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Le Tour du Monde; Indes Occidentales
Various
Le Tour du Monde; Indes Occidentales / Journal des voyages et des voyageurs; 2. sem. 1860
Vue de l'île Saint-Thomas.—Dessin de M. de Bérard.
VOYAGES AUX INDES OCCIDENTALES,
PAR M. ANTHONY TROLLOPE[1]
1858-1859DESSINS INÉDITS PAR M. A. DE BÉRARDM. Anthony Trollope est l'auteur de romans très-justement estimés: récemment chargé par le gouvernement anglais d'une mission relative aux communications postales entre la Grande-Bretagne et les Indes occidentales, il a consigné le résultat de ses observations dans un volume, où, à défaut de documents scientifiques ou géologiques nouveaux, on rencontre des appréciations, des descriptions, qui révèlent un esprit brillant et original, et dont le tour piquant prête un grand charme à des sujets d'ailleurs pleins d'intérêt. La situation des colonies anglaises, depuis le grand et généreux acte d'émancipation qui y a modifié la vie sociale et les conditions du travail, le tableau de la colonie espagnole exposée aux convoitises des Américains, celui des provinces de l'Amérique centrale par où s'effectuent les communications entre les États-Unis de l'Atlantique et les riches provinces baignées par l'Océan Pacifique, tous ces thèmes variés se développent dans l'ouvrage de M. Trollope avec élégance et clarté, à travers des anecdotes pleines d'esprit et des dissertations d'économie politique sans lourdeur.
L'île Saint-Thomas. – La Jamaïque: Kingston; Spanish-Town; – les réserves; la végétationParti le 17 novembre 1858 sur l'Atrato, paquebot de la Royal Mail Steam Packet Company, notre voyageur arriva le 2 décembre à l'île Saint-Thomas. Cette petite île, qui appartient au Danemark, est le relais principal de la Compagnie Royale dans les mers des Antilles.—Voulez-vous aller de la Demerara dans la Guyane anglaise, à l'isthme de Panama? il faut passer par Saint-Thomas; de Panama à la Jamaïque ou à Honduras? par Saint-Thomas; de Honduras et la Jamaïque à Cuba ou Mexico? par Saint-Thomas; de Cuba aux Bahamas? toujours par Saint-Thomas. Sans s'y arrêter, M. Trollope partit immédiatement pour Kingston, le port principal de la Jamaïque. Quelques extraits feront connaître cette ville.
«Le port de Kingston est une grande lagune, formée par un long banc de sable qui s'étend dans la mer, commence à trois ou quatre milles au-dessus de Kingston et reste parallèle à la côte jusqu'à cinq ou six milles en dessous de la ville. Ce banc de sable se nomme «les Palissades» et à l'extrémité se trouve Port-Royal. C'est le siège de la suprématie navale de la Grande-Bretagne dans les Indes occidentales. C'est là qu'est le vaisseau-pavillon; on y trouve un dock, un hôpital, des piles d'ancres invalides et tous les accessoires habituels d'un semblable établissement.»
Kingston est une ville mal bâtie, sans trottoirs, sans éclairage: on ne songe pas à y marcher à pied, tant la chaleur y est accablante, mais cette ville a l'air encore moins morne que Spanish-Town, la capitale officielle de l'île, située à treize milles de Kingston et où l'on se rend par chemin de fer. C'est là que vit le gouverneur; là vivent aussi les satellites ou lunes qui entourent le luminaire central, c'est-à-dire les secrétaires et les ministres. Le conseil législatif et la chambre y tiennent leurs sessions.
La ville, malgré son lustre officiel, est une ville de morts: dans ses longues rues, on ne voit passer aucun habitant: ça et là, on n'aperçoit qu'une négresse assise à une porte ou un enfant solitaire qui joue dans la poussière.
«À la Jamaïque il vaut mieux, comme dit M. Trollope, être rat des champs que rat des villes. La contrée est admirable, et le voyageur est consolé par la nature de la cherté des voyages, de l'absence d'hôtels et du mauvais état des chemins. Une partie de l'île est consacrée à la culture de la canne à sucre: mais la plus grande portion est encore couverte de forêts vierges et de jungles. Ça et là, en voyageant, on aperçoit les jardins ou réserves des nègres. Ce sont des lots de terrain qu'ils cultivent, pour lesquels ils payent quelquefois un loyer, mais où assez souvent ils s'installent sans rien payer.
«Ces réserves sont très-pittoresques. Elles ne sont point remplies, comme un jardin de paysan en Angleterre ou en Irlande, de pommes de terre ou de choux, mais elles contiennent des cocotiers, des orangers, des mangos, des arbres à pain et une quantité d'autres arbres à la végétation luxuriante, d'une grande taille et d'une remarquable beauté. L'arbre à pain et le mango sont charmants, et je ne connais rien d'aussi beau qu'un verger d'orangers à la Jamaïque. Ils ont en outre le yam, qui est au nègre ce que la pomme de terre est à l'Irlandais. On n'en mange, comme pour la pomme de terre, que les racines, mais la partie supérieure, formée de tiges grimpantes, est soutenue comme nos vignes.
«Je n'oublierai jamais le jour où je vis pour la première fois la végétation tropicale dans toute sa splendeur: peut-être le plus précieux de tous les arbres est le bambou. Il croît ou en bouquets, comme les groupes d'arbres qu'on voit dans les parcs anglais, ou, ce qui est plus commun quand on le trouve à l'état indigène, en longues allées le long des cours d'eau. Le tronc des bambous est un large tube creux, et ils n'ont de feuilles qu'au sommet. Leur grande élévation, la grâce de leur courbe, l'extrême épaisseur de leur feuillage qu'ils marient en se groupant par centaines, produisent un effet que rien ne peut surpasser.
«Le cotonnier est presque aussi beau quand il est isolé. Le tronc de cet arbre s'élève majestueusement et a de magnifiques proportions: il est ordinairement droit et n'étend ses branches qu'à la hauteur où atteindrait la cime de nos arbres ordinaires. La nature, pour supporter une semblable masse, l'a armé de larges racines qui s'élèvent comme des contre-forts jusqu'à vingt pieds au-dessus du sol. J'en ai mesuré plus d'un qui avec ses racines avait plus de trente pieds d'épaisseur. Du sommet, les branches s'étendent avec une luxurieuse profusion et couvrent un espace immense de leur ombre.
«Mais ce qui donne le caractère le plus frappant à ces arbres, ce sont les plantes parasites qui les environnent et qui sont suspendues de leurs branches jusqu'au sol en lianes d'une force étonnante. Ces parasites sont de plusieurs sortes; le figuier est un de ceux dont les embrassements sont le plus vivaces. Souvent il est si développé que l'arbre lui même disparaît et qu'on ne s'imagine plus qu'il soit au-dessous. Quelquefois les parasites étouffent l'arbre avant qu'il ait pu atteindre toute sa croissance; mais quand il a pu se développer à temps, ils ne font plus que l'orner. Chaque branche est couverte d'une merveilleuse végétation, de plantes de mille couleurs et de mille espèces. Les unes tombent en longues et gracieuses lianes jusqu'au sol, les autres pendent en boules de feuilles et de fleurs entremêlées.»
Les planteurs et les nègres. – Plaintes d'une Ariane noireAprès la contrée, il faut bien parler des habitants. La race blanche et la race noire, désormais affranchie, se trouvent en présence: en lisant les jugements que porte sur elles M. Anthony Trollope, on sent trop qu'il obéit quelquefois, sans le savoir peut-être, à l'influence des planteurs avec lesquels il s'est trouvé naturellement plus en contact; il se rend l'écho de leurs regrets, de leurs passions; il oublie trop souvent que le mal ne peut s'effacer en un jour, et que l'esclavage est une très-mauvaise préparation à l'exercice de la liberté: ces restrictions faites, voyons comment M. Trollope apprécie noirs, hommes de couleur et blancs, et quelle idée il se fait de l'avenir de cette population mélangée.
«Aucun Anglais, aucun Anglo-Saxon ne serait ce qu'il est aujourd'hui sans cette portion d'énergie sauvage qui nous vient de nos ancêtres Vandales. N'est-il pas permis de supposer qu'un temps viendra où la race qui habitera ces îles charmantes, formée par la nature pour leur brûlant soleil, aura dans son sang une portion de l'énergie morale du nord, et devra sa force physique à des ancêtres africains? cette race alors ne sera pas plus honteuse du nom de noire que nous ne le sommes de celui de Saxon.
«Mais que faire, en attendant, de notre ami le noir, à son aise couché sous le cotonnier et refusant de travailler après dix heures du matin?
«Non, merci, maître, fatigué maintenant, pas besoin d'argent.»
«Telle est la réponse que le planteur suppliant reçoit quand vers dix heures du matin il prie son voisin noir de retourner dans les champs de cannes et de gagner son second schelling, ou quand il le prie de travailler plus de quatre jours par semaine, ou le supplie à Noël de se contenter de dix jours de loisir. Ses cannes sont mûres, il faut les porter au moulin; mais qu'importe au nègre?
«Non, moi plus travailler.»
CARTE DES GRANDES ET DES PETITES ANTILLES.
Dessinée par A. Vuillemin.
Gravé chez Erhard R. Bonaparte 42.
«Et qui peut blâmer le noir? il est libre de travailler, libre de ne pas le faire. Il peut vivre sans travail, s'étendre au soleil, sucer des oranges, manger des patates: oui, et peut-être monter à cheval, et porter un gilet blanc, et une chemise empesée le dimanche. Pourquoi se soucierait-il du planteur? je n'irai pas nettoyer des cannes pour une demi-couronne par jour; pourquoi lui demanderai-je de le faire? Je puis vivre sans cela: lui aussi.»
Le noir n'est pas voleur; les domestiques, qui sont tous noirs, ne dérobent jamais rien. M. Trollope assure qu'on peut impunément laisser sous leur main argent, clefs, tout ce qu'ils considèrent comme une véritable propriété. Mais les fruits de la terre n'ont pas ce caractère à leurs yeux: ils se les approprient sans scrupules et vivent volontiers de maraude. Leurs besoins sont aisément satisfaits, et sans grand préjudice pour personne, sur une terre qui sans culture prodigue à ses habitants les fruits les plus variés et les plus savoureux.
Le caractère de la population nègre a des côtés originaux, qui ne pouvaient échapper à un romancier tel que M. Trollope, habitué à rechercher ce qu'il y a de plus spontané dans les manifestations du cœur humain; le noir a, si l'on me permet le mot, une drôlerie, un sentiment du pittoresque, une naïveté, une vivacité dans la passion qui le rendent souvent fort intéressant: je ne puis résister au plaisir de citer une anecdote que raconte M. Trollope et où se peignent très-bien tous ces traits particuliers de la race.
Saint-Pierre, à la Martinique.—Dessin de M. de Bérard.
M. Trollope se trouvait dans une petite auberge de Port-Antonio, assis, après dîner, dans le salon.
«Je vis, dit-il, entrer une jeune demoiselle habillée tout de blanc. Elle était, ma foi, fort bien mise, et ni crinoline, ni rubans ne faisaient défaut. Elle appartenait à la race noire, et ses cheveux d'un noir de jais, cotonneux et pourtant ondés, étaient, suivant la mode, peignés en arrière. D'où elle venait et qui elle était, je l'ignorais et ne l'ai jamais appris. Elle était, je pense, en termes familiers dans la maison; je le présumai en la voyant remuer les livres et les petits ornements sur la table et arranger des tasses et des coquillages sur un rayon.
«Hélas!» se mit-elle à dire quand je l'eus observée pendant une minute environ.
«Je savais à peine comment l'accoster: et pourtant il fallait être poli.
«Ah, oui, hélas!» répéta-t-elle.
«Il était aisé de voir qu'elle avait un chagrin à raconter.
«Madame, lui dis-je (je ne savais, faute d'introduction, comment commencer mon discours), madame, je crains que vous n'ayez quelque chagrin.
Cataracte de Weinachts, Guyane anglaise—Dessin de M. de Bérard.
«—Du chagrin! dit-elle; je suis dans la plus profonde affliction. Hélas! enfin! le monde doit finir un jour.»
«Et tournant son visage droit sur le mien, elle croisa ses mains. J'étais assis sur un sofa; elle vint s'asseoir près de moi, croisant ses mains sur ses genoux et regardant le mur opposé.
«Oui, tout doit finir un jour pour nous tous, répondis-je. Mais pour vous, tout commence à peine.
«—Ceci est un bien méchant monde, et le plus tôt fini, le meilleur. Être ainsi traitée! briser ainsi le cœur d'une jeune fille! il est brisé, complétement brisé, je le sais bien.»
«Et en parlant ainsi, elle avait posé ses mains de façon à me laisser voir qu'elle n'avait pas oublié ses bagues.
«C'est donc l'amour qui vous tourmente?
«—Non! dit-elle brusquement, se tournant vers moi et plongeant ses yeux noirs dans les miens. Non, je ne l'aime pas un brin,—ni maintenant, ni jamais. Non, si je le voyais là suppliant....»
«Et elle frappa son petit pied par terre comme s'il y avait un cou imaginaire sous son talon.
«Mais vous l'avez aimé?
«—Oui.»
«Ici elle se mit à parler très-doucement, en remuant gentiment sa tête.
«Je l'ai aimé, oh! tant aimé! Il était si beau, si charmant. Jamais je ne verrai un tel homme: des yeux, une bouche! et puis un si beau nez! C'était un juif, vous savez.»
«Je ne l'avais jamais su et je l'appris peut-être avec une légère surprise.
«C'était bien fait, n'est-ce pas? Moi qui suis baptiste, vous savez. On m'a expulsée de la congrégation, je le sais bien. Mais je ne m'en souciais bien!»
«Et elle se mit à frapper gentiment une de ses mains avec l'autre en souriant; c'est une manie des femmes de couleur dans ce pays quand elles sont engagées dans une conversation agréable. À ce moment, je commençai à me sentir assez intime pour lui demander son nom.
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1
The west Indies and the Spanish main. By Anthony Trollope. New edition, in-8.—London, Chapman and Hall's. 1860.