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Entre ombres et obscurités
Le lendemain, le contact de Christian nous permit de finalement fixer une date certaine pour une entrevue avec les grévistes, j’informai de ce fait le ministre par téléphone et nous nous accordâmes sur l’heure de la descente et le lieu de l’entrevue. J’admets qu’à ce moment-là, bien que je me sois depuis un certain temps résigné à cette rencontre, il n’en demeurait pas moins de craintes dans mon esprit. Et comme pour noircir le tableau, j’avais en flash les drames entourant les précédentes manifestations d’humeur dans le pays. Les choses peuvent brusquement dégénérer dans ce genre de situation, les passions peuvent rapidement accoucher de la plus grande bestialité dans la majeure partie des cas. J’augmentais mes peurs en me souvenant qu’une des nombreuses crises de notre pays commença par un simple mouvement de grève ayant par la suite tourné à l’affrontement: les employés de l’entreprise publique de transport en commun avaient décidé de porter leurs réclamations dans la rue en organisant des marches qu’ils disaient pacifiques, malgré la bonne foi des organisateurs, les choses s’étaient rapidement gâtées quand des éléments nuisibles infiltrèrent les marches et s’adonnèrent à des pillages et autre dégradations de biens publics; face à cette émulation de violences les autorités n’eurent autre choix que d’envoyer les forces de l’ordre mettre fin à la manifestation, cette décision loin de calmer les choses avait plutôt enflammé les esprits et la grève avait tourné en guérilla urbaine, donnant lieu à des heurts venimeux en pleine capitale. Si on ajoute à cela les désordres de Waloua après la contestation face à la taxe foncière, il était logique d’avoir des peurs quant à la bonne tenue des débats. Le fait qu’on ait affaire à de simples enseignants et donc à des personnes normalement réputées droites, respectueuses et pacifistes, ne me rassurait pas: ils peuvent eux aussi être infiltrés par ces bandes de brigands toujours très heureux d’occasionner les saccages les plus démonstratifs.
Trois jours plus tard, c’était par une matinée ensoleillée que nous nous dirigions vers l’école publique d’Okoroka.
Deux véhicules constituaient notre délégation, le ministre et deux autres collaborateurs étaient les passagers de l’une des voitures avec la présence plus ou moins sécurisante d’un gendarme, moi j’occupais ma voiture personnelle avec trois autres hommes en tenue, autant dire que nous nous étions préparés à toute éventualité. Mais un sombre pressentiment ne me quittait pourtant pas, le présage d’un déroulement horrifique des opérations me harcelait sans relâche, je n’arrivais pas à me sentir rassuré de la présence des hommes armées dans nos rangs.
Nous avancions en douce allure vers le lieu du rendez-vous, chaque minute qui passait nous rapprochait d’un défi qui me paraissait insurmontable. Mon cœur se débattait à l’intérieur de mon corps comme pour s’évader de la violence des débats qui arrivait droit devant nous. Un calme inquiétant nous accueillit ensuite dans les cent derniers mètres avant le portail de l’école. Le frisson d’un vent inattendu me frôlait alors la peau une minute plus tard lorsque nous y étions presque, rajoutant une dose de frémissement à toute l’étendue de ma chair dont ma veste noire se faisait un bonheur de cacher la fébrilité. Un bruit assourdissant constitué de grosses voix d’hommes vint ensuite rappeler à ceux d’entre nous qui se seraient perdus à prendre tout ce qui nous attendait à la légère qu’ils ne vivraient pas beaucoup ce genre d’évènement aussi hautement tendu dans leur vie. Je voyais dès lors les autres collaborateurs du ministre bruiter sans faire exprès de petits gémissements, ils tremblaient tellement, on aurait dit de fragiles chatons sortis tout droit des eaux glaciales de la banquise, ils étaient dans une attristante disgrâce.
Les voix se faisaient plus tonnantes au fur et à mesure qu’on avançait. Elles atteignirent leur pic sonore lorsque le groupe de plus d’une centaine de grévistes qui constituaient cette bruyante chorale nous découvrit en train de traverser la cour de l’école, alignés comme un convoi dans le désert, tous craintifs les uns autant que les autres à une exception: le ministre lui ne transparaissait aucune frayeur! Son regard affichait la détermination. Il avançait tranquillement malgré l’hostilité de plus en plus grandissante des manifestants. Je n’ai aucun doute sur le fait que ces gens auraient sauté sur nous si la vision des gros calibres ne les contraignait pas à couper court à toute volonté de violence. Obligés de revoir le degré de leur animosité, ils concentraient leur trop plein d’excitation dans leurs cordes vocales, s’égosillant à crier leur colère avec le plus de virulence possible.
Nous aperçûmes ensuite une silhouette filiforme se diriger vers nous, il s’agissait d’un homme chétif, très grand de taille, un tas d’ossements couvert d’une peau sèche rappelant celles des peuples qui vivent dans les zones sahéliennes. L’homme en question se présenta fièrement comme étant le leader de la contestation. Il nous lança ensuite un sourire malicieux, exposant son air complice du diable, avant de nous diriger vers une des nombreuses salles de classes qui bordaient la cour de l’école. Nous entrâmes d’un pas pressé vers la salle, sous les huées des revendicateurs qui se sentaient galvanisés à la vue de leur leader, qui, marchant devant nous, leur donnait une illusion de domination devant la bande que nous étions, abandonnés à son orientation. Une fois dans la salle, nous distinguâmes trois autres hommes qui nous accueillirent d’un air sombre, tous aussi malingres que leur leader, assis à une table avec devant eux plusieurs documents, l’un d’entre eux avait de très grosses lunettes qui pour le coup me rassurèrent un peu du fait qu’ils restaient de simples enseignants, et que leurs capacités intellectuelles faisaient bien plus peur que leurs aptitudes physiques. Le leader nous pria ensuite de prendre place, chose que nous fîmes avec la ferme impression de consentir à une invitation à un combat intense de la part de notre adversaire, qui n’hésiterait pas à nous faire mordre la poussière si l’occasion lui était donnée. Le groupement de grévistes non invités à la table des négociations s’amassa autour des fenêtres et continuait à jouer son rôle de pourvoyeur de pression en criant des mots crus. Ils se comportaient comme des supporters constituant le douzième homme dans une rencontre de football, vouant toutes leurs énergies pour pouvoir exulter pour la victoire de leur équipe au coup de sifflet final. Je me sentais comme piégé dans une arène romaine, protagoniste d’une lutte de fauves, où seuls les coups de pression et d’intimidation faisaient office d’armes, les perdants s’en sortiraient avec de lourdes séquelles psychologiques.
Trente minutes après le début des pourparlers les deux parties campaient toujours fermement sur leurs positions. Le ministre, malgré son tempérament habituellement doux, s’habillait du caractère de défenseur des lois. N’en déplaise à l’ouverture au dialogue que tous lui connaissaient, il ne concédait aucun centimètre de terrain. Le groupe des grévistes lui non plus ne se laissait pas affaiblir. Mais ils commençaient à manifester des gestes d’impatience au fil du temps, peut-être s’attendaient-ils à voir monsieur Agbwala adhérer facilement à leurs revendications…
– J’ai pris vos doléances, je vais en discuter avec le président, je reviendrais vers vous!
C’est par ces courtes paroles que Monsieur le ministre mit fin aux espoirs d’une sortie de crise dès la fin du présent débat. Avec cette promesse il venait de rallonger la durée de vie de ce navrant feuilleton, j’aurais tant aimé que toute cette histoire se termine en ces lieux, mais, hélas. Les autres belligérants eux aussi étaient du même avis que moi, comment imaginer qu’ils aient réussi à rencontrer le ministre pour finalement ne pas avoir une conclusion favorable à leurs doléances! « On connait la suite des promesses des hommes politiques” entendis-je certains déclarer.
Le vacarme se faisait alors de plus en plus fort, ravivant le sentiment d’insécurité qui s’était séparé de nous durant les débats! Les esprits s’échauffaient, la tension était à son comble, tout le monde dans la salle avait les nerfs à vif, et nos gendarmes protecteurs commençaient à le sentir, ils étaient désormais sur le qui-vive! Un d’eux chuchota à l’oreille du ministre, certainement pour lui indiquer la nécessité d’un déplacement imminent. Une minute plus tard nous nous levâmes comme un seul homme et avançâmes à la hâte vers la porte. Mais à notre plus grande surprise les grévistes regroupés dehors obstruaient désormais le passage toujours en criant de vive voix leur rage. Les gendarmes usèrent alors de toute la férocité qu’on leur connait, et dégagèrent avec force le petit groupe de manifestants qui faisait barrage à l’entrée de la salle. S’en était suivie une grande bousculade juste à la sortie, je sentais des bras m’esquinter la partie supérieure du corps, mes muscles mis fortement à contribution essayaient de permettre à ma personne de se sortir de ce désordre. Je voyais impuissamment se passer ce que je craignais depuis des semaines, depuis que mon patron s’était encore laissé entrainer par son élan d’ouverture sociale maladive sans réfléchir. Se faire botter le cul, je n’avais jamais eu l’occasion de prendre la pleine mesure de cette expression jusqu’à ce jour-là. Je me débattais comme un rat pris dans un piège, dépité de ne pas être secouru par ces gendarmes qui me paraissaient pourtant si rassurants, hélas, ils avaient en priorité le plus haut gradé de la délégation.
N’en déplaise à la violence de ces intellectuels devenus barbares, toute la délégation avait quand même réussi à se sortir saine et sauve des griffes de ces carnivores. Mes vêtements certifiaient de ce dur combat, encore traumatisés par toutes ces mains et toutes ces tensions. Mon apparence ne faisait plus justice à l’image glamour que ma chère Caroline aimait bien faire valoir de moi. Je n’étais pas le seul secoué, je voyais la torpeur se lire sur mes deux collègues, l’un d’eux essuyait d’un mouchoir son visage imbibé de sueur certainement chaude en bruitant de nombreux « ouf, ouf” pour témoigner de son désarroi, ça se voyait qu’il ne s’était plus affecté à de telles activités sportives depuis des années, je les plaignais presque malgré les petites douleurs que je ressentais au dos!
Monsieur Agbwala lui s’en était sorti sans aucune égratignure, resplendissant toujours d’élégance dans sa veste noire faite d’un tissu pouvant nourrir plus de trois ménages pendant trois mois. Il fallait se rappeler qu’il constituait une personne plus importante que nous, et avait été l’objet de la plus grande protection de la part des gendarmes, nous laissant ainsi dans un sentiment pouvant s’apparenter à une jalousie complexée et inavouée. Pouvait-on en réalité crier à l’injustice dans ce genre de situation? Ceci étant les choses s’étaient faites ainsi et nous n’avions plus qu’à l’accepter en sachant pertinemment que monsieur le ministre était désolé de tout ce qui venait de se passer, y compris des décisions des gendarmes. Encore heureux qu’ils n’eussent pas fait usage de leurs armes sur les grévistes, ceci était d’ailleurs ma seule satisfaction à ce moment-là. Effectivement, je me sentais révolté, mes sentiments à l’égard de monsieur le ministre à cet instant étaient loin de ceux de mes habitudes, je lui en voulais! Je n’arrivais pas à digérer sa prise de décision! En s’obstinant à ne pas voir que nous étions en position de faiblesse, en se laissant dicter par sa maladive envie de toujours paraître angélique, en prenant le monde entier pour bon et docile comme lui, il nous avait risqué un malheur.
C’est avec le ressenti d’avoir pu être considéré comme un simple dommage collatéral par celui que je considérais comme un second père, que je déboulai la rage au cœur dans son bureau le lendemain. Les paroles fortement négatives d’une Caroline une fois de plus révoltée contre mon travail avaient appuyé ce sentiment d’injustice, je m’étais décidé à faire savoir mon mécontentement à mon patron et à froisser notre respect mutuel tant chéri par les faits historiques jusqu’à la sortie périlleuse de la veille. Mais alors, la réponse opposée par l’accusé face à ma plaidoirie me surprit énormément! Sans pour autant s’excuser du déroulement des choses, monsieur m’avait plutôt montré les fruits qui accompagneront notre sacrifice. Effectivement la connaissance par l’opinion publique de la violence des manifestants face à une pauvre délégation pourtant venue leur tendre l’oreille réduirait énormément la sympathie généralisée dont faisaient l’objet les grévistes et la position de force changerait donc désormais de mains.
Il ne fallut rien de plus pour me faire oublier le massage à l’eau tiède que ma tendre épouse m’avait administré pour calmer les douleurs ressenties dans mes muscles dorsaux, occasionnées par cette inhabituelle activité sportive supportée la veille. Je me laissais alors complètement assujettir par la brillantissime logique de ce sage qu’était monsieur le ministre, et culpabilisais presque d’avoir fait preuve d’un égoïsme barbant. Il avait réussi à complètement me retourner la cervelle, moi qui venait me rendre justice je me retrouvais à me flageller pour me punir de mon incapacité à lire les faits d’une distance hautement spirituelle. Mais si! Lui aussi avait vu le respect qui est supposé lui être accordé être foulé au pied par ces gens, mais il ne s’en plaignait pas pour autant, il regardait plutôt vers l’avenir et reprenait la main dans cette crise. Naturellement, étant loin d’être machiavélique, mon cher patron ne pourrait en aucun cas abuser de son état de dominance et devrait plutôt tranquillement apporter une solution qui calmerait les esprits en tuant les plus durs ressentiments dans la profondeur où ils se hasarderaient à se cacher. Je lui aurais attribué le prix Nobel rien que pour sa sagesse, sa vision et son affuté!
Je transmis cette clairvoyance des choses très rapidement à Christian quand il vint lui aussi me plaindre plus tard dans l’après-midi de ce même jour. A lui aussi il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour rompre le verrou de son indignation et pénétrer dans la célébration de la victoire que nous venions de remporter en cette période morose que nous traversions au ministère. Nous nous laissions aller à une exaltation à cause de cette résolution de crise, en louant la lucidité de notre cher patron et sa capacité à toujours remettre les choses en ordre.
– C’est visiblement la semaine des bonnes nouvelles Paul! J’ai invité Caroline à sortir et elle a accepté, avait-il ajouté dans la foulée de notre ambiance joyeuse.
Cette autre nouvelle me plut au plus haut point, même si une petite culpabilité intérieure me gênait du fait de l’entrave au règlement que constituait cette relation amoureuse naissante. En tant que chef de département surtout supérieur hiérarchique du très entiché Christian, je me devais de faire respecter les règles notamment celle qui prohibait les rapports intimes entre deux collègues d’un même service. Mais à ce moment-là j’étouffai sans aucun scrupule toute intention de rappel à l’ordre à ces amants illicites en me consolant de n’avoir fermé les yeux que sur une petite entrave de la part d’un employé qui a toujours fait preuve de la plus grande droiture, il n’y avait aucune raison pour me laisser submerger par une quelconque impression d’irresponsabilité de ma part. Je lui exprimai même mon immense enchantement devant cette idylle débutante, et lui souhaitai tout le meilleur du monde dans cette quête que j’avais savamment déclenchée. Caroline ferait une très bonne épouse pour lui, moi-même étant en couple avec une Caroline, je pouvais l’assurer du moins à cause du prénom la qualité de sa future compagne.
Nous fûmes surpris dans notre élan de gaieté par l’arrivée soudaine d’André dans mon bureau, qui comme à son habitude avait d’abord dû déranger la pauvre Jasmine des minutes durant et n’ayant pas pu bénéficier d’une suite positive à ses avances, il avait certainement déposé toute sa frustration sur la poignée de ma porte avant de débouler sans frapper dans mon bureau comme dans une pétaudière. On ne peut pas dire qu’entre ce dernier et Christian il règne une amitié passionnée, bien au contraire il s’agissait plus d’une inimitié inavouée dont leurs comportements de respect mutuel faisaient l’effort d’en cacher l’amplitude.
Tout les opposait! Contrairement à Christian, André était un mec aux manières moyenâgeuses, dragueur à tout bord et très prétentieux. Mais aussi bizarre que cela était, il n’était pas seulement un collègue mais aussi mon ami de depuis bien des années.
– Alors c’est comment Paul? J’ai suivi que vous avez été presque dévorés hier! disait-il en ricanant comme une hyène heureuse de voir le lion laisser sa proie pour qu’elle en profite.
Ces rires égaux à de vraies nuisances au sens auditif sonnèrent le glas de la patience de Christian qui comme à son habitude respectueuse, décida de manifester son mécontentement en s’en allant simplement, ne supportant plus de voir cette gourde d’André se moquer aussi aisément du malheur d’autrui.
Un gênant moment silencieux prit place ensuite et avant que mon nuisible ami n’y mette un terme en disant :
– Et si on allait oublier tout ça devant une bonne bière mon cher Paul!
Le plus désolant chez cet homme était le fait qu’il permettait rarement aux gens de voir ses bons côtés. Il était la première victime de ses conneries mais il commençait quand même à prendre conscience des inimitiés que posait sa conduite, et essayait de se rattraper de ses erreurs. Malheureusement son action après coup n’était pas suffisamment forte pour faire oublier le tsunami occasionné par la nocuité de ses actes.
Trente minutes plus tard, nous nous asseyions tranquillement dans ce bar-restaurant situé à quelques deux cents mètres de notre lieu de service, un bar privé hyper sélectif, où seules de grandes personnalités ont accès. L’établissement profitait du besoin d’intimité qu’éprouvent certaines personnes de l’élite dans leurs saines détentes et avait fait de sa qualité dans la gestion de la clientèle son fer de lance. Rapidement entrainés dans une atmosphère bruyante mais tout autant savoureuse, nous nous camouflions dans cette forêt, tentant de ne pas trop se faire remarquer malgré la bonne réputation de l’établissement jusqu’au moment où André commença à lancer de petites flatteries à une serveuse qui les recevait visiblement plutôt bien avec un sourire flatté, une jeune demoiselle à la lourde poitrine, un visage peu enchanteur, mais suffisamment noyé dans une silhouette provocante qui ferait se retourner plus d’un.
Alors que je me débattais à couvrir la gêne que causait la bestialité de mon collègue, qui vis-je! Dame! La jeune Caroline à l’entrée du restaurant bras dessus bras dessous avec un homme à première vue autre que le timide Christian!!! Et pourtant, il y avait à peine quelques heures de cela, ce dernier me disait sa joie de commencer une aventure amoureuse avec elle, terrible désillusion! Son apparence d’ange m’avait donc menti! Comment n’ai-je pas pu être plus méfiant devant cette inconnue avant de la conseiller à ce gentil gars. Le pauvre jeune homme, s’il savait que sa belle faisait les restaurants avec une compagnie masculine autre que la sienne… Quelle désolation!
Mais je n’étais cependant pas encore au bout de mes surprises! Cet homme qui la tenait amoureusement par le bras, cette corpulence, ces manières, cette élégance me rappelait quelqu’un: monsieur le ministre! Oui c’était bel et bien lui! Bon Dieu que faisaient-ils là à batifoler dans un restaurant?
Immense stupeur! Je n’arrivais pas à en croire mes yeux! Fallait-il commencer à me questionner de ce que la situation pouvait laisser penser? Fallait-il y voir la confirmation de ce que les bruits de couloir affirmaient depuis plusieurs mois? C’était sûr que si André voyait ce qui se déroulait devant nous ce serait le comble, lui le principal animateur des rumeurs qui faisaient de monsieur le ministre un cavaleur de première, lui qui m’accusait d’être trop naïf à chaque fois que je m’insurgeais contre ce qu’il me semblait être des commérages abjects. Fort heureusement il était toujours perdu dans ses tentatives de séduction de sa nouvelle conquête.
Je ne les quittais plus des yeux. Ils avaient choisi de s’asseoir côté restaurant à l’abri des regards comme s’ils se savaient guettés, ce qui a encore plus éveillé mes soupçons. Etait-ce un sain besoin d’intimité pour justement éviter de malsaines conclusions comme la mienne ou alors devrais-je réellement m’inquiéter d’une infamie? J’en tremblais de stupéfaction!
Deux minutes plus tard, il me devint plus difficile de les voir. En plus, je risquais maintenant de me voir démasqué en me faisant trop proche physiquement. Je restais donc fatalement à me ressasser les minutes antérieures et la scène forte en ambigüité qui avait eu lieu. Ils m’avaient entraîné dans un éparpillement paralysant, dans une nuit de spéculations les plus tordues les unes que les autres.
Fuyant la honte d’un futur procès de la part d’André si ce dernier venait à découvrir l’impensable qui se produisait devant nous, je protestai à une continuation vers l’ivresse un réaménagement de mon emploi du temps. Fort heureusement il accepta, mais tâcha de d’abord terminer son larcin en prenant le numéro de la charmante serveuse, prochaine partenaire de ses activités sexuelles. Nous quittâmes ensuite les lieux d’un pas pressé dont j’imposais la cadence, laissant les tourtereaux à leur rendez-vous, abandonné que j’étais à imaginer la teneur de leur discussion et la réalité de leur relation.
Chapitre 3
Je n’en pouvais plus de la prison mentale dans laquelle j’étais injustement écroué depuis que la suite des évènements ne m’avait pas plus renseigné. Je me murais dans la fausseté, crevais devant la naïveté de ce cher Christian qui, comme pour remuer le couteau dans la plaie, ne se privait plus de jouir de la compagnie du confident que j’étais devenu pour lui. Ses histoires me torturaient, m’enfonçaient de violents coups de poignard à chaque détail de son idylle. J’agonisais en voyant une âme si blanche, si innocente, vivre dans l’ignorance d’éléments importants de son existence. Il enjolivait tout comme un enfant, me racontait ses moments de plaisir tout en usant d’une pudeur respectueuse, et moi je l’écoutais transformer sa tendre Caroline en princesse Disney, moi qui savais désormais qu’elle était certainement loin d’être Blanche-Neige. Je criais ma peine en silence, m’obligeant à devoir accompagner d’un enchantement hypocrite le conte à l’eau de rose que me rapportait le très entiché jeune homme. Mais il m’arrivait souvent l’envie de tout étaler, quitte à le frustrer et à certainement le condamner à une désastreuse dépression. Fort heureusement je réussissais tant bien que mal à me contenir, jusque-là la scène du restaurant et les commérages de ce nuisible André étaient insuffisants pour m’entrainer à créer un cataclysme dans le mental de ce jeune garçon à la fleur de l’âge. Pourquoi ruiner le rêve d’un enfant qui devait certainement n’en être qu’à sa première véritable aventure amoureuse? Pourquoi briser ce conte de fées pourtant bien commencé, entre la belle et le travailleur, tout cela à cause d’une scène certes intrigante à raison, mais pas assez flagrante pour donner lieu à une conclusion qui plus tard pourrait s’apparenter à une erreur de jugement?
C’est ainsi que je décidai d’adopter la vigilance en prêtant beaucoup plus d’attention aux faits et gestes des suspects, en les épiant tel un espion russe, dans une extraordinaire discrétion. Il ne s’agissait pas seulement du souci d’avoir la confirmation d’un amour trahi (entre Christian et sa dulcinée), mais il était aussi question de vérifier l’enracinement de mes propres convictions, de rendre plus forte la légitimité de mes opinions envers monsieur le ministre en ayant à nouveau l’assurance des valeurs que je lui connaissais. Le risque de regretter de longues minutes d’intenses débats, de multiples arguments savamment exposés dans des échanges tendus avec ceux qui m’opposaient ce que je me persuadais être des élucubrations, me tourmentait! En m’adonnant à ce silencieux espionnage, je m’anesthésiais de tout jugement de la part de ma conscience, en espérant ne jamais tenir cet élément qui détruirait toute l’estime cultivée de longues années pour celui qui a toujours été mon idole.
Mais comme s’ils s’en étaient mis d’accord, les deux individus ne se retrouvaient presque jamais dans une même pièce, et avaient cessé de se rendre dans ce restaurant où je les attendais presque chaque soir, camouflé comme ma mission de détective me le recommandait. L’espoir d’avoir juste été témoin d’un fait anodin et innocent, et donc de m’être fait avoir par une imagination influencée par de nombreux commérages, me gagnait peu à peu, mais le doute subsistait! Tous leurs comportements me semblaient désormais suspects, même le vide et le silence parlaient en leur défaveur. Et pourtant une semaine jour pour jour après la scène du restaurant, j’allais avoir la pire des réponses à mes incertitudes.