Полная версия
Les trois Don Juan
Don Niceto devint sur-le-champ jaloux de Don Juan et, pour un fat comme pour une coquette, la jalousie c'est la haine. Mais c'était un homme bien élevé, qui connaissait son monde. Et puis n'était-il pas plus habile de prendre son parti d'une défaite inévitable?
Il se résolut donc à traiter en ami ce rival inconnu et dans le fond du cœur détesté.
Juan s'efforça de répondre dignement aux prévenances du jeune cavalier, mais il eut beau faire pour être cordial, il ne fut que poli. L'instinct lui faisait pressentir un ennemi sous ces dehors bienveillants, comme un serpent sous des fleurs.
Les deux portes du salon s'ouvrirent toutes grandes, et le maître d'hôtel, suivi des laquais porte-flambeaux, annonça que le souper était servi.
Les femmes se débarrassèrent de leurs mantilles. Les épaules splendides de l'une, plus frêles mais non moins blanches des autres, apparurent à nu. C'était l'usage des courtisanes de se décolleter assez bas. Leur corsage, fendu dans le sens de la longueur, laissait voir leurs seins fermes et marbrés de délicates veines bleues. Par derrière, la ligne du corsage s'infléchissait en arc jusqu'à la taille. Les robes étaient si légères! Elles ignoraient le corset. Ce spectacle ne fut pas sans mettre quelque émoi dans l'âme encore inexperte du jeune Juan.
Après s'être levé comme tout le monde, il ne sut plus que faire et resta embarrassé comme un nigaud au milieu du salon. Don Niceto offrit son bras à Soledad, qui était considérée comme la maîtresse de maison.
La Pandora attendait debout. C'était une magnifique créature, grande, admirablement faite, blanche et pâle comme le marbre, avec de grands yeux noirs et des cheveux aile-de-corbeau. Elle avait une robe de satin noir, une basquine jaune, une chaîne d'or au cou et, dans la chevelure, une rose d'un rouge éclatant. Les deux amies étaient vêtues avec un luxe égal. Elles avaient adopté une mode singulière, qui consistait à se couvrir la tête de perruques aux diverses couleurs de l'arc-en-ciel. Celle-ci, fille blonde de la Murcie, cette autre Catalane, s'étaient ainsi donné des chevelures d'or aux reflets d'aubergine et d'orange.
Voyant que ni l'oncle ni le neveu ne venaient à elle, la Pandora alla résolument au jeune homme et lui donna le bras en souriant.
Juan trembla, et involontairement il serrait ce beau bras nu qui venait de se poser sur le sien.
«Voilà un fort beau couple en vérité!» s'exclama Don Rinalte.
Juan sourit et baissa les yeux; Pandora fit une petite moue dédaigneuse.
Juan, hasard ou non, se trouva placé à droite de la Pandora, qui avait à sa gauche Don Niceto.
On trouvait là réuni tout ce qui fait la beauté, l'excellence et le charme d'un repas.
La salle était décorée avec goût et follement illuminée. Il y avait des fleurs à profusion; la nappe était jonchée de feuilles de roses. La table resplendissait des luxes européens les plus raffinés: toiles damassées de Flandre, cristaux de Venise, argenterie de Florence. Chaque détail avait son prix et révélait quel expert dilettante était Don Rinalte.
Les mets recherchés, les vins dorés, la beauté demi nue des femmes, l'odeur mêlée des parfums et de la chair, une conversation animée, tout parlait aux sens, invitait à l'abandon et au plaisir.
Cependant le souper commença tranquillement. Les gens qui savent vivre graduent les jouissances.
Les femmes, d'ailleurs, témoignaient encore d'une certaine réserve. Juan se demandait même s'il ne s'agissait point là de véritables dames du monde égarées.
L'influence de la bonne chère se fit sentir peu à peu. Esprits et regards s'animèrent. Les voix s'élevèrent, le ton devint plus vif. L'oncle risqua quelques propos salés qui reçurent des convives le meilleur accueil.
Juan buvait comme tout le monde, et sa timidité s'évanouissait dans les fumées du vin. Les lumières lui semblaient plus brillantes, les hommes plus spirituels et les femmes plus jolies s'il est possible. Il voyait rose. Son sang circulait plus vite et lui donnait du courage. Il osa parler et parla bien. Il eut de l'esprit, et les hommes eux-mêmes furent obligés de l'applaudir.
«Il est charmant, dit Rinalte d'un air paternel.
–Adorable! appuya Niceto.»
Jorge se frottait les mains, enchanté de voir réussir son élève.
Pandora jetait à Juan des regards de flamme. Cependant il se contenait et n'osait encore lui rendre ses avances.
Au dessert, on fit venir des danseuses. Elles exécutèrent une traditionnelle séguedille avec cette furia, cette conviction qui appartient à leur race. L'offre et le désir, le refus et l'abandon, la plus lascive volupté enfin, voilà ce qu'elles aimaient, les seins offerts, la croupe tordue, les yeux mi-clos. Puis, sur la demande de Don Jorge, l'une d'elles, une petite Morisque, se dévêtit et dansa nue. Ce ne fut pas sans quelques manières de la mère maquerelle que deux ou trois ducats d'or amenèrent cependant à composition.
Le petit corps brun se balança à son tour tandis que les convives claquaient des mains en cadence. Cette fillette vierge mimait, avec une perversité à damner tous les hommes, le rythme de la possession. Le mouvement allait en s'accentuant, selon ce que prescrit la tradition africaine. Elle tomba enfin, pâmée, morte de s'être donnée à tous, crispée d'un spasme presque douloureux. Et les convives prirent les fleurs qui jonchaient la table et les jetèrent sur son joli corps étendu, ses seins mignons à peine éclos, son petit ventre doré, ses cuisses nerveuses et musclées.
Cependant la Pandora, d'un geste maladroit, avait laissé tomber entre ses seins la fleur rouge qui ornait ses cheveux. Niceto s'empressait déjà, mais la fille hautaine se détourna:
–Prenez ma rose, dit-elle à Juan.
Celui-ci, fort éméché par le généreux xérès et le spectacle auquel il venait d'assister, ne se le fit pas dire deux fois. Il plongea sa main dans l'opulent corsage de la courtisane et en retira la fleur qu'il baisa passionnément.
Pandora lui donna de plus sa main, et il y appuya ses lèvres.
Tout le monde avait applaudi, Niceto plus fort que les autres.
Mais se voir ravir sa maîtresse en même temps que sa royauté, se sentir frappé coup sur coup dans son amour-propre et dans son amour, c'était trop! En dépit de ses efforts, il commençait à ne pouvoir plus se maîtriser.
Rinalte s'en aperçut et, en hôte averti, s'efforça de trouver un dérivatif.
«Je crois que le moment de s'embrasser est venu», dit-il.
Et se penchant sur sa maîtresse, il la baisa sur la joue.
«Fais passer», dit-il.
Soledad se tourna vers Niceto et lui transmit le baiser.
Niceto, vaguement consolé, s'inclina sur Pandora qui se laissa faire assez docilement. Elle se vengea de son mieux en appliquant un beau baiser sur le cou de l'imberbe Juan.
Mais celui-ci, au lieu de le transmettre, ainsi qu'il le devait, à Magdalena qui déjà tendait la joue, jugea plus agréable de le restituer et posa ses lèvres au coin de la bouche impériale de la Pandora.
Rinalte, diplomate, poussa un grand éclat de rire. Jorge se mit à trépigner de joie. L'attendrissement atteignait chez le vieux guerrier aux dernières limites. Il eût volontiers pleuré.
Niceto avait tressailli avec un rire jaune.
Ce fut la Magdalena qui sauva la situation.
«Et moi?» dit-elle d'un ton piteux.
Ce fut une hilarité générale. Elle redoubla quand on vit que la pauvre fille s'en attristait au lieu de s'en amuser.
«C'est juste, fit Jorge. Elle n'a pas son compte.»
–Pardon, ma belle, dit Don Juan. Je vais réparer mes torts.
–Je ne veux pas», s'écria la Pandora d'un ton farouche, en le retenant par le cou.
Juan se laissa faire, tandis que la Magdalena éclatait en sanglots.
Jorge et Rinalte riaient de plus belle.
Mais Niceto était à bout de patience:
«De quoi te mêles-tu? demanda-t-il à Pandora d'une voix tremblante.
–Et vous-même, répliqua-t-elle avec hauteur, de quoi vous mêlez-vous? Vous n'avez aucun droit sur moi. Je ne suis pas votre maîtresse!
–Ma maîtresse, non. On n'achète pas une maîtresse, on n'achète que des esclaves.
–Moi, votre esclave!
–Oui, puisque tu portes ma chaîne, dit-il avec un rire amer en lui montrant la chaîne d'or qu'elle avait au cou.
–Eh bien! Je me délivre!»
Elle arracha la chaîne en la brisant et la jeta devant Niceto. Celui-ci la ramassa pour la jeter à la tête de la Pandora.
Mais Juan avait vu le geste et il étendit vivement le bras pour amortir le coup.
«Lever la main sur une femme! dit-il.
–Ce n'est pas une femme, répondit Niceto hors de lui, c'est une prostituée!
–Lâcheté sur lâcheté!»
Il n'avait pas achevé ces mots que déjà Niceto lui avait lancé la chaîne au visage. Juan se précipita d'un bond sur son adversaire et le renversa sur la table. Au choc, assiettes et bouteilles dégringolèrent sur le parquet.
Niceto tenta de résister, mais en vain. Alors on le vit qui portait la main sur un couteau.
«Pas de couteaux! dit Rinalte en lui arrachant de la main l'arme effilée.
–Non, s'écria Jorge, des épées! Vive Dieu! Des épées! Nous ne sommes pas des muletiers. Lâche-le, Juan.»
Niceto relevé, tout le monde sortit d'un commun accord.
«Les épées sont dans l'antichambre, dit Jorge. Pour vous battre, vous serez mieux dans le jardin qu'ici.»
Pandora, pâle comme la mort, tremblait de tous ses membres. Les deux autres femmes pleuraient et criaient. Leurs robes s'étaient dégrafées, leurs basquines déchirées, qui sait comment! Demi nues, l'œil brillant de vin, elles tentaient de s'accrocher aux manches des hommes.
«Paix là! Paix là! dit Jorge de sa grosse voix de commandement. Restez dans votre coin ou je me fâcherai, petites!»
Elles obéirent et se groupèrent sur le divan de la salle à manger dont Rinalte en sortant ferma la porte à clef.
Chacun des deux hommes avait pris son épée.
«Ne te trompes-tu pas, dit Jorge à son neveu. Est-ce bien celle dont je le fis cadeau?»
Et ce disant il lui passait au cou une petite médaille suspendue à une chaîne d'argent.
Niceto était déjà descendu. Juan s'empressa de marcher sur ses traces. Jorge, qui l'accompagnait, fut arrêté par la voix de Rinalte.
«Ami Jorge, lui dit-il, prenez, je vous prie, une de ces torches. Je tiendrai l'autre. Il convient que ces enfants y voient clair. Ils ne seront pas dérangés. Les femmes sont sous clef, et j'ai congédié les domestiques.»
«Votre neveu est-il habile à tirer l'épée?
–Plus habile que moi! Et je fus en mon temps, vous ne l'ignorez pas, un bretteur de quelque renommée. Des dix coups de taille, il n'en est pas un qu'il n'exécute à la perfection, soit en droit-fil, soit en faux-fil. À personne je ne vis faire aussi élégamment la main droite oblique ascendant. Quant au coup de pointe dans l'œil, je n'en dis rien: vous jugerez par vous-même.
–La lutte sera belle, car Niceto est fort.
–Il trouvera à qui parler! À propos, vous êtes le parrain de Niceto. Je seconde mon neveu, comme il est juste.»
Dans la cour, les deux témoins se placèrent en face l'un de l'autre, croisant la ligne occupée par les combattants. Puis ils les mirent en place.
«Vous pouvez aller! seigneurs», dit Rinalte.
Contrairement à ce que les deux témoins avaient prévu, il n'y eut pas de lutte. Les deux adversaires fondirent impétueusement l'un sur l'autre, le fer tendu. Il y eut un coup fourré mais avec des résultats bien différents: l'épée de Niceto glissa sur la poitrine de Juan, l'épée de Juan atteignit Niceto en plein ventre.
Celui-ci, l'arme lâche, tomba en arrière, la figure crispée. Une tache rouge suinta peu à peu à travers son pourpoint blanc…
Juan s'était arrêté, épouvanté. Mais Jorge respirait plus paisiblement.
«Vous êtes grièvement blessé? demanda Rinalte à son client.
–Non, répondit Niceto par fierté. J'aurai ma revanche.
–Quand vous voudrez, reprit Don Juan», auquel cette nouvelle menace avait rendu son assurance.
Cependant l'écuyer de Rinalte était accouru et, avec son maître, il transporta Niceto dans son lit.
«Je suis content de toi, Juanito, dit l'oncle à son neveu. Voilà tes preuves faites et bien faites. Mais une autre fois n'y mets pas tant d'ardeur. C'est dangereux. Tu as failli te faire tuer. Je ne comprends pas que l'épée… Mais voyons donc…»
Il saisit la médaille qu'il avait donnée à Juan et l'examina attentivement. Elle était profondément sillonnée d'un bord sur l'autre.
«La médaille t'a sauvé la vie! C'est une médaille de Saint-Jorge, mon patron, que le pape Alexandre VI a bénie lui-même. Elle met à l'abri du fer et du feu. Sans elle, comment me serais-je tiré de tant de mauvaises rencontres! Et maintenant, remontons, ta belle t'attend.
–Quoi, mon oncle, après ce qui s'est passé?
–Raison de plus. Tu t'es battu pour elle, elle te doit la récompense!»
Au moment d'entrer dans la salle à manger, Juan s'arrêta, croyant entendre le bruit d'une altercation.
C'étaient, en effet, Soledad et Pandora, qui se disputaient.
«Je t'ai bien vue, disait celle-ci. Pendant le souper tu lui as fait de l'œil en dessous.
–Le soleil luit pour tout le monde. N'ai-je pas le droit de regarder ce jeune homme?
–Si tu as le malheur de recommencer, j'avertis Don Rinalte.
–Je m'en moque. Je ne chômerais pas d'amoureux à Séville. Te crois-tu seule capable de plaire aux hommes? Parce que tu as eu des cardinaux! Moi aussi, j'en aurais des cardinaux, si j'allais en Italie!
–À savoir. Quoi qu'il en soit, Juan n'est pas pour toi! Tu n'es pas à la hauteur, ma petite. Du reste, je suis Sévillane et porte un poignard à ma jarretière. Comme je n'en ai pas besoin pour défendre ma vertu, je m'en servirai pour défendre mon amour. Oui, mon amour, car je l'aime, entends-tu. Je le veux!»
Don Juan entra dans la salle, à demi grisé par les propos qu'il venait d'entendre. Il promena son regard sur les deux créatures, dont la chair s'offrait ainsi à lui. Il était le maître. Il pouvait choisir.
Mais Pandora avait saisi son bras.
«Viens, mon bien-aimé, dit-elle. Viens que je te serre dans mes bras. Tu t'es vaillamment battu. Je t'ai vu. J'étais là, à la fenêtre, penchée sur le jardin, et je regardais. Ah! si ce Niceto t'avait tué, je l'aurais poignardé!»
Elle le baisa longuement sur les lèvres.
«Prenons nos manteaux, mesdames, dit Don Jorge. Rinalte passera la nuit auprès de Niceto et vous souhaite le bonsoir.
–Madame Soledad n'a personne pour l'accompagner, dit la Pandora d'un ton ironique. Mais nous irons la reconduire…»
Soledad était vaincue. On la reconduisit, en effet, à son logis, sans qu'elle osât plus rien tenter contre son audacieuse rivale.
De là, on se rendit à la maison de Pandora. Elle frappa d'une main impatiente, et sa camériste vint lui ouvrir. Alors, Juan quitta son bras et la salua respectueusement.
«Madame, dit-il, j'ai l'honneur de vous souhaiter une bonne nuit.
–Ah çà, reprit-elle en le regardant d'un air moqueur, comptes-tu m'épouser dans six mois?»
Jorge partit d'un éclat de rire.
La Magdalena poussa Juan dans l'allée et lui souhaita à son tour une bonne nuit.
Le lendemain, Don Jorge se rendit de bonne heure chez Don Rinalte pour prendre des nouvelles du blessé.
«Ah! ce fut un fameux coup d'épée, dit celui-ci. Les médecins n'ont pu arrêter le sang. Niceto est mort cette nuit. Venir à bout dans la même soirée du plus fameux duelliste et de la plus froide courtisane de Séville! À dix-sept ans! Votre neveu ira loin!»
CHAPITRE III
DON JUAN À LA COUR DE NAPLES
En exil.—Une duchesse violée.—L'arrivée du Roi.—Intervention de Don Jorge.—L'oncle et le neveu.—La fuite.—La duchesse au secret.—Les conseils d'un valet de chambre.—Stupéfaction et fuite du duc Octavio.
Dans les bras experts de la Pandora, Juan avait appris la volupté et tous ses raffinements. Ces leçons ne furent pas perdues. Il comprit de suite que l'amour se devait conquérir par tous les moyens, bons ou mauvais. Il était beau, il était jeune, il était fort. Les femmes seraient à lui.
Cependant, les circonstances de la mort de Don Niceto avaient été connues peu à peu; d'autres duels, d'autres enlèvements rendirent bientôt la situation de Juan intenable à Séville, et sa famille décida de l'envoyer dans le royaume de Naples, où son oncle Jorge avait été depuis peu nommé chef de la mission militaire espagnole chargée d'inculquer aux paresseux Napolitains les secrets de l'art de la guerre.
Juan, dans cette cour facile, reprit le cours de ses amoureux exploits. L'aventure qui lui fit quitter le royaume mérite d'être contée.
La duchesse Isabelle, jeune veuve d'une ravissante beauté, devait épouser le duc Octavio, mais Juan en était éperdument amoureux. Dans ses pires tromperies, il y avait en ce temps une part de sincérité.
Il n'avait abouti à rien. Il avait de plus acquis la conviction que le duc faisait à Isabelle la cour la moins platonique, désirant sans doute s'assurer de quelques gages d'amour palpable, avant que l'heure officielle de l'hyménée n'eût sonné.
À la suite d'une fête donnée au palais royal, la duchesse s'était assoupie dans un petit boudoir retiré. Juan, qui la guettait, se glissa dans la salle mi-obscure. Il éteignit la dernière chandelle et s'assit près de la belle qui sommeillait d'un léger sommeil, agrémenté sans doute de rêves d'amour.
«C'est Octavio, ton amant, qui t'éveille, dit-il, contrefaisant la voix du duc et la prenant par la taille.
–Octavio! cher Octavio!» soupira la dormeuse.
Sans autre discours, Juan mit ses lèvres sur les siennes. Ses mains chiffonnaient la dentelle. Isabelle ne résista bientôt plus.
«Octavio, par ici, vous pourrez sortir plus sûrement, dit-elle, quand ils se furent relevés.
–Oui, mon adorée. Ah! quand viendra le jour des épousailles?
–Je veux aller chercher une lumière.
–Pourquoi?
–Pour voir encore mon très cher amour.
–J'éteindrai la lumière.
–Oh! ciel, qui es-tu? Cette voix! Qui es-tu?
–Qui je suis? Un homme sans nom.
–Au secours!… Vous n'êtes pas le duc?
–Non.
–Au secours! Au secours!
–Contenez-vous, duchesse, et donnez-moi la main.
–Ne me retiens pas, misérable! Holà! valets, au secours!»
Le roi, qui aimait, en bon maître de maison, à faire un petit tour dans ses appartements avant que de faire ses dévotions nocturnes et se mettre au lit, accourut à ces cris de détresse. Peu mondain, du reste, il n'avait jamais remarqué la physionomie de Don Juan.
–Que signifient ces appels désespérés? fit-il majestueusement.
–Le roi! le roi! se lamentait Isabelle. Quelle malheureuse je suis!
–Qui êtes-vous? reprenait d'un ton sévère le monarque.
–Qui? Un homme et une femme», répondit Juan.
Le roi, dont la devise était en politique aussi bien que dans le privé: «Pas d'histoires!» jugea qu'il fallait être prudent. Il fit semblant de ne point voir la duchesse et se contenta de dire:
«Holà! mes gardes! saisissez-vous de cet homme!»
Don Jorge, qui venait lui-même de changer la garde du palais—un bon militaire ne doit point négliger le détail—accourut à cet instant à la porte.
«Don Jorge Tenorio, dit le roi, je vous charge de ces prisonniers. Apprenez qui ils sont. Mais agissez secrètement. Je crois à une mauvaise affaire. Je ne serai rassuré que quand je les saurai en votre pouvoir!»
«Emparez-vous de cet homme, dit Don Jorge.
–Qui osera? répondit Juan toujours demi caché sous son manteau.
–Tuez-le, reprit Don Jorge, s'il résiste.
–Je suis prêt à mourir! Je suis gentilhomme de l'ambassade d'Espagne!»
Don Jorge à cet instant commença de se méfier. Il avait cru reconnaître la voix.
«Éloignez-vous, dit-il à ses gardes… Retirez-vous tous dans la chambre voisine avec cette femme.
«C'est donc toi, malheureux, dit-il à son neveu qu'il venait enfin de reconnaître. Eh bien! tu me mets dans une jolie position! Que se passe-t-il?
–Il se passe ceci que j'ai trompé et possédé la duchesse Isabelle.
–Et comment?
–J'ai dû feindre d'être le duc Octavio.
–De plus en plus grave! Tu n'as donc pas assez des filles de cour et de basse-cour? La duchesse! Écoute. Tu vas sauter par ce balcon.
–Votre bonté me donne des ailes.
–Et ensuite par le premier bateau tu fileras en Sicile ou ailleurs.
–En Espagne par exemple! Allons, tout n'est pas perdu!
–Et mon prestige? Moi, avoir laissé échapper un prisonnier, moi chef de la mission militaire extraordinaire?»
Mais Don Juan avait déjà escaladé d'un pied agile le balcon et sauté au dehors.
«Mes ordres sont-ils exécutés? dit le roi qui revenait.
–J'ai exécuté, Seigneur, reprit Don Jorge, votre vigoureuse et droite justice. L'homme…
–Est mort?
–Non, il a échappé à la fureur des épées.
–Et par quel moyen?
–Voici. À peine aviez-vous donné vos ordres que, sans chercher à s'excuser, le fer à la main, il roula son manteau autour de son bras et avec une grande prestesse, attaquant les soldats, parvint jusqu'au balcon d'où, en désespéré il se jeta dans le jardin. Mes soldats le retrouvèrent à terre, baigné de sang, agonisant. Ils s'apprêtaient à l'emporter, quand, soudain, avec une telle promptitude que j'en demeurai interdit, il s'échappa…
–C'est du joli! Et la femme?
–La femme dont vous apprendrez le nom avec étonnement, la duchesse Isabelle, retirée dans cette chambre, assure que c'est le duc Octavio lui-même qui l'a fait tomber dans ce piège et déshonorée.
–Je ne comprends pas très bien.
–Moi non plus. Je me contente de répéter.
–Ah! honneur! honneur! pauvre honneur! Si tu es l'âme de l'homme, pourquoi t'a-t-on placé dans la femme, qui est l'inconstance même?»
Cependant le garde amenait la duchesse devant le roi.
«Comment oserais-je lever les yeux sur Votre Majesté?» dit-elle timidement.
Le roi donna ordre à la troupe de se retirer.
«En effet, répondit-il… Quelle mauvaise étoile vous inspira, madame, de profaner ainsi un palais… Prenez-vous ma maison pour un b…?
–Pardon, Seigneur!
–Tais-toi. Ta langue ne pourra jamais excuser ton offense. Cet homme était donc le duc Octavio?
–Seigneur!
–Ah! l'amour brave ainsi les gardes et les valets! Don Jorge Tenorio! enfermez cette femme dans une tour, au secret, et faites saisir le duc. Je veux maintenant qu'il lui tienne parole!
–Grand Seigneur, jetez les yeux sur moi. Je suis coupable, mais, s'il le veut, le duc Octavio me disculpera!»
Le duc Octavio s'éveillait à ce moment. Le jour avait point en effet tandis que se déroulaient ces redoutables événements.
Son valet Ripio fut tout étonné de le trouver debout de si bonne heure.
–Eh quoi? plus de repos, seigneur?
–Le repos ne peut calmer le feu que l'amour allume en mon âme, répondit le duc. C'est un enfant qui ne se plaît pas dans un lit moelleux, entre deux draps de toile de Hollande recouverts d'hermine. Il se couche et ne se repose pas. Il est matinal et joue comme un enfant. Le souvenir d'Isabelle, Ripio, m'ôte la tranquillité. Comme elle vit dans mon âme, mon corps veille sans cesse, gardant, absent et présent, le château de l'honneur!
–Pardonnez-moi, votre amour est un sot amour.
–Que dis-tu, maître fou?
–Je dis ceci. C'est une sottise d'aimer comme… Voulez-vous m'écouter?
–Va, poursuis.
–Je poursuis. Isabelle vous aime-t-elle?
–En doutes-tu?
–Non, mais je le demande. Et vous, l'aimez-vous?
–Moi? Oui.
–Eh bien! ne serais-je pas un fou fieffé si je m'affligeais étant aimé d'une femme que j'aime? Donc si vous vous aimez tous les deux d'une égale ardeur, dites-moi qui vous empêche de vous marier sans attendre plus…
Sur ces entrefaites, un domestique entra.
«Le chef de la mission militaire espagnole, ambassadeur extraordinaire, vient, dit-il, de mettre pied à terre dans le vestibule! Il demande d'un ton courroucé et hautain à parler à Votre Grâce. Si j'ai bien compris, il s'agirait de prison.
–De prison! Dis-lui d'entrer.»
Don Jorge pénétra accompagné de soldats.
«Qui dort ainsi, dit-il sur le seuil d'une voix sentencieuse, doit avoir la conscience nette.
–Oh! reprit Octavio. Est-il convenable que je dorme quand Votre Excellence me fait l'honneur de me rendre visite? Je veillerai toute ma vie. Pour quelle cause êtes-vous venu?
–Parce que le Roi m'a envoyé ici.
–Et quelle bonne étoile a voulu que le Roi songeât à moi? Vous n'ignorez pas que, le cas échéant, je lui donnerais ma vie.
–Hélas! Hélas!
–Marquis, je n'ai nulle inquiétude. Parlez.