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Nouvelles histoires extraordinaires
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Nouvelles histoires extraordinaires

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Il est un point par lequel la nouvelle a une supériorité, même sur le poëme. Le rythme est nécessaire au développement de l'idée de beauté, qui est le but le plus grand et le plus noble du poëme. Or, les artifices du rythme sont un obstacle insurmontable à ce développement minutieux de pensées et d'expressions qui a pour objet la vérité. Car la vérité peut être souvent le but de la nouvelle, et le raisonnement, le meilleur outil pour la construction d'une nouvelle parfaite. C'est pourquoi ce genre de composition qui n'est pas situé à une aussi grande élévation que la poésie pure, peut fournir des produits plus variés et plus facilement appréciables pour le commun des lecteurs. De plus, l'auteur d'une nouvelle a à sa disposition une multitude de tons, de nuances de langage, le ton raisonneur, le sarcastique, l'humoristique, que répudie la poésie, et qui sont comme des dissonances, des outrages à l'idée de beauté pure. Et c'est aussi ce qui fait que l'auteur qui poursuit dans une nouvelle un simple but de beauté ne travaille qu'à son grand désavantage, privé qu'il est de l'instrument le plus utile, le rythme. Je sais que dans toutes les littératures des efforts ont été faits, souvent heureux, pour créer des contes purement poétiques; Edgar Poe lui-même en a fait de très-beaux. Mais ce sont des luttes et des efforts qui ne servent qu'à démontrer la force des vrais moyens adaptés aux buts correspondants, et je ne serais pas éloigné de croire que chez quelques auteurs, les plus grands qu'on puisse choisir, ces tentations héroïques vinssent d'un désespoir.

IV

«Genus irritabile vatum! Que les poëtes (nous servant du mot dans son acception la plus large et comme comprenant tous les artistes) soient une race irritable, cela est bien entendu; mais le pourquoi ne me semble pas aussi généralement compris. Un artiste n'est un artiste que grâce à son sens exquis du Beau, – sens qui lui procure des jouissances enivrantes, mais qui en même temps implique, enferme un sens également exquis de toute difformité et de toute disproportion. Ainsi un tort, une injustice faite à un poëte qui est vraiment un poëte, l'exaspère à un degré qui apparaît, à un jugement ordinaire, en complète disproportion avec l'injustice commise. Les poëtes voient l'injustice, jamais là où elle n'existe pas, mais fort souvent là où des yeux non poétiques n'en voient pas du tout. Ainsi la fameuse irritabilité poétique n'a pas de rapport avec le tempérament, compris dans le sens vulgaire, mais avec une clairvoyance plus qu'ordinaire relative au faux et à l'injuste. Cette clairvoyance n'est pas autre chose qu'un corollaire de la vive perception du vrai, de la justice, de la proportion, en un mot du Beau. Mais il y a une chose bien claire, c'est que l'homme qui n'est pas (au jugement du commun) irritabilis, n'est pas poëte du tout.»

Ainsi parle le poëte lui-même, préparant une excellente et irréfutable apologie pour tous ceux de sa race. Cette sensibilité, Poe la portait dans les affaires littéraires, et l'extrême importance qu'il attachait aux choses de la poésie l'induisait souvent en un ton où, au jugement des faibles, la supériorité se faisait trop sentir. J'ai déjà remarqué, je crois, que plusieurs des préjugés qu'il avait à combattre, des idées fausses, des jugements vulgaires qui circulaient autour de lui, ont depuis longtemps infecté la presse française. Il ne sera donc pas inutile de rendre compte sommairement de quelques-unes de ses plus importantes opinions relatives à la composition poétique. Le parallélisme de l'erreur en rendra l'application tout à fait facile.

Mais, avant toutes choses, je dois dire que la part étant faite au poëte naturel, à l'innéité, Poe en faisait une à la science, au travail et à l'analyse, qui paraîtra exorbitante aux orgueilleux non érudits. Non-seulement il a dépensé des efforts considérables pour soumettre à sa volonté le démon fugitif des minutes heureuses, pour rappeler à son gré ces sensations exquises, ces appétitions spirituelles, ces états de santé poétique, si rares et si précieux qu'on pourrait vraiment les considérer comme des grâces extérieures à l'homme et comme des visitations; mais aussi il a soumis l'inspiration à la méthode, à l'analyse la plus sévère. Le choix des moyens! il y revient sans cesse, il insiste avec une éloquence savante sur l'appropriation du moyen à l'effet, sur l'usage de la rime, sur le perfectionnement du refrain, sur l'adaptation du rythme au sentiment. Il affirmait que celui qui ne sait pas saisir l'intangible n'est pas poëte; que celui-là seul est poëte, qui est le maître de sa mémoire, le souverain des mots, le registre de ses propres sentiments toujours prêt à se laisser feuilleter. Tout pour le dénouement! répète-t-il souvent. Un sonnet lui-même a besoin d'un plan, et la construction, l'armature pour ainsi dire, est la plus importante garantie de la vie mystérieuse des œuvres de l'esprit.

Je recours naturellement à l'article intitulé: The Poetic Principle, et j'y trouve, dès le commencement, une vigoureuse protestation contre ce qu'on pourrait appeler, en matière de poésie, l'hérésie de la longueur ou de la dimension, – la valeur absurde attribuée aux gros poëmes. «Un long poëme n'existe pas; ce qu'on entend par un long poëme est une parfaite contradiction de termes.» En effet, un poëme ne mérite son titre qu'autant qu'il excite, qu'il enlève l'âme, et la valeur positive d'un poëme est en raison de cette excitation, de cet enlèvement de l'âme. Mais, par nécessité psychologique, toutes les excitations sont fugitives et transitoires. Cet état singulier, dans lequel l'âme du lecteur a été, pour ainsi dire, tirée de force, ne durera certainement pas autant que la lecture de tel poëme qui dépasse la ténacité d'enthousiasme dont la nature humaine est capable.

Voilà évidemment le poëme épique condamné. Car un ouvrage de cette dimension ne peut être considéré comme poétique qu'en tant qu'on sacrifie la condition vitale de toute œuvre d'art, l'Unité; – je ne veux pas parler de l'unité dans la conception, mais de l'unité dans l'impression, de la totalité de l'effet, comme je l'ai déjà dit quand j'ai eu à comparer le roman avec la nouvelle. Le poëme épique nous apparaît donc, esthétiquement parlant, comme un paradoxe. Il est possible que les anciens âges aient produit des séries de poëmes lyriques, reliées postérieurement par les compilateurs en poëmes épiques; mais toute intention épique résulte évidemment d'un sens imparfait de l'art. Le temps de ces anomalies artistiques est passé, et il est même fort douteux qu'un long poëme ait jamais pu être vraiment populaire dans toute la force du terme.

Il faut ajouter qu'un poëme trop court, celui qui ne fournit pas un pabulum suffisant à l'excitation créée, celui qui n'est pas égal à l'appétit naturel du lecteur, est aussi très-défectueux. Quelque brillant et intense que soit l'effet, il n'est pas durable; la mémoire ne le retient pas; c'est comme un cachet qui, posé trop légèrement et trop à la hâte, n'a pas eu le temps d'imposer son image à la cire.

Mais il est une autre hérésie, qui, grâce à l'hypocrisie, à la lourdeur et à la bassesse des esprits, est bien plus redoutable et a des chances de durée plus grandes, – une erreur qui a la vie plus dure, – je veux parler de l'hérésie de l'enseignement, laquelle comprend comme corollaires inévitables l'hérésie de la passion, de la vérité et de la morale. Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu'elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d'utile. Edgar Poe prétend que les Américains ont spécialement patronné cette idée hétérodoxe; hélas! il n'est pas besoin d'aller jusqu'à Boston pour rencontrer l'hérésie en question. Ici même elle nous assiège, et tous les jours elle bat en brèche la véritable poésie. La poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d'enthousiasme, n'a pas d'autre but qu'elle-même; elle ne peut pas en avoir d'autre, et aucun poëme ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poëme, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d'écrire un poëme.

Je ne veux pas dire que la poésie n'ennoblisse pas les mœurs, – qu'on me comprenne bien, – que son résultat final ne soit pas d'élever l'homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires; ce serait évidemment une absurdité. Je dis que si le poëte a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique; et il n'est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de défaillance, s'assimiler à la science ou à la morale; elle n'a pas la Vérité pour objet, elle n'a qu'Elle-même. Les modes de démonstration de vérité sont autres et sont ailleurs. La Vérité n'a rien à faire avec les chansons. Tout ce qui fait le charme, la grâce, l'irrésistible d'une chanson enlèverait à la Vérité son autorité et son pouvoir. Froide, calme, impassible, l'humeur démonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse; elle est donc absolument l'inverse de l'humeur poétique.

L'intellect pur vise à la Vérité, le Goût nous montre la Beauté, et le Sens moral nous enseigne le Devoir. Il est vrai que le sens du milieu a d'intimes connexions avec les deux extrêmes, et il n'est séparé du Sens moral que par une si légère différence qu'Aristote n'a pas hésité à ranger parmi les vertus quelques-unes de ses délicates opérations. Aussi, ce qui exaspère surtout l'homme de goût dans le spectacle du vice, c'est sa difformité, sa disproportion. Le vice porte atteinte au juste et au vrai, révolte l'intellect et la conscience; mais, comme outrage à l'harmonie, comme dissonance, il blessera plus particulièrement certains esprits poétiques; et je ne crois pas qu'il soit scandalisant de considérer toute infraction à la morale, au beau moral, comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universels.

C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à traversla musique que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau; et quand un poëme exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé.

Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l'aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, une excitation de l'âme, – enthousiasme tout à fait indépendant de la passion qui est l'ivresse du cœur, et de la vérité qui est la pâture de la raison. Car la passion est naturelle, trop naturelle pour ne pas introduire un ton blessant, discordant, dans le domaine de la beauté pure, trop familière et trop violente pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses Mélancolies et les nobles Désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie.

Cette extraordinaire élévation, cette exquise délicatesse, cet accent d'immortalité qu'Edgar Poe exige de la Muse, loin de le rendre moins attentif aux pratiques d'exécution, l'ont poussé à aiguiser sans cesse son génie de praticien. Bien des gens, de ceux surtout qui ont lu le singulier poëme intitulé Le Corbeau, seraient scandalisés si j'analysais l'article où notre poëte a ingénument en apparence, mais avec une légère impertinence que je ne puis blâmer, minutieusement expliqué le mode de construction qu'il a employé, l'adaptation du rythme, le choix d'un refrain, – le plus bref possible et le plus susceptible d'applications variées, et en même temps le plus représentatif de mélancolie et de désespoir, orné d'une rime la plus sonore de toutes (nevermore, jamais plus), – le choix d'un oiseau capable d'imiter la voix humaine, mais d'un oiseau, – le corbeau, – marqué dans l'imagination populaire d'un caractère funeste et fatal, – le choix du ton le plus poétique de tous, le ton mélancolique, – du sentiment le plus poétique, l'amour pour une morte, etc. – «Et je ne placerai pas, dit-il, le héros de mon poëme dans un milieu pauvre, parce que la pauvreté est triviale et contraire à l'idée de Beauté. Sa mélancolie aura pour gîte une chambre magnifiquement et poétiquement meublée.» Le lecteur surprendra dans plusieurs des nouvelles de Poe des symptômes curieux de ce goût immodéré pour les belles formes, surtout pour les belles formes singulières, pour les milieux ornés et les somptuosités orientales.

J'ai dit que cet article me paraissait entaché d'une légère impertinence. Les partisans de l'inspiration quand même ne manqueraient pas d'y trouver un blasphème et une profanation; mais je crois que c'est pour eux que l'article a été spécialement écrit. Autant certains écrivains affectent l'abandon, visant au chef-d'œuvre les yeux fermés, pleins de confiance dans le désordre, et attendant que les caractères jetés au plafond retombent en poëme sur le parquet, autant Edgar Poe, – l'un des hommes les plus inspirés que je connaisse, – a mis d'affectation à cacher la spontanéité, à simuler le sang-froid et la délibération. «Je crois pouvoir me vanter – dit-il avec un orgueil amusant et que je ne trouve pas de mauvais goût, – qu'aucun point de ma composition n'a été abandonné au hasard, et que l'œuvre entière a marché pas à pas vers son but avec la précision et la logique rigoureuse d'un problème mathématique.» Il n'y a, dis-je, que les amateurs de hasard, les fatalistes de l'inspiration et les fanatiques du vers blanc qui puissent trouver bizarres ces minuties. Il n'y a pas de minuties en matière d'art.

À propos de vers blancs, j'ajouterai que Poe attachait une importance extrême à la rime, et que dans l'analyse qu'il a faite du plaisir mathématique et musical que l'esprit tire de la rime, il a apporté autant de soin, autant de subtilité que dans tous les sujets se rapportant au métier poétique. De même qu'il avait démontré que le refrain est susceptible d'applications infiniment variées, il a aussi cherché à rajeunir, à redoubler le plaisir de la rime en y ajoutant cet élément inattendu, l'étrangeté, qui est comme le condiment indispensable de toute beauté. Il fait souvent un usage heureux des répétitions du même vers ou de plusieurs vers, retours obstinés de phrases qui simulent les obsessions de la mélancolie ou de l'idée fixe, – du refrain pur et simple, mais amené en situation de plusieurs manières différentes, – du refrain-variante qui joue l'indolence et la distraction, – des rimes redoublées et triplées, et aussi d'un genre de rime qui introduit dans la poésie moderne, mais avec plus de précision et d'intention, les surprises du vers léonin.

Il est évident que la valeur de tous ces moyens ne peut être vérifiée que par l'application; et une traduction de poésies aussi voulues, aussi concentrées, peut être un rêve caressant, mais ne peut être qu'un rêve. Poe a fait peu de poésies; il a quelquefois exprimé le regret de ne pouvoir se livrer, non pas plus souvent mais exclusivement, à ce genre de travail qu'il considérait comme le plus noble. Mais sa poésie est toujours d'un puissant effet. Ce n'est pas l'effusion ardente de Byron, ce n'est pas la mélancolie molle, harmonieuse, distinguée de Tennyson, pour lequel il avait d'ailleurs, soit dit en passant, une admiration quasi fraternelle. C'est quelque chose de profond et de miroitant comme le rêve, de mystérieux et de parfait comme le cristal. Je n'ai pas besoin, je présume, d'ajouter que les critiques américains ont souvent dénigré cette poésie; tout récemment je trouvais dans un dictionnaire de biographies américaines un article où elle était décrétée d'étrangeté, où on avouait qu'il était à craindre que cette muse à la toilette savante ne fît école dans le glorieux pays de la morale utile, et où enfin on regrettait que Poe n'eût pas appliqué ses talents à l'expression des vérités morales au lieu de les dépenser à la recherche d'un idéal bizarre et de prodiguer dans ses vers une volupté mystérieuse, il est vrai, mais sensuelle.

Nous connaissons cette loyale escrime. Les reproches que les mauvais critiques font aux bons poëtes sont les mêmes dans tous les pays. En lisant cet article, il me semblait lire la traduction d'un de ces nombreux réquisitoires dressés par les critiques parisiens contre ceux de nos poëtes qui sont le plus amoureux de perfection. Nos préférés sont faciles à deviner, et toute âme éprise de poésie pure me comprendra quand je dirai que, parmi notre race antipoétique, Victor Hugo serait moins admiré s'il était parfait, et qu'il n'a pu se faire pardonner tout son génie lyrique qu'en introduisant de force et brutalement dans sa poésie ce qu'Edgar Poe considérait comme l'hérésie moderne capitale, —l'enseignement.

C. B.

LE DÉMON DE LA PERVERSITÉ

Dans l'examen des facultés et des penchants, – des mobiles primordiaux de l'âme humaine, – les phrénologistes ont oublié de faire une part à une tendance qui, bien qu'existant visiblement comme sentiment primitif, radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui les ont précédés. Dans la parfaite infatuation de notre raison, nous l'avons tous omise. Nous avons permis que son existence échappât à notre vue, uniquement par manque de croyance, de foi, – que ce soit la foi dans la Révélation ou la foi dans la Cabale. L'idée ne nous en est jamais venue, simplement à cause de sa qualité surérogatoire. Nous n'avons pas senti le besoin de constater cette impulsion, – cette tendance. Nous ne pouvions pas en concevoir la nécessité. Nous ne pouvions pas saisir la notion de ce primum mobile, et, quand même elle se serait introduite de force en nous, nous n'aurions jamais pu comprendre quel rôle il jouait dans l'économie des choses humaines, temporelles ou éternelles. Il est impossible de nier que la phrénologie et une bonne partie des sciences métaphysiques ont été brassées a priori. L'homme de la métaphysique ou de la logique, bien plutôt que l'homme de l'intelligence et de l'observation, prétend concevoir les desseins de Dieu, – lui dicter des plans. Ayant ainsi approfondi à sa pleine satisfaction les intentions de Jéhovah, d'après ces dites intentions, il a bâti ses innombrables et capricieux systèmes. En matière de phrénologie, par exemple, nous avons d'abord établi, assez naturellement d'ailleurs, qu'il était dans les desseins de la Divinité que l'homme mangeât. Puis nous avons assigné à l'homme un organe d'alimentivité, et cet organe est le fouet avec lequel Dieu contraint l'homme à manger, bon gré, mal gré. En second lieu, ayant décidé que c'était la volonté de Dieu que l'homme continuât son espèce, nous avons découvert tout de suite un organe d'amativité. Et ainsi ceux de la combativité, de l'idéalité, de la causalité, de la constructivité, – bref, tout organe représentant un penchant, un sentiment moral ou une faculté de la pure intelligence. Et dans cet emménagement des principes de l'action humaine, des Spurzheimistes, à tort ou à raison, en partie ou en totalité, n'ont fait que suivre, en principe, les traces de leurs devanciers; déduisant et établissant chaque chose d'après la destinée préconçue de l'homme et prenant pour base les intentions de son Créateur.

Il eût été plus sage, il eût été plus sûr de baser notre classification (puisqu'il nous faut absolument classifier) sur les actes que l'homme accomplit habituellement et ceux qu'il accomplit occasionnellement, toujours occasionnellement, plutôt que sur l'hypothèse que c'est la Divinité elle-même qui les lui fait accomplir. Si nous ne pouvons pas comprendre Dieu dans ses œuvres visibles, comment donc le comprendrions-nous dans ses inconcevables pensées, qui appellent ces œuvres à la Vie? Si nous ne pouvons le concevoir dans ses créatures objectives, comment le concevrons-nous dans ses modes inconditionnels et dans ses phases de création?

L'induction a posteriori aurait conduit la phrénologie à admettre comme principe primitif et inné de l'action humaine un je ne sais quoi paradoxal, que nous nommerons perversité, faute d'un terme plus caractéristique. Dans le sens que j'y attache, c'est, en réalité, un mobile sans motif, un motif non motivé. Sous son influence, nous agissons sans but intelligible; ou, si cela apparaît comme une contradiction dans les termes, nous pouvons modifier la proposition jusqu'à dire que, sous son influence, nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison plus déraisonnable; mais, en fait, il n'y en a pas de plus forte. Pour certains esprits, dans de certaines conditions, elle devient absolument irrésistible. Ma vie n'est pas une chose plus certaine pour moi que cette proposition: la certitude du péché ou de l'erreur inclus dans un acte quelconque est souvent l'unique force invincible qui nous pousse, et seule nous pousse à son accomplissement. Et cette tendance accablante à faire le mal pour l'amour du mal n'admettra aucune analyse, aucune résolution en éléments ultérieurs. C'est un mouvement radical, primitif, – élémentaire. On dira, je m'y attends, que, si nous persistons dans certains actes parce que nous sentons que nous ne devrions pas y persister, notre conduite n'est qu'une modification de celle qui dérive ordinairement de la combativité phrénologique. Mais un simple coup d'œil suffira pour découvrir la fausseté de cette idée. La combativité phrénologique a pour cause d'existence la nécessité de la défense personnelle. Elle est notre sauvegarde contre l'injustice. Son principe regarde notre bien-être; et ainsi, en même temps qu'elle se développe, nous sentons s'exalter en nous le désir du bien-être. Il suivrait de là que le désir du bien-être devrait être simultanément excité avec tout principe qui ne serait qu'une modification de la combativité; mais, dans le cas de ce je ne sais quoi que je définis perversité, non-seulement le désir du bien-être n'est pas éveillé, mais encore apparaît un sentiment singulièrement contradictoire.

Tout homme, en faisant appel à son propre cœur, trouvera, après tout, la meilleure réponse au sophisme dont il s'agit. Quiconque consultera loyalement et interrogera soigneusement son âme, n'osera pas nier l'absolue radicalité du penchant en question. Il n'est pas moins caractérisé qu'incompréhensible. Il n'existe pas d'homme, par exemple, qui à un certain moment n'ait été dévoré d'un ardent désir de torturer son auditeur par des circonlocutions. Celui qui parle sait bien qu'il déplaît; il a la meilleure intention de plaire; il est habituellement bref, précis et clair; le langage le plus laconique et le plus lumineux s'agite et se débat sur sa langue; ce n'est qu'avec peine qu'il se contraint lui-même à lui refuser le passage, il redoute et conjure la mauvaise humeur de celui auquel il s'adresse. Cependant, cette pensée le frappe, que par certaines incises et parenthèses il pourrait engendrer cette colère. Cette simple pensée suffit. Le mouvement devient une velléité, la velléité se grossit en désir, le désir se change en un besoin irrésistible, et le besoin se satisfait, – au profond regret et à la mortification du parleur, et au mépris de toutes les conséquences.

Nous avons devant nous une tâche qu'il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c'est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d'une trompette l'action et l'énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l'impatience de nous mettre à l'ouvrage; l'avant-goût d'un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd'hui, – et cependant nous la renvoyons à demain; – et pourquoi? Il n'y a pas d'explication, si ce n'est que nous sentons que cela est pervers; – servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir; mais avec ce surcroît d'anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, – désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n'y a plus qu'une heure pour l'action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s'agite en nous, – de la bataille entre le positif et l'indéfini, entre la substance et l'ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c'est l'ombre qui l'emporte, – nous nous débattons en vain. L'horloge sonne, et c'est le glas de notre bonheur. C'est en même temps pour l'ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s'envole, – elle disparaît, – nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas! il est trop tard.

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