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La Comédie humaine, Volume 4
La Comédie humaine, Volume 4

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La Comédie humaine, Volume 4

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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– Comment ferai-je, demain matin?.. se dit-il en s'endormant, et redoutant l'espèce d'inspection à laquelle se livrait Sabine.

En abordant Calyste, et même parfois dans la journée, Sabine lui demandait: « – M'aimes-tu toujours?» Ou bien: « – Je ne t'ennuie pas?» Interrogations gracieuses, variées selon le caractère ou l'esprit des femmes, et qui cachent leurs angoisses ou feintes ou réelles.

Il vient à la surface des cœurs les plus nobles et les plus purs des boues soulevées par les ouragans. Ainsi, le lendemain matin, Calyste, qui certes aimait son enfant, tressaillit de joie en apprenant que Sabine guettait la cause de quelques convulsions en craignant le croup et qu'elle ne voulait pas quitter le petit Calyste. Le baron prétexta d'une affaire et sortit en évitant de déjeuner à la maison. Il s'échappa comme s'échappent les prisonniers, heureux d'aller à pied, de marcher par le pont Louis XVI et les Champs-Élysées, vers un café du boulevard où il se plut à déjeuner en garçon.

Qu'y a-t-il donc dans l'amour? La nature regimbe-t-elle sous le joug social? la nature veut-elle que l'élan de la vie donnée soit spontané, libre, que ce soit le cours d'un torrent fougueux, brisé par les rochers de la contradiction, de la coquetterie, au lieu d'être une eau coulant tranquillement entre les deux rives de la Mairie, de l'Église? A-t-elle ses desseins quand elle couve ces éruptions volcaniques auxquelles sont dus les grands hommes peut-être? Il eût été difficile de trouver un jeune homme élevé plus saintement que Calyste, de mœurs plus pures, moins souillé d'irréligion, et il bondissait vers une femme indigne de lui, quand un clément, un radieux hasard lui avait présenté dans la baronne du Guénic une jeune fille d'une beauté vraiment aristocratique, d'un esprit fin et délicat, pieuse, aimante et attachée uniquement à lui, d'une douceur angélique encore attendrie par l'amour, par un amour passionné malgré le mariage, comme l'était le sien pour Béatrix. Peut-être les hommes les plus grands ont-ils gardé dans leur constitution un peu d'argile, la fange leur plaît encore. L'être le moins imparfait serait donc alors la femme, malgré ses fautes et ses déraisons. Néanmoins madame de Rochefide, au milieu du cortége de prétentions poétiques qui l'entourait, et malgré sa chute, appartenait à la plus haute noblesse, elle offrait une nature plus éthérée que fangeuse, et cachait la courtisane qu'elle se proposait d'être sous les dehors les plus aristocratiques. Ainsi, cette explication ne rendrait pas compte de l'étrange passion de Calyste. Peut-être en trouverait-on la raison dans une vanité si profondément enterrée que les moralistes n'ont pas encore découvert ce côté du vice. Il est des hommes pleins de noblesse comme Calyste, beaux comme Calyste, riches et distingués, bien élevés, qui se fatiguent, à leur insu peut-être, d'un mariage avec une nature semblable à la leur, des êtres dont la noblesse ne s'étonne pas de la noblesse, que la grandeur et la délicatesse toujours consonnant à la leur, laissent dans le calme, et qui vont chercher auprès des natures inférieures ou tombées la sanction de leur supériorité, si toutefois ils ne vont pas leur mendier des éloges. Le contraste de la décadence morale et du sublime divertit leurs regards. Le pur brille tant dans le voisinage de l'impur! Cette contradiction amuse. Calyste n'avait rien à protéger dans Sabine, elle était irréprochable, les forces perdues de son cœur allaient toutes vibrer chez Béatrix. Si des grands hommes ont joué sous nos yeux ce rôle de Jésus relevant la femme adultère, pourquoi les gens ordinaires seraient-ils plus sages?

Calyste atteignit à l'heure de deux heures en vivant sur cette phrase: Je vais la revoir! un poëme qui souvent a défrayé des voyages de sept cents lieues!.. Il alla d'un pas leste jusqu'à la rue de Courcelles, il reconnut la maison quoiqu'il ne l'eût jamais vue, et il resta, lui, le gendre du duc de Grandlieu, lui riche, lui noble comme les Bourbons, au bas de l'escalier, arrêté par la question d'un vieux valet.

– Le nom de monsieur?

Calyste comprit qu'il devait laisser à Béatrix son libre arbitre, et il examina le jardin, les murs ondés par les lignes noires et jaunes que produisent les pluies sur les plâtres de Paris.

Madame de Rochefide, comme presque toutes les grandes dames qui rompent leur chaîne, s'était enfuie en laissant à son mari sa fortune, elle n'avait pas voulu tendre la main à son tyran. Conti, mademoiselle des Touches avaient évité les ennuis de la vie matérielle à Béatrix, à qui sa mère fit d'ailleurs, à plusieurs reprises, passer quelques sommes. En se trouvant seule, elle fut obligée à des économies assez rudes pour une femme habituée au luxe. Elle avait donc grimpé sur le sommet de la colline où s'étale le parc de Monceaux, et s'était réfugiée dans une ancienne petite maison de grand seigneur située sur la rue, mais accompagnée d'un charmant petit jardin, et dont le loyer ne dépassait pas dix-huit cents francs. Néanmoins, toujours servie par un vieux domestique, par une femme de chambre et par une cuisinière d'Alençon attachés à son infortune, sa misère aurait constitué l'opulence de bien des bourgeoises ambitieuses. Calyste monta par un escalier dont les marches en pierre avaient été poncées et dont les paliers étaient pleins de fleurs. Au premier étage le vieux valet ouvrit, pour introduire le baron dans l'appartement, une double porte en velours rouge, à losanges de soie rouge et à clous dorés. La soie, le velours tapissaient les pièces par lesquelles Calyste passa. Des tapis de couleurs sérieuses, des draperies entrecroisées aux fenêtres, les portières, tout à l'intérieur contrastait avec la mesquinerie de l'extérieur mal entretenu par le propriétaire. Calyste attendit Béatrix dans un salon d'un style sobre, où le luxe s'était fait simple. Cette pièce, tendue de velours couleur grenat rehaussé par des soieries d'un jaune mat, à tapis rouge foncé, dont les fenêtres ressemblaient à des serres, tant les fleurs abondaient dans les jardinières, était éclairée par un jour si faible qu'à peine Calyste vit-il sur la cheminée deux vases en vieux céladon rouge, entre lesquels brillait une coupe d'argent attribuée à Benvenuto Cellini, apportée d'Italie par Béatrix. Les meubles en bois doré garnis en velours, les magnifiques consoles sur une desquelles était une pendule curieuse, la table à tapis de Perse, tout attestait une ancienne opulence dont les restes avaient été bien disposés. Sur un petit meuble, Calyste aperçut des bijoux, un livre commencé dans lequel scintillait le manche orné de pierreries d'un poignard qui servait de coupoir, symbole de la critique. Enfin, sur le mur, dix aquarelles richement encadrées, qui toutes représentaient les chambres à coucher des diverses habitations où sa vie errante avait fait séjourner Béatrix, donnaient la mesure d'une impertinence supérieure.

Le froufrou d'une robe de soie annonça l'infortunée qui se montra dans une toilette étudiée, et qui certes aurait dit à un roué qu'on l'attendait. La robe, taillée en robe de chambre pour laisser entrevoir un coin de la blanche poitrine, était en moire gris-perle, à grandes manches ouvertes d'où les bras sortaient couverts d'une double manche à bouffants divisés par des lisérés, et garnie de dentelles au bout. Les beaux cheveux que le peigne avait fait foisonner s'échappaient de dessous un bonnet de dentelle et de fleurs.

– Déjà?.. dit-elle en souriant. Un amant n'aurait pas un tel empressement. Vous avez des secrets à me dire, n'est-ce pas?

Et elle se posa sur une causeuse invitant par un geste Calyste à se mettre près d'elle. Par un hasard cherché peut-être (car les femmes ont deux mémoires, celle des anges et celle des démons), Béatrix exhalait le parfum dont elle se servait aux Touches lors de sa rencontre avec Calyste. La première aspiration de cette odeur, le contact de cette robe, le regard de ces yeux qui, dans ce demi-jour, attiraient la lumière pour la renvoyer, tout fit perdre la tête à Calyste. Le malheureux retrouva cette violence qui déjà faillit tuer Béatrix; mais, cette fois, la marquise était au bord d'une causeuse, et non de l'Océan, elle se leva pour aller sonner, en posant un doigt sur ses lèvres. A ce signe, Calyste, rappelé à l'ordre, se contint, il comprit que Béatrix n'avait aucune intention belliqueuse.

– Antoine, je n'y suis pour personne, dit-elle au vieux domestique. Mettez du bois dans le feu. – Vous voyez, Calyste, que je vous traite en ami, reprit-elle avec dignité quand le vieillard fut sorti, ne me traitez pas en maîtresse. J'ai deux observations à vous faire. D'abord, je ne me disputerais pas sottement à un homme aimé; puis je ne veux plus être à aucun homme au monde, car j'ai cru, Calyste, être aimée par une espèce de Rizzio qu'aucun engagement n'enchaînait, par un homme entièrement libre, et vous voyez où cet entraînement fatal m'a conduite? Vous, vous êtes sous l'empire du plus saint des devoirs, vous avez une femme jeune, aimable, délicieuse; enfin, vous êtes père. Je serais, comme vous l'êtes, sans excuse et nous serions deux fous…

– Ma chère Béatrix, toutes ces raisons tombent devant un mot: je n'ai jamais aimé que vous au monde, et l'on m'a marié malgré moi.

– Un tour que nous a joué mademoiselle des Touches, dit-elle en souriant.

Trois heures se passèrent pendant lesquelles madame de Rochefide maintint Calyste dans l'observation de la foi conjugale en lui posant l'horrible ultimatum d'une renonciation radicale à Sabine. Rien ne la rassurerait, disait-elle, dans la situation horrible où la mettrait l'amour de Calyste. Elle regardait d'ailleurs le sacrifice de Sabine comme peu de chose, elle la connaissait bien!

– C'est, mon cher enfant, une femme qui tient toutes les promesses de la fille. Elle est bien Grandlieu, brune comme sa mère la Portugaise, pour ne pas dire orange, et sèche comme son père. Pour dire la vérité, votre femme ne sera jamais perdue, c'est un grand garçon qui peut aller tout seul. Pauvre Calyste, est-ce là la femme qu'il vous fallait? Elle a de beaux yeux, mais ces yeux-là sont communs en Italie, en Espagne et en Portugal. Peut-on avoir de la tendresse avec des formes si maigres? Ève est blonde, les femmes brunes descendent d'Adam, les blondes tiennent de Dieu dont la main a laissé sur Ève sa dernière pensée, une fois la création accomplie.

Vers six heures Calyste, au désespoir, prit son chapeau pour s'en aller.

– Oui, va-t'en, mon pauvre ami, ne lui donne pas le chagrin de dîner sans toi!..

Calyste resta. Si jeune, il était si facile à prendre par ses côtés mauvais.

– Vous oseriez dîner avec moi? dit Béatrix en jouant un étonnement provocateur; ma maigre chère ne vous effrayerait pas, et vous auriez assez d'indépendance pour me combler de joie par cette petite preuve d'affection?

– Laissez-moi seulement, dit-il, écrire un petit mot à Sabine, car elle m'attendrait jusqu'à neuf heures.

– Tenez, voici la table où j'écris, dit Béatrix.

Elle alluma les bougies elle-même, et en apporta une sur la table afin de lire ce qu'écrirait Calyste.

«Ma chère Sabine…

– Ma chère! Votre femme vous est encore chère? dit-elle en le regardant d'un air froid à lui geler la moelle dans les os. Allez! allez dîner avec elle!..

– Je dîne au cabaret avec des amis…

– Un mensonge. Fi! vous êtes indigne d'être aimé par elle ou par moi!.. Les hommes sont tous lâches avec nous! Allez, monsieur, allez dîner avec votre chère Sabine.

Calyste se renversa sur le fauteuil, et y devint pâle comme la mort. Les Bretons possèdent une nature de courage qui les porte à s'entêter dans les difficultés. Le jeune baron se redressa, se campa le coude sur la table, le menton dans la main, et regarda d'un œil étincelant l'implacable Béatrix. Il fut si superbe, qu'une femme du nord ou du midi serait tombée à genoux en lui disant: – Prends-moi! Mais Béatrix, née sur la lisière de la Normandie et de la Bretagne, appartenait à la race des Casteran, l'abandon avait développé chez elle les férocités du Franc, la méchanceté du Normand; il lui fallait un éclat terrible pour vengeance, elle ne céda point à ce sublime mouvement.

– Dictez ce que je dois écrire, j'obéirai, dit le pauvre garçon. Mais alors…

– Eh bien, oui, dit-elle, car tu m'aimeras encore comme tu m'aimais à Guérande. Écris: Je dîne en ville, ne m'attendez pas!

– Et… dit Calyste qui crut à quelque chose de plus.

– Rien, signez. Bien, dit-elle en sautant sur ce poulet avec une joie contenue, je vais faire envoyer cela par un commissionnaire.

– Maintenant… s'écria Calyste en se levant comme un homme heureux.

– Ah! j'ai gardé, je crois, mon libre arbitre!.. dit-elle en se retournant et s'arrêtant à mi-chemin de la table à la cheminée où elle alla sonner. – Tenez, Antoine, faites porter ce mot à son adresse. Monsieur dîne ici.

Calyste rentra vers deux heures du matin à son hôtel. Après avoir attendu jusqu'à minuit et demi, Sabine s'était couchée, accablée de fatigue; elle dormait quoiqu'elle eût été vivement atteinte par le laconisme du billet de son mari; mais elle l'expliqua!.. l'amour vrai commence chez la femme par expliquer tout à l'avantage de l'homme aimé.

– Calyste était pressé, se dit-elle.

Le lendemain matin, l'enfant allait bien, les inquiétudes de la mère étaient calmées. Sabine vint en riant avec le petit Calyste dans ses bras, le présenter au père quelques moments avant le déjeuner en faisant de ces jolies folies, en disant ces paroles bêtes que font et que disent les jeunes mères. Cette petite scène conjugale permit à Calyste d'avoir une contenance, il fut charmant avec sa femme, tout en pensant qu'il était un monstre. Il joua comme un enfant avec monsieur le chevalier, il joua trop même, il outra son rôle, mais Sabine n'en était pas arrivée à ce degré de défiance auquel une femme peut reconnaître une nuance si délicate.

Enfin, au déjeuner, Sabine lui demanda: – Qu'as-tu donc fait hier?

– Portenduère, répondit-il, m'a gardé à dîner et nous sommes allés au club jouer quelques parties de whist.

– C'est une sotte vie, mon Calyste, répliqua Sabine. Les jeunes gentilshommes de ce temps-ci devraient penser à reconquérir dans leur pays tout le terrain perdu par leurs pères. Ce n'est pas en fumant des cigares, faisant le whist, désœuvrant encore leur oisiveté, s'en tenant à dire des impertinences aux parvenus qui les chassent de toutes leurs positions, se séparant des masses auxquelles ils devraient servir d'âme, d'intelligence, en être la providence, que vous existerez. Au lieu d'être un parti, vous ne serez plus qu'une opinion, comme a dit de Marsay. Ah! si tu savais combien mes pensées se sont élargies depuis que j'ai bercé, nourri ton enfant. Je voudrais voir devenir historique ce vieux nom de du Guénic! Tout à coup, plongeant son regard dans les yeux de Calyste qui l'écoutait d'un air pensif, elle lui dit: «Avoue que le premier billet que tu m'auras écrit est un peu sec.»

– Je n'ai pensé à te prévenir qu'au club…

– Tu m'as cependant écrit sur du papier de femme, il sentait une odeur que je ne connais pas.

– Ils sont si drôles les directeurs de club!..

Le vicomte de Portenduère et sa femme, un charmant ménage, avaient fini par devenir intimes avec les du Guénic au point de payer leur loge aux Italiens par moitié. Les deux jeunes femmes, Ursule et Sabine, avaient été conviées à cette amitié par le délicieux échange de conseils, de soins, de confidences à propos des enfants. Pendant que Calyste, assez novice en mensonge, se disait: – Je vais aller prévenir Savinien, Sabine se disait: – Il me semble que le papier porte une couronne!.. Cette réflexion passa comme un éclair dans cette conscience, et Sabine se gourmanda de l'avoir faite; mais elle se proposa de chercher le papier que, la veille, au milieu des terreurs auxquelles elle était en proie, elle avait jeté dans sa boîte aux lettres.

Après le déjeuner, Calyste sortit en disant à sa femme qu'il allait rentrer, il monta dans une de ces petites voitures basses à un cheval par lesquelles on commençait à remplacer l'incommode cabriolet de nos ancêtres. Il courut en quelques minutes rue des Saints-Pères où demeurait le vicomte, qu'il pria de lui rendre le petit service de mentir à charge de revanche, dans le cas où Sabine questionnerait la vicomtesse. Une fois dehors, Calyste, ayant préalablement demandé la plus grande vitesse, alla de la rue des Saints-Pères à la rue de Chartres en quelques minutes; il voulait voir comment Béatrix avait passé le reste de la nuit. Il trouva l'heureuse infortunée sortie du bain, fraîche, embellie, et déjeunant de fort bon appétit. Il admira la grâce avec laquelle cet ange mangeait des œufs à la coque, et s'émerveilla du déjeuner en or, présent d'un lord mélomane à qui Conti fit quelques romances pour lesquelles le lord avait donné ses idées, et qui les avait publiées comme de lui. Il écouta quelques traits piquants dits par son idole dont la grande affaire était de l'amuser tout en se fâchant et pleurant au moment où il partait. Il crut n'être resté qu'une demi-heure, et il ne rentra chez lui qu'à trois heures. Son beau cheval anglais, un cadeau de la vicomtesse de Grandlieu, semblait sortir de l'eau tant il était trempé de sueur. Par un hasard que préparent toutes les femmes jalouses, Sabine stationnait à une fenêtre donnant sur la cour, impatiente de ne pas voir rentrer Calyste, inquiète sans savoir pourquoi. L'état du cheval dont la bouche écumait la frappa.

– D'où vient-il? Cette interrogation lui fut soufflée dans l'oreille par cette puissance qui n'est pas la conscience, qui n'est pas le démon, qui n'est pas l'ange; mais qui voit, qui pressent, qui nous montre l'inconnu, qui fait croire à des êtres moraux, à des créatures nées dans notre cerveau, allant et venant, vivant dans la sphère invisible des idées.

– D'où viens-tu donc, cher ange? dit-elle à Calyste au-devant de qui elle descendit jusqu'au premier palier de l'escalier. Abd-el-Kader est presque fourbu, tu ne devais être qu'un instant dehors, et je t'attends depuis trois heures…

– Allons, se dit Calyste qui faisait des progrès dans la dissimulation, je m'en tirerai par un cadeau. – Chère nourrice, répondit-il tout haut à sa femme en la prenant par la taille avec plus de câlinerie qu'il n'en eût déployé s'il n'eût pas été coupable, je le vois, il est impossible d'avoir un secret, quelque innocent qu'il soit, pour une femme qui nous aime…

– On ne se dit pas de secrets dans un escalier, répondit-elle en riant. Viens.

Au milieu du salon qui précédait la chambre à coucher, elle vit dans une glace la figure de Calyste qui, ne se sachant pas observé, laissait paraître sa fatigue et ses vrais sentiments en ne souriant plus.

– Le secret!.. dit-elle en se retournant.

– Tu as été d'un héroïsme de nourrice qui me rend plus cher encore l'héritier présomptif des du Guénic; j'ai voulu te faire une surprise, absolument comme un bourgeois de la rue Saint-Denis. On finit en ce moment pour toi une toilette à laquelle ont travaillé des artistes; ma mère et ma tante Zéphirine y ont contribué…

Sabine enveloppa Calyste de ses bras, le tint serré sur son cœur, la tête dans son cou, faiblissant sous le poids du bonheur, non pas à cause de la toilette, mais à cause du premier soupçon dissipé. Ce fut un de ces élans magnifiques qui se comptent et que ne peuvent pas prodiguer tous les amours, même excessifs, car la vie serait trop promptement brûlée. Les hommes devraient alors tomber aux pieds des femmes pour les adorer, car c'est un sublime où les forces du cœur et de l'intelligence se versent comme les eaux des nymphes architecturales jaillissent des urnes inclinées. Sabine fondit en larmes.

Tout à coup, comme mordue par une vipère, elle quitta Calyste, alla se jeter sur un divan, et s'y évanouit. La réaction subite du froid sur ce cœur enflammé, de la certitude sur les fleurs ardentes de ce Cantique des cantiques faillit tuer l'épouse. En tenant ainsi Calyste, en plongeant le nez dans sa cravate, abandonnée qu'elle était à sa joie, elle avait senti l'odeur du papier de la lettre!.. Une autre tête de femme avait roulé là, dont les cheveux et la figure laissaient une odeur adultère. Elle venait de baiser la place où les baisers de sa rivale étaient encore chauds!..

– Qu'as-tu?.. dit Calyste après avoir rappelé Sabine à la vie en lui passant sur le visage un linge mouillé, lui faisant respirer des sels…

– Allez chercher mon médecin et mon accoucheur, tous deux! Oui, j'ai, je le sens, une révolution de lait… Ils ne viendront à l'instant que si vous les en priez vous-même…

Le vous frappa Calyste qui, tout effrayé, sortit précipitamment. Dès que Sabine entendit la porte cochère se fermant, elle se leva comme une biche effrayée, elle tourna dans son salon comme une folle en criant: – Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Ces deux mots tenaient lieu de toutes ses idées. La crise qu'elle avait annoncée comme prétexte eut lieu. Ses cheveux devinrent dans sa tête autant d'aiguilles rougies au feu des névroses. Son sang bouillonnant lui parut à la fois se mêler à ses nerfs et vouloir sortir par ses pores! Elle fut aveugle pendant un moment. Elle cria: – Je meurs!

Quand à ce terrible cri de mère et de femme attaquée, sa femme de chambre entra; quand prise et portée au lit, elle eut recouvré la vue et l'esprit, le premier éclair de son intelligence fut pour envoyer cette fille chez son amie, madame de Portenduère. Sabine sentit ses idées tourbillonnant dans sa tête comme des fétus emportés par une trombe. – J'en ai vu, disait-elle plus tard, des myriades à la fois. Elle sonna le valet de chambre, et, dans le transport de la fièvre, elle eut la force d'écrire la lettre suivante, car elle était dominée par une rage, celle d'avoir une certitude!..

A MADAME LA BARONNE DU GUÉNIC

«Chère maman, quand vous viendrez à Paris, comme vous nous l'avez fait espérer, je vous remercierai moi-même du beau présent par lequel vous avez voulu, vous, ma tante Zéphirine et Calyste, me remercier d'avoir accompli mes devoirs. J'étais déjà bien payée par mon propre bonheur!.. Je renonce à vous exprimer le plaisir que m'a fait cette charmante toilette, c'est quand vous serez près de moi que je vous le dirai. Croyez qu'en me parant devant ce bijou, je penserai toujours, comme la dame romaine, que ma plus belle parure est notre cher petit ange, etc.»

Elle fit mettre à la poste pour Guérande cette lettre par sa femme de chambre. Quand la vicomtesse de Portenduère entra, le frisson d'une fièvre épouvantable succédait chez Sabine à ce premier paroxysme de folie.

– Ursule, il me semble que je vais mourir, lui dit-elle.

– Qu'avez-vous, ma chère?

– Qu'est-ce que Savinien et Calyste ont donc fait hier après avoir dîné chez vous?

– Quel dîner? repartit Ursule, à qui son mari n'avait encore rien dit en ne croyant pas à une enquête immédiate. Savinien et moi, nous avons dîné hier ensemble et nous sommes allés aux Italiens, sans Calyste.

– Ursule, ma chère petite, au nom de votre amour pour Savinien, gardez-moi le secret sur ce que tu viens de me dire et sur ce que je te dirai de plus. Toi seule sauras de quoi je meurs… Je suis trahie, au bout de la troisième année, à vingt-deux ans et demi!..

Ses dents claquaient, elle avait les yeux gelés, ternes, son visage prenait des teintes verdâtres et l'apparence d'une vieille glace de Venise.

– Vous, si belle!.. Et pour qui?..

– Je ne sais pas! Mais Calyste m'a fait deux mensonges… Pas un mot! Ne me plains pas, ne te courrouce pas, fais l'ignorante; tu sauras peut-être qui par Savinien. Oh! la lettre d'hier!..

Et grelottant, et en chemise, elle s'élança vers un petit meuble et y prit la lettre…

– Une couronne de marquise! dit-elle en se remettant au lit. Sache si madame de Rochefide est à Paris?.. J'aurai donc un cœur où pleurer, où gémir!.. Oh! ma petite, voir ses croyances, sa poésie, son idole, sa vertu, son bonheur, tout, tout en pièces, flétri, perdu!.. Plus de Dieu dans le ciel! plus d'amour sur terre, plus de vie au cœur, plus rien… Je ne sais s'il fait jour, je doute du soleil… Enfin, j'ai tant de douleur au cœur que je ne sens presque pas les atroces souffrances qui me labourent le sein et la figure. Heureusement le petit est sevré, mon lait l'eût empoisonné!

A cette idée, un torrent de larmes jaillit des yeux de Sabine, jusque-là secs.

La jolie madame de Portenduère, tenant à la main la lettre fatale que Sabine avait une dernière fois flairée, restait comme hébétée devant cette vraie douleur, saisie par cette agonie de l'amour, sans se l'expliquer, malgré les récits incohérents par lesquels Sabine essaya de tout raconter. Tout à coup Ursule fut illuminée par une de ces idées qui ne viennent qu'aux amies sincères.

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