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Histoire des salons de Paris. Tome 5
Histoire des salons de Paris. Tome 5

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Histoire des salons de Paris. Tome 5

Язык: Французский
Год издания: 2017
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Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère, qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.

– Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!.. et il nous raconta les événements miraculeux de la journée… Tout était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le troisième.

– Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.

– Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, car à cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.

– Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.

J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille même la plus intime, puisque sa mère et sa sœur bien-aimée étaient aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la personne de Paris le moins avant dans son intimité.

Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des femmes qui se mettaient bien… et puis il allait à cet enthousiasme qui nous agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte et d'Athènes en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de ces batailles où notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis comment croire à cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il parut une lettre écrite à un sergent de grenadiers, par le premier Consul lui-même, au moment de la distribution des sabres et des fusils d'honneur13. L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le remercier, et le premier Consul lui répondit:

«J'ai reçu votre lettre, mon brave camarade, vous n'avez pas besoin de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un des plus braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. Vous êtes compris dans la distribution des cent sabres d'honneur que j'ai fait distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient d'accord que c'était vous qui le méritiez davantage.

«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie l'ordre de venir à Paris.»

Cette lettre est un chef-d'œuvre d'adresse. Comme il est habile de reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave parmi eux! Et puis ce titre de brave camarade accordé à un sergent. Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à la religion de Napoléon.

Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait Léon Aune; il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel régiment.

Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, mais ne rêve-t-on jamais?..

Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la fois!.. Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu longtemps pour former.

Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il redoutait le génie de la première comme un rival, tandis qu'il aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami… en tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui tenait enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: tout cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur d'une importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont pas approché comme moi14.

Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y vint le 30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en eût le premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, bonne personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, de madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace faisant tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire à son mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours égale dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, femme supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre; madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat préparatoire, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et plutôt jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage de n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin de là, les jeunes femmes qui devenaient les grandes dames de la cour consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors dans la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui du reste fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame Lannes était bonne, elle avait un esprit juste et sans aigreur qui me plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary (mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante, quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal. L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise… à figure d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des hommes.

Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait rien du portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une extrême douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on l'aimait en la connaissant. Le général Mortier commandait alors la 1re division militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui était commandant de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame Mortier, j'ai pu me convaincre par moi-même de la vérité du portrait que j'en donne.

Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là, ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne, égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie, ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées, sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé d'elle.

Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au mariage.

«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez un salon

C'était son mot.

La société des Tuileries était donc alors la base sur laquelle s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y avait bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion du soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant prêtât à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières fêtes qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement sous l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.

La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution, qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au reste ses premiers beaux jours.

Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées… On redoutait deux dangers: celui d'être compris dans une tentative sur le premier Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en grand nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.

Nous répétions les Folies amoureuses de Régnard; le premier Consul avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne, qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon, qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:

«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui LA force à jouer la comédie?»

Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans mémoire, disant à contre-sens, ricanant lorsqu'elle se trompait, ce qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, ricanant pour sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce va mal et ne va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous répétions, nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions pas plus avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une manière fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. Cela se fit en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à deux chevaux, dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. Les chevaux qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une vitesse extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui faisait ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers retournant à leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions à Paris pour dîner: on était alors à la fin de l'hiver.

Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile), parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.

Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut savoir que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement semblable à celle du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui était verte. La seule différence entre elles, c'est que la livrée du premier Consul n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, et que celle de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on comprendra facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on puisse ne voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du piqueur. Derrière nous venait un petit groom également habillé de vert15.

Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint se jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le plus de vitesse… Ils s'arrêtèrent… Je poussai un cri, et M. d'Abrantès articula quelques paroles violemment accentuées. Tout cela fut prompt et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige produit par la rapidité de la course et le choc que nous venions d'éprouver fut dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme couvert d'une redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond qui lui cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la droite, on distinguait deux ou trois autres individus…

– «Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:

– «Ce n'est pas le premier Consul!..

– Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.

L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin il se retourna et dit:

– «Lui remettre une pétition.»

Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.

M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:

– «Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de venir me rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»

En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.

Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il s'arrêta.

– «Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?» dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui était sur la route…

C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une extrême agitation.

– «Les misérables!..» s'écriait-il par moment.

Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval, deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en effet, était encore dans son cabinet.

Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps, j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.

– «Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler…

– Eh mon Dieu! que me veut-il?..

– Je ne sais, mais venez.»

Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses furent conçues pour la gloire de la France.

Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la maison… oh!.. cette dégradation est la honte de la France!.. Quel est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!.. Tous le feraient… et nous!.. Nous demeurons inactifs!..

Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le rappela.

– «Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»

Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien certaine que Junot l'aurait racontée comme moi. Le premier Consul dit à Cambacérès:

– «C'est bien cela!.. Et cet homme prétendait avoir une pétition à me remettre?

– En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu lorsqu'il était auprès de nous.

– Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.

– L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.

– Et quelle est sa tournure?

– Celle d'un homme fort grand et maigre.

– Plus grand que Bourrienne?

– Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal placée pour juger de la proportion juste d'une taille.

Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de celui que nous adorions comme notre idole.

Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit plaisir.

– «Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille à l'autre bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot de tout cela à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est une défense, entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle va?.. Me comprenez-vous, vous dis-je?..»

Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui donna de l'humeur.

– «Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph… En résumé, je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.

– Eh bien!.. je vous le promets, général.

– Votre parole d'honneur!

– Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une telle assurance de la part d'une femme.

– Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans rire.

– Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous réjouir le cœur de voir rire.»

Il me regarda.

– «Vous êtes une singulière personne, dit-il… Ainsi vous promettez…

– Je le promets…

– C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.

– Mais, général, nous avons du monde…

– Eh bien! ils dîneront sans vous.»

Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.

– «Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.

– Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?» m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet intérieur16, et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:

«Allons donc au salon…»

Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.

Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde fut de mon retour.

«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?.. Qu'est-il survenu?..

– Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier Consul a fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me voilà…

– Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter le Collatéral?

– Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense17.

– Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement Joséphine18; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une répétition…

– Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.

– Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès, et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame Dubarry, qui marquait sept heures et demie.

– Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?.. Je suis levé depuis cinq heures du matin, moi, eh bien! j'attends patiemment… tandis que vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?

Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi…

Le premier Consul passa le premier et seul. Cambacérès donna la main à madame Bonaparte… tout le monde suivit sans aucun ordre. Le premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa belle-fille et moi…

Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté, et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.

J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme? Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait se lever de table:

– «Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi… ils n'ont pas même le pouvoir de me faire craindre…

– Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous doit à la France pour son bonheur!

– Vraiment! le pensez-vous?

– N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que j'aime au moins?

– Ah! votre frère, votre mari… mais ensuite… votre beau-frère est tout à Lucien… votre mère également n'aime que Lucien et Joseph… mais moi, c'est différent…»

Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée, je me tournai subitement vers le premier Consul… C'est qu'il venait de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le bras encore noir quinze jours après…

– «Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure sérieuse qui voulait être en colère…

– Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous répondrais lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous ne nous entendons pas…

– C'est vrai; vous m'avez donné votre ultimatum à ce sujet-là. À propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la famille Hulot?

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