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Dix contes modernes des meilleurs auteurs du jour
Paul Arène
Dix contes modernes des meilleurs auteurs du jour
THE following collection of short stories contains material which is absolutely new; the stories are from the pens of the most popular writers of the day, and it is hoped that a favorable reception will be given them by all who are interested in French.
The collection, as a whole, gives an excellent example of the French language as it is spoken and written to-day. The stories are all fairly easy, adapted to second-year reading, and even to third-year classes in preparatory schools and to first-year students in the higher institutions. The notes are intended to elucidate the more unusual grammatical difficulties and to explain the historical references.
At the end of the volume are to be found free adaptations in English of the French text; the idea of these paraphrases is to give an ease and freedom of expression to the pupil, by leaving the grammatical drill as such aside, and to cultivate his confidence in himself and his ability to turn his English thoughts into French. According to the editor's experience nothing equals such translations, based upon known texts, and often repeated until they are learned; nor has any better way been found, it seems, to enlarge the student's diction, and to bring him, by easy stages, to a realization of the beauty, conciseness, and elegance of the French language.
H. A. P.L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
PAR GUY DE MAUPASSANT
DEPUIS son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il avait plats et fort gras. Il était en outre pacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants qu'il adorait, et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait désespérément les tendresses et les petits soins. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie; et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.
Et quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son manteau, à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route.
S'il était tué, que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait? A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois.
Au commencement des batailles, il se sentait dans les jambes de telles faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait le poil sur sa peau.
Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.
Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie; et il fut un jour envoyé en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la campagne et rien n'indiquait une résistance préparée.
Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée que coupaient des ravins profonds, quand une fusillade violente les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs, et une troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, s'élança en avant, la baïonnette au fusil.
Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le saisit; mais il songea aussi qu'il courait comme une tortue en comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas de lui un large fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont dans une rivière.
Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.
Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages enlacés, allant le plus vite possible en s'éloignant du lieu du combat. Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu des hautes herbes sèches.
Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris, et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent. Tout redevint muet et calme.
Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le cœur de Walter Schnaffs en battit à grands coups pressés.
La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son armée?.. Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait plus ce courage! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.
Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette perspective ne l'aurait pas trop atterré; mais il fallait manger, manger tous les jours.
Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le territoire ennemi, loin de ceux qui pouvaient le défendre. Des frissons lui couraient sur la peau.
Soudain il pensa: "Si seulement j'étais prisonnier!" Et son cœur frémit de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français. Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. Prisonnier! Quel rêve!
Et sa résolution fut prise immédiatement:
– Je vais me constituer prisonnier.
Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.
Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.
Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son casque à pointe, par la campagne.
S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des vaincus exaspérés.
S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés, sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en face de douze canons de fusil, dont les petits trous ronds et noirs semblaient le regarder.
S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les hommes d'avant-garde le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà les détonations irrégulières des soldats, couchés dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa chair.
Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.
La nuit était tout à fait venue, la nuit froide et noire. Il ne bougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin tapant au bord d'un terrier, faillit faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.
Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés soudain; son cœur s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.
Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim aiguë.
Il bâillait, la bouche humide, à la pensée du saucisson, du bon saucisson des soldats; et son estomac lui faisait mal.
Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, combattu, malheureux, tiraillé par les raisons contraires.
Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.
Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.
Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines! Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un grand château flanqué de tourelles.
Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de ses entrailles.
Et la nuit encore tomba sur lui.
Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé.
L'aurore de nouveau se leva sur sa tête. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.
Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s'en allaient aux champs avec leurs fourches sur l'épaule, et il replongea dans sa cachette.
Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château lointain, préférant entrer là-dedans plutôt qu'au village qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine de tigres.
Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte; et une forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénètre brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa, le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audace désespérée.
Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la fenêtre.
Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une bonne demeure béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien!
On aperçut l'ennemi!
Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!..
Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans sa fenêtre.
Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler comme un fiévreux; mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier étage.
Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château devint silencieux comme un tombeau.
Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayait l'œsophage comme on lave un conduit bouché.
Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; puis, soûl de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits.
* * *Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour.
Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et parfois un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe d'acier.
Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.
Soudain, une voix tonnante hurla:
– En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants!
Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.
Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé, et fou de peur.
Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied sur le ventre en vociférant:
– Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!
Le Prussien n'entendit que ce seul mot "prisonnier," et il gémit: "Ya, ya, ya."
Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité par ses vainqueurs, qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue.
Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier!
Un autre officier entra et prononça:
– Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place.
Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra: "Victoire!"
Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche:
"Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains."
Le jeune officier reprit:
– Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?
Le colonel répondit:
– Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de l'artillerie et des forces supérieures.
Et il donna l'ordre de repartir.
La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garroté, tenu par six guerriers, le revolver au poing.
Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps en temps.
Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.
La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.
Le colonel hurlait:
– Veillez à la sûreté du captif!
On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.
Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.
Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser éperdument en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.
Il était prisonnier! Sauvé!
* * *C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six heures seulement d'occupation.
Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.
L'ONCLE SAMBUQ
PAR PAUL ARÈNE
A FORCE de raconter l'histoire de l'oncle Sambuq et d'escompter son héritage, le bon Trophime Cogolin, plus connu aux alentours du fort Saint-Jean sous le nom de Patron Tréfume, avait fini par y croire.
La vérité est que ce Pierre Sambuq, un assez méchant drôle, le désespoir de sa famille, s'était embarqué mousse vers 1848 à bord d'un trois-mâts américain, et que, depuis, on manquait totalement de nouvelles. Mais une vérité aussi simple semblait un peu trop simple pour nos Marseillais compatriotes du capitaine Pamphile: leur imagination se chargea de l'embellir.
Certain jour, Patron Tréfume ayant renouvelé connaissance avec un matelot qui, précisément, revenait de naviguer aux États-Unis, eut l'idée de lui offrir un verre de mastic passé en contrebande. Il l'interrogea sur le cas de Pierre Sambuq; et le matelot, par politesse, dans le dessein de faire plaisir à Patron Tréfume et à sa femme, raconta avoir, en effet, rencontré plusieurs fois sur les quais de New-York un particulier, extraordinairement riche, et qui ressemblait au Sambuq disparu comme une goutte d'eau à une autre goutte d'eau.
Il n'en fallut pas davantage pour établir la légende.
D'abord ce particulier ne ressemblait pas seulement au Pierre Sambuq disparu, c'était bel et bien le Sambuq véritable. Reconnu par le matelot:
– Embrasse bien tout le monde là-bas, à la Tourette. Dis-leur de ne pas s'inquiéter et qu'ils patientent. Je n'ai pas oublié les miens, ils ne perdront rien pour attendre!..
Puis il avait confié au matelot une boîte de riches présents que celui-ci malheureusement venait de perdre dans un naufrage.
Au commencement l'oncle Sambuq était simplement très riche; après deux ou trois ans il posséda je ne sais combien de millions, des plantations, des esclaves, des mines d'or, des puits à pétrole, en un mot tout ce qu'un oncle d'Amérique doit posséder.
Les Tréfume étaient devenus un objet d'envie pour le quartier; et les voisins ne parlaient plus que de l'oncle Sambuq, le soir, sur le pas des portes, dans les quatre ou cinq rues étroites et raides où cascade un ruisseau pavé qui part de la place de Lenche et va roulant jusqu'au vieux port dont on aperçoit les bouts de mâts au bas de la pente, des tomates et des pelures d'oranges.
Les Tréfume, eux, patientaient:
– Il peut vivre, le pauvre! aussi longtemps que Dieu voudra; ce n'est pas nous qui le presserons…
Seulement, à Endoume, sur le mur de leur cabanon dont la porte, unique ouverture, regarde la mer et le soleil entre deux roches calcinées, ils avaient fait peindre par un cousin décorateur du Grand-Théâtre une sorte de palais féerique mêlant en un invraisemblable fouillis la vision de l'Alhambra et de Venise, avec des minarets, des coupoles, des jardins suspendus, des embarcadères à balustres, un pont des Soupirs, un pavillon sur l'eau, et qui était censée représenter le cabanon tel qu'on le reconstruirait, à la même place, après l'héritage.
Et ces braves gens vivaient heureux, se croyant riches, l'étant presque; tant le réel et la chimère se confondent aisément dans certains cerveaux ingénus.
Mais voilà qu'au moment où personne ne s'y attendait, une lettre arrive de New-York, portant le timbre de l'ambassade.
Patron Tréfume la promena tout le jour sur lui, pour la montrer aux amis, mais sans oser rompre le cachet. Le soir seulement de ses doigts qui tremblaient, il se décida à l'ouvrir solennellement, en famille.
Cette lettre que vous auriez pu croire, d'après le poids, bourrée de billets de banque, contenait seulement, papier laconique, l'acte de décès de Pierre Sambuq.
– Alors il est mort?.. dit la femme.
– Eh! oui qu'il est mort, pecaïre! puisque l'ambassadeur l'écrit. Il se fit un silence; et, quoiqu'on n'eût guère jamais connu cet oncle Sambuq, en se forçant un peu, on arriva à le pleurer.
La femme reprit:
– Quoique ça, ton ambassadeur, il ne parle pas de l'héritage.
– Tu voudrais peut-être qu'il nous en parle tout de suite, de but en blanc, comme s'il nous croyait affamés… Ce ne serait pas convenable. Nous n'avons qu'à attendre. Il va nous écrire une autre lettre au premier jour.
Malheureusement l'ambassadeur, sans doute par négligence, n'écrivit pas d'autre lettre; et remplaçant les tranquilles rêves dont ils se berçaient autrefois, une fièvre, la fièvre de l'or, s'empara des malheureux Tréfume. Ils rêvaient des millions de l'oncle Sambuq. L'existence en était troublée. Et même au cabanon, les dimanches, le soleil leur semblait sans flamme, l'aïoli sans saveur et la bouillabaisse sans parfum.
Si bien qu'un matin le patron déclara que décidément il voulait faire le voyage.
– Je peux bien m'absenter un mois ou deux. L'aîné, pendant ce temps, mènera la barque. Mille francs ne sont pas la mort d'un homme; et je sens que je tomberais malade si je n'allais pas voir un peu de quoi il retourne à ce New-York!
Tout le monde approuva. D'ailleurs qu'on approuvât ou non, la chose importait peu à Patron Tréfume. Quand Patron Tréfume avait une idée dans la tête, il ne l'avait pas ailleurs, comme on dit.
Il fallait s'embarquer au Havre; ce qui mit Patron Tréfume de méchante humeur, car il considéra comme volé l'argent du trajet en chemin de fer.
Mais la vue de la mer le rasséréna, bien qu'il trouvât la Manche un peu verte et qu'il ne s'expliquât pas très exactement à quoi pouvait servir cette invention des marées.
Par exemple, le transatlantique énorme et luisant de partout, avec son peuple peu bruyant de marins et de passagers, l'or de ses salons, l'acier de sa machine, le plongea dès le premier moment dans une admiration presque religieuse.
De huit jours il ne parla pas, rôdant d'un bout du pont à l'autre, et s'accoudant parfois au bordage pour s'étonner, par comparaison, de l'énorme hauteur des vagues.
La parole ne lui revint, avec la conscience de ce qu'il allait chercher à New-York, que vers la fin de la traversée.
Alors, il s'inquiéta sérieusement et voulut conter son affaire – l'héritage de l'oncle Sambuq – au sous-commissaire, un compatriote qui lui inspirait confiance. Mais celui-ci, pressé comme l'est toujours un sous-commissaire la veille des débarquements, se débarrassa du bonhomme en lui conseillant de s'adresser à deux grands escogriffes roux, d'aspect américain, qui se promenaient toujours seuls.
– Ces messieurs vous renseigneront mieux que moi, ils connaissent New-York comme leur poche.