec Colomb; on disait même qu'il espérait, par là, se rendre digne de la main d'une jeune demoiselle d'une grande beauté attachée à la personne de la reine et qui, comme la reine, avait montré le plus vif enthousiasme pour Christophe Colomb.
En accueillant don Pedro Guttierez à bord, le grand-amiral lui avait dit: «Vous avez raison de croire à ma fortune, quoique j'aie été souvent raillé comme un insensé qui n'avait aucun précédent sur lequel il pût s'étayer; il est vrai que, d'un autre côté, j'ai été encouragé par des princes, des hommes d'État, des ecclésiastiques d'un profond jugement; mais quoi qu'il en soit de leurs opinions diverses, il est un fait constant: c'est que depuis le jour où j'ai été illuminé par l'idée de mon voyage, je vois les terres qui forment la limite de l'Atlantique dans l'Occident aussi distinctement que je puis voir l'étoile polaire pendant la nuit quand le ciel est serein; le soleil lui-même, lorsqu'il se lève, n'est pas plus évident à mes yeux.»
C'était le langage qu'un jeune seigneur de la trempe de don Pedro Guttierez pût le mieux apprécier et qu'il comprenait le mieux; aussi, s'embarqua-t-il rempli d'espérance et de gaieté.
Le troisième jour du voyage, la Pinta mit en panne et signala des avaries; la Santa-Maria s'en approcha et apprit que le gouvernail, dans les mouvements d'un tangage assez vif, s'était démonté et qu'on travaillait à le remettre en place. Cette opération qui demande une mer très-unie, devenait presque impossible avec la houle qu'il y avait alors; aussi Colomb conseilla-t-il d'y renoncer et de chercher à fixer cette machine au moyen de cordes et d'amarrages. Alonzo Pinzon prit, en effet, ce parti, mais il éprouva beaucoup de difficulté à l'assujettir convenablement. Les caravelles purent enfin continuer leur route, et elles arrivèrent aux Canaries où un autre bâtiment fut cherché, mais en vain, pour remplacer la Pinta.
On ne manqua pas d'attribuer le manque de solidité du gouvernail de cette caravelle au ressentiment de Gomez Rascon et de Christophe Quintero, qui en étaient les propriétaires, afin qu'elle ne pût pas tenir la mer et qu'elle revînt à Palos pour qu'ils rentrassent en sa possession; mais ce furent de simples suppositions dont il était impossible de justifier la validité. Ce n'en fut pas moins la cause d'un retard de quinze jours qui furent employés à aller de l'une des îles de cet archipel à l'autre, soit pour chercher un autre navire, soit pour réparer l'avarie, soit enfin pour prendre des vivres frais. Colomb en profita, d'ailleurs, pour faire substituer aux mâts et aux voiles latines de la Niña un grément disposé pour porter des voiles carrées, amélioration importante pour une longue navigation, dans laquelle il importait, par-dessus tout, de pouvoir faire le plus de chemin possible quand le vent serait favorable. Le grand-amiral fut même satisfait que le démontage du gouvernail eût lieu avant l'arrivée aux Canaries, puisque, subséquemment, c'eût été un contre-temps capital; et, à l'équipage qui avait considéré cet événement comme un signe fatal pour l'avenir, il fit facilement comprendre qu'il en résultait un surcroît de garanties pour la sûreté de la navigation.
Lorsque les caravelles arrivèrent à Ténériffe qui est la principale des Canaries, les commandants de la Pinta et de la Niña s'en croyaient encore assez éloignés; mais la vue de ces îles eut lieu à l'heure fixe annoncée par Colomb. Cette exactitude dans ses calculs fut remarquée par les marins qui y virent une preuve authentique de l'habileté de leur chef, et de la supériorité de son instruction sur celle des autres officiers ou pilotes de l'expédition.
Colomb appareilla de ces îles le 6 septembre: toutefois il était vivement préoccupé, car il avait reçu l'avis formel que trois bâtiments de guerre portugais croisaient dans les parages de l'île de Fer, qui est l'île située le plus à l'Occident de cet archipel, et que ces bâtiments avaient ordre de s'opposer à son voyage. Trois mortelles journées de calme survinrent après son appareillage, aussi son impatience à franchir le voisinage de ces îles était-elle extrême; mais il ne faisait que peu ou point de route. Il fut même porté par les courants jusqu'en vue de l'île si redoutée, et il s'en approchait constamment au point de n'en être plus qu'à huit lieues, lorsqu'une brise favorable se leva et lui permit de s'en éloigner sans avoir vu aucun des navires dont il craignait tant la rencontre.
Il gouverna alors à l'Ouest et il quitta ces parages sans retour; mais tandis que ses anxiétés évanouies lui permettaient de se livrer à la joie, le cœur manquait entièrement aux matelots qui, en perdant la terre de vue, crurent avoir dit un adieu éternel à leur pays, à leurs familles, à leurs amis, au monde entier, et ne voyaient devant eux que dangers, mystère et chaos; les plus intrépides versèrent eux-mêmes des larmes et firent éclater de désolantes lamentations. Colomb crut convenable de les haranguer; il les fit rassembler sur le gaillard d'arrière, et, du haut de sa dunette, la tête découverte, le regard serein, le maintien assuré, la parole grave et convaincue, il leur dit:
«Braves marins, mes compagnons, mes frères, l'île de Fer a disparu et avec elle la crainte des perfides Portugais! Vous le voyez, le vent nous favorise, le temps est admirable, et ces mers qu'on vous avait assuré devoir être si orageuses, si menaçantes, sont calmes et unies comme la Méditerranée dans ses plus beaux jours: il en sera de même des autres terreurs qu'on a cherché à répandre dans vos esprits! Voguons donc sans inquiétudes et sans soucis comme de vrais marins; avançons-nous avec résolution vers les contrées inconnues où nous envoient nos souverains, ayons enfin la gloire de tracer aux générations futures la route qui conduit aux extrémités de l'univers, et ce sera pour nous la source de tous les biens, de tous les honneurs, de toutes les prospérités!»
Présumant, toutefois, que les dispositions des équipages de la Pinta et de la Niña étaient semblables à celles des marins de la Santa-Maria, le grand-amiral signala aux commandants Alonzo et Vincent Pinzon de se rendre à son bord. Ils y vinrent et ils lui dirent, en effet, que les murmures prenaient un caractère alarmant, au point de leur faire craindre un soulèvement.
«Vous devez assez connaître les hommes, leur répondit Colomb, pour savoir que si une trop grande familiarité nuit au respect, un peu de condescendance employée à propos contribue beaucoup à gagner les cœurs; tâchez donc d'agir selon les circonstances, tantôt avec fermeté, tantôt avec bienveillance: surveillez les plus audacieux, soyez affables envers les bons, encouragez-les tous et soutenez leur moral par l'espoir de récompenses non moins que par la perspective de la gloire ou des honneurs qui les attendent.»
Les deux commandants s'engagèrent à suivre cette ligne de conduite, mais en exprimant la crainte qu'il leur fût bien difficile de s'opposer à la volonté que leurs matelots commençaient à exprimer de s'emparer des bâtiments et de retourner à Palos.
«N'y consentez jamais, leur répondit Colomb avec véhémence: ce serait un opprobre pour vous. Dites-leur, s'ils semblent vouloir se porter à quelques excès, que je connais leurs noms, que je sais leurs projets et que je les menace de toute ma sévérité, de toute la rigueur des lois, de tout le courroux de nos souverains. Ajoutez que s'ils venaient, par malheur pour eux, à céder à leurs folles terreurs, ils feraient acte de lâche pusillanimité, et qu'au lieu de l'illustration et du renom qui seront leur partage s'ils restent fidèles à leur devoir, ils seront, en arrivant en Espagne, jugés, condamnés comme des traîtres, et qu'ils termineront dans la honte et dans la prison le reste de leurs jours déshonorés. En un mot, soyez vigilants, soyez fermes, résistez à propos; surtout ne transigez jamais avec la révolte, et gardez-vous de pactiser avec la sédition.»
Puis, prenant un ton moins sévère, il termina ainsi cet entretien:
«Quant à notre navigation, marchons toujours de conserve; suivez-moi d'aussi près que vous le pourrez, et si, par quelque circonstance fâcheuse, nous nous trouvons séparés, vous continuerez à gouverner à l'Ouest; lorsqu'à partir de l'île de Fer, il y aura près de mille lieues de parcourues sur cet air-de-vent, redoublez de surveillance, sondez souvent, tenez compte de tous les pronostics qui s'offriront à vous, mais si vous prévoyez quelque danger à faire du chemin pendant la nuit, mettez alors en panne et reprenez votre route au retour du jour jusqu'à ce qu'enfin vous ayez vu la terre que vous devez immanquablement découvrir! En agissant ainsi, cela convenu et ces points expliqués, prenons congé les uns des autres; embrassons-nous, mes chers amis, et à la garde de Dieu qui m'a inspiré dans mes projets!»
Ce mélange de fermeté et de douceur, la résolution inébranlable du grand-amiral portée à la connaissance de l'équipage de la Santa-Maria par Garcia Fernandez et par don Pedro Guttierez présents à l'entrevue, ramenèrent un peu l'esprit des marins, et le temps magnifique dont l'expédition continua à jouir y contribua aussi beaucoup.
Le dimanche 15 septembre, la messe fut célébrée avec la ponctualité accoutumée; le soir, les matelots se réunirent encore pour la prière qui fut mêlée de chants religieux: les caravelles avaient, pour ce moment de la journée, l'ordre de se rapprocher le plus possible de la Santa-Maria, qui occupait le centre dans la ligne de front qu'elles suivaient alors, et elles formaient ainsi une sorte de temple à ciel découvert au milieu de ces vastes mers infréquentées jusque-là. L'espérance, la gaieté qui rayonnaient sur tous les visages, furent accrues par un cri de la vigie qui montra l'avant comme si elle apercevait quelque chose à l'horizon. Les yeux se portèrent dans cette direction, et l'on vit effectivement comme un vaste champ d'herbes marines d'un vert luisant qui couvraient un espace immense. Colomb s'empressa de faire sonder; quand il se fut assuré que le fond était toujours à une profondeur inaccessible à la sonde, il pensa qu'il ne devait y avoir aucune terre de quelque étendue dans le voisinage, et que ces herbes n'avaient pas été détachées de rochers situés dans l'Occident, d'autant qu'il avait fort bien remarqué que les courants de ces parages suivaient la direction de l'Est à l'Ouest; mais il n'en avait fait part à personne, dans la crainte de faire naître de nouvelles appréhensions.
Il avait même le soin d'altérer tous les jours un peu en moins la longueur de la route qu'il faisait, et son estime ostensible du chemin total parcouru le plaçait toujours ainsi, moins loin des îles Canaries qu'il ne l'était réellement; il espérait par là que les inquiétudes seraient d'autant moins grandes parmi ses marins, qu'ils se croiraient moins avancés dans l'immensité des mers qu'ils parcouraient.
Mais la vue de ces herbes impressionna différemment les équipages des trois caravelles; ils se persuadèrent facilement qu'elles étaient l'annonce d'une terre peu distante dans l'Occident, d'où elles avaient été arrachées par les vents et transportées au large par les lames de la mer; ils échangèrent donc des cris de joie, des paroles d'espérance que Colomb se garda bien de contrarier; et ceux qui précédemment avaient été le plus sur le point de se livrer au désespoir, s'abandonnèrent le plus aussi à des transports d'allégresse inouïs.
On a souvent remarqué que ce ne fut pas le moindre des mérites de Christophe Colomb que d'avoir réussi dans son entreprise, avec les instruments nautiques de l'époque et dans l'état d'enfance où la science de la navigation était alors. La boussole était en usage, à la vérité, mais on n'avait encore observé ni l'inclinaison de l'aiguille aimantée, ni seulement sa déclinaison ou variation qui importe beaucoup plus aux marins. On ignorait donc qu'elle déviait du Nord, non-seulement dans le même pays et à des époques différentes ou même sous certaines influences, mais encore selon les latitudes, surtout selon les longitudes où l'on se trouvait, et qu'il pouvait y avoir entre deux points du globe et au même instant, une différence de direction de l'aiguille aimantée qui pouvait aller jusqu'à 25 degrés et même au delà.
La première fois que Colomb soupçonna cette irrégularité, ç'avait été dans la soirée du 13 septembre, au coucher du soleil; il s'en émut et il continua pendant plusieurs jours à comparer l'air-de-vent donné par la boussole avec celui où devait se trouver le soleil, soit à son lever ou à son coucher, soit à midi, et il fit aussi plusieurs comparaisons avec l'étoile polaire. Ces observations confirmèrent sa première remarque, et, comme il vit que l'irrégularité allait en croissant, il comprit que ce pourrait être à bord un sujet d'inquiétudes; il se garda donc bien d'en rien communiquer à qui que ce fût, et il se contenta de diriger sa route en conséquence.
Toutefois, les pilotes des caravelles ne manquèrent pas de constater ces différences lorsqu'elles eurent acquis une certaine gravité; ils s'en alarmèrent, ils divulguèrent leurs craintes, et, bientôt, les équipages se croyant près d'arriver dans des contrées où les lois de la nature étaient totalement interverties, se laissèrent aller à un véritable désespoir.
Le grand-amiral fit encore preuve, en cette circonstance, d'une grande habileté; il réunit les pilotes, les blâma de n'en avoir pas conféré avec lui avant d'en parler aux équipages, il leur dit avec assurance que l'aiguille aimantée n'avait pas varié, mais que l'étoile polaire, comme le soleil, comme tous les autres corps célestes, avait des mouvements particuliers; enfin, que c'était à ces mouvements et non à une irrégularité de la boussole, qu'on devait attribuer ces différences. Il leur montra alors son journal, il leur fit voir qu'il y avait noté ces mêmes différences, qu'il en avait tenu compte, mais qu'il ne s'en était nullement inquiété, et qu'il les engageait à en faire autant, à s'en rapporter à lui qui avait passé sa vie à étudier les phénomènes du ciel, et à faire connaître ces explications aux matelots, qui revinrent alors un peu de leur frayeur, d'autant qu'ils avaient tous la plus haute idée des talents et de l'instruction de leur chef.
Mais Garcia Fernandez était un homme trop instruit pour croire à cette explication, et il en entretint Christophe Colomb.
«Non, digne ami, lui répondit Colomb, ce n'est pas à des mouvements particuliers des astres qu'il faut attribuer l'irrégularité de la boussole en ce moment; c'est à la boussole elle-même, qui, à ce qu'il paraît, a une direction différente selon les pays où l'on se trouve, ce qu'il est facile de corriger en l'observant avec soin: elle ne cesse donc pas d'être notre guide; mais il vaut mieux que nos marins croient qu'elle ne chancelle pas dans ces parages infréquentés, il vaut mieux qu'ils demeurent convaincus de son infaillibilité dont nul ne doutait, que de la fixité des astres, qu'en apparence ils voient tous les jours se lever, se coucher, monter sur l'horizon et errer dans les cieux, de manière à ce qu'ils puissent leur supposer quelques oscillations de peu d'importance dans leurs mouvements. Ainsi, cher Fernandez, nous naviguerons désormais avec autant de sécurité que par le passé; et loin d'être découragés par la constatation de la variation de l'aiguille aimantée, nous devons nous réjouir d'avoir fait une découverte qui donnera droit à l'expédition de se glorifier d'avoir agrandi le cercle des connaissances de l'esprit humain.»
L'incident de l'émotion causée par la variation de la boussole avait eu lieu presque en même temps que la rencontre que firent les caravelles du mât d'un navire qui avait probablement péri en mer dans un des voyages des Portugais le long du littoral africain et que les courants avaient emporté au large. Les équipages en furent d'abord très-fortement préoccupés, mais Colomb leur démontra facilement que ce ne pouvait être dans ces parages que le naufrage avait eu lieu, ni dans ceux vers lesquels ils cinglaient, puisque c'était évidemment le mât d'un bâtiment portugais et qu'aucun de ces bâtiments n'avait jamais encore perdu la terre de vue; qu'ainsi, ce débris avait été fortuitement transporté par les flots, et qu'il n'y avait aucune déduction fâcheuse à en tirer qui fût applicable à leur voyage. Cet argument réussit mieux encore que celui dont Colomb s'était servi au sujet de la boussole, et les esprits se calmèrent; mais on pouvait prévoir dès lors par combien de difficultés sans cesse renaissantes le voyage serait entravé.
Les caravelles naviguaient, cependant, sur la lisière des régions des vents alizés, lesquels ne sont dans toute leur force que plus avant entre le tropique et l'équateur; et bien qu'elles trouvassent un temps généralement très-beau, elles ne laissaient pas que d'éprouver quelquefois des calmes, quelquefois des brises contraires et de la pluie; mais les vents de la partie de l'Est ne tardaient pas à reprendre leur empire, et malgré ces alternatives, elles s'avançaient toujours vers l'Occident et pénétraient un peu entre les tropiques quoiqu'en gouvernant à l'Ouest, et cela par l'effet de la variation de la boussole.
Autant étaient changeants le temps, la mer ou les vents, autant et plus encore étaient variables les sentiments des matelots de l'expédition, qui passaient successivement de la crainte à l'espérance et de l'espérance à l'abattement ou à la consternation.
Si le vent devenait défavorable, il leur semblait que la Providence, se déclarant visiblement contre eux, leur ordonnait d'abandonner un voyage si téméraire et de revenir dans leur patrie.
Lorsque, plus tard, les brises de la partie de l'Est recommençaient à souffler, ils en tiraient la conséquence que ce serait folie de continuer à se laisser aller à leur impulsion, puisque régnant le plus habituellement dans ces parages, toute lutte contre elles deviendrait impossible et tout retour en Espagne leur serait interdit.
Colomb, informé de tout par Fernandez et par don Pedro Guttierez, ne se laissait pas émouvoir par ces contrastes, par ces plaintes que, jusqu'à un certain point, il était loin de blâmer; il écoutait, cependant, tout ce qui lui revenait par ces bouches amies, il étudiait tous les symptômes, il dictait les réponses qu'il y avait à faire contre les objections diverses qu'on lui soumettait, et il restait aussi calme que confiant.
Un jour, dans un de ces champs d'herbes appelées aujourd'hui raisins du tropique, et que les caravelles avaient à traverser, un crabe fut découvert vivant et saisi par un matelot de la Santa-Maria. Le grand-amiral, à qui il fut apporté, le prit entre ses doigts, le regarda quelque temps avec un plaisir indicible; puis il fit remarquer qu'il était probable que la terre vers laquelle les caravelles se dirigeaient ne devait pas être très-éloignée, car un si petit animal n'aurait certainement pas pu survivre longtemps à l'accident qui l'en avait arraché. Quelques grands oiseaux d'espèces inconnues furent vus aussi vers ce même jour, planant au haut des airs et se dirigeant de l'Occident à l'Orient. Colomb, qui les avait aperçus le premier, en conclut qu'ils provenaient de ces mêmes contrées vers lesquelles l'expédition gouvernait, et une joie vive éclata dans les esprits.