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L'hérésiarque et Cie
–Pour que le monde revienne à Dieu, se disait-il, il faut que Dieu lui-même revienne parmi les hommes.
Une nuit, s'étant éveillé, il s'étonna:
–Comment ai-je pu blasphémer? N'avons-nous pas sans cesse Dieu parmi nous? N'avons-nous pas l'Eucharistie qui, si tous les hommes s'en nourrissaient, détruirait l'impiété sur la terre?
Et le moine se leva, déjà vêtu de son froc de bure; il traversa le cloître endormi, réveilla le frère portier et quitta le couvent.
Les rues étaient sombres, les chiffonniers y semblaient des feux follets à cause de leur lanterne, et des éteigneurs de réverbères se hâtaient vers les flammes de gaz dansant encore aux carrefours.
Parfois luisait le soupirail d'une boulangerie; le Père Séraphin s'en approchait, étendait les mains et prononçait les paroles sacramentelles:
–Ceci est mon corps, ceci est mon sang…, consacrant ainsi les fournées entières.
Après l'aurore, il sentit qu'il était las et reconnut qu'il avait consacré une quantité de pain suffisante pour donner à communier à près d'un million d'hommes. Cette multitude se rassasierait de l'Eucharistie le jour même. Grâce à elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès après midi, le règne de Dieu arriverait sur terre. Quel miracle et quelle jubilation!
Le moine passa toute la matinée dans les belles rues et se trouva vers midi près de l'archevêché. Très content de soi, il alla trouver l'archevêque, qui, justement, était à table:
–Prenez place, mon Père, dit le prélat, vous déjeunerez avec moi et vous êtes venu fort à propos.
Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant qu'on le servît, regardait le pain qui s'allongeait sur la nappe. L'archevêque en avait coupé un quignon et le côté tranché apparaissait rond et blanc comme une hostie. L'archevêque porta à sa bouche un morceau de viande et du pain, puis il continua:
–Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin de votre ministère et n'ai point dit la sainte messe ce matin. Je me confesserai après ce repas.
Le moine tressaillit et regarda l'archevêque en demandant d'une voix rauque:
–Monseigneur! un péché mortel?
Mais le domestique arrivait, portant des plats fumants qu'il déposa devant le moine, auquel le prélat recommanda le silence en portant un doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père Séraphin se leva et répéta:
–Un péché mortel, Monseigneur?… et vous avez mangé du pain!
L'archevêque étonné le regardait, en roulant de petites boulettes de mie qu'il lançait vers le plafond. Il pensait:
–Quel fanatique! Je changerai de confesseur.
Le moine reprit:
–Un péché mortel, Monseigneur, et vous avez mangé du pain eucharistique?
Le prélat nia:
–Vous avez mal compris, mon Père, je vous l'ai dit, je n'ai point célébré la sainte messe ce matin.
Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les bras en croix, en criant:
–Je suis un grand pécheur, Monseigneur, j'ai consacré ce matin tous les pains dans toutes les boulangeries de notre ville. Vous avez mangé du pain consacré. Tant d'hommes dont beaucoup étaient en état de péché mortel ont mangé le corps de Notre-Seigneur! Le mets divin a été profané à cause de moi, prêtre sacrilège…
L'archevêque s'était dressé, terrible. Il s'écria:
–Anathème sur toi, moine!
Puis, l'ancienne fonction du Père se mêlant dans son esprit à des réminiscences classiques, il déclama:
—Advocat infame vatem dici
en prononçant spirituellement à la façon des Français du XVIe siècle:
—Avocat infâme va-t-en d'ici!
Et là-dessus, il éclata de rire.
Mais le moine ne riait pas:
–Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je vous confesserai ensuite.
Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur l'avis du Franciscain coupable, les carrosses de l'archevêché furent attelés, et les domestiques, les petits abbés qui peuplent les palais épiscopaux, allèrent dans toutes les boulangeries, acheter le pain qu'ils devaient déposer au couvent du moine sacrilège.
Là, les moines étaient réunis, le Père gardien parlait:
–Qu'est devenu le Père Séraphin? Il était vertueux. Peut-être, au semblant de nos frères de jadis qui furent égarés par des oiseaux célestes et restèrent pendant des siècles en extase, reviendra-t-il dans cent ans…
Les moines se signèrent et chacun d'eux avait à citer une histoire:
–L'un des moines de Heisterbach, qui avait douté de l'éternité, suivit un écureuil dans la forêt. Il pensa y être demeuré dix minutes. Mais en revenant au couvent, il vit qu'au bord du chemin les petits cyprès étaient devenus de grands arbres…
Un autre dit:
–Un moine italien pensa n'avoir écouté qu'une minute un rossignol chanteur, mais en retournant au monastère…
Un jeune moine ergoteur ricana:
–On cite quelques aventures de cette espèce chez les Grecs, et qui sait? en ces oiseaux, au Moyen-Âge, était peut-être passée l'âme des antiques Sirènes…
À ce moment on frappa à la porte du couvent, et les petits abbés de l'archevêché entrèrent, portant, avec des précautions infinies, les pains consacrés, qui étaient de diverses formes. Il y avait des flûtes longues et minces, des pains polkas pareils à des écus ronds—fuselés d'or à cause de la croûte, et d'argent à cause de la farine saupoudrée—qu'avaient pétris des gindres ignorant l'art du blason; des petits pains viennois, pareils à des oranges pâles, des pains de ménage appelés bouleau ou fendu, selon leur aspect.
Et devant les moines chantant le Tantum ergo, les petits abbés portèrent leur fardeau dans la chapelle et empilèrent les pains sur l'autel…
En expiation du sacrilège, les prêtres et les moines passèrent la nuit en adoration. Le matin ils communièrent, et aussi les jours suivants jusqu'à consommation des Saintes-Espèces, qui les derniers jours, craquaient sous les dents, car le pain s'était rassis…
Le Père Séraphin ne reparut pas au couvent. Personne ne pourrait dire ce qu'il devint, si les journaux n'avaient rapporté la mort, à l'assaut de Pékin, d'un soldat anonyme de la Légion étrangère, sur l'avant-bras droit duquel était tatoué un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie…
LE JUIF LATIN
Un matin, je dormais, vivant en un beau songe. Un violent coup de sonnette m'éveilla. Je me dressai, jurant en latin, en français, en allemand, en italien, en provençal et en wallon. Je passai un pantalon, mis des savates et allai ouvrir. Un monsieur que je ne connaissais pas, mais d'apparence correcte, me demanda un instant d'entretien…
Je fis entrer l'inconnu dans la chambre qui me sert de cabinet de travail, salon, et salle à manger, le cas échéant. Il s'empara de l'unique fauteuil. Pendant ce temps, dans la chambre à coucher, je précipitais une toilette sommaire en regardant mon réveille-matin, qui marquait onze heures. Je plongeai ma tête dans la cuvette, et, tandis que je frottais mes cheveux mouillés, le monsieur s'écria:
–Je ne suis pas un poireau!
Les cheveux en désordre, je pénétrai dans la pièce où je vis ce monsieur, penché sur un restant de pâté que j'avais oublié de cacher. Je m'excusai, demandai la permission de passer un veston, et portai le plat dans la chambre à coucher.
Lorsque je revins, le monsieur me dit en souriant:
–J'ai lu le Passant de Prague, et j'y ai vu que vous m'aimiez.
Je balbutiai sans oser nier, à cause que je m'imaginai avoir affaire à un éditeur original qui, séduit par ma littérature, venait m'en demander contre espèces. Il continua:
–Je me nomme Gabriel Fernisoun, né en Avignon. Vous ne me connaissez pas, mais vous aimez les juifs, donc vous m'aimez, car je suis juif, monsieur!
Je ris en disant que, par conséquent, il était vrai que je l'aimasse, mais Fernisoun m'interrompit, s'écriant:
–Halte-là, ne m'aimez pas. Vous êtes indécent, mon ami. Vous avez la gueule de bois, ce matin, mon pauvre, et vous osez parler d'amour!
Je me récriai, protestant que mes mœurs étaient pures et que je ne m'étais pas couché plus tard qu'à une heure du matin. Fernisoun se réinstalla dans le fauteuil. Je pris une chaise. Il parla:
–J'y consens, vous n'êtes pas amoureux; et, puisque je vous vois raisonnable, je vais élucider votre sympathie pour les juifs. Quels juifs préférez-vous?
À cette question bizarre, je répondis pour le flatter:
–Ceux d'Avignon, cher monsieur, et, parmi ceux-là, je préfère les prénommés Gabriel, nom qui se termine en el comme les paroles qui me sont les plus chères: ciel et miel.
Mots finissant en el comme les noms des anges,Le ciel que l'on médite et le miel que l'on mange.Fernisoun rit bruyamment et, triomphant, s'écria:
–Nous y voilà donc, Boudiou! Dites-le crûment et sans ambages, ce sont les juifs du sud de l'Europe occidentale que vous préférez. Ce ne sont pas les juifs que vous aimez, ce sont des Latins. Oui des Latins. Je vous ai dit que j'étais juif, monsieur, mais je parlais au point de vue confessionnel, à tous autres égards je suis latin. Vous aimez les juifs dits portugais qui, jadis, faussement convertis, tinrent de leurs parrains espagnols ou portugais des noms espagnols ou portugais. Vous aimez les juifs dont les noms sont catholiques comme Santa-Cruz ou Saint-Paul. Vous aimez les juifs italiens et ceux français, dit Comtadins. Je vous l'ai dit, monsieur, je suis né en Avignon et issu d'une famille y établie depuis des siècles. Vous aimez les noms comme Muscat ou Fernisoun. Vous aimez des Latins et nous sommes d'accord. Vous nous aimez parce que, Portugais et Comtadins, nous ne sommes pas maudits. Non, nous ne le sommes pas. Nous n'avons pas trempé dans le crime judiciaire accompli contre le Christ. La tradition en fait foi, et la malédiction ne nous atteint pas!…
Fernisoun s'était dressé, rouge et gesticulant, tandis que, resté assis, je le regardais bouche bée. Il se calma, regarda autour de soi et me dit, avec une moue de dédain:
–Vous êtes bien mal installé, Boudiou! Au demeurant, je m'en bats l'œil. Mais, enfin, vous devriez posséder quelque boisson délicate. Vos visiteurs vous en sauraient gré.
J'allai à la cheminée, en soulevai le manteau, et pris dans les cendres un flacon de vieille liqueur aux poires bergamotes. Fernisoun le déboucha tandis que je lui cherchais une tasse. En même temps, je lui vantai la finesse de cette liqueur que je tenais d'un distillateur de Durckheim, dans le le Palatinat. Sans m'écouter, il remplit sa tasse jusqu'au bord et la vida d'un trait. Ensuite, il secoua soigneusement les dernières gouttes sur le parquet tandis que je m'excusais:
–Vous auriez préféré un bol?
Fernisoun ne daigna pas répondre sur ce point. Il continua:
–Et puis, au fait, vous avez raison, vous, Latins, de nous aimer, nous juifs latins. Car nous appartenons aux races latines autant que les Grecs et les Sarrazins de Provence et de Sicile. Nous ne sommes plus des métèques, pas plus que tous les individus hétérogènes que les grandes invasions ont fait se mêler aux Romains de l'empire. Nous sommes, en outre, les meilleurs propagateurs de la latinité. Dans la plupart des milieux juifs de Bulgarie et de Turquie, quelle langue parle-t-on, sinon l'espagnol?
Fernisoun but une nouvelle rasade de liqueur aux poires bergamotes, puis, fouillant dans son gilet, il en tira un cahier de papier à cigarettes. Il me demanda du tabac. Je lui en tendis avec des allumettes. Fernisoun roula une cigarette, l'alluma et, jetant triplement de la fumée par la bouche et les narines, il reprit:
–En somme, qu'est-ce qui a fait la différence des juifs et des chrétiens? C'est que les juifs espéraient un Messie, tandis que les chrétiens s'en souvenaient. Nietszche s'était approprié l'idée juive. Combien de Latins se sont imprégnés de l'idée de Nietszche et espèrent ce surhumain peu messianique, duquel proclame la venue le Zarathoustra, emprunté au Vendidad, où il célèbre la parole sainte, la très brillante, le ciel qui s'est produit soi-même, le temps infini, l'air qui agit là-haut, la bonne loi mazdéenne, la loi de Zarathoustra contre les Daévas! Nous, juifs latins, nous n'avons plus d'espoir. Les Prophètes nous avaient promis le bonheur matériel: nous l'avons. La France, l'Italie, l'Espagne, ne nous traitent plus en étrangers. Nous sommes libres. Aussi, n'ayant plus rien à désirer, nous n'espérons plus, et j'y consens; le Messie est venu pour nous comme pour vous. Et je puis l'avouer: Au fond du cœur je suis catholique. Pourquoi? demanderez-vous. À cause qu'il n'y a plus de religion hébraïque en France. Les juifs russes, polonais, allemands, ont conservé une religion extérieure. Leurs rabbins connaissent, enseignent et fortifient la religion. Nous autres, nous mangeons des rôtis cuits au beurre, nous bâfrons de la cochonaille, sans nous soucier de Moïse ni des Prophètes. Pour moi, j'adore les buissons d'écrevisses des soupers galants, et j'ai même un faible pour les escargots. L'hébreu? c'est à peine si la plupart d'entre nous le savent lire au moment d'être Barmitzva. Nos savants hébraïsants font sourire les rabbins étrangers; et la traduction française qui existe du Talmud est, au dire des juifs allemands ou polonais, un monument de l'ignorance des rabbins de France. Donc, j'ignore la religion juive, elle est abolie comme le paganisme, ou plutôt, non, de même que le paganisme, elle survit dans le catholicisme qui m'attire par ses théophanies surtout. Le judaïsme alexandrin ne fit plus cas des théophanies mosaïques. Elles parurent à cette époque fabuleuses et grossières. Le catholicisme a fait de la théophanie des dogmes divers. Ce miracle se renouvelle chaque jour à la messe. L'histoire du Sacré-Cœur fait délirer mon âme ancienne de juif latin, épris des théophanies et des anthropomorphismes. Je suis catholique, sauf le baptême.
–C'est fort simple, dis-je, faites-vous baptiser. Le baptême est un sacrement que n'importe qui peut vous administrer: homme, femme, juif, protestant, bouddhiste, mahométan.
–Je le sais, dit Fernisoun, mais je ne veux m'en servir que plus tard. En attendant, je m'amuse.
–Ah! Ah! les effets du baptême sont d'effacer tous les péchés. Comme on ne peut en user qu'une seule fois, vous voulez retarder le plus possible cet instant.
–Vous y êtes. Je n'espère plus le Messie, mais j'espère le Baptême. Cet espoir me donne toutes les joies possibles. Je vis pleinement. Je m'amuse superbement. Je vole, je tue, j'éventre des femmes, je viole des sépultures, mais j'irai en paradis, car j'espère le Baptême et l'on ne dira pas le Kadosch pour ma mort.
J'insinuai:
–Vous exagérez peut-être. Je vous crois trop imbu de certaine littérature. Mais, prenez garde, la mort vient comme un voleur, à pas de loup, à l'improviste, et si j'avais ce bonheur que vous avez d'être croyant, j'ajouterais que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Au fait, quels livres lisez-vous?
–Cela vous intéresse-t-il? Voici ma bibliothèque; elle est édifiante.
Il sortit de sa poche deux livres fatigués, que je pris. Le titre du premier bouquin était: Catéchisme du diocèse d'Avignon; celui du second: Les Vampires de la Hongrie, par Dom Calmet. Ce dernier titre m'effraya plus que n'avait pu le faire la déclaration criminelle du juif latin. Je compris qu'il ne se vantait point, et qu'érudit et sanguinaire, l'homme à qui j'avais affaire était un maniaque du meurtre. Je regardai rapidement autour de moi, en l'espoir de découvrir une arme pour me défendre au cas où Fernisoun ferait le forcené. Je vis sur une étagère, à portée de ma main, un petit revolver à parfumerie qui, détérioré et sans valeur, aurait dû être jeté depuis longtemps. Cet objet me sauva la vie en l'occurrence, car Fernisoun, profitant de ce que je détournais les yeux, avait tiré un couteau passé à sa ceinture, sous ses vêtements. Je laissai tomber les livres et saisis précipitamment la minuscule et illusoire arme à feu que je braquai sur le juif latin. Il pâlit et trembla de tous ses membres, implorant:
–Grâce, vous vous méprenez!
Je criai:
–Assassin! va perpétrer ailleurs des crimes que tu crois pardonnables! Mes principes ne me permettent point de te dénoncer, mais je souhaite que, dès ce soir, tes sauvageries trouvent un châtiment. Ta lâcheté, j'espère, limite le nombre de tes victimes, et ta loquacité te signalera à la police. Il y a des juges à Paris et, si tu reçois le Baptême, que ce soit avant de monter à l'échafaud!
Durant que je parlais, Fernisoun ramassa ses livres et, se relevant, me demanda fort civilement pardon pour m'avoir effrayé. Je lui ordonnai de m'abandonner son couteau qui était une lame catalane très dangereuse. Il obéit, puis sortit toujours menacé par le ridicule petit revolver à parfumerie que je n'avais pas lâché.
Le soir, par économie, je soupai chez moi, de charcuterie et du restant de pâté sur lequel Fernisoun s'était penché. Je n'avais aucune idée du danger que je courais. Mais je connus bientôt la noirceur d'âme du juif latin. Je fus pris de douleurs d'entrailles intolérables. Le pâté était empoisonné. Fernisoun l'avait arrosé ou saupoudré avec quelque drogue infecte qui m'aurait tué en peu d'heures, si je n'avais bu une burette d'huile, puis une fiole de glycérine. Je provoquai des vomissements salutaires. Je courus acheter du lait et, par bonheur, je m'en tirai sans médecin.
Les jours suivants, les journaux se trouvèrent remplis par les récits de crimes sensationnels commis sur des femmes dans tous les coins de Paris. L'une d'elles fut trouvée nue, tendue comme un drapeau flottant, et fichée sur un pieu planté au milieu du boulevard de Belleville. Des enfants, des vieillards furent égorgés. On remarquera qu'il ne s'agissait que d'êtres faibles. Des passants, hommes ou femmes, dans la foule qui se presse sur les boulevards à la tombée de la nuit, eurent la cuisse ou le bras entaillés par un rasoir qui, d'un seul coup, pénétrait les vêtements, puis la chair. Le rasoir taillait sans douleur et les malheureux ne tombaient, baignés dans leur sang, qu'au bout de quelques pas. Les assassins demeurèrent inconnus. On attribua les premiers crimes aux bandes d'Apaches et autres tatoués qui effrayent nos âmes meilleures, et désolent ceux qui croient à la perfectibilité humaine. Les autres forfaits furent mis sur le compte d'un de ces maniaques qui pullulent et qui ne ressortissent pas à la Cour d'assises, mais à la Salpêtrière. Je fus souvent tenté de dénoncer l'auteur de tous ces crimes. Car je me doutais bien que c'était le catéchumène Gabriel Fernisoun qui agissait en l'attente du baptême. L'égoïsme triompha. J'avais échappé au monstre, je le laissai agir sans le dénoncer.
… Au bout de quelques mois, je me trouvai avec une de ces bandes hétéroclites qui fréquentent les tavernes du quartier latin. Nous étions à la Lorraine, attablés devant des absinthes que nous troublions méthodiquement. Il y avait là, avec moi, un de ces petits journalistes qui écrivent de vagues chroniques en troisième page de canards mi-morts, donnent des échos aux grands quotidiens, et quémandent, dans les maisons de commerce, des commandes de publicité. Il y avait aussi, en casquette et manteau de peau de phoque, un de ces chauffeurs qui fréquentent tous les fabricants de l'avenue de la Grande-Armée, ont toujours quelque auto à vendre, étant sans cesse sur le point d'en acheter, connaissent à fond les autos de toutes marques, et vous tapent de cent sous à l'occasion. Il y avait un élève de l'École des Beaux-Arts et un fonctionnaire des Colonies récemment revenu de la Martinique. Il avait raconté pour la troisième fois l'éruption du Mont-Pelé. Le journaliste parlait de faire un poker. L'élève des Beaux-Arts bâilla en exprimant le désir de jouer avec le joker. Le chauffeur dit:
–Voilà Philippe!
Philippe, étudiant douteux mais chic, très beau garçon, arrivait avec la grande Nella. Celle-ci était une assez belle brune. Son corset descendant très bas, selon la mode, la faisait paraître stéatopyge, mais la proéminence était illusoire; ceux qui connaissaient Nella intimement lui déniaient la callipygie. Philippe nous serra la main, se défit de son chapeau et de son raglan, arrangea sa coiffure, sa cravate, et s'assit en face de Nella, à la table voisine. Il commanda un chambéry-fraisette pour soi et un quinquina pour Nella. Puis, se tournant vers nous, il déclara:
–J'en ai une bonne! Nella veut se faire religieuse.
Le chauffeur cria:
–Il n'y a plus de congrégations.
Le journaliste dit qu'il fallait une forte dot. Nella affirma:
–Je veux me faire Petite Sœur des Pauvres.
Nous rîmes bruyamment, puis demandâmes en chœur:
–Et pourquoi?
Philippe ricana:
–C'est une histoire à dormir debout. Voyons, raconte ça, Nella.
–La barbe! dit Nella.
Mais, sur nos instances, elle se décida:
–Voilà! J'avais eu affaire, rue de la Pépinière, près de la place Saint-Augustin, et je revenais par le boulevard Malesherbes en l'intention de prendre l'omnibus à la Madeleine. Tout à coup, au coin de la rue des Mathurins, un homme se dressa devant moi en criant: «Madame ou mademoiselle, je suis juif. Je vais mourir, baptisez-moi!» J'avais peur, il était près de minuit. Je voulus courir, mais le monsieur, qui haletait, s'accrocha à mon bras en me suppliant: «Je suis un grand criminel! Mon dernier crime, le plus exécrable, est que je viens de m'empoisonner. Tout à l'heure, j'ai pensé qu'après tout il se pourrait que je mourusse sans baptême, et j'ai voulu finir par un suicide qui me laisserait encore le temps de me faire baptiser. Je me repens, madame, et je vous supplie. Il y a de l'eau dans le ruisseau, au bord du trottoir. Vous n'avez qu'à m'en verser sur la tête, en disant: Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Pressez-vous, le poison fait son œuvre et je me sens mourir.» Des passants s'étant arrêtés, nous regardaient curieusement. Le monsieur sentait les forces lui manquer, il se coucha sur le trottoir. J'eus pitié de ce moribond qui m'implorait. Avec ma main, je puisai de l'eau qui stagnait dans le ruisseau et je baptisai ce juif comme il m'avait demandé, tandis qu'il criait douloureusement: «Mea culpa! mea culpa!» À ce moment, des agents survinrent. Le nouveau baptisé délirait: «Je suis chrétien!… Oh! que je souffre… À boire… Le ciel s'ouvre…» Et il mourut en se convulsant, pendant que les agents l'emportaient. Je dus les suivre au poste. Cette affaire m'a occasionné quelques démarches chez le commissaire de police. On en a un peu parlé dans les journaux, mais d'autres événements plus importants prennent en ce moment l'attention du public et je n'ai pas eu la réclame qu'un moment j'avais espérée. Le juif s'appelait Gabriel Fernisoun. On trouva sur lui un testament par lequel il laissait sa fortune à l'archevêque de Paris, à charge pour lui de l'employer à hâter la conversion des juifs, fait qui doit se produire peu avant la fin du monde. En attendant, il m'a convertie, moi. Je n'aurai plus de repos avant de m'être faite Petite Sœur des Pauvres et cela ne tardera pas. Figurez-vous que tous ceux qui ont approché le cadavre de Fernisoun, ont été étonnés de la bonne odeur qu'il exhalait. Le commissaire m'a dit que les médecins peuvent expliquer ce fait qui se produit quelquefois. Pour moi, je trouve cela miraculeux. De plus, des deux agents qui portèrent le cadavre au poste, l'un avait ri, pensant avoir affaire à un ivrogne. Il mourut d'une rupture d'anévrisme, le lendemain. Le second avait essuyé avec son mouchoir la bave qui vint aux lèvres de l'agonisant, puis il lui avait fermé les yeux. Il vient de faire un héritage qui le fait riche pour le reste de sa vie. Je tiens ces faits de ce dernier agent que je revis chez le commissaire de police.
Cette histoire avait ennuyé tout le monde. Le journaliste était parti des premiers en disant qu'il ferait un écho au sujet de Fernisoun et de Nella. Mais je pense qu'il y renonça, l'histoire étant trop cléricale et digne des Bollandistes. Le chauffeur, l'élève des Beaux-Arts, avaient payé leurs consommations, puis étaient partis sans rien dire. Philippe avait demandé un jacquet, et je partis enfin, assez triste, laissant la convertie et son amant aux délices du jacquet.
Le lendemain, je vis un de mes amis qui est prêtre. Je lui racontai l'histoire de Fernisoun par le détail, depuis la visite qu'il me fit jusqu'aux phénomènes qui suivirent son décès. Le prêtre m'écouta attentivement, et me dit:
–Ce Gabriel Fernisoun est certainement en paradis. Le baptême l'a lavé de tous ses péchés, et c'est, mêlé à la troupe des Innocents, qu'il vaque à l'adoration perpétuelle. Il grossit le nombre des saints aémères que l'Église honore le jour de la Toussaint.