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Le Tour du Monde; Scandinavie
Various
Le Tour du Monde; Scandinavie / Journal des voyages et des voyageurs; 2. sem. 1860
Costumes norvégiens d'Hitterdal.—Dessin de Pelcoq d'après le peintre norvégien Tiedeman.
VOYAGE DANS LES ÉTATS SCANDINAVES,
PAR M. PAUL RIANT
I. LE TÉLÉMARK ET L'ÉVÊCHÉ DE BERGEN1858.—INÉDITLE TÉLÉMARKChristiania. – Départ pour le Télémark. – Mode de voyager. – Paysage. – La vallée et la ville de DrammenEn 1736, la France envoya, sous les ordres de M. de Maupertuis, une expédition scientifique au cercle polaire. L'abbé Outhier, chargé de la relation du voyage, fait partir l'expédition en carrosse de voiture. On déjeune à Louvres, on soupe à Senlis, et le long du chemin on ne perd pas une seule des curiosités de la Picardie et de l'Artois.
En 1860, devant les affiches des chemins de fer qui vous mènent de Paris à Copenhague en trente-six heures, il faut faire comme la vapeur et rayer d'un trait de plume ces distances qui n'en sont plus. Bientôt même la vieille terre des Goths et des Normands aura achevé son réseau de voies ferrées: les solitudes Scandinaves, à peine troublées par le «shooting» et le «fishing» britanniques, verront aux vacances s'abattre par légions les touristes du continent et il ne sera plus permis d'écrire sur le Nord d'autre livre que le Guide du voyageur. Pour ceux qui aiment à trouver de l'imprévu, à découvrir des sites ignorés, il faut se hâter: les vieilles idées qui assignaient pour patrie aux ours la banlieue de Copenhague s'en vont peu à peu et le canal de Gotha menace de devenir aussi banal que le Rhin ou la Loire.
Seuls, les fjelds (monts, plateaux) norvégiens feront peut-être exception pendant quelques années: l'âpreté particulière du sol, la configuration générale des montagnes, la longueur des distances, l'absence du confort le plus élémentaire, interdiront encore longtemps, aux touristes pressés, certaines excursions de longue haleine à la recherche de sites fameux par leur éloignement même.
Les deux parties de la Norvége qui offrent à la fois le plus de grandeur dans les paysages, le plus d'originalité dans les mœurs, sont le Télémark et l'évêché de Bergen.
La Norvége, longue et étroite bande de côtes qui étreint la Suède depuis le golfe de Varanger jusqu'à Gothembourg, se renfle dans la partie méridionale: c'est le centre de cette presqu'île secondaire qu'occupe le Télémark, avec ses grands lacs solitaires, ses montagnes abruptes, ses chutes immenses, et son peuple aux costumes bariolés.
…… Arrivés à Christiania dans les premiers jours de juin après un voyage assez long à travers les immenses forêts du Vermland et le long de la noble vallée de la Glommen, nous avions employé près d'un mois à parcourir les environs immédiats de la métropole norvégienne, admirablement assise au fond d'un des plus beaux fjords (golfes) de la côte, au pied de montagnes verdoyantes et à une heure des grands lacs de l'intérieur, grâce à quelques kilomètres de chemin de fer qu'on pourra prolonger plus tard.
Christiania, comme Stockholm, comme presque toutes les villes bâties en panorama, devrait n'être vue que de loin. Au bout de huit jours passés dans ses rues désertes, le long de ses bazars dégarnis, on a hâte de quitter cet immense village, aux monuments prétentieux, et on se prend à en vouloir aux habitants du désenchantement que l'on éprouve: ils ont presque gâté la nature.
Huit jours pourtant ne sont pas de trop avant de partir pour le Télémark, surtout si l'on veut, tout en parcourant le pays, se livrer aux divertissements favoris des Anglais, la chasse et la pêche. Comme on est sûr d'avance de ne trouver le long du chemin que du lait caillé et de la farine, il est nécessaire de se pourvoir de tout ce qui doit suppléer à l'insuffisance de ce menu quotidien.
Une petite voiture nationale non-suspendue, nommée du nom défiguré de «karriol» (et la seule que l'orgueil norvégien consente à raccommoder en cas d'accident), doit contenir votre personne et vos bagages. Le siège, en forme de sabot, repose sur une petite traverse en avant de l'essieu; le cheval, attelé d'une façon particulière, tire à l'extrémité des brancards; une forte malle est attachée à l'autre bout sur une planche, le gamin (skydskarl), qui ramène le cheval de poste, s'assied dessus. Entre ces deux points d'appui, le voyageur est mieux suspendu que dans bien des voitures à ressorts et l'on finit par s'habituer si bien à ce genre de locomotion qu'on arrive à faire des journées de seize ou dix-huit heures sans excès de fatigue.
On voudrait d'ailleurs voyager autrement qu'on serait obligé forcément d'y renoncer: les distances sont trop longues pour le voyage à pied; les petits chevaux, habitués à tirer ces légers véhicules, se refusent au poids plus gênant du cavalier. Quant aux voitures civilisées, les routes en feraient bientôt raison.
La poste, du reste, n'est pas d'une cherté exorbitante et, n'étaient certains règlements parfaitement défavorables aux voyageurs, on n'aurait aucun droit de s'en plaindre1.
Aussi, le 27 juin à cinq heures du matin, notre itinéraire étant arrêté pour huit jours, nos «forbuds2» étant envoyés et nos sacs chargés de la menue monnaie indispensable dans les montagnes, nous roulions sur la route de Télémark avec le projet d'aller le soir coucher à Kongsberg, chef-lieu du département de Bratsberg, l'un des plus riches de la Norvége en mines et en bois. La route qui y mène, admirablement percée en pleine montagne est, à quelques passages près, un chef-d'œuvre, chose rare dans le Nord, où l'on passe subitement de voies construites à grands frais à d'abominables traverses.
La route que nous suivons longe la rive droite du fjord de Christiania, dans un pays qui partout ailleurs serait un véritable parc: de grandes prairies semées de bouquets de pins et de frênes descendent jusqu'à la mer; à droite des fermes rouges et blanches s'étagent sur la montagne, perdues dans la nappe indéfinie des sapins; à gauche se découpent les mille bras du fjord. Chaque crique cache un petit débarcadère de bois avec quelque bateau à demi chargé. Le ciel est pur comme un ciel du midi, de grands églantiers couverts de fleurs bordent le chemin et s'accrochent aux rochers. À chaque chaumière, au bruit des chevaux, des marmots jambes nues accourent pour vous offrir des fraises. On se croirait sur quelque côte fleurie de la Méditerranée à deux pas de Nice ou d'Hyères, et l'on est en réalité sous le soixante-unième degré de latitude.
Carte du HAUT TÉLÉMARK (Norwège méridionale) d'après Mr Paul Riant.
Gravé chez Erhard. R. Bonaparte 42.
À Sandviken, petit port en miniature avec huit ou dix petits vaisseaux à l'ancre, la route quitte le fjord, qu'on n'aperçoit plus que dans un lointain bleuâtre, le paysage est toujours splendide, de longues files de paysans nous croisent avec de grands seaux pleins de lait et des charretées de légumes. Ils saluent en passant, mais de cette façon fière qui distingue les hommes libres des montagnes norvégiennes.
La vallée de Boskesjö.—Dessin de Doré d'après M. Riant.
C'est à trois lieues de Sandviken que commence la côte du Paradis, «Paradise Bakke,» ainsi nommée de l'admirable vue dont on jouit à son sommet; de là l'œil embrasse à la fois le fjord et le lac Tiri unis par la vallée de Drammen, riche, cultivée, animée par des scieries, par des fermes opulentes.
Costumes du Télémark.—Dessin de Pelcoq.
Au fond est la ville de Drammen. Après une descente d'une demi-heure, on en touche les faubourgs. Drammen, bâtie sur les deux rives d'un large cours d'eau, est un des entrepôts de bois les plus importants de la Norvége. La ville consiste en deux longues rues parallèles, bordées pendant trois kilomètres de maisons neuves en bois peint et découpé; le feu a passé par là, et en Norvége c'est un bienfait. Presque toutes les villes de Norvége payent à l'élément destructeur un tribut périodique. Tout brûle, mais tout est assuré, immeuble et mobilier: les compagnies anglaises payent les victimes en argent comptant, denrée rare en Norvége. Chacun rebâtit sa demeure au goût du jour, et Troie renaît de ses cendres, plus florissante que jamais. Le fait est que Drammen a un aspect fort opulent. Bourse, quais, maisons aussi vernies que les chalets d'Auteuil, vaisseaux au port, villas dans les faubourgs, rien n'y manque … que de quoi manger; c'est ce qui arrive le plus souvent en Norvége, où l'œil est toujours satisfait avant l'estomac. À l'auberge, péniblement trouvée après une heure de recherche, une jeune et insolente «pige» nous refuse le pain et le sel sous prétexte que l'heure du dîner est passée.
À une raison aussi péremptoire, il n'y a rien à répondre. Le Norvégien, être flegmatique et intimement convaincu de sa propre sagesse, ne connaît point d'objection.
De Drammen à Kongsberg. – Le cheval norvégien. – Kongsberg et ses gisements métallifèresNous partons pour des lieux plus hospitaliers; d'immenses chantiers de planches et de poutres bordent la route. Il semble qu'il y a là de quoi approvisionner des villes entières: le bois s'élève en énormes monceaux; sans cesse de nouvelles poutres arrivent le long du fleuve, sont reconnues, rangées, empilées ou découpées en planches, vendues, embarquées à bord de gros clippers ad hoc, et c'est ainsi que se construisent les chemins de fer d'Espagne et les villas d'Alexandrie et du Caire.
Au bout d'une lieue, la vallée se rétrécit, et la route court plate et poudreuse jusqu'à Haugsund, gros bourg qui est comme la succursale de Drammen. C'est là qu'aboutissent en hiver les traînages de bois, les charrois de minerai, qui viennent des montagnes; en été, il y a moins d'animation.
Haugsund, comme Drammen, est séparé en deux parties qu'un pont de pierre unit. Un gœstgiver plus hospitalier que le premier, nous offre tout ce qu'il possède, mais, comme dans les posadas de la Manche, ce tout se réduit à peu de chose: une queue de saumon.
Le saumon est dans le Nord le pain du peuple, qui le mange de toutes les façons: cru, cuit, fumé, salé; c'est la grande ressource du voyageur, tant qu'il reste à quelques lieues de la mer.
À Haugsund apparaissent les premiers costumes télémarkiens, les corsages courts, les hautes jupes et les innombrables bijoux d'argent qui sont le luxe de ces populations encore un peu barbares.
D'Haugsund à Kongsberg, il n'y a qu'un relais, mais il est long: deux milles et demi, près de douze lieues de France. On frémit en pensant aux malheureux quadrupèdes qui font au grand trot ces distances énormes. Le cheval norvégien est de la hauteur d'un âne, il est presque toujours jaunâtre, excepté la queue et la crinière qui sont noires; une raie de la même couleur règne le long du dos; l'habitude locale est de tailler la crinière en brosse en ne laissant qu'une grosse touffe qui passe entre les oreilles et retombe jusqu'aux yeux. Cette crinière hérissée, cette petite tête, ce regard intelligent font penser aux chevaux naïvement dessinés des anciens bas-reliefs.
Si le cheval norvégien n'est pas d'une apparence satisfaisante au point de vue hippique, il est doué de qualités solides et d'un certain fond de gaieté patiente assez voisine du caractère de l'âne. Il répond plus à la parole qu'au fouet, s'arrête brusquement à ce son fortement accentué: «prrr,» qui ferait fuir ses congénères d'Europe. Le long du chemin, il se contente d'un peu de foin; l'avoine est inconnue ou sert à l'alimentation de l'homme. Quand il a soif, il va de lui-même à la source qu'il sent de loin au bord de la route et ne se regimbe que si vous le forcez à déroger à ses habitudes. Arrivé au relais, il s'étend, se couche et se roule dans la poussière pour sécher la sueur du voyage. Son maître ne le brutalise jamais et a pour lui une véritable affection. Malheur au voyageur qui surmène une bête dont le propriétaire est assis derrière la carriole. Il essuiera un feu roulant de raisonnements de toutes sortes. Quelquefois même le geste suivra la parole, et le Norvégien a la main lourde.
La route avant Kongsberg traverse d'admirables forêts, venues on ne sait comment sur des roches énormes. La mine a joué un grand rôle dans la construction du chemin, d'immenses quartiers rouges et noirs sont entassés pêle-mêle sur les flancs de la montagne; d'énormes arbres au feuillage vigoureux sortent de ces amas monstrueux: c'est un véritable chaos.
Peu à peu, la roche finit par l'emporter sur la végétation; les pins se rabougrissent, si bien qu'au sommet d'une interminable côte, il n'y a plus que des broussailles et des mousses, mais on a atteint la vallée de la Laagen qui se déroule à vos pieds comme un long ruban. Un nuage noir, semé de reflets rougeâtres par le soleil couchant, se balance au-dessus du fleuve. Plus bas encore apparaissent Kongsberg, ses usines royales et la chute de Larbrö, qui fournit à l'exploitation minière son puissant moteur.
Kongsberg est la seconde ville minière de Norvége et le centre des mines d'argent et de cobalt; c'est là que s'élabore le minerai recueilli à quelques lieues à la ronde.
Les mines d'argent forment une portion importante (un dixième) du revenu de l'État. Administrées sagement et en prévision d'un épuisement possible, elles ne rendent qu'une somme fixe par an. Elles ont été beaucoup plus riches, mais la première veine cessa subitement au siècle dernier, et ce ne fut qu'après un long intervalle qu'on trouva la veine actuelle.
Les mines de cobalt situées à quatre milles de Kongsberg sont en pleine exploitation.
La ville, groupée autour de l'église, domine un peu la chute et les scieries qu'elle alimente.
Le Gœstgivegaard, décoré du nom français d'Hôtel des Mines, est tenu par un jeune homme fort complaisant, qui met à notre disposition un phaéton pour aller aux puits même de la mine.
Ils sont à trois ou quatre lieues de Kongsberg, dans un pays stérile, plein de roches et de pins rabougris; la route, à peine faite, serpente dans ce dédale de pierres et d'arbres.
On se demande comment les équipages à quatre chevaux de la cour de Suède ont pu conduire par ces horribles sentiers le prince Napoléon qui, dans ses rapides voyages polaires, a visité les puits de Kongsberg.
Nous dépassons cinq ou six établissements mus par l'eau et destinés aux préparations successives du minerai avant son entrée dans l'usine de Kongsberg. Tout cela est fait avec ce luxe de charpente qu'on ne peut trouver qu'en Norvége ou en Amérique: de gigantesques viaducs amènent l'eau d'un côté et le minerai de l'autre. Bientôt les résidus terreux s'amassent en monceaux énormes et envahissent la charpente primitive, un second édifice se superpose alors au premier sans qu'on s'inquiète autrement ni de la matière ni de l'espace. À un détour de la route, nous reconnaissons enfin la triste maison de bois peinte en brun et les hangars un peu délabrés que MM. Giraud et Karl Girardet ont poétisés de leur crayon d'artiste dans le voyage du prince.
Pour le moment, les ouvriers soupent sous le hangar; un gentilhomme, en chapeau noir, en bottes molles et en lunettes, fume à l'entrée de la mine une énorme pipe allemande; il se montre poli et prévenant; la conversation s'engage en anglais, mais au bout de quelque temps les connaissances un peu superficielles de notre interlocuteur dans l'idiome britannique nous forcent à parler norvégien. Il nous introduit dans une salle basse et nue où trois ouvriers, munis chacun d'une clef, ouvrent un grand coffre plein des échantillons les plus remarquables d'argent natif, puis on nous invite à descendre dans les mines.
À part quelques excavations immenses et partout célèbres, rien ne ressemble à une mine comme une autre mine; des échelles vermoulues, de longues galeries noires dont le silence n'est troublé que par le grondement des fleuves souterrains, un brouillard humide et noir, tout un monde enterré vivant, rien de moins fait pour parler aux yeux et émouvoir l'imagination; mais en Norvége ce serait humilier profondément la gloire nationale que de négliger les moindres détails des exploitations qui font la richesse du pays.
La mine de Kongsberg consciencieusement visitée, nous retrouvâmes avec satisfaction la terre d'en haut.
Le Norvégien en bottes nous attendait pour nous faire entrer dans l'habitation des mines et nous inscrire sur le registre des voyageurs: un toast à la vieille Norvége compléta la visite; en sortant, il nous montra dans une salle une vitrine garnie des échantillons minéralogiques de la contrée. L'argent se présente sous deux formes dans la mine: à l'état natif, il sort en longs fils3 d'une gangue pierreuse, ou à l'état de sulfure; dans ce dernier cas, une gangue blanche feuilletée renferme de gros noyaux cristallins noirs. Un magnifique échantillon de ce genre décorait la cheminée. Nous voulions nous procurer quelques-uns de ces échantillons, mais ce n'est qu'en ville qu'on les achète. Là un souper passable, préparé par l'hôte, nous attendait. Nous devions partir le lendemain de grand matin pour les montagnes et, quoiqu'il fût dix heures du soir, nous envoyons nos cartes au fonctionnaire préposé à la vente des précieux cailloux; un quart d'heure après, nous allons nous-mêmes le trouver et, tout en exprimant un dévouement sans bornes à la France, il nous vend fort cher quatre petits morceaux d'argent.
Nous le quittons et, après avoir admiré de plus près la splendeur de Larbröfoss4, nous revenons à l'hôtel, où nous trouvons toute préparée une vaste chambre contiguë à la salle de concert de la ville. Dans le Nord, où la construction est toujours en bois et par conséquent peu coûteuse, la poste-auberge, gœstgivegaard, atteint dans les petites villes des proportions respectables; au rez-de-chaussée, il y a cabaret pour le peuple, restaurant et table d'hôte pour les fonctionnaires; le premier est occupé par une vaste salle de concert destinée aux solennités musicales ou chorégraphiques de l'endroit, et flanquée de deux ou trois vastes chambres au parquet de sapin, semé de petites branches vertes.
Les montagnes du Télémark. – Leurs habitants. – Hospitalité des gaards et des sæters. – Une sorcièreKongsberg est la dernière étape de la civilisation de ce côté de la Norvége. À quelques heures seulement de Christiania, elle participe au mouvement de la capitale. Mais n'allez pas plus loin, si vous voulez vivre autrement que de vos propres ressources. Là commencent les âpres montagnes du Télémark qui enlacent les lacs Tinn, Mjös, Totak et Bandak et vont, s'entassant les unes sur les autres, former vers l'ouest l'inaccessible barrière du Hardanger fjeld, vaste désert de neige, où l'indigène même ne s'aventure pas sans horreur.
Pendant quelques milles encore on peut se servir de la carriole; c'est-à-dire que l'on trouve un ou deux sentiers assez larges pour lui livrer passage: frayés ou non, peu importe, dès qu'elle entre, elle va partout.
Le but principal d'une excursion en Télémark est la célèbre chute fumante, Rjukandfoss5, la plus grande de l'Europe, je dis la plus grande et non la plus haute ni la plus forte; car la chute du Rhin à Schaffhausen et les rapides de la Glommen à Kongsvinger l'emportent sur le Rjukan en puissance d'eau, de même que le filet d'eau qui, à Gudvangen, dans l'évêché de Bergen, tombe de 4000 pieds dans la mer, l'emporte en hauteur; mais la célébrité du Rjukan vient à la fois de la masse imposante de ses eaux et de la hauteur immense d'où elles tombent, un lac précipité dans un autre, de mille pieds de hauteur.
Le lac Mjös, immense nappe à six branches, grossie des eaux qui tombent du Hardanger fjeld, vient se déverser par le Maan Elv dans le bassin du Tinn.
La vallée du Maan Elv peut avoir douze lieues; c'est au tiers environ qu'a lieu la dépression énorme qui produit la chute. Pour aller de Kongsberg au Rjukan, il faut passer de la vallée de la Laagen dans celle du lac Tinn et franchir une chaîne de montagnes assez abruptes; en faisant un coude et les tournant au sud, on suit une route assez bonne mais insignifiante. Nous devrons prendre le chemin le moins frayé et le plus pittoresque.
À quatre heures du matin, nous quittions Kongsberg et, après avoir suivi pendant une heure la Laagen chargée de bois flottés et bordée de grands sapins écorcés, nous entrons dans la montagne ou plutôt dans la forêt, car de tous côtés ce ne sont que sapins et rochers, rochers et sapins à perte de vue.
La vallée de Vestfjordal.—Dessin de Doré d'après M. Riant.
Au bout d'une autre heure, les pentes s'adoucissent et l'on entre dans une vaste prairie traversée par une petite rivière et bordée de hautes collines: c'est le sæter de Moën. Rien en général n'est tranquille et poétique comme un sæter; c'est une petite ferme isolée, inhabitée l'hiver. Là, en été, une famille, quelquefois une jeune fille seule, garde dans les pâturages de la montagne des troupeaux de moutons et de vaches. Le mot sæter implique l'absence de culture; il n'y a autour de la ferme que de verdoyantes prairies.
Les gens de Moën sont doux et n'ont point l'air heureux. Ils nous vendent une de ces petites broches à pendeloques que, dans les longues veillées d'hiver, les paysans façonnent avec le filigrane naturel des mines de Kongsberg.
Après Moën, commence une longue montée sur un de ces plateaux tourbeux où depuis des siècles les sapins meurent et renaissent de leurs propres débris. Dans ces déserts marécageux, la route dépasse tout ce que l'imagination a jamais pu concevoir d'effrayant pour les voitures: lacets brusques, rochers laissés en travers, ponts vermoulus, pentes à pic, rien n'y manque.
Après une heure et demie de montée on arrive à Bolkesjö. Bolkesjö est une ferme de montagne importante, fondée il y a cent ans et encore tout empreinte du cachet original des vieux gaards norvégiens.
Intérieur d'auberge à Bolkesjö.—Dessin de Lancelot.
Du haut de la montagne au versant de laquelle les dix ou douze bâtiments de la ferme sont semés, on jouit d'une vue magnifique sur le lac Fol qui occupe le fond de la vallée et sur les plateaux boisés de Hofvin, tandis que vers l'ouest se découpe la cime neigeuse du mont Gausta.
À Bolkesjö tout est encore vraiment norvégien. La chambre des hôtes, peinte depuis le parquet jusqu'aux solives d'arabesques rouges et noires aux tons brunis par le temps, est parée de deux vastes alcôves aux lits élevés; le long des murs sont des bahuts chargés de vieux pots danois à couvercle d'argent et de large vaisselle de cuivre et d'argent; de vieilles chaises de bois peintes comme les solives et de vénérables tables en racine de bouleau complètent la mise en scène.
C'est dans cet intérieur d'un haut style que le maître de la maison nous sert une façon d'œufs au lard. Toute l'argenterie de la famille est exhibée dans cette occasion solennelle, et s'il est permis de juger, par ce déploiement de luxe, de l'opulence relative de note hôte, il doit être fort à son aise. Les paysans norvégiens, s'ils vivent avec frugalité, aiment à manger dans l'argent le peu qu'ils mangent: le contenant fait valoir le contenu. De là cette quantité de pots, de cuillers, d'assiettes fabriquées avec du métal fortement allié; le tout orné des dates les plus diverses et des formes les plus capricieuses.
Après le déjeuner continue la descente; la chaleur est toujours très-forte. La route n'en est plus une; c'est un casse-cou. La grande nappe au lac Fol apparaît à gauche, mais tout en bas, à deux ou trois cents pieds au-dessous de soi. On croit à chaque instant qu'on y roulera à pic, mais le chemin tourne brusquement et rentre dans la forêt. À droite, d'autres petits lacs tributaires du Fol brillent à travers les arbres. Tous sont solitaires: pas une barque, pas une maison au bord. Quelques roches seulement, quelques chevaux en liberté qui viennent s'abreuver à la rive. Ce silence nous étonne d'abord, mais on s'y fait. Les routes peuvent être étroites, on ne croise personne. En huit jours, nous ne trouverons pas une autre voiture que les nôtres.
Au bas de la montagne de Bolkesjö et presque au niveau du Fol, nous nous arrêtons un instant à Vik où le pays recommence à devenir cultivé. De larges prairies resplendissent au soleil et les clôtures reparaissent en travers des chemins. Dans un pays où il ne passe personne, à quoi bon clôturer les champs? Le long des routes, on se borne à construire des haies de bois pour limiter les héritages. Ces longues haies coupent en général les chemins. Une grande porte de bois pivotant sur un poteau de sapin barre la route. À chaque clôture, il faut que le skydskarl qui est assis derrière la carriole saute en bas pour aller ouvrir. En général, c'est un gros gamin, blond, lent et lourd. Il faut attendre qu'il ait vu la barrière, qu'il se soit laissé tomber de la valise, qu'il ait ouvert, puis, refermé la claie et enfin (ce qui est plus long), qu'il se soit hissé de nouveau à son poste. Pour peu qu'il y en ait une vingtaine par relai, on fait à peine deux lieues à l'heure.