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La Comédie humaine, Volume 4
La Comédie humaine, Volume 4

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La Comédie humaine, Volume 4

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Язык: Французский
Год издания: 2017
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Madame Latournelle et madame Dumay, chargées d'observer Modeste, eurent je ne sais quoi d'emprunté dans le maintien, de tremblant dans la voix que l'inculpée ne remarqua point, tant elle paraissait absorbée par sa broderie. Modeste plaquait chaque fil de coton avec une perfection à désespérer des brodeuses. Son visage disait tout le plaisir que lui causait le mat du pétale qui finissait une fleur entreprise. Le nain, assis entre sa patronne et Gobenheim, retenait ses larmes, il se demandait comment arriver à Modeste, afin de lui jeter deux mots d'avis à l'oreille. En prenant position devant madame Mignon, madame Latournelle avait, avec sa diabolique intelligence de dévote, isolé Modeste.

Madame Mignon, silencieuse dans sa cécité, plus pâle que ne la faisait sa pâleur habituelle, disait assez qu'elle savait l'épreuve à laquelle Modeste allait être soumise. Peut-être au dernier moment blâmait-elle ce stratagème, tout en le trouvant nécessaire. De là son silence. Elle pleurait en dedans.

Exupère, la détente du piége, ignorait entièrement la pièce où le hasard lui donnait un rôle. Gobenheim restait, par un effet de son caractère, dans une insouciance égale à celle que montrait Modeste.

Pour un spectateur instruit, ce contraste entre la complète ignorance des uns et la palpitante attention des autres eût été sublime. Aujourd'hui plus que jamais, les romanciers disposent de ces effets et ils sont dans leur droit; car la nature s'est, de tout temps, permis d'être plus forte qu'eux. Ici, la nature, vous le verrez, la nature sociale, qui est une nature dans la nature, se donnait le plaisir de faire l'histoire plus intéressante que le roman, de même que les torrents dessinent des fantaisies interdites aux peintres, et accomplissent des tours de force en disposant ou léchant les pierres à surprendre les statuaires et les architectes.

Il était huit heures. En cette saison, le crépuscule jette alors ses dernières lueurs. Ce soir-là, le ciel n'offrait pas un nuage, l'air attiédi caressait la terre, les fleurs embaumaient, on entendait crier le sable sous les pieds de quelques promeneurs qui rentraient. La mer reluisait comme un miroir. Enfin il faisait si peu de vent, que les bougies allumées sur la table à jouer montraient leurs flammes tranquilles, quoique les croisées fussent entr'ouvertes. Ce salon, cette soirée, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, étudiée alors par ces personnes avec la profonde attention d'un peintre en présence de la Margherita Doni, l'une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermée comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces précautions?.. Vous connaissez la cage, voici l'oiseau.

Alors âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu'une de ces sirènes inventées par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés, Modeste offre, comme autrefois sa mère, une coquette expression de cette grâce peu comprise en France, où nous l'appelons sensiblerie, mais qui, chez les Allemandes, est la poésie du cœur arrivée à la surface de l'être et s'épanchant en minauderies chez les sottes, en divines manières chez les filles spirituelles. Remarquable par sa chevelure couleur d'or pâle, elle appartient à ce genre de femmes nommées, sans doute en mémoire d'Ève, les blondes célestes, et dont l'épiderme satiné ressemble à du papier de soie appliqué sur la chair, qui frissonne sous l'hiver ou s'épanouit au soleil du regard, en rendant la main jalouse de l'œil. Sous ces cheveux, légers comme des marabouts et bouclés à l'anglaise, le front, que vous eussiez dit tracé par le compas tant il est pur de modelé, reste discret, calme jusqu'à la placidité, quoique lumineux de pensée; mais quand et où pouvait-on en voir de plus uni, d'une netteté si transparente? il semble, comme une perle, avoir un orient. Les yeux d'un bleu tirant sur le gris, limpides comme des yeux d'enfant, en montraient alors toute la malice et toute l'innocence, en harmonie avec l'arc des sourcils à peine indiqué par des racines plantées comme celles faites au pinceau dans les figures chinoises. Cette candeur spirituelle est encore relevée autour des yeux et dans les coins, aux tempes, par des tons de nacre à filets bleus, privilége de ces teints délicats. La figure, de l'ovale si souvent trouvé par Raphaël pour ses madones, se distingue par la couleur sobre et virginale des pommettes, aussi douce que la rose de Bengale, et sur laquelle les longs cils d'une paupière diaphane jetaient des ombres mélangées de lumière. Le cou, alors penché, presque frêle, d'un blanc de lait, rappelle ces lignes fuyantes, aimées de Léonard de Vinci. Quelques petites taches de rousseur, semblables aux mouches du dix-huitième siècle, disent que Modeste est bien une fille de la terre, et non l'une de ces créations rêvées en Italie par l'École Angélique. Quoique fines et grasses tout à la fois, ses lèvres, un peu moqueuses, expriment la volupté. Sa taille, souple sans être frêle, n'effrayait pas la Maternité comme celle de ces jeunes filles qui demandent des succès à la morbide pression d'un corset. Le basin, l'acier, le lacet épuraient et ne fabriquaient pas les lignes serpentines de cette élégance, comparable à celle d'un jeune peuplier balancé par le vent. Une robe gris de perle, ornée de passementeries couleur de cerise, à taille longue, dessinait chastement le corsage et couvrait les épaules, encore un peu maigres, d'une guimpe qui ne laissait voir que les premières rondeurs par lesquelles le cou s'attache aux épaules.

A l'aspect de cette physionomie vaporeuse et intelligente tout ensemble, où la finesse d'un nez grec à narines roses, à méplats fermement coupés, jetait je ne sais quoi de positif; où la poésie qui régnait sur le front presque mystique était quasi démentie par la voluptueuse expression de la bouche; où la candeur disputait les champs profonds et variés de la prunelle à la moquerie la plus instruite, un observateur aurait pensé que cette jeune fille, à l'oreille alerte et fine que tout bruit éveillait, au nez ouvert aux parfums de la fleur bleue de l'Idéal, devait être le théâtre d'un combat entre les poésies qui se jouent autour de tous les levers de soleil et les labeurs de la journée, entre la Fantaisie et la Réalité. Modeste était la jeune fille curieuse et pudique, sachant sa destinée et pleine de chasteté, la vierge de l'Espagne plutôt que celle de Raphaël.

Elle leva la tête en entendant Dumay dire à Exupère: – Venez ici, jeune homme! et après les avoir vus causant dans un coin du salon, elle pensa qu'il s'agissait d'une commission à donner pour Paris. Elle regarda ses amis qui l'entouraient comme étonnée de leur silence, et s'écria de l'air le plus naturel: – Eh bien! vous ne jouez pas? en montrant la table verte que la grande madame Latournelle nommait l'autel.

– Jouons! reprit Dumay qui venait de congédier le jeune Exupère.

– Mets-toi là, Butscha, dit madame Latournelle en séparant par toute la table le premier clerc du groupe que formaient madame Mignon et sa fille.

– Et toi, viens là!.. dit Dumay à sa femme en lui ordonnant de se tenir près de lui.

Madame Dumay, petite Américaine de trente-six ans, essuya furtivement des larmes, elle adorait Modeste et croyait à une catastrophe.

– Vous n'êtes pas gais, ce soir, reprit Modeste.

– Nous jouons, répondit Gobenheim qui disposait ses cartes.

Quelque intéressante que cette situation puisse paraître, elle le sera bien davantage en expliquant la position de Dumay relativement à Modeste. Si la concision de ce récit le rend sec, on pardonnera cette sécheresse en faveur du désir d'achever promptement cette scène, et à la nécessité de raconter l'argument qui domine tous les drames.

Dumay (Anne-François-Bernard), né à Vannes, partit soldat en 1799, à l'armée d'Italie. Son père, président du tribunal révolutionnaire, s'était fait remarquer par tant d'énergie, que le pays ne fut pas tenable pour lui lorsque son père, assez méchant avocat, eut péri sur l'échafaud après le 9 thermidor. Après avoir vu mourir sa mère de chagrin, Anne vendit tout ce qu'il possédait et courut à l'âge de vingt-deux ans, en Italie, au moment où nos armées succombaient. Il rencontra dans le département du Var un jeune homme qui, par des motifs analogues, allait aussi chercher la gloire, en trouvant le champ de bataille moins périlleux que la Provence.

Charles Mignon, dernier rejeton de cette famille à laquelle Paris doit la rue et l'hôtel bâti par le cardinal Mignon, eut dans son père un finaud qui voulut sauver des griffes de la Révolution la terre de la Bastie, un joli fief du Comtat. Comme tous les peureux de ce temps, le comte de la Bastie, devenu le citoyen Mignon, trouva plus sain de couper les têtes que de se laisser couper la sienne. Ce faux terroriste disparut au Neuf Thermidor et fut alors inscrit sur la liste des émigrés. Le comté de la Bastie fut vendu. Le château déshonoré vit ses tours en poivrière rasées. Enfin le citoyen Mignon, découvert à Orange, fut massacré, lui, sa femme et ses enfants, à l'exception de Charles Mignon qu'il avait envoyé lui chercher un asile dans les Hautes-Alpes. Saisi par ces affreuses nouvelles, Charles attendit, dans une vallée du mont Genèvre, des temps moins orageux. Il vécut là jusqu'en 1799 de quelques louis que son père lui mit dans la main, à son départ. Enfin, à vingt-trois ans, sans autre fortune que sa belle prestance, que cette beauté méridionale qui, complète, arrive au sublime, et dont le type est l'Antinoüs l'illustre favori d'Adrien, Charles résolut de hasarder sur le tapis rouge de la Guerre son audace provençale qu'il prit, à l'exemple de tant d'autres, pour une vocation. En allant au dépôt de l'armée, à Nice, il rencontra le Breton. Devenus camarades et par la similitude de leurs destinées et par le contraste de leurs caractères, ces deux fantassins burent à la même tasse, en plein torrent, cassèrent en deux le même morceau de biscuit, et se trouvèrent sergents à la paix qui suivit la bataille de Marengo.

Quand la guerre recommença, Charles Mignon obtint de passer dans la cavalerie et perdit alors de vue son camarade. Le dernier des Mignon de la Bastie était, en 1812, officier de la Légion-d'Honneur et major d'un régiment de cavalerie, espérant être renommé comte de la Bastie et fait colonel par l'Empereur. Pris par les Russes, il fut envoyé, comme tant d'autres, en Sibérie. Il fit le voyage avec un pauvre lieutenant dans lequel il reconnut Anne Dumay, non décoré, brave, mais malheureux comme un million de pousse-cailloux à épaulettes de laine, le canevas d'hommes sur lequel Napoléon a peint le tableau de l'Empire. En Sibérie, le lieutenant-colonel apprit, pour tuer le temps, le calcul et la calligraphie au Breton, dont l'éducation avait paru inutile au père Scévola. Charles trouva dans son premier compagnon de route un de ces cœurs si rares où il put verser tous ses chagrins en racontant ses félicités.

Le fils de la Provence avait fini par rencontrer le hasard qui cherche tous les jolis garçons. En 1804, à Francfort-sur-Mein, il fut adoré par Bettina Wallenrod, fille unique d'un banquier, et il l'avait épousée avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle était riche, une des beautés de la ville, et qu'il se voyait alors seulement lieutenant, sans autre fortune que l'avenir excessivement problématique des militaires de ce temps-là. Le vieux Wallenrod, baron allemand déchu (la Banque est toujours baronne), charmé de savoir que le beau lieutenant représentait à lui seul les Mignon de la Bastie, approuva la passion de la blonde Bettina, qu'un peintre (il y en avait un alors à Francfort) avait fait poser pour une figure idéale de l'Allemagne. Wallenrod, nommant par avance ses petits-fils comtes de la Bastie-Wallenrod, plaça dans les fonds français la somme nécessaire pour donner à sa fille trente mille francs de rente. Cette dot fit une très faible brèche à sa caisse, vu le peu d'élévation du capital. L'Empire, par suite d'une politique à l'usage de beaucoup de débiteurs, payait rarement les semestres. Aussi Charles parut-il assez effrayé de ce placement, car il n'avait pas autant de foi que le baron allemand dans l'aigle impériale. Le phénomène de la croyance ou de l'admiration, qui n'est qu'une croyance éphémère, s'établit difficilement en concubinage avec l'idole. Le mécanicien redoute la machine que le voyageur admire, et les officiers étaient un peu les chauffeurs de la locomotive napoléonienne, s'ils n'en furent pas le charbon. Le baron de Wallenrod-Tustall-Bartenstild promit alors de venir au secours du ménage.

Charles aima Bettina Wallenrod autant qu'il était aimé d'elle, et c'est beaucoup dire; mais quand un Provençal s'exalte, tout chez lui devient naturel en fait de sentiment. Et comment ne pas adorer une blonde échappée d'un tableau d'Albert Durer, d'un caractère angélique, et d'une fortune notée à Francfort? Charles eut donc quatre enfants dont il restait seulement deux filles, au moment où il épanchait ses douleurs au cœur du Breton. Sans les connaître, Dumay aima ces deux petites par l'effet de cette sympathie, si bien rendue par Charles, qui rend le soldat père de tout enfant! L'aînée, appelée Bettina Caroline, était de 1805, l'autre, Marie-Modeste, de 1808.

Le malheureux lieutenant-colonel sans nouvelles de ces êtres chéris, revint à pied, en 1814, en compagnie du lieutenant, à travers la Russie et la Prusse. Ces deux amis, pour qui la différence des épaulettes n'existait plus, atteignirent Francfort au moment où Napoléon débarquait à Cannes. Charles trouva sa femme à Francfort, mais en deuil; elle avait eu la douleur de perdre son père de qui elle était adorée et qui voulait toujours la voir souriant, même à son lit de mort. Le vieux Wallenrod ne survivait pas aux désastres de l'Empire. A soixante-douze ans, il avait spéculé sur les cotons, en croyant au génie de Napoléon, sans savoir que le génie est aussi souvent au-dessus qu'au-dessous des événements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall-Bartenstild, avait acheté presque autant de balles de coton que l'Empereur perdit d'hommes pendant sa sublime campagne de France.

– Che meirs tans le godon!.. dit à sa fille ce père, de l'espèce des Goriot, en s'efforçant d'apaiser une douleur qui l'effrayait, ed che meirs ne teffant rienne à berzonne, car ce Français d'Allemagne mourut en essayant de parler la langue aimée de sa fille.

Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint à Paris où l'Empereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la Légion-d'Honneur. Le rêve du colonel, qui se voyait enfin général et comte au premier triomphe de Napoléon, s'éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel peu grièvement blessé, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement.

Au printemps de 1816, Charles réalisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnèrent environ quatre cent mille francs, et résolut d'aller faire fortune en Amérique en abandonnant le pays où la persécution pesait déjà sur les soldats de Napoléon. Il descendit de Paris au Havre accompagné de Dumay, à qui, par un hasard assez ordinaire à la guerre, il avait sauvé la vie en le prenant en croupe au milieu du désordre qui suivit la journée de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le découragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche (le pauvre soldat idolâtrait les deux petites filles), pensa que l'obéissance, l'habitude des consignes, la probité, l'attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidèle autant qu'utile; il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut très heureux en se voyant adopté par une famille où il vivrait comme le gui sur le chêne.

En attendant une occasion pour s'embarquer, en choisissant entre les navires et méditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinées que la paix réservait au Havre. En écoutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint à la fois armateur, banquier, propriétaire; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargé de soieries françaises achetées à bas prix à Lyon. Dumay, son agent, partit sur le vaisseau. Pendant que le colonel s'installait dans la plus belle maison de la rue Royale avec sa famille, et apprenait les éléments de la Banque en déployant l'activité, la prodigieuse intelligence des Provençaux, Dumay réalisa deux fortunes, car il revint avec un chargement de coton acheté à vil prix. Cette double opération valut un capital énorme à la maison Mignon. Le colonel fit alors l'acquisition de la villa d'Ingouville, et récompensa Dumay en lui donnant une modeste maison, rue Royale.

Le pauvre Breton avait ramené de New-York, avec ses cotons, une jolie petite femme à laquelle plut, avant toute chose, la qualité de Français. Miss Grummer possédait environ quatre mille dollars, vingt mille francs que Dumay plaça chez son colonel. Dumay, devenu l'alter Ego de l'armateur, apprit en peu de temps la tenue des livres, cette science qui distingue, selon son mot, les sergents-majors du commerce. Ce naïf soldat, oublié pendant vingt ans par la Fortune, se crut l'homme le plus heureux du monde en se voyant propriétaire d'une maison que la munificence de son chef garnit d'un joli mobilier, puis de douze cents francs d'intérêts qu'il eut de ses fonds, et de trois mille six cents francs d'appointements. Jamais le lieutenant Dumay, dans ses rêves, n'avait espéré situation pareille; mais il était encore plus satisfait de se sentir le pivot de la plus riche maison de commerce du Havre. Madame Dumay, petite Américaine assez jolie, eut le chagrin de perdre tous ses enfants à leur naissance, et les malheurs de sa dernière couche la privèrent de l'espérance d'en avoir; elle s'attacha donc aux deux demoiselles Mignon avec autant d'amour que Dumay, qui les eût préférées à ses enfants. Madame Dumay, qui devait le jour à des cultivateurs habitués à une vie économe, se contenta de deux mille quatre cents francs pour elle et son ménage. Ainsi, tous les ans, Dumay plaça deux mille et quelques cents francs de plus dans la maison Mignon. En examinant le bilan annuel, le patron grossissait le compte du caissier d'une gratification en harmonie avec les services. En 1824, le crédit du caissier se montait à cinquante-huit mille francs. Ce fut alors que Charles Mignon, comte de la Bastie, titre dont on ne parlait jamais, combla son caissier en le logeant au Chalet, où, dans ce moment, vivaient obscurément Modeste et sa mère.

L'état déplorable où se trouvait Madame Mignon, que son mari laissa belle encore, a sa cause dans la catastrophe à laquelle l'absence de Charles était due. Le chagrin avait employé trois ans à détruire cette douce Allemande; mais c'était un de ces chagrins semblables à des vers logés au cœur d'un bon fruit. Le bilan de cette douleur est facile à chiffrer. Deux enfants, morts en bas âge, eurent un double ci-gît dans cette âme qui ne savait rien oublier. La captivité de Charles en Sibérie fut, pour cette femme aimante, la mort tous les jours. La catastrophe de la riche maison Wallenrod et la mort du pauvre banquier sur ses sacs vides fut, au milieu des doutes de Bettina sur le sort de son mari, comme un coup suprême. La joie excessive de retrouver son Charles faillit tuer cette fleur allemande. Puis la seconde chute de l'Empire, l'expatriation projetée furent comme de nouveaux accès d'une même fièvre. Enfin, dix ans de prospérités continuelles, les amusements de sa maison, la première du Havre; les dîners, les bals, les fêtes du négociant heureux, les somptuosités de la villa Mignon, l'immense considération, la respectueuse estime dont jouissait Charles, l'entière affection de cet homme, qui répondit par un amour unique à un unique amour, tout avait réconcilié cette pauvre femme avec la vie. Au moment où elle ne doutait plus, où elle entrevoyait un beau soir à sa journée orageuse, une catastrophe inconnue, enterrée au cœur de cette double famille et dont il sera bientôt question, fut comme une sommation du malheur.

En janvier 1826, au milieu d'une fête, quand le Havre tout entier désignait Charles Mignon pour son député, trois lettres, venues de New-York, de Paris et de Londres, furent chacune comme un coup de marteau sur le palais de verre de la Prospérité. En dix minutes, la ruine avait fondu de ses ailes de vautour sur cet inouï bonheur, comme le froid sur la Grande Armée en 1812.

En une seule nuit, passée à faire des comptes avec Dumay, Charles Mignon prit son parti. Toutes les valeurs, sans en excepter les meubles, suffisaient à tout payer.

– Le Havre, dit le colonel au lieutenant, ne me verra pas à pied. Dumay, je prends tes soixante mille francs à six pour cent…

– A trois, mon colonel.

– A rien alors, dit Charles Mignon péremptoirement. Je te ferai ta part dans mes nouvelles affaires. Le Modeste, qui n'est plus à moi, part demain, le capitaine m'emmène. Toi, je te charge de ma femme et de ma fille. Je n'écrirai jamais! Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

Dumay ne demanda rien à son patron, il ne lui fit pas de questions sur ses projets.

– Je pense, dit-il à Latournelle d'un petit air entendu, que mon colonel a son plan fait.

Le lendemain, il accompagna au petit jour son patron sur le navire le Modeste, partant pour Constantinople. Là, sur l'arrière du bâtiment, le Breton dit au Provençal: – Quels sont vos derniers ordres, mon colonel?

– Qu'aucun homme n'approche du Chalet! dit le père en retenant mal une larme. Dumay! garde-moi mon dernier enfant, comme me le garderait un boule-dogue. La mort à quiconque tenterait de débaucher ma seconde fille! ne crains rien, pas même l'échafaud, je t'y rejoindrais.

– Mon colonel faites vos affaires en paix. Je vous comprends. Vous retrouverez mademoiselle Modeste comme vous me la confiez, ou je serais mort! Vous me connaissez et vous connaissez nos deux chiens des Pyrénées. On n'arrivera pas à votre fille. Pardon de vous dire tant de phrases!

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