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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10
Puis, tout à coup, elle laissait une phrase au milieu, se levait et se sauvait si vite et si étrangement que je cherchais si je n’avais rien fait qui pût lui déplaire ou la blesser.
Enfin je pensai que ce devaient être là ses allures normales, un peu modifiées sans doute en mon honneur dans les premiers temps de notre connaissance.
Quand elle rentrait à la ferme après des heures de marche sur la côte battue du vent, ses longs cheveux tordus en spirales s’étaient souvent déroulés et pendaient comme si leur ressort eût été cassé. Elle ne s’en inquiétait guère, autrefois, et s’en venait dîner sans gêne, dépeignée ainsi par sa sœur la brise.
Maintenant elle montait dans sa chambre pour rajuster ce que j’appelais ses verres de lampe; et quand je lui disais avec une galanterie familière qui la scandalisait toujours: «Vous êtes belle comme un astre aujourd’hui, miss Harriet», un peu de sang lui montait aussitôt aux joues, du sang de jeune fille, du sang de quinze ans.
Puis elle redevint tout à fait sauvage et cessa de venir me voir peindre. Je pensai: «C’est une crise, cela se passera.» Mais cela ne se passait point. Quand je lui parlais, maintenant, elle me répondait, soit avec une indifférence affectée, soit avec une irritation sourde. Et elle avait des brusqueries, des impatiences, des nerfs. Je ne l’apercevais qu’aux repas et nous ne causions plus guère. Je pensai vraiment que je l’avais froissée en quelque chose; et je lui demandai un soir: «Miss Harriet, pourquoi n’êtes-vous plus avec moi comme autrefois? Qu’est-ce que j’ai fait pour vous déplaire? Vous me causez beaucoup de peine!»
Elle répondit, avec un accent de colère tout à fait drôle: «J’été toujours avec vô le même qu’autrefois. Ce n’été pas vrai, pas vrai», et elle courut s’enfermer dans sa chambre.
Elle me regardait par moments d’une étrange façon. Je me suis dit souvent depuis ce temps que les condamnés à mort doivent regarder ainsi quand on leur annonce le dernier jour. Il y avait dans son œil une espèce de folie, une folie mystique et violente; et autre chose encore, une fièvre, un désir exaspéré, impatient et impuissant de l’irréalisé et de l’irréalisable! Et il me semblait qu’il y avait aussi en elle un combat où son cœur luttait contre une force inconnue qu’elle voulait dompter, et peut-être encore autre chose… Que sais-je? que sais-je?
IIICe fut vraiment une singulière révélation.
Depuis quelque temps je travaillais chaque matin, dès l’aurore, à un tableau dont voici le sujet:
Un ravin profond, encaissé, dominé par deux talus de ronces et d’arbres s’allongeait, perdu, noyé dans cette vapeur laiteuse, dans cette ouate qui flotte parfois sur les vallons, au lever du jour. Et tout au fond de cette brume épaisse et transparente, on voyait venir, ou plutôt on devinait, un couple humain, un gars et une fille, embrassés, enlacés, elle la tête levée vers lui, lui penché vers elle, et bouche à bouche.
Un premier rayon de soleil, glissant entre les branches, traversait ce brouillard d’aurore, l’illuminait d’un reflet rose derrière les rustiques amoureux, faisait passer leurs ombres vagues dans une clarté argentée. C’était bien, ma foi, fort bien.
Je travaillais dans la descente qui mène au petit val d’Étretat. J’avais par chance, ce matin-là, la buée flottante qu’il me fallait.
Quelque chose se dressa devant moi, comme un fantôme, c’était miss Harriet. En me voyant elle voulut fuir. Mais je l’appelai, criant: «Venez, venez donc, mademoiselle, j’ai un petit tableau pour vous.»
Elle s’approcha, comme à regret. Je lui tendis mon esquisse. Elle ne dit rien, mais elle demeura longtemps immobile à regarder, et brusquement elle se mit à pleurer. Elle pleurait avec des spasmes nerveux comme les gens qui ont beaucoup lutté contre les larmes, et qui ne peuvent plus, qui s’abandonnent en résistant encore. Je me levai d’une secousse, ému moi-même de ce chagrin que je ne comprenais pas, et je lui pris les mains par un mouvement d’affection brusque, un vrai mouvement de Français qui agit plus vite qu’il ne pense.
Elle laissa quelques secondes ses mains dans les miennes, et je les sentis frémir comme si tous ses nerfs se fussent tordus. Puis elle les retira brusquement, ou plutôt, les arracha.
Je l’avais reconnu, ce frisson-là, pour l’avoir déjà senti; et rien ne m’y tromperait. Ah! le frisson d’amour d’une femme, qu’elle ait quinze ou cinquante ans, qu’elle soit du peuple ou du monde, me va si droit au cœur que je n’hésite jamais à le comprendre.
Tout son pauvre être avait tremblé, vibré, défailli. Je le savais. Elle s’en alla sans que j’eusse dit un mot, me laissant surpris comme devant un miracle, et désolé comme si j’eusse commis un crime.
Je ne rentrai pas pour déjeuner. J’allai faire un tour au bord de la falaise, ayant autant envie de pleurer que de rire, trouvant l’aventure comique et déplorable, me sentant ridicule et la jugeant malheureuse à devenir folle.
Je me demandais ce que je devais faire.
Je jugeai que je n’avais plus qu’à partir, et j’en pris tout de suite la résolution.
Après avoir vagabondé jusqu’au dîner, un peu triste, un peu rêveur, je rentrai à l’heure de la soupe.
On se mit à table comme de coutume. Miss Harriet était là, mangeait gravement, sans parler à personne et sans lever les yeux. Elle avait d’ailleurs son visage et son allure ordinaires.
J’attendis la fin du repas, puis, me tournant vers la patronne: «Eh bien, madame Lecacheur, je ne vais pas tarder à vous quitter.»
La bonne femme, surprise et chagrine, s’écria de sa voix traînante: «Qué qu’ vous dites là, mon brave monsieur? vous allez nous quitter! J’étions si bien accoutumés à vous!»
Je regardais de loin Miss Harriet; sa figure n’avait point tressailli. Mais Céleste, la petite bonne, venait de lever les yeux vers moi. C’était une grosse fille de dix-huit ans, rougeaude, fraîche, forte comme un cheval, et propre, chose rare. Je l’embrassais quelquefois dans les coins, par habitude de coureur d’auberges, et rien de plus.
Et le dîner s’acheva.
J’allai fumer ma pipe sous les pommiers, en marchant de long en large, d’un bout à l’autre de la cour. Toutes les réflexions que j’avais faites dans le jour, l’étrange découverte du matin, cet amour grotesque et passionné attaché à moi, des souvenirs venus à la suite de cette révélation, des souvenirs charmants et troublants, peut-être aussi ce regard de servante levé sur moi à l’annonce de mon départ, tout cela mêlé, combiné, me mettait maintenant une humeur gaillarde au corps, un picotement de baisers sur les lèvres, et, dans les veines, ce je ne sais quoi qui pousse à faire des bêtises.
La nuit venait, glissant son ombre sous les arbres, et j’aperçus Céleste qui s’en allait fermer le poulailler de l’autre côté de l’enclos. Je m’élançai, courant à pas si légers qu’elle n’entendit rien, et comme elle se relevait, après avoir baissé la petite trappe par où entrent et sortent les poules, je la saisis à pleins bras, jetant sur sa figure large et grasse une grêle de caresses. Elle se débattait, riant tout de même, accoutumée à cela.
Pourquoi l’ai-je lâchée vivement? Pourquoi me suis-je retourné d’une secousse? Comment ai-je senti quelqu’un derrière moi?
C’était Miss Harriet qui rentrait, et qui nous avait vus, et qui restait immobile comme en face d’un spectre. Puis elle disparut dans la nuit.
Je revins honteux, troublé, plus désespéré d’avoir été surpris ainsi par elle que si elle m’avait trouvé commettant quelque acte criminel.
Je dormis mal, énervé à l’excès, hanté de pensées tristes. Il me sembla entendre pleurer. Je me trompais sans doute. Plusieurs fois aussi je crus qu’on marchait dans la maison et qu’on ouvrait la porte du dehors.
Vers le matin, la fatigue m’accablant, le sommeil enfin me saisit. Je m’éveillai tard et ne me montrai que pour déjeuner, confus encore, ne sachant quelle contenance garder.
On n’avait point aperçu Miss Harriet. On l’attendit; elle ne parut pas. La mère Lecacheur entra dans sa chambre, l’Anglaise était partie. Elle avait même dû sortir dès l’aurore, comme elle sortait souvent, pour voir se lever le soleil.
On ne s’en étonna point et on se mit à manger en silence.
Il faisait chaud, très chaud, c’était un de ces jours brûlants et lourds où pas une feuille ne remue. On avait tiré la table dehors, sous un pommier; et de temps en temps Sapeur allait remplir au cellier la cruche au cidre, tant on buvait. Céleste apportait les plats de la cuisine, un ragoût de mouton aux pommes de terre, un lapin sauté et une salade. Puis elle posa devant nous une assiette de cerises, les premières de la saison.
Voulant les laver et les rafraîchir, je priai la petite bonne d’aller me tirer un seau d’eau bien froide.
Elle revint au bout de cinq minutes en déclarant que le puits était tari. Ayant laissé descendre toute la corde, le seau avait touché le fond, puis il était remonté vide. La mère Lecacheur voulut se rendre compte par elle-même, et s’en alla regarder dans le trou. Elle revint en annonçant qu’on voyait bien quelque chose dans son puits, quelque chose qui n’était pas naturel. Un voisin sans doute y avait jeté des bottes de paille, par vengeance.
Je voulus aussi regarder, espérant que je saurais mieux distinguer, et je me penchai sur le bord. J’aperçus vaguement un objet blanc. Mais quoi? J’eus alors l’idée de descendre une lanterne au bout d’une corde. La lueur jaune dansait sur les parois de pierre, s’enfonçant peu à peu. Nous étions tous les quatre inclinés sur l’ouverture, Sapeur et Céleste nous ayant rejoints. La lanterne s’arrêta au-dessus d’une masse indistincte, blanche et noire, singulière, incompréhensible. Sapeur s’écria:
«C’est un cheval. Je vé le sabot. Y s’ra tombé c’te nuit après s’avoir écapé du pré.»
Mais soudain, je frissonnai jusqu’aux moelles. Je venais de reconnaître un pied, puis une jambe dressée; le corps entier et l’autre jambe disparaissaient sous l’eau.
Je balbutiai, très bas, et tremblant si fort que la lanterne dansait éperdument au-dessus du soulier:
– C’est une femme qui… qui… qui est là dedans… c’est miss Harriet.
Sapeur seul ne sourcilla pas. Il en avait vu bien d’autres en Afrique!
La mère Lecacheur et Céleste se mirent à pousser des cris perçants, et elles s’enfuirent en courant.
Il fallut faire le sauvetage de la morte. J’attachai solidement le valet par les reins et je le descendis ensuite au moyen de la poulie, très lentement, en le regardant s’enfoncer dans l’ombre. Il tenait aux mains la lanterne et une autre corde. Bientôt sa voix, qui semblait venir du centre de la terre, cria: «Arr’tez»; et je le vis qui repêchait quelque chose dans l’eau, l’autre jambe, puis il ligatura les deux pieds ensemble et cria de nouveau: «Halez.
Je le fis remonter; mais je me sentais les bras cassés, les muscles mous, j’avais peur de lâcher l’attache et de laisser retomber l’homme. Quand sa tête apparut à la margelle, je demandai: «Eh bien»? comme si je m’étais attendu à ce qu’il me donnât des nouvelles de celle qui était là, au fond.
Nous montâmes tous deux sur la pierre du rebord et, face à face, penchés sur l’ouverture, nous nous mîmes à hisser le corps.
La mère Lecacheur et Céleste nous guettaient de loin, cachées derrière le mur de la maison. Quand elles aperçurent, sortant du trou, les souliers noirs et les bas blancs de la noyée, elles disparurent.
Sapeur saisit les chevilles, et on la tira de là, la pauvre et chaste fille, dans la posture la plus immodeste. La tête était affreuse, noire et déchirée; et ses longs cheveux gris, tout à fait dénoués, déroulés pour toujours, pendaient, ruisselants et fangeux. Sapeur prononça d’un ton de mépris:
«Nom d’un nom, qu’all’ est maigre!»
Nous la portâmes dans sa chambre, et comme les deux femmes ne reparaissaient point, je fis sa toilette mortuaire avec le valet d’écurie.
Je lavai sa triste face décomposée. Sous mon doigt un œil s’ouvrit un peu, qui me regarda de ce regard pâle, de ce regard froid, de ce regard terrible des cadavres, qui semble venir de derrière la vie. Je soignai comme je le pus ses cheveux répandus, et, de mes mains inhabiles, j’ajustai sur son front une coiffure nouvelle et singulière. Puis j’enlevai ses vêtements trempés d’eau, découvrant un peu, avec honte, comme si j’eusse commis une profanation, ses épaules et sa poitrine, et ses longs bras aussi minces que des branches.
Puis, j’allai chercher des fleurs, des coquelicots, des bluets, des marguerites et de l’herbe fraîche et parfumée, dont je couvris sa couche funèbre.
Puis il me fallut remplir les formalités d’usage étant seul auprès d’elle. Une lettre trouvée dans sa poche, écrite au dernier moment, demandait qu’on l’enterrât dans ce village où s’étaient passés ses derniers jours. Une pensée affreuse me serra le cœur. N’était-ce point à cause de moi qu’elle voulait rester en ce lieu?
Vers le soir, les commères du voisinage s’en vinrent pour contempler la défunte; mais j’empêchai qu’on entrât; je voulais rester seul près d’elle; et je veillai toute la nuit.
Je la regardais à la lueur des chandelles, la misérable femme inconnue à tous, morte si loin, si lamentablement. Laissait-elle quelque part des amis, des parents? Qu’avaient été son enfance, sa vie? D’où venait-elle ainsi, toute seule, errante, perdue comme un chien chassé de sa maison. Quel secret de souffrance et de désespoir était enfermé dans ce corps disgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu’une tare honteuse, durant toute son existence, enveloppe ridicule qui avait chassé loin d’elle toute affection et tout amour?
Comme il y a des êtres malheureux! Je sentais peser sur cette créature humaine l’éternelle injustice de l’implacable nature! C’était fini pour elle, sans que, peut-être, elle eût jamais eu ce qui soutient les plus déshérités, l’espérance d’être aimée une fois! Car pourquoi se cachait-elle ainsi, fuyait-elle les autres? Pourquoi aimait-elle d’une tendresse si passionnée toutes les choses et tous les êtres vivants qui ne sont point les hommes?
Et je comprenais qu’elle crût à Dieu, celle-là, et qu’elle eût espéré ailleurs la compensation de sa misère. Elle allait maintenant se décomposer et devenir plante à son tour. Elle fleurirait au soleil, serait broutée par les vaches, emportée en graine par les oiseaux, et, chair des bêtes, elle deviendrait de la chair humaine. Mais ce qu’on appelle l’âme s’était éteint au fond du puits noir. Elle ne souffrait plus. Elle avait changé sa vie contre d’autres vies qu’elle ferait naître.
Les heures passaient dans ce tête-à-tête sinistre et silencieux. Une lueur pâle annonça l’aurore; puis un rayon rouge glissa jusqu’au lit, mit une barre de feu sur les draps et sur les mains. C’était l’heure qu’elle aimait tant. Les oiseaux réveillés chantaient dans les arbres.
J’ouvris toute grande la fenêtre, j’écartai les rideaux pour que le ciel entier nous vît, et me penchant sur le cadavre glacé, je pris dans mes mains la tête défigurée, puis, lentement, sans terreur et sans dégoût, je mis un baiser, un long baiser, sur ces lèvres qui n’en avaient jamais reçu…
Léon Chenal se tut. Les femmes pleuraient. On entendait sur le siège le comte d’Étraille se moucher coup sur coup. Seul le cocher sommeillait. Et les chevaux, qui ne sentaient plus le fouet, avaient ralenti leur marche, tiraient mollement. Et le break n’avançait plus qu’à peine, devenu lourd tout à coup comme s’il eût été chargé de tristesse.
NOTE.
Miss Harriet a paru dans le Gaulois du lundi 9 juillet 1883 sous le titre de Miss Hastings. La nouvelle fut d’ailleurs reprise, sensiblement développée et en partie refaite. Quant au titre qui devait donner son nom au volume, voici ce que Maupassant en écrivait dans une lettre inédite à l’éditeur Havard, le 15 mars 1884:
«Je ne crois pas que Hastings soit un mauvais mot, attendu qu’il est connu du monde entier, rappelant les plus grands faits de l’histoire d’Angleterre. En outre Hastings existe comme nom autant que Duval chez nous.
«Le nom de Cherbuliez Miss Revel ne ressemblait pas plus à un nom anglais qu’à un nom turc.
«Voici cependant un autre mot aussi anglais que Hastings et plus joli de composition, c’est: Miss Harriet… Je vous prie donc de remplacer partout Hastings par Harriet.»
C’est au sujet de ce même titre que Maupassant eut en octobre 1890 des difficultés avec Audran et Boucheron, directeur des Bouffes-Parisiens. Ce titre en effet avait été donné par eux à une opérette qui allait être représentée sur cette scène. Ils finirent cependant par céder aux protestations de Maupassant, et l’opérette, changeant de nom, devint Miss Hélyett.
L’HÉRITAGE
A Catulle Mendès.
IBIEN qu’il ne fût pas encore dix heures, les employés arrivaient comme un flot sous la grande porte du Ministère de la Marine, venus en hâte de tous les coins de Paris, car on approchait du jour de l’an, époque de zèle et d’avancements. Un bruit de pas pressés emplissait le vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et que sillonnaient d’inextricables couloirs, percés par d’innombrables portes donnant entrée dans les bureaux.
Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collègue arrivé déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement de travail et s’asseyait devant sa table où des papiers entassés l’attendaient. Puis on allait aux nouvelles dans les bureaux voisins. On s’informait d’abord si le chef était là, s’il avait l’air bien luné, si le courrier du jour était volumineux.
Le commis d’ordre du «matériel général», M. César Cachelin, un ancien sous-officier d’infanterie de marine, devenu commis principal par la force du temps, enregistrait sur un grand livre toutes les pièces que venait d’apporter l’huissier du cabinet. En face de lui l’expéditionnaire, le père Savon, un vieil abruti célèbre dans tout le ministère par ses malheurs conjugaux, transcrivait, d’une main lente, une dépêche du chef, et s’appliquait, le corps de côté, l’œil oblique, dans une posture roide de copiste méticuleux.
M. Cachelin, un gros homme dont les cheveux blancs et courts se dressaient en brosse sur le crâne, parlait tout en accomplissant sa besogne quotidienne: «Trente-deux dépêches de Toulon. Ce port-là nous en donne autant que les quatre autres réunis.» Puis il posa au père Savon la question qu’il lui adressait tous les matins: «Eh bien, mon père Savon, comment va madame?»
Le vieux, sans interrompre sa besogne, répondit: «Vous savez bien, monsieur Cachelin, que ce sujet m’est fort pénible.»
Et le commis d’ordre se mit à rire, comme il riait tous les jours, en entendant cette même phrase.
La porte s’ouvrit et M. Maze entra. C’était un beau garçon brun, vêtu avec une élégance exagérée, et qui se jugeait déclassé, estimant son physique et ses manières au-dessus de sa position. Il portait de grosses bagues, une grosse chaîne de montre, un monocle, par chic, car il l’enlevait pour travailler, et il avait un fréquent mouvement des poignets pour mettre bien en vue ses manchettes ornées de gros boutons luisants.
Il demanda, dès la porte: «Beaucoup de besogne aujourd’hui?» M. Cachelin répondit: «C’est toujours Toulon qui donne. On voit bien que le jour de l’an approche; ils font du zèle, là-bas.»
Mais un autre employé, farceur et bel esprit, M. Pitolet, apparut à son tour et demanda en riant: «Avec ça que nous n’en faisons pas, du zèle?»
Puis, tirant sa montre, il déclara: «Dix heures moins sept minutes, et tout le monde au poste! Mazette! comment appelez-vous ça? Et je vous parie bien que Sa Dignité M. Lesable était arrivé à neuf heures en même temps que notre illustre chef.»
Le commis d’ordre cessa d’écrire, posa sa plume sur son oreille, et s’accoudant au pupitre: «Oh! celui-là, par exemple, s’il ne réussit pas, ce ne sera point faute de peine!».
Et M. Pitolet, s’asseyant sur le coin de la table et balançant la jambe, répondit: «Mais il réussira, papa Cachelin, il réussira, soyez-en sûr. Je vous parie vingt francs contre un sou qu’il sera chef avant dix ans?»
M. Maze, qui roulait une cigarette en se chauffant les cuisses au feu, prononça: «Zut! Quant à moi, j’aimerais mieux rester toute ma vie à deux mille quatre que de me décarcasser comme lui.»
Pitolet pivota sur ses talons, et, d’un ton goguenard: «Ce qui n’empêche pas, mon cher, que vous êtes ici, aujourd’hui 20 décembre, avant dix heures.»
Mais l’autre haussa les épaules d’un air indifférent: «Parbleu! je ne veux pas non plus que tout le monde me passe sur le dos! Puisque vous venez ici voir lever l’aurore, j’en fais autant, bien que je déplore votre empressement. De là à appeler le chef «cher maître», comme fait Lesable, et à partir à six heures et demie, et à emporter de la besogne à domicile, il y a loin. D’ailleurs, moi, je suis du monde, et j’ai d’autres obligations qui me prennent du temps.»
M. Cachelin avait cessé d’enregistrer et il demeurait songeur, le regard perdu devant lui. Enfin il demanda: «Croyez-vous qu’il ait encore son avancement cette année?»
Pitolet s’écria: «Je te crois, qu’il l’aura, et plutôt dix fois qu’une. Il n’est pas roublard pour rien.»
Et on parla de l’éternelle question des avancements et des gratifications qui, depuis un mois, affolait cette grande ruche de bureaucrates, du rez-de-chaussée jusqu’au toit.
On supputait les chances, on supposait les chiffres, on balançait les titres, on s’indignait d’avance des injustices prévues. On recommençait sans fin des discussions soutenues la veille et qui devaient revenir invariablement le lendemain avec les mêmes raisons, les mêmes arguments et les mêmes mots.
Un nouveau commis entra, petit, pâle, l’air malade, M. Boissel, qui vivait comme dans un roman d’Alexandre Dumas père. Tout pour lui devenait aventure extraordinaire, et il racontait chaque matin à Pitolet, son compagnon, ses rencontres étranges de la veille au soir, les drames supposés de sa maison, les cris poussés dans la rue qui lui avaient fait ouvrir sa fenêtre à trois heures vingt de la nuit. Chaque jour il avait séparé des combattants, arrêté des chevaux, sauvé des femmes en danger, et bien que d’une déplorable faiblesse physique, il citait sans cesse, d’un ton traînard et convaincu, des exploits accomplis par la force de son bras.
Dès qu’il eut compris qu’on parlait de Lesable, il déclara: «A quelque jour je lui dirai son fait à ce morveux-là; et, s’il me passe jamais sur le dos, je le secouerai d’une telle façon que je lui enlèverai l’envie de recommencer!»
Maze, qui fumait toujours, ricana: «Vous feriez bien, dit-il, de commencer dès aujourd’hui, car je sais de source certaine que vous êtes mis de côté cette année pour céder la place à Lesable.»
Boissel leva la main: «Je vous jure que si…»
La porte s’était ouverte encore une fois et un jeune homme de petite taille, portant des favoris d’officier de marine ou d’avocat, un col droit très haut, et qui précipitait ses paroles comme s’il n’eût jamais pu trouver le temps de terminer tout ce qu’il avait à dire, entra vivement d’un air préoccupé. Il distribua des poignées de main en homme qui n’a pas le loisir de flâner, et s’approchant du commis d’ordre: «Mon cher Cachelin, voulez-vous me donner le dossier Chapelou, fil de caret, Toulon, A. T. V. 1875?»
L’employé se leva, atteignit un carton au-dessus de sa tête, prit dedans un paquet de pièces enfermées dans une chemise bleue, et le présentant: «Voici, monsieur Lesable, vous n’ignorez pas que le chef a enlevé hier trois dépêches dans ce dossier?
– Oui. Je les ai, merci.»
Et le jeune homme sortit d’un pas pressé.
A peine fut-il parti, Maze déclara: «Hein! quel chic! On jurerait qu’il est déjà chef.»
Et Pitolet répliqua: «Patience! patience! il le sera avant nous tous.»
M. Cachelin ne s’était pas remis à écrire. On eût dit qu’une pensée fixe l’obsédait. Il demanda encore: «Il a un bel avenir, ce garçon-là!»
Et Maze murmura d’un ton dédaigneux: «Pour ceux qui jugent le ministère une carrière – oui. – Pour les autres – c’est peu…»
Pitolet l’interrompit: «Vous avez peut-être l’intention de devenir ambassadeur?»
L’autre fit un geste impatient: «Il ne s’agit pas de moi. Moi, je m’en fiche! Cela n’empêche que la situation de chef de bureau ne sera jamais grand’chose dans le monde.»
Le père Savon, l’expéditionnaire, n’avait point cessé de copier. Mais depuis quelques instants, il trempait coup sur coup sa plume dans l’encrier, puis l’essuyait obstinément sur l’éponge imbibée d’eau qui entourait le godet, sans parvenir à tracer une lettre. Le liquide noir glissait le long de la pointe de métal et tombait, en pâtés ronds, sur le papier. Le bonhomme, effaré et désolé, regardait son expédition qu’il lui faudrait recommencer, comme tant d’autres depuis quelque temps, et il dit, d’une voix basse et triste: