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La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle
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La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle

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Don Frédéric de Cardone, qui s'intéressait beaucoup pour le duc de Medina-Celi, lui en demanda des nouvelles. Le Roi, lui dit-elle, vient de le faire président du Conseil des Indes. La Reine mère a écrit au Roi, sur le bruit qui court qu'il se veut marier, qu'elle est surprise que les choses soient déjà aussi avouées qu'elles le sont, et qu'il ne lui en ait point fait part. Elle ajoute, dans sa lettre, qu'elle lui conseillait, en attendant que tout fût prêt pour cette cérémonie, d'aller faire un voyage en Catalogne et en Aragon: Don Juan d'Autriche en comprend assez la nécessité, et il presse le Roi de partir pour contenter les peuples d'Aragon, en leur promettant, par serment, selon la coutume des nouveaux Rois, de leur conserver leurs anciens priviléges. Est-ce, Madame, lui dis-je en l'interrompant, que les Aragonais ont d'autres priviléges que les Castillans? Oui, reprit-elle, ils en ont d'assez particuliers; et comme vous êtes étrangère, je crois que vous serez bien aise que je vous en informe. Voici ce que j'en ai appris.

La fille du comte Julien, nommée Cava, était une des plus belles personnes du monde. Le roi Don Rodrigue prit une passion si violente pour elle, que son amour n'ayant plus de bornes, son emportement n'en eut point aussi. Le père, qui était alors en Afrique, informé de l'outrage fait à sa fille, qui ne respirait que vengeance, traita avec les Maures, et leur fournit les moyens d'entrer dans l'Espagne (cela arriva en 1214, après la bataille donnée le jour de Saint-Martin, où Don Rodrigue perdit la vie; d'autres disent qu'il s'enfuit en Portugal, et qu'il y mourut dans une ville appelée Viscii)42, et d'y faire, pendant le cours de plusieurs siècles, tous les désordres dont l'histoire parle amplement.

Les Aragonais furent les premiers qui secouèrent le joug de ces barbares, et ne trouvant plus parmi eux aucun prince de la race des Rois goths, ils convinrent d'en élire un, et jetèrent les yeux sur un seigneur du pays, appelé Garci Ximenès. Mais, comme ils étaient les maîtres de lui imposer des lois, et qu'il se trouvait encore trop heureux de leur commander sous quelque condition qu'ils voulussent lui obéir, ces peuples donnèrent des bornes bien étroites à son pouvoir.

Ils convinrent entre eux qu'aussitôt que le monarque dérogerait à quelques-unes des lois, il perdrait absolument son pouvoir, et qu'ils seraient en droit d'en choisir un autre, quand bien même il serait païen; et pour l'empêcher de violer leurs priviléges et les défendre contre lui au péril de la vie, ils établirent un magistrat souverain qu'ils nommèrent le Justicia, lequel devait être commis pour veiller à la conduite du Roi, des juges et du peuple; mais, la puissance d'un souverain étant propre à intimider un simple particulier, ils voulurent, pour affermir le Justicia dans ses fonctions, qu'il ne put être condamné ni en sa personne, ni en ses biens, que par une assemblée complète des états qu'on nomme les Cortès.

Ils ajoutèrent encore que, si le Roi oppressait quelqu'un de ses sujets, les grands et les notables du royaume pourraient s'assembler pour empêcher qu'on ne lui payât rien de ses domaines, jusqu'à ce que l'innocent fût justifié, ou qu'il fût rentré dans son bien. Le Justicia devait tenir la main à toutes ces choses; et pour faire sentir de bonne heure à Garci Ximenès le pouvoir que cet homme avait sur lui, ils l'élevèrent sur une espèce de trône et voulurent que le Roi, ayant la tête nue, se mît à genoux devant lui, pour faire serment, entre ses mains, de garder leurs priviléges. Cette cérémonie achevée, ils le reconnurent pour leur souverain, mais d'une manière aussi bizarre que peu respectueuse; car au lieu de lui promettre fidélité et obéissance, ils lui dirent: Nous qui valons autant que vous, nous vous faisons notre Roi et Seigneur, à condition que vous garderez nos priviléges et franchises, autrement nous ne vous reconnaissons point43.

Le Roi Don Pedro, dans la suite du temps, étant parvenu à la couronne, trouva que cette coutume était indigne de la grandeur royale, et elle lui déplut à tel point que par son autorité, par ses prières et par les offres qu'il fit d'accorder plusieurs beaux priviléges au royaume, il obtint que celui-là serait aboli dans l'assemblée des états. L'on en passa le consentement général, que l'on écrivit, et qui lui fut présenté. Aussitôt qu'il eut le parchemin, il tira son poignard et se perça la main, disant qu'il était bien juste qu'une loi qui donnait aux sujets la liberté d'élire leur souverain s'effaçât avec le sang du souverain. On voit encore aujourd'hui sa statue dans la salle de la Députation de Saragosse. Il tient le poignard d'une main, le privilége de l'autre44. Les derniers Rois n'en ont pas été si religieux observateurs que les premiers.

Mais il y a une loi qui subsiste encore, et qui est fort singulière; c'est la loi de la manifestation: elle porte que, si un Aragonais a été mal jugé, en consignant cinq cents écus, il ne peut faire sa plainte devant le Justicia, lequel est obligé, après une exacte perquisition, de faire punir celui qui n'a pas jugé équitablement; et, s'il manque, l'oppressé a recours aux états du royaume, qui s'assemblent et nomment neuf personnes de leurs corps, c'est-à-dire des grands, des ecclésiastiques, de la petite noblesse, et des communautés. On en prend trois du premier corps et deux de chacun des autres: mais il est à remarquer qu'ils choisissent les plus ignorants pour juger les plus habiles de la robe, soit pour leur faire plus de honte de leur faute, ou, comme ils le disent, que la justice doit être si claire, que les paysans mêmes, et ceux qui en savent le moins, puissent la connaître sans le secours de l'éloquence. On assure aussi que les juges tremblent quand ils prononcent un arrêt, craignant que ce n'en soit un pour eux-mêmes, pour la perte de leur vie ou de leurs biens, s'ils y commettent la moindre erreur, soit par malice ou par inapplication. Hélas! que si cette coutume était établie partout, on verrait de changements avantageux!

Cependant, ce qui n'est pas moins singulier, c'est que la justice demeure toujours souveraine, et, bien que l'on punisse rigoureusement le mauvais juge de son arrêt, il ne laisse pas de subsister dans toute sa force et d'être exécuté. S'il s'agit de la mort d'un malheureux, malgré son innocence reconnue, on le fait mourir; les juges sont exécutés à ses yeux. Voilà une faible consolation. Si le juge accusé a bien fait sa charge, celui qui s'en était plaint laisse les cinq cents écus qu'il avait consignés: mais, dût-il perdre cent mille livres de rente par l'arrêt dont il se plaint, l'arrêt, dis-je, demeure pour bon, et l'on ne condamne le juge qu'à lui payer cinq cents écus; le reste du bien de ce juge est confisqué au profit du Roi, ce qui est, à mon avis, une autre injustice; car, enfin, l'on devrait avant toutes choses récompenser celui qui perd par un méchant arrêt.

Ces mêmes peuples ont la coutume de distinguer par le supplice le crime qu'on a commis. Par exemple, un cavalier qui en a tué un autre en duel (car il est défendu de s'y battre), on lui tranche la tête par devant, et celui qui a assassiné, on la lui tranche par derrière; c'est pour faire connaître celui qui s'est conduit en galant homme ou en traître45.

Elle ajouta qu'à parler en général des Aragonais, ils avaient un orgueil naturel qu'il était difficile de réprimer; mais aussi que, pour leur rendre justice, on devait convenir qu'il se trouvait parmi eux une élévation d'esprit, un bon goût et des sentiments si nobles, qu'ils se distinguaient avec avantage de tous les autres sujets du Roi d'Espagne; qu'ils n'avaient jamais manqué de grands hommes, depuis leur premier Roi jusqu'à Ferdinand, et qu'ils en comptaient un nombre si surprenant, qu'il paraissait y entrer beaucoup d'exagération; qu'il était vrai cependant qu'ils s'étaient rendus fort recommandables par leur valeur et par leur esprit.

Qu'au reste, leur terrain était si peu fertile, qu'excepté quelques vallées qu'on arrosait avec des canaux, dont l'eau venait de l'Èbre, le reste était si sec et si sablonneux, que l'on n'y trouvait que de la bruyère et des rochers; que la ville de Saragosse était grande, les maisons plus belles qu'à Madrid, les places publiques ornées d'arcades; que la rue Sainte, où l'on faisait le cours, était si longue et si large, qu'elle pouvait passer pour une grande et vaste place; que l'on y voyait les palais de plusieurs seigneurs; que celui de Castelmorato était un des plus agréables; que la voûte de l'église de Saint-François surprenait tout le monde, parce qu'étant d'une largeur extraordinaire, elle n'est soutenue d'aucun pilier; que la ville n'était pas forte, mais que les habitants en étaient si braves, qu'ils suffisaient pour la défendre; qu'elle n'a point de fontaine, et que c'est un de ses plus grands défauts; que l'Èbre n'y portait point de bateaux, à cause que cette rivière est remplie de rochers très-dangereux: qu'au reste, l'archevêché valait soixante mille écus de rente; que la vice-royauté n'était d'aucun revenu, et que c'était un poste fort honorable, où il ne fallait que de grands seigneurs en état de faire de la dépense pour soutenir leur rang, et pour soumettre des peuples qui étaient naturellement fiers et impérieux, point affables aux étrangers, et si peu prévenants, qu'ils aimeraient mieux rester seuls toute leur vie dans leurs maisons, que de faire les premières démarches pour s'attirer quelque connaissance nouvelle; qu'il y avait une sévère Inquisition dont le bâtiment était magnifique, et un parlement très-rigide; que cela n'empêche pas qu'il ne sorte de ce royaume des compagnies de voleurs, appelés bandoleros46, qui se répandent par toute l'Espagne et qui font peu de quartier aux voyageurs; qu'ils enlèvent quelquefois des filles de qualité, qu'ils mettent ensuite à rançon, pour que leurs parents les rachètent; mais que, lorsqu'elles sont belles, ils les gardent, et que c'est le plus grand malheur qui puisse leur arriver, parce qu'elles passent leur vie avec les plus méchantes gens du monde, qui les retiennent dans des cavernes effroyables, ou qui les mènent à cheval avec eux; qu'ils en ont une jalousie si furieuse, qu'un de leurs capitaines, ayant été attaqué depuis peu par des soldats que l'on avait envoyés dans les montagnes pour les prendre, étant blessé à mort, et ayant avec lui sa maîtresse, qui était de la maison du marquis de Camaraza, grand d'Espagne; lorsqu'elle le vit si mal, elle ne songea qu'à profiter de ce moment pour se sauver; mais que, s'en étant aperçu, tout mourant qu'il était, il l'arrêta par les cheveux et lui plongea son poignard dans le sein, ne voulant pas, disait-il, qu'un autre possédât un bien qui lui avait été si cher: c'est ce qu'il avoua lui-même aux soldats qui le trouvèrent et qui virent ce triste spectacle.

La belle marquise de Los-Rios se tut en cet endroit, et je la remerciai autant que je devais, de la bonté qu'elle avait eue de m'apprendre des choses si curieuses, et que j'aurais peut-être ignorées toute ma vie sans elle. «Je ne pensais pas, Madame, me dit-elle, que vous me dussiez des remercîments, et je craignais bien plutôt d'avoir mérité des reproches pour une conversation si longue et si ennuyeuse; mais c'est un défaut dans lequel on tombe, même sans s'en apercevoir, lorsqu'on raconte quelque événement extraordinaire.»

Je ne voulus point souffrir qu'elle me quittât pour manger ailleurs, et je l'obligeai de coucher avec moi, parce qu'elle n'avait pas son lit. Un procédé si franc et si honnête l'engagea de me vouloir du bien. Elle m'en assura en des termes si tendres, que je n'en pus douter; car je dois vous dire que les Espagnoles sont plus caressantes que nous, et qu'elles ont, pour ce qu'il leur plaît, des manières bien plus touchantes et bien plus délicates que les nôtres.

«Enfin, je ne puis m'empêcher de lui dire que si elle avait pour moi l'amitié dont elle me flattait, elle aurait aussi la complaisance de m'informer de ce qui lui faisait de la peine, que je l'avais entendue soupirer la nuit; qu'elle était rêveuse et mélancolique, et que si elle pouvait trouver quelque soulagement à partager ses chagrins avec moi, je m'offrais de lui servir de fidèle amie. Elle m'embrassa d'un air fort tendre, et me dit, que sans différer d'un moment, elle allait satisfaire ma curiosité; c'est ce qu'elle fit en ces termes:

«Puisque vous me voulez connaître, Madame, il faut que, sans rien vous déguiser, je vous avoue toutes mes faiblesses, et que par ma sincérité je mérite une curiosité aussi obligeante qu'est la vôtre.

»Je ne suis pas d'une naissance qui me distingue dans le monde; mon père se nommait Davila, il n'était que banquier; mais il était estimé et il avait du bien. Nous sommes de Séville, capitale de l'Andalousie, et nous y avons toujours demeuré. Ma mère savait le monde, elle voyait beaucoup de personnes de qualité, et, comme elle n'avait que moi d'enfant, elle m'élevait avec de grands soins; on trouvait que j'y répondais assez, et j'avais le bonheur que l'on ne me voyait guère sans me vouloir du bien.

»Nous avions deux voisins qui venaient fort souvent dans notre maison; ils étaient agréablement reçus de mon père et de ma mère. Leur condition n'avait aucun rapport: l'un était le marquis de Los-Rios, homme riche et de grande naissance, il était veuf et d'un âge avancé; l'autre était le fils d'un gros marchand qui trafiquait aux Indes; il était jeune et bien fait; il avait de l'esprit, et toutes ses manières le distinguaient avantageusement. Il s'appelait Mendez. Il ne fut pas longtemps sans s'attacher à moi avec une si forte passion, qu'il n'y avait rien qu'il ne fît pour me plaire et pour m'engager à quelque retour.

»Il se trouvait dans tous les endroits où j'allais; il passait des nuits entières sous mes fenêtres, pour y chanter des paroles qu'il avait composées pour moi, qu'il accompagnait fort bien de sa harpe, ou pour m'y donner des concerts; en un mot, il ne négligeait rien de tout ce qui pouvait me faire connaître sa passion.

»Mais voyant que ses empressements n'avaient pas tout l'effet qu'il en attendait, et ayant passé un assez long temps de cette manière, sans oser me parler de sa tendresse, il résolut enfin de profiter de la première occasion qu'il pourrait rencontrer pour m'en entretenir.

»Je l'évitais depuis une conversation que j'avais eue avec une de mes amies, qui avait bien plus d'expérience et d'usage du monde que moi. J'avais senti que la présence de Mendez me donnait de la joie, que mon cœur avait une émotion pour lui qu'il n'avait point pour les autres; que lorsque ses affaires ou nos visites l'empêchaient de me voir, j'étais inquiète, et comme j'aimais cette belle fille tendrement et que je lui étais chère, elle avait remarqué que j'étais moins gaie qu'à l'ordinaire, et que mes yeux quelquefois s'attachaient avec attention sur Mendez. Un jour qu'elle m'en faisait la guerre, je lui dis avec une naïveté assez agréable: «Ne me refusez pas, ma chère Henriette, de me définir les sentiments que j'ai pour Mendez. Je ne sais encore si je dois les craindre et si je ne dois point m'en défendre; mais je sens bien que j'y aurais beaucoup de peine, et qu'ils me font du plaisir.» Elle se prit à rire, elle m'embrassa et me dit: «Ma chère enfant, n'en doutez point, vous aimez. – J'aime, m'écriai-je avec effroi. Ah! vous me trompez, je ne veux point aimer, je ne veux point aimer. – Cela ne dépend pas toujours de nous, continua-t-elle d'un air plus sérieux, notre étoile en décide avant notre cœur; mais au fond, qu'est-ce qui vous épouvante si fort? Mendez est d'une condition proportionnée à la vôtre, il a du mérite, il est bien fait, et si ses affaires continuent d'avoir un succès aussi favorable qu'elles ont eu jusqu'à présent, vous pouvez espérer d'être heureuse avec lui. – Et qui m'a dit, repris-je en l'interrompant, qu'il sera heureux avec moi, et même qu'il y pense? – Oh! je vous en réponds, me dit-elle; tout ce qu'il fait a ses vues, et l'on ne passe pas les nuits sous les fenêtres et les jours à suivre une personne indifférente.»

»Après quelque autre discours de cette nature, elle me quitta, et je fis dessein, malgré la répugnance que j'y sentais, de ne plus donner lieu à Mendez de me parler en particulier.

»Mais un soir que je me promenais dans le jardin, il vint m'y trouver. Je fus embarrassée, de me voir seule avec lui, et il eut lieu de le remarquer sur mon visage et à la manière dont je le recevais. Cela ne put le détourner du dessein qu'il avait fait de m'entretenir. «Que je suis heureux, belle Marianne, me dit-il, de vous trouver seule: mais que dis-je, heureux! Peut-être que je me trompe, et que je dois craindre que vous ne vouliez pas apprendre un secret que je veux vous confier. – Je suis encore si jeune, lui dis-je en rougissant, que je ne vous conseille pas de me rien dire, à moins que vous ne vouliez que j'en fasse part à mes amis. – Hé quoi! continua-t il, si je vous avais dit que je vous adore, que tout mon repos dépend des dispositions que vous avez pour moi; que je ne saurais plus vivre sans quelque certitude que je pourrai vous plaire un jour, le diriez-vous à vos amies? – Non, lui dis-je avec beaucoup d'embarras, je regarderais cette confidence comme une raillerie, et ne voulant pas la croire, je ne voudrais pas hasarder de la laisser croire à d'autres.»

»L'on nous interrompit comme j'achevais ces mots; il me parut qu'il n'était guère content de ce que je lui avais répondu, et, peu de temps après, il trouva l'occasion de m'en faire des reproches.

»Je ne pus les soutenir, et j'écoutai favorablement le penchant que j'avais pour lui; tout avait à mon gré une grâce particulière dans sa bouche, et il n'eut guère de peine à me persuader qu'il m'aimait plus que toutes les choses du monde.

»Cependant le marquis de Los-Rios me trouvait si bien élevée, et toutes mes manières lui revenaient si fort, qu'il s'attacha uniquement à me plaire. Il avait de la délicatesse et ne pouvait se résoudre de ne me devoir qu'à la seule autorité de mes parents. Il comprenait assez qu'ils recevraient comme un honneur les intentions qu'il avait pour moi; mais il voulait que j'y consentisse avant que de s'adresser à eux.

»Dans cette pensée, il me parla un jour, et me dit tout ce qu'il put imaginer de plus engageant. Je lui témoignai que je me ferais toujours un devoir indispensable d'obéir à mon père, que cependant nos âges étaient si différents, que je lui conseillais de ne point songer à moi; que j'aurais une éternelle reconnaissance des sentiments avantageux qu'il avait pour moi; que je lui accorderais toute mon estime, mais que je ne pouvais disposer que de cela en sa faveur. Après m'avoir entendue, il fut quelque temps sans parler, et prenant tout d'un coup une résolution fort généreuse: «Aimable Marianne, me dit-il, vous auriez pu me rendre le plus heureux homme du monde, et si vous aviez de l'ambition, je pourrais aussi la satisfaire; cependant vous me refusez, vous souhaitez d'être à un autre, j'y consens; j'ai trop d'amour pour balancer entre votre satisfaction et la mienne; je vous en fais donc un entier sacrifice, et je me retire pour jamais.» En achevant ces mots, il me quitta, et me parut si affligé, que je ne pus m'empêcher d'en être touchée.

»Mendez arriva peu après et me trouva triste. Il me pressa si fort de lui en apprendre la cause, que je ne pus lui refuser cette preuve de ma complaisance. Un autre que lui m'aurait eu une sensible obligation de l'exclusion que je venais de donner à son rival; mais bien loin de m'en tenir compte, il me dit qu'il voyait dans mes yeux que je regrettais déjà un amant qui pouvait me mettre dans un rang plus élevé que lui, et qu'il y avait bien de la cruauté dans mon procédé. J'essayai inutilement de lui faire connaître l'injustice du sien; quoi que je puisse lui dire, il continua de me reprocher mon inconstance. Je restai surprise et chagrine de cette manière d'agir, et je demeurai plusieurs jours sans vouloir lui parler.

»Il fit enfin réflexion qu'il n'avait pas de sujet de se plaindre; il vint me trouver, il me demanda pardon et me témoigna beaucoup de déplaisir de n'avoir pas été le maître de sa jalousie. Il s'excusa, comme font tous les amants, sur la force de sa passion. J'eus tant de faiblesse, que je voulus bien oublier la peine qu'il m'avait causée. Nous nous raccommodâmes, et il continua de me rendre des soins fort empressés.

»Son père ayant appris la passion qu'il avait pour moi, crut qu'il ne pourrait lui procurer un mariage plus convenable; il lui en parla et vint ensuite trouver mon père pour lui en faire la proposition. Ils étaient amis depuis longtemps, il fut agréablement écouté, et il lui accorda avec plaisir ce qu'il souhaitait.

»Mendez vint m'en apprendre la nouvelle avec des transports qui auraient semblé ridicules à tout autre qu'à une maîtresse. Ma mère m'ordonna d'avoir pour lui des égards; elle me dit que cette affaire m'était avantageuse, et qu'aussitôt que la flotte des Indes serait arrivée, où il avait un intérêt très-considérable, on conclurait le mariage.

»Pendant que ces choses se passaient, le marquis de Los-Rios était retiré dans une de ses terres, où il ne voyait presque personne. Il menait une vie languissante qui le tuait; il m'aimait toujours, et s'empêchait de me le dire et de se soulager par cet innocent remède. Enfin, son corps ne put résister à l'accablement de son esprit, il tomba dangereusement malade; et sachant des médecins qu'il n'y avait pas d'espérance pour lui, il fit un effort pour m'écrire la lettre du monde la plus touchante, et il m'envoya en même temps une donation de tout son bien, au cas qu'il mourût. Ma mère se trouva dans ma chambre lorsqu'un gentilhomme me présenta ce paquet de sa part; elle voulut savoir ce qu'il contenait.

»Je ne pus donc, à ce moment, m'empêcher de lui dire ce qui s'était passé, et nous fûmes l'une et l'autre dans la dernière surprise de l'extrême générosité du marquis. Elle lui manda que j'irais, avec ma famille, le remercier d'une libéralité que je n'avais point méritée, et en particulier elle me reprit fortement de lui avoir fait un mystère d'une chose que j'aurais dû lui dire sur-le-champ. Je me jetai à ses genoux, je m'excusai le moins mal qu'il me fut possible, et je lui témoignai tant de douleur de lui avoir déplu, qu'elle me pardonna facilement. Au sortir de ma chambre, elle fut trouver mon père, et lui ayant appris tout ce qui s'était passé, ils résolurent d'aller, le lendemain, voir le marquis, et de m'y mener.

»Je le dis le soir à Mendez, et la crainte que j'avais qu'enfin mes parents ne me voulussent faire épouser ce vieillard, si par hasard il échappait de sa maladie; quelque touchée que je lui parusse, il s'emporta si fort, et il me fit de si grands reproches, qu'il fallait l'aimer autant que je l'aimais pour ne pas rompre avec lui. Mais il avait un tel ascendant sur mes volontés, qu'encore qu'il fût le plus injuste de tous les hommes, je croyais qu'il fût le plus raisonnable.

»Nous fûmes chez le marquis de Los-Rios; sa maison de campagne n'est qu'à deux lieues de Séville. Tout mourant qu'il était, il nous reçut avec tant de joie, qu'il nous fut aisé de la remarquer. Mon père lui témoigna son déplaisir de le trouver dans un état si pitoyable; il lui fit ses remercîments pour la donation qu'il m'avait faite et l'assura que s'il trouvait quelque prétexte honnête et plausible, il romprait avec Mendez, auquel il avait donné sa parole; que s'il pouvait y réussir, il la lui engageait; que je ne serais jamais à d'autre qu'à lui. Il reçut cette assurance comme il aurait pu recevoir sa parfaite félicité; mais il connut bien la douleur que j'en ressentais. Je devins pâle, mes yeux se couvrirent de larmes, et lorsque nous le quittâmes, il me pria de m'approcher de lui. Il me dit d'une voix mourante: «Ne craignez rien, belle Marianne, je vous aime trop pour vous déplaire; vous serez à Mendez, puisque Mendez a touché votre cœur.» Je lui dis que je n'avais point de penchant particulier pour lui, que l'on m'avait ordonné de le regarder comme un homme qui devait être mon époux, et qu'enfin je le priais de guérir.

»Il me semble que c'était la moindre démarche que je pouvais faire pour une personne à qui j'avais de si grandes obligations. Il en parut assez satisfait, et faisant un effort pour prendre ma main et la baiser: «Souvenez-vous, au moins, me dit-il, que vous m'ordonnez de vivre, et que ma vie étant votre ouvrage, vous serez obligée de la conserver.»

»Nous revînmes le soir, et l'impatient Mendez nous attendait pour me faire de nouveaux reproches. Je les pris, à mon ordinaire, comme des preuves de sa passion; et après m'être justifiée, je lui demandai si l'on n'avait point quelque nouvelle de la flotte. «Hélas! me dit-il, mon père en a reçu qui me désespèrent; je n'ose vous les apprendre. – Avez-vous quelque chose de caché pour moi, lui dis-je en le regardant tendrement, et pouvez-vous croire que je me démente à votre égard? – Je suis trop heureux, reprit-il, que vous ayez des dispositions si favorables, et comme, en effet, je ne puis avoir rien de secret pour vous, il faut que je vous avoue que le galion dans lequel nous avions tout notre bien s'est entr'ouvert et a échoué contre la côte.

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