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Entre ombres et obscurités
Le désenchantement contenu dans cette tirade engagée m’écrouait dans une ambigüité unique en son genre en ce début de journée où je ne demandais qu’à sourire. Je me voyais plongé dans une immense confusion, ne sachant quelle suite donner à son émetteur qui après m’avoir directement adressé ce lot d’interrogations ne semblait pas pour autant en attendre réponse. Je me perdais dans la peur de l’erreur de jugement, m’octroyer le droit de répondre pouvait risquer une aggravation de l’état psychologique de cet homme, étant donné que je ne pensais pas détenir les aptitudes nécessaires à une remise sur pied d’un métabolisme épris par de violents doutes! Cette sollicitation me paralysait l’élocution, me figeant comme une des statues de Madame Tussaud, muettes et pourtant tachées d’une humanité convaincante. Je brillais encore par mon mutisme volontaire, que pouvais-je dire de réellement pertinent à un homme sujet à des troubles mentaux?
– As-tu lu ce torchon? insistait-il tout en présentant sous mes yeux un journal papier, le malheureux imprimé, se trouvant être le malchanceux exemplaire à être tombé sous ses griffes.
Toute la scène me rappelait les harangues de ma daronne quand elle me reprochait tout le désordre constaté dans sa maison à son retour de ses activités commerciales et juste après qu’elle m’eut regardé nerveusement en attendant de voir ma ligne de défense pour encore mieux la démonter! Je me murai une fois de plus dans un calme embarrassant, mais la force contraignante de cette autre interpellation m’emplissait d’un pressentiment qui me prévenait de la nécessité d’une réaction, en plus était-elle appuyée par le regard interrogateur de mon interlocuteur à juste titre orphelin de mes paroles. Le plus dérangeant était le fait que je ne l’avais pas lu, je lisais rarement les journaux et encore moins les journaux d’opposition. Travaillant pour le gouvernement, je n’accordais pas beaucoup de crédit à ces vautours et trouvais masochiste d’affecter ne serait-ce qu’une minute de mon précieux temps à leur lecture.
– Non monsieur, je ne l’ai pas encore lu, lui répondis-je avec le plus de délicatesse possible.
Je ne m’attendais pas à le voir offusqué par mon manque d’intérêt flagrant pour la lecture de journaux papiers, mais son expression corporelle trahissait sa désolation du fait du désintéressement affiché par son cher filleul qui l’entrainait à devoir ne pas réellement pouvoir compter sur ce dernier pour un éventuel support conforté par une expertise sur la question.
Sa désolation entraîna la mienne, le regret de ne pas être suffisamment outillé pour l’aider me turlupinait et m’envoyait me plaindre de l’ignorance. Moi qui par prudence crachais sur ces sources d’informations tordues, je me mettais à soudainement vouloir en prendre lecture, du moins de l’éditorial de ce matin-là. Une profonde lamentation m’anima encore plus pendant les longues secondes de silence qui suivirent après ma réponse. Je m’étais fait avoir par mon grand sens de la politesse en allant lui adresser mes salutations matinales, il aurait été préférable que je reste tranquillement dans mon bureau, voilà que je me retrouvais dans une situation pour le moins incongrue. Il était de mauvais poil, de très mauvais poil, et je crois savoir ce qui le mettait dans cet état.
– Ces gens m’accusent d’intentions bizarres, et quand ils oublient de le faire ils me considèrent comme le bouffon du président, ils m’ont même irrespectueusement appelé son « homme de ménage”! disait-il le visage naviguant entre colère et déception.
La haine qu’il transmettait à ce bout de papier était rageuse, il maudissait tout l’éditorial, son énervement jetait aux enfers tous ceux qui avaient participé de près ou de loin à la production et à la distribution de ce journal, du rédacteur en chef jusqu’au livreur.
– C’est terrible ça, répliquai-je.
Par cette piètre tentative de commisération, j’exhibais mon insuffisant vocabulaire en termes compassionnels face à une victime de la détresse; mon silence étant déjà suffisamment utilisé et forcement non indiqué à ce moment-là, ce bout de réponse constituait la seule manière pour moi de combler le vide peu sécurisant qui dominait l’ambiance. Avait-il ressenti du baume au cœur après ces paroles, j’en doute fort parce que son visage noircissait de plus belle, je le voyais bientôt asservi par des sentiments d’une troublante obscurité.
– Le pis c’est qu’ils affirment que je suis parti à Waloua faire le beau et n’apporter aucune solution à ces pauvres populations, et eux, qu’ont-ils fait pour les aider? me dit-il en secouant la tête, le bras accompagnant son propos dans une détresse totale.
J’aurais préféré ne pas être témoin de cette pénible scène présentant un homme trahi, agissant toujours par amour mais pourtant fait cocu par la dictature des intérêts politiques, des luttes acharnées pour le pouvoir et de la pure jalousie. « Ne voyez-vous pas qu’il fait de son mieux pour vous?” Criais-je dans les profondeurs de mon cœur!
Il affichait maintenant la détresse d’un enfant abandonné dans la rue par mégarde par ses parents, poussant les passants à lui jeter des regards remplis de pitié, leur protestant sa sagesse habituelle en guise de caution morale et preuve de l’injustice qu’il subissait dans cette situation. L’homme n’est à jamais qu’une faible créature, qui peut à tout moment être dépossédé de sa vie, et qui quel que soit son degré de pouvoir ne peut en aucune façon prétendre dicter les opinions jusqu’à atteindre l’unanimité. Si Dieu fait Homme n’y est pas parvenu, qui est ce mortel qui s’en croit capable?
Monsieur Agbwala n’était qu’Homme, malgré la haute figure qu’il symbolisait aux yeux de beaucoup, il ne pouvait échapper à la critique. Etant témoin rapproché de son expérience en politique, je le croyais pourtant immunisé face à tant de haine et de dénigrement, mais j’avais sous mes yeux la démonstration de ce qu’on n’est jamais suffisamment opaque face à ces forces négatives. Je me sentais vraiment navré pour lui, mais que pouvais-je faire à part regarder tout cela avec impuissance et souhaiter qu’il trouve inlassablement de la ressource pour continuer sa mission?
Après avoir laissé libre cours à sa déception encore quelques minutes, d’un seul coup, je le voyais ensuite ranger tous ces journaux en les entassant de manière ordonnée à un coin de la table, ces gestes me rassuraient un tout petit peu, j’avais l’impression que ce rangement physique entrainerait forcement un retour à la normale côté mental. J’espérais qu’il prendrait conscience de la nuisance que représentait la lecture de ces journaux, il devait accepter qu’il ne faille pas s’attendre à recevoir des éloges de la part de ces gens.
Malgré le fait d’en avoir ressenti les prémisses, son changement d’humeur fut ensuite très brutal! Il se mit d’abord à fredonner du Papa Wemba avant que quelques secondes plus tard, il ne décide de passer le disque du chanteur Congolais dans sa chaine hi-fi, pour finir en l’accompagnant jovialement comme dans un Karaoké, stupéfiant! Comment pouvait-il passer de la dépression à des fredonnements de chansons populaires!
Cependant, alors que je me laissais entrainer dans cette alacrité soudaine, il me prit complètement à la renverse en me posant une question à des antipodes de l’insouciance dans laquelle nous étions trempés.
– As-tu déjà préparé les équipes pour la rencontre avec les grévistes? m’avait-il questionné.
– Oui, monsieur le ministre, tout est prêt, lui avais-je rapidement répondu.
La promptitude avec laquelle la réplique à son interrogation avait été apportée par mes soins cachait à la perfection le violent impact du contre-pied qu’avait occasionné son attitude sur ma personne! Il pouvait se mettre à l’aise, siroter du bon Martini, s’écouter de la bonne musique, siffloter, chanter, perdre l’assistance dans l’ambiance, et après choquer brutalement en revenant sur les dossiers brulants, quel professionnalisme! Mais le fait était qu’il venait de me renvoyer de nouveau au regret de ma présence dans son bureau moi qui avais vite fait d’enterrer ce sombre sentiment.
Cela faisait des jours que j’évitais d’aborder ce sujet avec lui, j’avais esquivé avec le plus grand sérieux possible l’occasion de nous retrouver en aparté. Hélas, comme on ne peut trop longtemps rester fugitif devant ses habitudes, je m’étais rendu innocemment dans son bureau, jetant aux oubliettes cette préoccupation.
En effet, le ministre m’avait confié la délicate mission d’organiser un premier contact puis une rencontre franche avec des grévistes qui promettaient de tout casser s’ils ne soupçonnaient aucune volonté de dialogue de notre part. Une épine de plus momentanément ombrée par l’actualité brûlante des révélations du Herald mais pourtant toute aussi nuisible.
Après l’approbation par le parlement de la mémorable et très contestée loi du travail Botom (proposée par le ministre portant ce même nom), les syndicats du pays avaient exprimé leur mécontentement face à ce qu’ils considéraient comme un retour à la colonisation et pire encore comme une nouvelle forme d’esclavage, mais ils en étaient presque tous restés sur de simples déclarations et s’étaient abstenus d’opter pour des actions concrètes sur le terrain dans le but de soutenir leur indignation. Comme par malheur, il fallut que de tous les secteurs d’activité qui existent dans notre pays, ce soit le nôtre qui offrit le spectacle d’une revendication directe et engagée. Il n’y a rien de plus néfaste qu’un mouvement de grève ayant réussi à avoir l’agrément populaire, en effet beaucoup de concitoyens considéraient cette agitation comme la voix des mécontentements tacitement gardés qui n’attendaient qu’une pareille mobilisation pour se faire entendre. Il aurait donc été plus que maladroit de voir en cela un désaveu personnel du ministre, c’était toute la politique gouvernementale et particulièrement cette loi du travail qui était rejetée comme du vomi des entrailles de la nation.
Mais comme il est de tradition qu’un ministre défende corps et âme les choix du gouvernement auquel il appartient, il n’y avait pour monsieur Agbwala aucune alternative. Ce comportement allait à coup sûr l’entraîner à subir une nouvelle vague d’impopularité, je le lui avais fait remarquer, il avait alors insisté sur son incapacité à aller contre la loi, nous étions là dans une mauvaise posture. J’avais même présenté un plan de sortie de crise au ministre, celui-ci l’avait balayé du revers de la main en m’abandonnant dans l’appréhension de voir l’hécatombe suivre après le refus de ma clairvoyance, mais ne me laissant pas pour autant décourager j’espérais au fond de moi qu’avec le temps il prendrait en compte mes indications et reviendrait à la raison. Malheureusement, comme je venais d’en avoir la démonstration, que nenni! Il fallait donc que je me conforme à sa volonté d’organiser cette rencontre avec les grévistes.
Cependant, malgré mon manque d’enthousiasme, j’avais réussi quelques jours plus tôt à établir un premier petit contact avec l’autre partie grâce à la dextérité de mon remuant et efficace collègue Christian, qui connaissait vaguement un des leaders syndicaux mais s’était engagé dans cette brèche avec raison.
Une fois dos au mur, au sortir du bureau du chef, je m’empressai d’aller discuter de l’évolution du dossier avec ce cher Christian avec l’espoir de le trouver dans ses locaux, lui qui en général était affairé aux activités sur le terrain. Je fus chanceux de le croiser pile au couloir entrain de vaquer aux obligations de son emploi du temps en laissant son bureau dans le désert auquel il s’était habitué. Je le découvris en charmante compagnie, la petite Caroline le suivait avec toute la sagesse et le dévouement caractéristique de tout stagiaire soucieux de préserver ses maigres chances d’être titularisé. Ils avaient vraiment l’air complice, elle l’écoutait attentivement et lui, s’appliquait à lui prodiguer des conseils. Il débordait de bonheur Christian, dire qu’il ne se sentait pas séduit par l’innocente beauté de la jeune demoiselle serait un pur mensonge, je ne l’avais jamais vu aussi content. Christian était le gendre idéal, un jeune homme surdoué, d’un professionnalisme précoce, j’admirais beaucoup son sens du travail et de la discipline. Il comblait par ces valeurs son physique peu enchanteur: une maigreur à en rendre jalouse ma corpulence, un visage fin et sec et une bonne tête de cocu! La vision de leur entente me fit imaginer le beau couple qu’ils pourraient former tous les deux. En fait l’idée me satisfaisait énormément, je trouvais préférable qu’elle soit l’amoureuse d’un si gentil gars au lieu d’être la victime des appétits pervers des renards du bureau, je me fis d’ailleurs la promesse d’œuvrer de manière subtile à la réalisation de ce rêve. C’est ainsi que je me préparais à lui glisser discrètement mes insinuations.
– Alors les jeunes, ça se passe bien? Caroline, il prend bien soin de toi j’espère? leur demandai-je en prenant mon ton paternel de circonstance.
Mais alors que la question ne lui était pas spécialement destinée, Christian prit très vite les devant :
– Bonjour Paul, commença-t-il, mais bien sûr que je prends bien soin d’elle, poursuivit-il. Et très bientôt elle pourra être apte à aller faire les descentes en communication dans les écoles, insista-t-il en regardant la jeune demoiselle comme pour solliciter d’elle la confirmation de ses dires. Celle-ci ne le fit d’ailleurs pas longtemps attendre en appuyant promptement ses affirmations :
– Ça se passe très bien monsieur Paul. Monsieur Christian me forme vraiment très bien, affirmait-elle en lui jetant un regard complice jusqu’à l’entrainer à rougir de bonheur!
– C’est bien, j’aime le fait que ton intégration se fasse aussi efficacement, c’est du bon boulot Christian.
Ils restèrent quelques secondes le sourire dévorant le reste du visage et confirmant mes présomptions. La complicité entre eux sautait aux yeux, et il y avait de quoi présager la naissance prochaine d’une idylle entre la demoiselle à la frimousse angélique et le jeune cadre au dynamisme et au professionnalisme admirable.
Malgré l’atmosphère bon enfant qui régnait je n’eus guère autre choix que d’y mettre un terme, étant donné la pressante nécessité d’une consultation en aparté avec mon jeune collègue pour commencer à dénouer l’épine que constituait l’affaire des grévistes. Ce fut presqu’un crève-cœur de les voir se séparer et d’entendre la douce voix aigüe de la petite Caroline nous dire « à toute à l’heure”. En à peine un mois leurs personnes s’étaient tellement attachées qu’ils devaient souffrir de devoir ne pas être ensemble pendant de longues minutes. Je vis le regard passionné de Christian suivre la démarche de top model de sa mignonne stagiaire, qui disparaissait dans ce long couloir jamais parut aussi court pour lui à cet instant, que c’est beau d’être amoureux!
– Tu vas devoir rappeler ton contact, il faut qu’on ait une rencontre dans les brefs délais, le patron met une énorme pression sur le dossier, lui dis-je sèchement.
Comme sorti d’un long et doux sommeil rythmé par un rêve fantastique, il mit un bout de temps avant d’entrer dans la conversion, toutefois son professionnalisme de tous bords ne l’abandonna pas malgré l’asphyxie qu’il subissait sous une horde de sentiments émotifs.
C’est ainsi qu’il se remit tout de même de ses émotions mais constata que je l’avais démasqué. Il réagit alors promptement en poussant ma concentration à se détourner de ce moment de faiblesse dans lequel il venait de s’illustrer.
– Finalement il n’est pas revenu sur sa décision ce malgré les arguments que tu lui as présentés… me répondit-il, le regard contrarié.
– Je t’assure, espérons qu’on pourra arriver à un compromis avec leur leader, et surtout que la popularité du boss ne s’en ressortira pas plus écorchée.
– Espérons… connaissant la fougue de ces gars, j’ai peur…
Je me sentais malheureusement confirmé dans mes appréhensions, nous étions en position de faiblesse, mais nous nous apprêtions quand même à aller dans un territoire ennemi, face à de véritables rapaces qui n’allaient nous faire certainement aucun cadeau, il y avait de quoi être inquiet!
Nous restâmes encore quelques minutes à réfléchir sur la meilleure approche à avoir pour mener à bien cette périlleuse sortie, étant résolus à devoir aller contre notre conviction commune et à souffrir de devoir foncer droit dans le mur.
Le soutien de Christian était plus que louable, le fait était que l’affaire ne le concernait que très peu, il ne devait pas être de cette effrayante expédition mais par amitié et surtout à cause de son trop plein de dévotion au travail et de disponibilité aux autres, il mettait quand même toute son énergie pour aider à la réussite de cette entrevue. Je ne pouvais que le remercier de cela, en plus de son aide déterminante dans l’établissement du premier contact avec les porteurs de la revendication.
C“était un bosseur, un homme rempli d’enthousiasme, permanemment focalisé au travail et à rien d’autre! C’est l’autre raison qui me poussa à encourager la possibilité d’une aventure entre lui et Caroline, elle constituerait une meilleure distraction à mes yeux pour le formidable travailleur qu’il était. Cela éloignerait les chances de le voir tomber sous les griffes d’une de ces croqueuses d’hommes il faut protéger les bonnes âmes.
C’est ainsi que je revins sur ce sujet quelques instants plus tard :
– Alors Christian, dis-moi, elle te plait la petite… Avoue qu’elle te plait.
Après avoir fait mine de ne pas savoir de qui je parlais, il esquissa un léger sourire puis se rétracta dans sa timidité défensive, essayant ainsi de cacher son béguin. Mais j’insistai de plus belle, appuyant ma question avec plus de tact pour mieux le mettre en confiance et établir un climat dans lequel il se sentirait plus à l’aise à laisser parler son cœur.
– C’est vrai qu’elle est jolie, et très sympathique…
– Mais… ajoutai-je en discernant le scepticisme qu’il affichait sur son visage plissé, il se sentit une fois de plus cerné dans son esprit et ne comprenait pas comment je pouvais aussi facilement anticiper ses réactions, s’il pouvait s’imaginer que j’étais loin d’être devin mais plutôt qu’il était facile à lire comme personnalité…
Il resta un moment calme, gêné par mon insistance avant d’ajouter :
– Ah je ne sais pas… Serait-elle intéressée par le gars que je suis? Elle est vraiment très jolie, les filles comme elle ne sortent qu’avec des ministres!
– Pourquoi dis-tu cela, tente ta chance mon gars, elle a l’air de beaucoup t’apprécier.
Son manque d’assurance ne me surprenait pas, à trop être droit on ne peut pas développer des qualités de cavaleurs. Christian me renvoyait l’image d’un gars toujours sérieux, n’ayant certainement jamais connu les joies de la nuit, et n’ayant assurément qu’à de très rares occasions vécu des amourettes, sa naïveté était semblable à celle d’un préadolescent. Dans tous les cas, j’avais réussi à au moins lui mettre l’idée dans la tête en espérant qu’il saurait prendre les choses en main et déclarer sa flamme à la très jolie Caroline.
Constatant qu’il se perdait maintenant dans l’ambigüité que constituait sa situation, mais aussi qu’une fois de plus il venait de trahir une autre de ses pensées et pas des moindres, il usa de cette tactique défensive qui consiste à rapidement sortir d’un sujet gênant sans conclusion aucune et à bondir comme un loup sur la première ouverture qui se présenterait.
– As-tu aussi lu l’article sur le ministre dans le Herald? De vrais crevards ces gens, toujours là à critiquer même quand il ne faut pas, avait-il lâché.
Ne voulant pas non plus l’enfoncer encore plus dans l’embarras dans lequel il était bien trempé et tentait désespérément de se défaire, je ne pus qu’adhérer à cette demande tacite et m’engager dans ce nouveau sujet de conversation à mon plus grand regret fort loin d’être aussi intéressant que le précédent.
– Je ne l’ai pas lu, mais tout le monde en parle… Pourquoi autant de bruit pour un comportement habituel? Ce serait surprenant de les voir agir autrement quand même, lui répondis-je d’un air désolé accompagné du mouvement de bras analogue.
– N’empêche que ce sont des rats ces gens-là, ils travestissent les faits, c’est vrai qu’on n’est pas dans le monde des bisounours mais il faut jouer juste.
Malgré mon manque d’intérêt sur ce sujet je partageais totalement son avis, d’ailleurs il ne pouvait pas être plus aligné au fond de ma pensée. Mais alors, contrairement à lui et à de nombreuses autres personnes, je ne laissais plus ces journaux m’entrainer dans un bouleversement sentimental capable de provoquer mon indignation la plus virulente. Cela faisait un bon moment que j’avais compris leur mesquinerie, c’était tout un malicieux business bien organisé. Je pouvais affirmer sans besoin de preuve qu’ils avaient trouvé leur poule aux œufs d’or en la personne de monsieur Agbwala, parler de lui à longueur de pages intéressait beaucoup les gens, faire des articles sur lui était une assurance d’écouler les tirages de manière efficace. Bien sûr monsieur le ministre ne leur facilitait pas la tâche tant il faisait les efforts de rester propre et évitait les scandales au maximum, mais ces gens ne s’en contentaient pas et avaient trouvé en la désinformation infamante un nouveau moyen de produire des scoops, de créer du buzz. Si ça aurait été moi la victime de ces agissements nuisibles, ma réponse face de tels mensonges aurait été très rude, je leur aurais tout simplement intenté un procès. Mais comme monsieur Agbwala tenait à rester un ange, ce que je concevais toutefois, il voyait du mauvais œil un procès en diffamation. Il chérissait beaucoup sa popularité et trouvait qu’en pleine affaire en cours dans son ministère en plus de la contestation des grévistes, il ne serait pas intéressant d’aller devant les tribunaux pour une histoire que certains confondront malicieusement à une atteinte à liberté d’expression de la part d’une ponte du régime. Mal parler de monsieur Agbwala, lui trouver des défauts et des erreurs n’était pourtant pas une choquante originalité dans la sphère des ministres et des politiciens. Ce qui pouvait être un sésame pour ces agitateurs de l’opinion était le fait qu’ils s’attaquaient -avec de plus en plus de succès- à un homme qui constituait avec quelques rares personnes le petit groupe de personnalités publiques pouvant se prévaloir d’une certaine intégrité morale. C’est tout cet habituel et injuste acharnement qui avait conduit mon esprit à l’incrédulité devant les faits de détournements divulgués par cette même presse, leurs habituelles diffamations rendaient plausible à mes yeux l’idée selon laquelle toute cette histoire n’était encore qu’un autre de leurs ignobles plans commerciaux.
Malgré l’exception que constituait monsieur Agbwala, il faut tout de même reconnaitre qu’il ne pouvait à lui seul obstruer la méfiance que suscitait l’Homme politique dans mon pays. Les citoyens en voulaient énormément aux politiciens, à la classe politique en général, qu’elle soit de l’opposition ou du pouvoir en place. Il leur était à juste titre reproché les deux grandes guerres qui entachèrent durement l’histoire de notre chère patrie, tout cela à cause de leur piteuse gestion des affaires après les indépendances, caractérisée par l’expression de leurs égoïsmes pervers et hautement affligeants. En effet les deux guerres avaient éclaté après deux coups d’Etat militaires avec comme piteuse excuse de la part de leurs auteurs le fait de vouloir faire régner l’ordre que les civils avaient mis à mal suite aux nombreuses affaires de corruption et détournements, causes d’un marasme économique des plus asphyxiants. Ces putschistes y demeuraient longtemps et empiraient les choses en ajoutant en plus des souffrances économiques et sociales, un climat dictatorial, liberticide, autocratique, avant de finalement se faire dégager par des rébellions successives toutes aussi tyranniques que leurs prédécesseurs. Notre République restait donc tristement prisonnière d’un cercle vicieux dont seule la providence a pu nous délivrer il y a tout juste huit années, tout heureux étions-nous de voir se dérouler devant nos esprits incrédules une première élection transparente! Malgré ce vent apaisant de liberté apporté par la démocratie, il n’en restait pas moins de gabegie des biens publics, notre pays était hautement corrompu, ce fléau gangrenait toutes les sphères de la république. Cette omniprésente corruption nous poussa dans les hauteurs du classement des pays les plus corrompus au monde, une triste publicité pour une si jeune nation. Si on ajoute à cela: le taux de chômage très élevé, la pauvreté commune et la dépression nationale, il y avait matière à interroger la sincérité de nos dirigeants et constater le profond désamour que pouvaient ressentir les citoyens pour la politique et les politiciens. Je pensais fermement que monsieur le ministre était différent de ses collègues. Pour moi il était d’une rarissime transparence, tenant toujours à apporter des explications sur ses choix et sa politique, insufflant un nouveau type de gestion, une nouvelle manière de diriger. Malheureusement tous ces actes ne comptaient pas pour certains qui ne se gênaient pas de le mettre dans le même sac que ses collaborateurs du gouvernement. Mais il n’abandonnait pas, comme en témoigne son insistance à rencontrer les grévistes, alors que normalement son esprit aurait dû se concentrer uniquement sur le séisme qu’avait provoqué le Herald.