bannerbannerbanner
La Comédie humaine, Volume 4
La Comédie humaine, Volume 4

Полная версия

La Comédie humaine, Volume 4

текст

0

0
Язык: Французский
Год издания: 2017
Добавлена:
Настройки чтения
Размер шрифта
Высота строк
Поля
На страницу:
5 из 11

– Niaise, lui dit à l'oreille Clotilde, aie l'air de vouloir te venger…

– Je veux mourir irréprochable, et sans l'apparence d'un tort, répondit Sabine. Notre vengeance doit être digne de notre amour.

– Mon enfant, dit la duchesse à sa fille, une mère doit voir la vie un peu plus froidement que toi. L'amour n'est pas le but, mais le moyen de la famille; ne va pas imiter cette pauvre petite baronne de Macumer. La passion excessive est inféconde et mortelle. Enfin, Dieu nous envoie les afflictions en connaissance de cause. Voici le mariage d'Athénaïs arrangé, je vais pouvoir m'occuper de toi… J'ai déjà causé de la crise délicate où tu te trouves avec ton père et le duc de Chaulieu, avec d'Ajuda, nous trouverons bien les moyens de te ramener Calyste…

– Avec la marquise de Rochefide, il y a de la ressource! dit Clotilde en souriant à sa sœur, elle ne garde pas longtemps ses adorateurs.

– D'Ajuda, mon ange, reprit la duchesse, a été le beau-frère de monsieur de Rochefide… Si notre cher directeur approuve les petits manéges auxquels il faut se livrer pour faire réussir le plan que j'ai soumis à ton père, je puis te garantir le retour de Calyste. Ma conscience répugne à se servir de pareils moyens, et je veux les soumettre au jugement de l'abbé Brossette. Nous n'attendrons pas, mon enfant, que tu sois in extremis pour venir à ton secours. Aie bon espoir! ton chagrin est si grand ce soir que mon secret m'échappe; mais il m'est impossible de ne pas te donner un peu d'espérance.

– Cela fera-t-il du chagrin à Calyste? demanda Sabine en regardant la duchesse avec inquiétude.

– Oh! mon Dieu! serai-je donc aussi bête que cela! s'écria naïvement Athénaïs.

– Ah! petite fille, tu ne connais pas les défilés dans lesquels nous précipite la vertu, quand elle se laisse guider par l'amour, répondit Sabine en faisant une espèce de fin de couplet, tant elle était égarée par le chagrin.

Cette phrase fut dite avec une amertume si pénétrante que la duchesse, éclairée par le ton, par l'accent, par le regard de madame du Guénic, crut à quelque malheur caché.

– Mes enfants, il est minuit, allez… dit-elle à ses deux filles dont les yeux s'animaient.

– Malgré mes trente-six ans, je suis donc de trop? demanda railleusement Clotilde. Et pendant qu'Athénaïs embrassait sa mère, elle se pencha sur Sabine et lui dit à l'oreille: – Tu me diras quoi!.. J'irai demain dîner avec toi. Si ma mère trouve sa conscience compromise, moi, je te dégagerai, Calyste, des mains des infidèles.

– Eh bien, Sabine, dit la duchesse en emmenant sa fille dans sa chambre à coucher, voyons, qu'y a-t-il de nouveau, mon enfant?

– Eh! maman, je suis perdue!

– Et pourquoi?

– J'ai voulu l'emporter sur cette horrible femme, j'ai vaincu, je suis grosse, et Calyste l'aime tellement que je prévois un abandon complet. Lorsque l'infidélité qu'il a faite sera prouvée, elle deviendra furieuse! Ah! je subis de trop grandes tortures pour pouvoir y résister. Je sais quand il y va, je l'apprends par sa joie; puis sa maussaderie me dit quand il en revient. Enfin il ne se gêne plus, je lui suis insupportable. Elle a sur lui une influence aussi malsaine que le sont en elle le corps et l'âme. Tu verras, elle exigera, pour prix de quelque raccommodement, un délaissement public, une rupture dans le genre de la sienne, elle me l'emmènera peut-être en Suisse, en Italie. Il commence à trouver ridicule de ne pas connaître l'Europe, je devine ce que veulent dire ces paroles jetées en avant. Si Calyste n'est pas guéri d'ici à trois mois, je ne sais pas ce qu'il adviendra… je le sais, je me tuerai!

– Malheureuse enfant! et ton âme! Le suicide est un péché mortel.

– Comprenez-vous? elle est capable de lui donner un enfant! Et si Calyste aimait plus celui de cette femme que les miens! Oh! là est le terme de ma patience et de ma résignation.

Elle tomba sur une chaise, elle avait livré les dernières pensées de son cœur, elle se trouvait sans douleur cachée, et la douleur est comme cette tige de fer que les sculpteurs mettent au sein de leur glaise, elle soutient, c'est une force!

– Allons, rentre chez toi, pauvre affligée! En présence de tant de malheurs, l'abbé me donnera sans doute l'absolution des péchés véniels que les ruses du monde nous obligent à commettre. Laisse-moi, ma fille, dit-elle en allant à son prie-Dieu, je vais implorer Notre-Seigneur et la sainte Vierge pour toi, plus spécialement. Adieu, ma chère Sabine, n'oublie aucun de tes devoirs religieux, surtout, si tu veux que nous réussissions…

– Nous aurons beau triompher, ma mère, nous ne sauverons que la Famille. Calyste a tué chez moi la sainte ferveur de l'amour en me blasant sur tout, même sur la douleur. Quelle lune de miel que celle où j'ai trouvé dès le premier jour l'amertume d'un adultère rétrospectif!

Le lendemain, vers une heure après-midi, l'un des curés du faubourg Saint-Germain, désigné pour un des évêchés vacants en 1840, siége trois fois refusé par lui, l'abbé Brossette, un des prêtres les plus distingués du clergé de Paris, traversait la cour de l'hôtel de Grandlieu, de ce pas qu'il faudrait nommer un pas ecclésiastique, tant il peint la prudence, le mystère, le calme, la gravité, la dignité même. C'était un homme petit et maigre, d'environ cinquante ans, à visage blanc comme celui d'une vieille femme, froidi par les jeûnes du prêtre, creusé par toutes les souffrances qu'il épousait. Deux yeux noirs, ardents de foi, mais adoucis par une expression plus mystérieuse que mystique, animaient cette face d'apôtre. Il souriait presque en montant les marches du perron, tant il se méfiait de l'énormité des cas qui le faisaient appeler par son ouaille; mais comme la main de la duchesse était trouée pour les aumônes, elle valait bien le temps que volaient ses innocentes confessions aux sérieuses misères de la paroisse. En entendant annoncer le curé, la duchesse se leva, fit quelques pas vers lui dans le salon, distinction qu'elle n'accordait qu'aux cardinaux, aux évêques, aux simples prêtres, aux duchesses plus âgées qu'elle et aux personnes du sang royal.

– Mon cher abbé, dit-elle en lui désignant elle-même un fauteuil et parlant à voix basse, j'ai besoin de l'autorité de votre expérience avant de me lancer dans une assez méchante intrigue, mais d'où doit résulter un grand bien, et je désire savoir de vous si je trouverai dans la voie du salut des épines à ce propos…

– Madame la duchesse, répondit l'abbé Brossette, ne mêlez pas les choses spirituelles et les choses mondaines, elles sont souvent inconciliables. D'abord, de quoi s'agit-il?

– Vous savez, ma fille Sabine se meurt de chagrin; monsieur du Guénic la laisse pour madame de Rochefide.

– C'est bien affreux, c'est grave; mais vous savez ce que dit à ce sujet notre cher saint François de Sales. Enfin songez à madame Guyon qui se plaignait du défaut de mysticisme des preuves de l'amour conjugal, elle eût été très-heureuse de voir une madame de Rochefide à son mari.

– Sabine ne déploie que trop de douceur, elle n'est que trop bien l'épouse chrétienne; mais elle n'a pas le moindre goût pour le mysticisme.

– Pauvre jeune femme! dit malicieusement le curé. Qu'avez-vous trouvé pour remédier à ce malheur?

– J'ai commis le péché, mon cher directeur, de penser à lâcher à madame de Rochefide un joli petit monsieur, volontaire, plein de mauvaises qualités, et qui certes ferait renvoyer mon gendre.

– Ma fille, nous ne sommes pas ici, dit-il en se caressant le menton, au tribunal de la pénitence, je n'ai pas à vous traiter en juge. Au point de vue du monde, j'avoue que ce serait décisif…

– Ce moyen m'a paru vraiment odieux!.. reprit-elle…

– Et pourquoi? Sans doute le rôle d'une chrétienne est bien plutôt de retirer une femme perdue de la mauvaise voie que de l'y pousser plus avant; mais quand on s'y trouve aussi loin qu'y est madame de Rochefide, ce n'est plus le bras de l'homme, c'est celui de Dieu qui ramène ces pécheresses; il leur faut des coups de foudre particuliers.

– Mon père, reprit la duchesse, je vous remercie de votre indulgence; mais j'ai songé que mon gendre est brave et Breton, il a été héroïque lors de l'échauffourée de cette pauvre Madame. Or, si monsieur de la Palférine, que je crois non moins brave, avait des démêlés avec Calyste, qu'il s'ensuivît quelque duel…

– Vous avez eu là, madame la duchesse, une sage pensée, et qui prouve que, dans ces voies tortueuses, on trouve toujours des pierres d'achoppement.

– J'ai découvert un moyen, mon cher abbé, de faire un grand bien, de retirer madame de Rochefide de la voie fatale où elle est, de rendre Calyste à sa femme, et peut-être de sauver de l'enfer une pauvre créature égarée…

– Mais alors, à quoi bon me consulter? dit le curé souriant.

– Ah! reprit la duchesse, il faut se permettre des actions assez laides…

– Vous ne voulez voler personne?

– Au contraire, je dépenserai vraisemblablement beaucoup d'argent.

– Vous ne calomniez pas? vous ne…

– Oh!

– Vous ne nuirez pas à votre prochain?

– Hé, hé! je ne sais pas trop.

– Voyons votre nouveau plan? dit l'abbé devenu curieux.

– Si, au lieu de faire chasser un clou par un autre, pensai-je à mon prie-Dieu après avoir imploré la sainte Vierge de m'éclairer, je faisais renvoyer Calyste par monsieur de Rochefide en lui persuadant de reprendre sa femme: au lieu de prêter les mains au mal pour opérer le bien chez ma fille, j'opérerais un grand bien par un autre bien non moins grand…

Le curé regarda la Portugaise et resta pensif.

– C'est évidemment une idée qui vous est venue de si loin que…

– Aussi, reprit la bonne et humble duchesse, ai-je remercié la Vierge! Et j'ai fait vœu, sans compter une neuvaine, de donner douze cents francs à une famille pauvre, si je réussissais. Mais quand j'ai communiqué ce plan à monsieur de Grandlieu, il s'est mis à rire et m'a dit: – A vos âges, ma parole d'honneur, je crois que vous avez un diable pour vous toutes seules.

– Monsieur le duc a dit en mari la réponse que je vous faisais quand vous m'avez interrompu, reprit l'abbé qui ne put s'empêcher de sourire.

– Ah! mon père, si vous approuvez l'idée, approuverez-vous les moyens d'exécution? Il s'agit de faire chez une certaine madame Schontz, une Béatrix du quartier Saint-Georges, ce que je voulais faire chez madame de Rochefide pour que le marquis reprît sa femme.

– Je suis certain que vous ne pouvez rien faire de mal, dit spirituellement le curé qui ne voulut savoir rien de plus en trouvant le résultat nécessaire. Vous me consulteriez d'ailleurs dans le cas où votre conscience murmurerait, ajouta-t-il. Si, au lieu de donner à cette dame de la rue Saint-Georges une nouvelle occasion de scandale, vous lui donniez un mari?..

– Ah! mon cher directeur, vous avez rectifié la seule chose mauvaise qui se trouvât dans mon plan. Vous êtes digne d'être archevêque, et j'espère ne pas mourir sans vous dire Votre Éminence.

– Je ne vois à tout ceci qu'un inconvénient, reprit le curé.

– Lequel?

– Si madame de Rochefide allait garder monsieur le baron tout en revenant à son mari?

– Ceci me regarde, dit la duchesse. Quand on fait peu d'intrigues, on les fait…

– Mal, très-mal, reprit l'abbé, l'habitude est nécessaire en tout. Tâchez de racoler un de ces mauvais sujets qui vivent dans l'intrigue, et employez-le, sans vous montrer.

– Ah! monsieur le curé, si nous nous servons de l'enfer, le ciel sera-t-il avec nous?..

– Vous n'êtes pas à confesse, répéta l'abbé, sauvez votre enfant!

La bonne duchesse, enchantée de son curé, le reconduisit jusqu'à la porte du salon.

Un orage grondait, comme on le voit, sur monsieur de Rochefide qui jouissait en ce moment de la plus grande somme de bonheur que puisse désirer un Parisien, en se trouvant chez madame Schontz tout aussi mari que chez Béatrix; et, comme l'avait judicieusement dit le duc à sa femme, il paraissait impossible de déranger une si charmante et si complète existence. Cette présomption oblige à de légers détails sur la vie que menait monsieur de Rochefide, depuis que sa femme en avait fait un Homme Abandonné. On comprendra bien alors l'énorme différence que nos lois et nos mœurs mettent, chez les deux sexes, entre la même situation. Tout ce qui tourne en malheur pour une femme abandonnée se change en bonheur chez un homme abandonné. Ce contraste frappant inspirera peut-être à plus d'une jeune femme la résolution de rester dans son ménage, et d'y lutter comme Sabine du Guénic en pratiquant à son choix les vertus les plus assassines ou les plus inoffensives.

Quelques jours après l'escapade de Béatrix, Arthur de Rochefide, devenu fils unique par suite de la mort de sa sœur, première femme du marquis d'Ajuda-Pinto, qui n'en eut pas d'enfants, se vit maître d'abord de l'hôtel de Rochefide, rue d'Anjou-Saint-Honoré, puis de deux cent mille francs de rente que lui laissa son père. Cette opulente succession, ajoutée à la fortune qu'Arthur possédait en se mariant, porta ses revenus, y compris la fortune de sa femme, à mille francs par jour. Pour un gentilhomme doté du caractère que mademoiselle des Touches a peint en quelques mots à Calyste, cette fortune était déjà le bonheur. Pendant que sa femme était à la charge de l'amour et de la maternité, Rochefide jouissait d'une immense fortune, mais il ne la dépensait pas plus qu'il ne dépensait son esprit. Sa bonne grosse vanité, déjà satisfaite d'une encolure de bel homme à laquelle il avait dû quelques succès dont il s'autorisa pour mépriser les femmes, se donnait également pleine carrière dans le domaine de l'intelligence. Doué de cette sorte d'esprit qu'il faut appeler réflecteur, il s'appropriait les saillies d'autrui, celles des pièces de théâtre ou des petits journaux par la manière de les redire; il semblait s'en moquer, il les répétait en charge, il les appliquait comme formules de critique; enfin sa gaieté militaire (il avait servi dans la Garde Royale) en assaisonnait si à propos la conversation, que les femmes sans esprit le proclamaient homme spirituel, et les autres n'osaient pas les contredire. Ce système, Arthur le poursuivait en tout; il devait à la nature le commode génie de l'imitation sans être singe, il imitait gravement. Ainsi, quoique sans goût, il savait toujours adopter et toujours quitter les modes le premier. Accusé de passer un peu trop de temps à sa toilette et de porter un corset, il offrait le modèle de ces gens qui ne déplaisent jamais à personne en épousant sans cesse les idées et les sottises de tout le monde, et qui, toujours à cheval sur la circonstance, ne vieillissent point. C'est les héros de la médiocrité. Ce mari fut plaint, on trouva Béatrix inexcusable d'avoir quitté le meilleur enfant de la terre, et le ridicule n'atteignit que la femme. Membre de tous les clubs, souscripteur à toutes les niaiseries qu'enfantent le patriotisme ou l'esprit de parti mal entendus, complaisance qui le faisait mettre en première ligne à propos de tout, ce loyal, ce brave et très sot gentilhomme, à qui malheureusement tant de riches ressemblent, devait naturellement vouloir se distinguer par quelque manie à la mode. Il se glorifiait donc principalement d'être le sultan d'un sérail à quatre pattes gouverné par un vieil écuyer anglais, et qui par mois absorbait de quatre à cinq mille francs. Sa spécialité consistait à faire courir, il protégeait la race chevaline, il soutenait une revue consacrée à la question hippique; mais il se connaissait médiocrement en chevaux, et depuis la bride jusqu'aux fers il s'en rapportait à son écuyer. C'est assez vous dire que ce demi-garçon n'avait rien en propre, ni son esprit, ni son goût, ni sa situation, ni ses ridicules; enfin sa fortune lui venait de ses pères! Après avoir dégusté tous les déplaisirs du mariage, il fut si content de se retrouver garçon, qu'il disait entre amis: – «Je suis né coiffé!» Heureux surtout de vivre sans les dépenses de représentation auxquelles les gens mariés sont astreints, son hôtel, où depuis la mort de son père il n'avait rien changé, ressemblait à ceux dont les maîtres sont en voyage: il y demeurait peu, il n'y mangeait pas, il y couchait rarement. Voici la raison de cette indifférence.

Après bien des aventures amoureuses, ennuyé des femmes du monde qui sont véritablement ennuyeuses et qui plantent aussi par trop de haies d'épines sèches autour du bonheur, il s'était marié, comme on va le voir, avec la célèbre madame Schontz, célèbre dans le monde des Fanny-Beaupré, des Suzanne du Val-Noble, des Mariette, des Florentine, des Jenny Cadine, etc. Ce monde, de qui l'un de nos dessinateurs a dit spirituellement en en montrant le tourbillon au bal de l'Opéra: – «Quand on pense que tout ça se loge, s'habille et vit bien, voilà qui donne une crâne idée de l'homme!» ce monde si dangereux a déjà fait irruption dans cette histoire des mœurs par les figures typiques de Florine et de l'illustre Malaga d'Une Fille d'Ève et de La Fausse Maîtresse; mais, pour le peindre avec fidélité, l'historien doit proportionner le nombre de ces personnages à la diversité des dénoûments de leurs singulières existences qui se terminent par l'indigence sous sa plus hideuse forme, par des morts prématurées, par l'aisance, par d'heureux mariages, et quelquefois par l'opulence.

Madame Schontz, d'abord connue sous le nom de la Petite-Aurélie pour la distinguer d'une de ses rivales beaucoup moins spirituelle qu'elle, appartenait à la classe la plus élevée de ces femmes dont l'utilité sociale ne peut être révoquée en doute ni par le préfet de la Seine, ni par ceux qui s'intéressent à la prospérité de la ville de Paris. Certes, le Rat taxé de démolir des fortunes souvent hypothétiques, rivalise bien plutôt avec le castor. Sans les Aspasies du quartier Notre-Dame de Lorette, il ne se bâtirait pas tant de maisons à Paris. Pionniers des plâtres neufs, elles vont remorquées par la Spéculation le long des collines de Montmartre, plantant les piquets de leurs tentes, soit dit sans jeu de mots, dans ces solitudes de moellons sculptés qui meublent les rues européennes d'Amsterdam, de Milan, de Stockholm, de Londres, de Moscou, steppes architecturales où le vent fait mugir d'innombrables écriteaux qui en accusent le vide par ces mots: Appartements à louer! La situation de ces dames se détermine par celle qu'elles prennent dans ces quartiers apocryphes; si leur maison se rapproche de la ligne tracée par la rue de Provence, la femme a des rentes, son budget est prospère; mais cette femme s'élève-t-elle vers la ligne des boulevards extérieurs, remonte-t-elle vers la ville affreuse de Batignolles, elle est sans ressources. Or, quand monsieur de Rochefide rencontra madame Schontz, elle occupait le troisième étage de la seule maison qui existât rue de Berlin, elle campait donc sur la lisière du malheur et sur celle de Paris. Cette femme fille ne se nommait, vous devez le pressentir, ni Schontz ni Aurélie! Elle cachait le nom de son père, un vieux soldat de l'empire, l'éternel colonel qui fleurit à l'aurore de ces existences féminines soit comme père, soit comme séducteur. Madame Schontz avait joui de l'éducation gratuite de Saint-Denis, où l'on élève admirablement les jeunes personnes, mais qui n'offre aux jeunes personnes ni maris ni débouchés au sortir de cette école, admirable création de l'Empereur à laquelle il ne manque qu'une seule chose: l'Empereur! – «Je serai là, pour pourvoir les filles de mes légionnaires,» répondit-il à l'observation d'un de ses ministres qui prévoyait l'avenir. Napoléon avait dit aussi: « – Je serai là!» pour les membres de l'Institut à qui l'on devrait ne donner aucun appointement plutôt que de leur envoyer quatre-vingt-trois francs par mois, traitement inférieur à celui de certains garçons de bureau. Aurélie était bien réellement la fille de l'intrépide colonel Schiltz, un chef de ces audacieux partisans alsaciens qui faillirent sauver l'Empereur dans la campagne de France, et qui mourut à Metz, pillé, volé, ruiné. En 1814, Napoléon mit à Saint-Denis la petite Joséphine Schiltz, alors âgée de neuf ans. Orpheline de père et de mère, sans asile, sans ressources, cette pauvre enfant ne fut pas chassée de l'établissement au second retour des Bourbons. Elle y fut sous-maîtresse jusqu'en 1827; mais alors la patience lui manqua, sa beauté la séduisit. A sa majorité, Joséphine Schiltz, la filleule de l'impératrice, aborda la vie aventureuse des courtisanes, conviée à ce douteux avenir par l'exemple fatal de quelques-unes de ses camarades, comme elle sans ressources, et qui s'applaudissaient de leur résolution. Elle substitua un on à l'il du nom paternel et se plaça sous le patronage de sainte Aurélie. Vive, spirituelle, instruite, elle fit plus de fautes que celles de ses stupides compagnes dont les écarts eurent toujours l'intérêt pour base. Après avoir connu des écrivains pauvres mais malhonnêtes, spirituels mais endettés; après avoir essayé de quelques gens riches aussi calculateurs que niais, après avoir sacrifié le solide à l'amour vrai, s'être permis toutes les écoles où s'acquiert l'expérience, en un jour d'extrême misère où chez Valentino, cette première étape de Musard, elle dansait vêtue d'une robe, d'un chapeau, d'une mantille d'emprunt, elle attira l'attention d'Arthur, venu là pour voir le fameux galop! Elle fanatisa par son esprit ce gentilhomme qui ne savait plus à quelle passion se vouer; et, alors, deux ans après avoir été quitté par Béatrix dont l'esprit l'humiliait assez souvent, le marquis ne fut blâmé par personne de se marier au treizième arrondissement de Paris avec une Béatrix d'occasion.

Esquissons ici les quatre saisons de ce bonheur. Il est nécessaire de montrer que la théorie du mariage au treizième arrondissement en enveloppe également tous les administrés. Soyez marquis et quadragénaire, ou sexagénaire et marchand retiré, six fois millionnaire ou rentier (Voir Un Début dans la Vie), grand seigneur ou bourgeois, la stratégie de la passion, sauf les différences inhérentes aux zones sociales, ne varie pas. Le cœur et la caisse sont toujours en rapports exacts et définis. Enfin, vous estimerez les difficultés que la duchesse devait rencontrer dans l'exécution de son plan charitable.

On ne sait pas quelle est en France la puissance des mots sur les gens ordinaires, ni quel mal font les gens d'esprit qui les inventent. Ainsi, nul teneur de livres ne pourrait supputer le chiffre des sommes qui sont restées improductives, verrouillées au fond des cœurs généreux et des caisses par cette ignoble phrase: —Tirer une carotte!.. Ce mot est devenu si populaire qu'il faut bien lui permettre de salir cette page. D'ailleurs, en pénétrant dans le treizième arrondissement, il faut bien en accepter le patois pittoresque. Monsieur de Rochefide, comme tous les petits esprits, avait toujours peur d'être carotté. Le substantif s'est fait verbe. Dès le début de sa passion pour madame Schontz, Arthur fut sur ses gardes, et fut alors très rat, pour employer un autre mot aux ateliers de bonheur et aux ateliers de peinture. Le mot rat, quand il s'applique à une jeune fille, signifie le convive, mais appliqué à l'homme, il signifie un avare amphitryon. Madame Schontz avait trop d'esprit et connaissait trop bien les hommes pour ne pas concevoir les plus grandes espérances d'après un pareil commencement. Monsieur de Rochefide alloua cinq cents francs par mois à madame Schontz, lui meubla mesquinement un appartement de douze cents francs à un second étage rue Coquenard, et se mit à étudier le caractère d'Aurélie qui lui fournit aussitôt un caractère à étudier en s'apercevant de cet espionnage. Aussi Rochefide fut-il heureux de rencontrer une fille douée d'un si beau caractère; mais il n'y vit rien d'étonnant: la mère était une Barnheim de Bade, une femme comme il faut! Aurélie avait été d'ailleurs si bien élevée!.. Parlant l'anglais, l'allemand et l'italien, elle possédait à fond les littératures étrangères. Elle pouvait lutter sans désavantage contre les pianistes du second ordre. Et, notez ce point! elle se comportait avec ses talents comme les personnes bien nées, elle n'en disait rien. Elle prenait la brosse chez un peintre, la maniait par raillerie, et faisait une tête assez crânement pour produire un étonnement général. Par désœuvrement, durant le temps où elle dépérissait sous-maîtresse, elle avait poussé des pointes dans le domaine des sciences; mais sa vie de femme entretenue avait couvert ces bonnes semences d'un manteau de sel, et naturellement elle fit honneur à son Arthur de la floraison de ces germes précieux, recultivés pour lui. Aurélie commença donc par être d'un désintéressement égal à la volupté, qui permit à cette faible corvette d'attacher sûrement ses grappins sur ce vaisseau de haut bord. Néanmoins, vers la fin de la première année, elle faisait des tapages ignobles dans l'antichambre avec ses socques en s'arrangeant pour rentrer au moment où le marquis l'attendait, et cachait, de manière à le bien montrer, un bas de sa robe outrageusement crotté. Enfin, elle sut si parfaitement persuader à son gros papa que toute son ambition, après tant de hauts et bas, était de conquérir honnêtement une petite existence bourgeoise que, dix mois après leur rencontre, la seconde phase se déclara.

На страницу:
5 из 11